Poétique (trad. Ruelle)/Chapitre 23

Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 57-58).
◄  XXII.
XXIV.  ►


CHAPITRE XXIII


De la composition épique.


I. Voilà qui suffit sur la tragédie et sur l’imitation en action. Quant à la poésie narrative et traitée en hexamètres, il faut évidemment constituer des fables dramatiques comme dans la tragédie, et les faire rouler sur une action unique, entière et complète, ayant un commencement, un milieu et une fin, pour que, semblable à un animal unique et entier, elle cause un plaisir qui lui soit propre. Il faut éviter que les compositions ressemblent à des histoires, genre dans lequel on ne doit pas faire l’exposé d’une seule action, mais d’une seule période chronologique (dans laquelle sont racontés) tous les événements qui concernent un homme ou plusieurs et dont chacun en particulier a, selon les hasards de la fortune, un rapport avec tous les autres.

II. En effet, de même que, dans le temps où fut livrée la bataille navale de Salamine, avait lieu celle des Carthaginois en Sicile, ces deux batailles n’avaient pas le même objet, de même, dans la succession des temps, tel événement prend place après tel autre sans qu’ils aient une fin commune.

III. C’est ce que font la presque généralité des poètes ; aussi, nous l’avons déjà dit[1], Homère paraît, à cet égard, un poète divin, incomparable, n’entreprenant pas de mettre en poésie toute la guerre (de Troie), bien qu’elle ait eu un commencement et une fin ; car elle devait être trop étendue et difficile à saisir dans son ensemble et, tout en lui donnant une étendue médiocre, il en faisait une guerre trop chargée d’incidents variés. Au lieu de cela, il en détache une partie et recourt à plusieurs épisodes, tels que le catalogue des vaisseaux et d’autres, sur lesquels il étale sa poésie.

IV. Les autres font rouler leur poème sur un seul héros, dans les limites d’une époque unique ; mais l’action unique qui en fait le fond se divise en parties nombreuses. Tels les poètes qui ont composé l’Épopée de Chypre et la petite Iliade. Aussi l’Iliade, l’Odyssée, servent chacune de texte à une ou deux tragédies, l’Épopée de Chypre à un grand nombre, la petite Iliade à huit, et même plus : le Jugement des armes, Philoctète, Néoptolème, Eurypyle, le Mendiant, les Lacédémoniens et la prise de Troie, le Départ de la flotte, Sinon et les Troyennes.

  1. Chap. VIII, § 2.