Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre III/Chapitre 3

Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 300-303).
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CHAPITRE III


Sur le style froid.


I. Les expressions sont froides, quant au style, dans quatre cas différents. D’abord dans celui des mots composés. Exemple : Lycophron[1] dit : le ciel πολυπρόσωπος; (aux nombreuses faces), la terre, μεγαλοκόρυφος (aux grandes cimes), une rade στενόπορος (à l’entrée étroite)[2]. Gorgias disait : un flatteur πτωχόμουσος (artiste en fait de mendicité) ; il a employé aussi les mots ἐπιορκήσαντας (ceux qui se sont parjurés) et κατευορκήσαντας (ceux qui ont contre-juré la vérité)[3]. Alcidamas : « l’âme remplie de courroux, et la face devenue πυρίχρων (rouge comme du feu) ; » il pensait que son ardeur leur serait τελεσφόρος (les emporterait vers leur but); il faisait de la persuasion le τελεσφόρος des discours (l’agent qui mène au but); il nommait κυανύχρων couleur d’azur) la surface de la mer. Toutes ces expressions, en leur qualité de mots composés, appartiennent à la langue poétique.

II. Voilà donc une première cause de froideur ; il en est une autre qui consiste dans l’emploi des termes étranges. C’est ainsi que Lycophron appelait Xerxès un homme-colosse, et Scipion un homme-fléau. Alcidamas fait de la poésie « un amusement » ; il parle de l’ἀτασθαλία (la folie cruelle) de la nature, et d’un homme « aiguillonné par la fureur effrénée de la pensée ».

III. Une troisième cause réside dans les épithètes lorsqu’elles sont tirées de loin, placées mal à propos ou trop rapprochées. Ainsi, en poésie, l’on dira très bien « un lait blanc… » ; mais, dans le langage de la prose, les épithètes, ou sont hors de mise, ou, si elles font pléonasme, trahissent l’art et rendent manifeste la présence de la poésie. Ce n’est pas qu’on ne doive en faire quelque usage, car elle change le terme habituel et donne au style une physionomie étrangère ; seulement il faut atteindre la juste mesure, car, sans cela, le mal produit serait encore plus grand que si l’on parlait sans art. Dans le premier cas, l’élocution n’est pas bonne, mais dans le second elle est mauvaise. C’est ce qui fait paraître froides les expressions qu’emploie Alcidamas. Car ce n’est pas l’assaisonnement, mais l’aliment de son style, que ces épithètes multipliées, exagérées, brillantes à l’excès. Ainsi, au lieu de dire « la sueur », il dira « la sueur humide » ; il ne dira pas « aux jeux isthmiques », mais « à la solennité des jeux isthmiques » ; ni « les lois », mais « les lois, reines des cités »[4] ; ni « dans la course », mais « dans l’entraînement de l’âme qui nous fait courir » ; ni « ayant reçu un musée », mais « le musée de la nature ». Il dira : « le sombre souci de l’âme » ; et non pas « l’auteur de la faveur », mais « l’auteur de la faveur populaire et le dispensateur du plaisir de ses auditeurs » ; et non pas « il recouvrit de rameaux », mais « de rameaux provenant de la forêt » ; non pas « il voila son corps », « mais la pudeur de son corps ». Il dira : « le désir, contre-imitateur de l’âme ». Ce dernier terme est tout ensemble un mot composé et une épithète, de sorte qu’il devient une expression poétique. Il dira de même « le comble superlatif de la méchanceté ». Aussi ceux qui s’expriment poétiquement hors de propos pèchent par le ridicule et par la froideur, et leur verbiage produit l’obscurité ; car, s’ils ont affaire à un auditoire au courant de la question, ils dissipent la notion claire en la couvrant de ténèbres. On a recours, d’ordinaire, aux mots composés, lorsque manque le terme propre et que le mot est bien composé, comme, par exemple, χρονοτριβεῖν (perdre son temps) : mais, si le fait est fréquent, ce sera toujours un langage poétique. Aussi le mot composé est surtout utile à ceux qui font des dithyrambes, lorsqu’ils recherchent les termes sonores. Les mots étranges le seront surtout aux poètes épiques, lesquels recherchent la majesté et la hardiesse ; la métaphore, aux poètes ïambiques, car ceux-ci en font usage encore aujourd’hui, comme nous l’avons dit.

IV. En quatrième lieu, la froideur a pour cause la métaphore ; car il y a des métaphores déplacées : les unes parce qu’elles sont ridicules, attendu que les poètes comiques ont aussi recours aux métaphores, les autres par ce qu’elles ont de trop majestueux et de tragique. De plus, elles sont obscures, si l’on va les chercher trop loin.

V. Voici des exemples pris dans Gorgias : « Les choses pâles et ensanglantées. » — « mais toi, c’est à ta honte que tu as semé cela, et ta moisson a été criminelle. » Toutes ces expressions sentent trop la poésie. C’est comme dans Alcidamas : « La philosophie, rempart des lois. » — « L’Odyssée, miroir fidèle de la vie humaine, » — « n’offrant aucun agrément aussi grand à la poésie ». En effet, toutes ces expressions sont inefficaces pour amener la conviction, par les motifs donnés précédemment. Le mot de Gorgias, sur une hirondelle qui, en volant, laissa tomber sa fiente sur lui, serait tout à fait digne d’un poète tragique : « C’est vraiment honteux, ô Philomèle ! » Pour un oiseau, un tel acte n’était pas honteux ; il le serait de la part d’une jeune fille, Le reproche, par conséquent, eût été bien placé s’il se fût adressé à ce qu’elle a été, mais il ne l’est pas, s’adressant à ce qu’elle est maintenant[5].

  1. Il s’agit du sophiste de ce nom. Cp. Soph. elench., chap. XV.
  2. Ἀκτἡ στενόπορος. La traduction littérale « un rivage au passage étroit » ne fait aucun sens.
  3. Κατά τινος εὐορκήσαντας dit Étienne.
  4. Expression de Pindare citée par Platon (Gorgias 484 B. et Banquet, 196 C).
  5. Après sa métamorphose. Sur Philomèle — hirondelle et Procné — rossignol, voir P. Decharme, Mythologie de la Grèce antique, p. 528.