Philosophie anatomique. Des monstruosités humaines/Sur plusieurs déformations du crâne de l’homme/§ IV

Chez l’auteur, rue de Seine-Saint-Victor, no 33 (p. 77-101).
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Sur plusieurs déformations du crâne de l’homme

§ IV. Essai d’une classification des monstres acéphales.

J’ai dit comment des recherches physiologiques me firent apercevoir la nécessité d’une exposition plus méthodique des diverses acéphalies, et comment j’ai été conduit à leur appliquer les formes didactiques de la zoologie ; mais tout aussitôt les difficultés matérielles du sujet m’arrêtèrent. J’eus beau me procurer par la littérature médicale la plus grande partie des travaux publiés sur cet objet, je les trouvai tous insuffisans, parce qu’aucune des observations qui y sont rapportées ne s’explique sur le point qu’il m’importe de connaître. J’ai donc pris le parti de me borner à la publication de quelques idées. J’ai voulu montrer plutôt ce que je crois qu’on pourra faire, que le pratiquer aujourd’hui. Si mes vues sont goûtées des savans qui possèdent des acéphales, et s’ils daignent honorer et encourager mes efforts par la généreuse communication de ces précieux objets, je répondrai de mon mieux à ces marques de confiance, et j’achèverai cette entreprise.

Et dans le vrai, le nombre des acéphales est si considérable, qu’il n’y a moyen de se reconnaître au milieu de tant de déviations du système commun qu’en les distribuant en familles, ordres, genres et espèces.

Ainsi en embrassant toutes ces organisations diverses sous un nom de famille, celui d’anomocéphales, c’est-à-dire d’êtres à têtes contre la règle, je les subdivise suivant leur mode de privation ou d’exaltation, n’admettant d’abord, comme l’illustre Tréviranus, que deux principaux embranchemens, l’un comprenant les monstres où les organes pèchent par défaut, et l’autre où ces organes pèchent par excès. Ces deux ordres, qui se caractérisent par les modifications des rameaux artériels restreints en deçà ou accrus au delà de leur état normal, sont premièrement les acéphales, expression que je n’emploie pas dans son acception étymologique, mais dans le sens absolu que l’usage a consacré, et deuxièmement les macrocéphales, comprenant les hydrocéphales, etc.[1].

Chacun de ces ordres est à son tour subdivisible en plusieurs genres. Pour ne pas m’écarter de la question traitée dans ce Mémoire, je n’en présenterai d’application qu’à l’égard des fœtus nés avec une tête restreinte dans ses développemens : tels sont nos acéphales.

M. le professeur Chaussier a proposé de ne nommer ainsi que des fœtus absolument privés de tête ; mais, pour plus de sévérité, il eût déjà fallu ajouter, que les seuls fœtus dont le tronc au delà des épaules est sans tubérosité bien prononcée ; car, autant que j’en ai pu juger sur quelques exemplaires, il y aurait bien moins d’acéphalies complètes qu’on ne l’a pensé. En effet, ayant voulu savoir comment, dans un sujet qui avait toujours passé pour un véritable acéphale, la colonne épinière se trouvait supérieurement terminée, j’ai été bien surpris de la voir composée d’une quantité de très-petits os. J’y ai vu sept vertèbres cervicales et la même chose numériquement, tout ce nombre de pièces dont on sait le crâne formé à l’état normal ; mais tous ces os existent en miniature, c’est-à-dire dans une contraction si grande, que le tout ensemble ne forme guère qu’un noyau, terminant la tige vertébrale dans la manière à peu près que les cannes sont surmontées par leur pommeau.

Ce point d’observation éclairci à l’égard des véritables acéphales pourvus de membres antérieurs, je me suis reporté sur une organisation bien plus restreinte dans ses développemens, sur des acéphales sans bras, espérant que je pourrais enfin y voir ce mode de terminaison de la colonne épinière, cet inconnu qui avait déjà excité mon intérêt.

