Poétique (trad. Ruelle)/Chapitre 22

Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 53-57).
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CHAPITRE XXII

De l’emploi de la glose, de la métaphore, de l’ornement, etc.

I. La qualité principale de l’élocution, c’est d’être claire sans être plate.

II. L’élocution la plus claire est celle qui consiste en termes propres, mais qui est terre à terre. La poésie de Cléophon et de Sthénélus en est un exemple.

III. Elle est élevée et s’écarte du style vulgaire lorsqu’elle fait usage de termes étrangers[1] ; or j’appelle « termes étrangers » la glose, la métaphore, l’allongement et tout ce qui est à côté du terme propre.

IV. Maintenant, si l’on employait de telles expressions indistinctement, il y aurait énigme ou barbarisme ; énigme, si elles étaient empruntées à des métaphores, barbarisme, si elles l’étaient à des gloses.

V. En effet, une forme de l’énigme, c’est de relier entre elles des choses qui ne peuvent l’être pour énoncer des faits qui existent ; or il n’est pas possible de faire cela par l’alliance des noms, mais il est permis de le faire par métaphore. Exemple : « J’ai vu un homme qui, au moyen du feu, avait appliqué l’airain sur la peau d’un autre homme[2] ; » et autres expressions analogues. Des gloses peut résulter un barbarisme. Il faut donc les employer dans certaines conditions spéciales[3].

VI. En effet, la glose, la métaphore, l’ornement et les autres formes précitées ôteront au style la vulgarité et la bassesse ; le terme propre lui donnera de la clarté.

VII. Une chose qui contribuera grandement à la clarté et à l’élévation du style, ce sont les allongements, les apocopes (coupures) et les altérations (des noms) ; car (un mot), présenté comme forme insolite, perdra de sa vulgarité en devenant autre que le terme propre, tandis que la clarté d’un terme aura pour cause sa participation à la propriété d’expression.

VIII. Aussi c’est faire un reproche mal fondé que de critiquer un tel mode de langage et de tourner en ridicule le poète qui l’emploie ; comme Euclide l’Ancien, qui prétendait qu’il était facile de faire de la poésie, du moment que l’on accordait aux poètes la faculté d’allonger (les noms) autant qu’ils le veulent et qui les raillait en citant ce vers :

Je vis Épicharès marcher sur Marathon…[4]

et cet autre :

Lui qui n’aurait pas aimé son ellébore…[5]

IX. Il serait ridicule d’employer ce procédé d’une façon quelconque, et la mesure doit être gardée dans toutes les parties ; en effet, se servir des métaphores, des gloses et des autres formes sans observer la convenance, ou s’appliquer à faire rire, ce serait aboutir au même résultat.

X. Pour voir jusqu’à quel point la convenance est observée, il faut considérer la question dans les vers en faisant entrer les noms dans un mètre. Pour la glose, pour la métaphore et pour les autres formes, en y substituant le terme propre, on pourrait reconnaître que nous disons la vérité. Ainsi Euripide et Eschyle mettant le même vers ïambique, l’un, en changeant un seul nom et faisant une glose à la place du terme propre employé habituellement, donne à ses vers une belle apparence, tandis que l’autre est tout simple ; car Eschyle, dans son Philoctète, voulant dire :

L’ulcère qui mange (ἐσθίει) les chairs de mon pied,

au verbe (ἐσθίει) a substitué le mot θοινᾶται (se repaît).

Et encore :

Mais maintenant lui qui est exigu, et sans valeur aucune et sans vigueur, il m’a…

Si l’on voulait substituer les termes propres, on dirait :

Mais maintenant lui qui est petit, débile et laid, il m’a…[6]

ou (au lieu de) :

Après avoir déposé à terre un misérable siège[7] et une modeste table,
Après avoir déposé à terre un mauvais siège[8] et une petite table ;

ou cette expression :

Le rivage mugit[9],

au lieu de celle-ci :

Le rivage crie[10].

XI. Ariphrade, en outre, raillait les auteurs tragiques de ce qu’ils emploient telles façons de parler que personne ne ferait entrer dans la conversation, comme, par exemple, δωμάτων ἄπο, et non pas ἀπὸ δωμάτων[11], ou les formes σέθεν[12], ἐγὼ δέ νιν[13], Ἀχιλλέως πέρι, et non pas περὶ Ἀχιλλέως[14], ou d’autres formes analogues. Comme elles ne rentrent pas dans les termes propres, elles ôtent au style sa vulgarité, et c’est ce que cet Ariphrade ne voyait pas.

XII. Il n’est certes pas indifférent de faire un emploi convenable de chacune des formes précitées, noms doubles et noms étrangers ou gloses : mais le plus important, c’est d’avoir un langage métaphorique ; car c’est le seul mérite qu’on ne puisse emprunter à un autre et qui dénote un esprit naturellement bien doué, vu que, bien placer une métaphore, c’est avoir égard aux rapports de ressemblance.

XIII. Parmi les noms, ceux qui sont doubles conviennent surtout aux dithyrambes, les mots étrangers à la poésie héroïque et les métaphores aux ïambes[15]. Dans la poésie héroïque, tous les moyens expliqués plus haut sont applicables. Dans les ïambes, comme on y cherche surtout à imiter le langage ordinaire, les noms les plus convenables sont ceux dont on fait usage dans le discours parlé, c’est-à-dire le terme propre, la métaphore et l’ornement.

  1. Étrangers dans le sens de : « autres que l’expression littérale. »
  2. Énigme qui exprime l’application des ventouses. (Cp. Rhétorique, l. III, ch. III.)
  3. On voit que nous lisons κεχρῆσθαι au lieu de κεκρᾶσθαι. Le vieux manuscrit de Paris donne κεκρῖσθαι, qui se rapproche de notre lecture, vu l’iotacisme.
  4. Épicharès, conjecture de Tyrwhitt. — M. Egger lit : ἥνικ’ Ἄρην, d’après Duntzer. Le vieux manuscrit parisien donne : ἤτει χάριν ; d’autres manuscrits : ἤτ… χάριν, εἴτι χάριν, εἴ τι χάριεν, etc.
  5. Ce vers est tout aussi mutilé que le précédent.
  6. Aristote oppose les termes ὀλίγος, οὐτιδανὸς, ἄκικυς, aux termes μικρὸς, ἀσθενικὸς, ἀειδής.
  7. Δίφρον μοχθηρὸν μικράν τε τράπεζαν.
  8. Δίφρον ἀεικέλιον ὀλίγην τε τράπεζαν.
  9. Ἠϊόνες βοῶσιν.
  10. Κράζουσιν.
  11. Loin des demeures.
  12. Au lieu de ἀπό σου, loin de toi.
  13. Au lieu de ἐγὼ δ’ αὐτόν.
  14. Au sujet d’Achille.
  15. Il s’agit ici des ïambes de la poésie dramatique, et non des anciens ïambes, tels que ceux d’Archiloque.