Je regrette de n’avoir pas eu à ma disposition un sujet entier, et de ne pouvoir rapporter ici des observations acquises que sur un squelette que je n’ai point moi-même préparé, et qui n’a pu l’être dans l’esprit de ces recherches. Je dirai pourtant ce qu’il m’a montré, plutôt pour avertir de ce qui reste à faire que pour donner quelque chose de tout-à-fait satisfaisant : car, je n’en saurais douter, quelques points osseux auront échappé et n’auront pas été conservés lors de la confection de ce squelette ; remarque que je puis étendre aux bras eux-mêmes, déclarés manquer entièrement, et que quelques indices m’ont fait soupçonner avoir existé en vestiges, comme un peu plus de largeur, par exemple, aux parties costales qui correspondent à la région scapulaire.

On est redevable de ce squelette au professeur d’accouchement des écoles médicales de la ville d’Angers, M. Garnier, qui le donna, ainsi qu’un dessin de l’extérieur du corps, à M. le professeur Béclard. Ce dessin et celui du squelette font partie, sous les nos 2 et 3, des figures dont M. Béclard a enrichi son traité des acéphales. Voyez Bulletins de la Société et de la Faculté de Médecine, savoir, pour les observations, le tome IV, p. 497, et pour les figures, le tome V, no 10.

Le sujet de la troisième de ces figures appartient présentement au cabinet de la Faculté de médecine : grâces à l’obligeance des conservateurs MM. Thillaye père et fils, j’ai pu l’examiner attentivement. Le dessin ne me disait pas bien positivement ce qu’était la longue pièce qui terminait supérieurement la colonne épinière ; mais la préparation m’apprit qu’elle n’était ni symétrique ni placée sur la ligne médiane. En en considérant la forme, on ne sait s’il faut y voir une disposition coccygienne, ou en attribuer la composition à ce qui est manifeste chez les acéphales à bras, à une plus forte contraction encore des os du crâne ; et finalement on s’arrête à l’idée que ces deux systèmes se peuvent concilier, et que tous deux sont admissibles.

En dedans et couchés de gauche à droite sont trois ou quatre tronçons osseux, dans lesquels on aperçoit très-manifestement des vestiges de vertèbres cervicales, ou mieux des points non entièrement développés de vertèbres du cou. Celles-ci forment une petite colonne tronquée à droite ; mais c’est, je pense, que la préparation n’est pas là restée dans son intégrité. L’inclinaison de cette colonne tient à un événement fort ordinaire chez les acéphales, à la courbure habituelle de leur épine dorsale, et au renversement de leur tête en arrière[2]. Voilà ce que montre le sujet dont je cherche à démêler les singularités ; car je ne puis que rapporter à des vestiges d’os crâniens plusieurs pièces qui se voient en dehors, et qui terminent de ce côté la colonne épinière. Enfin on désirerait savoir si la longue pièce qui forme la sommité de toute cette charpente était accompagnée sur ses flancs d’un autre osselet semblable : je l’ignore absolument.

Quoi qu’il en soit, l’extrémité du squelette conservée là est encore très-digne d’attention, et j’en ai fait prendre un trait. (Voyez pl. III, où la fig. 15 représente la face antérieure, et le no 14 l’externe ou celle de derrière.) Et dans tous les cas, qu’il faille ou non attribuer la sommité de cette charpente osseuse à des os crâniens étant dans un état extrême de contraction, il ne peut y avoir de doute sur la configuration de ces pièces et sur l’analogie qu’elles ont, sous ce rapport, avec celle dont se compose l’arrière-partie de la colonne épinière de certains oiseaux.

Je me suis étendu sur ces deux cas d’acéphalies, à raison des conséquences physiologiques qui me paraissent en découler. Est-il effectivement un sujet de plus grand intérêt que celui de ces acéphales s’écartant, dans la composition de leurs organes, des règles ordinaires, pour avoir parcouru toute la période de la vie fœtale sans avoir été à chaque époque suffisamment nourrie, et sans avoir par conséquent pu passer par ce haut degré de développement nécessaire pour constituer la vie plus énergique de l’état normal ? Car c’est là évidemment ce qui résulte des observations qui précèdent.

N’oublions pas sous quelles conditions les fœtus sont appelés à parcourir tous les degrés de leur existence intra-utérine. Bien que destinés à devenir des êtres vivant et respirant dans un autre milieu, l’air ou l’eau, la distance comme régime qui les sépare de ceux-ci est immense, puisqu’elle égale pour le moins en différence la différence des deux mondes ou ils doivent tour à tour remplir leur rôle[3] de machine organisée et s’organisant de plus en plus. Dans leur premier milieu, leur substance est accrue et quelquefois simplement entretenue aux dépens de la tige où ils ont pris naissance ; elle l’est, comme on sait, au moyen d’une nourriture élaborée à l’avance. Hors de l’utérus, au contraire, parvenus dans un monde dont la sphère est d’une si grande étendue, et jouissant de relations plus multipliées, ils acquièrent de nouvelles facultés, celles entre autres de pouvoir puiser dans ce nouveau lieu d’habitation des matériaux le plus souvent étrangers à leur nature, qu’ils transforment aussitôt, s’assimilent et s’incorporent.

Ainsi tous les fœtus sont nourris par l’afflux d’un sang qui arrive sur eux du dehors, et qui leur est distribué par les vaisseaux ombilicaux ; il n’y a point pour eux effectivement d’élaboration organique, que celle-ci ne prolonge ses effets de la circonférence au centre. Voilà ce qu’établissent aussi les faits d’acéphalies que je viens de rapporter.

Or remarquez ce qui se passe dans un fœtus se développant selon la règle, et dans un fœtus au contraire resté monstrueux par défaut. Tout développement organique exige une intensité progressive d’action, et se compose d’une succession non interrompue d’événemens et de résultats. Si l’intensité d’action[4] n’est pas également progressive, si le principal vaisseau nourricier a son calibre plus étroit, vous avez de premiers résultats que d’autres ne suivent pas. L’organe ne reçoit que pour être nourri, assez quelquefois pour augmenter de volume, mais non jusqu’à se développer, c’est-à-dire s’accroître et en même temps se métamorphoser en partie.

Nos acéphales sont dans ce cas. Chez tous on aperçoit, d’une manière à la vérité plus ou moins manifeste, la totalité des pièces du système osseux ; mais c’est à peu près cela seul, dans les parties où ils sont irréguliers, qui est produit par leur vie de nutrition. Il n’est rien apporté entre les lames de ce système ; de façon que les organes des sens et les masses encéphaliques, qui devraient y arriver, y seraient inutilement attendus. Mais s’il n’y a plus intensité progressive, il y a toujours durée dans l’action ; et ce résultat à l’égard du tissu osseux, le seul pour lors subsistant, est que ce tissu, paraissant d’abord dans l’état aponévrotique et fibreux, se consolide et s’achève, toutefois dans un très-grand degré d’imperfection.

On voit qu’il n’est pas nécessaire de recourir à l’intervention tardive d’une maladie qui vient déranger le cours d’une élaboration organique. Tout acéphale entre dans sa vie de nutrition sous des conditions déterminées, qui cessent seulement avec lui-même au terme de son existence intra-utérine ; et sous ce rapport, c’est un être complet en tant qu’il a satisfait aux conditions qui ont décidé de sa formation. Il a vécu un plus grand nombre de mois que bien des animaux réguliers, un nombre moindre que certains autres, moindre sans doute que si, ayant joui d’une organisation plus compliquée, il eût pu suffire à une deuxième existence, à la vie dite de relation. Des jours, des années d’existence, qu’est-ce cela pour la nature ? Nos plus grandes longévités, que sont-elles dans le vrai, eu égard à son essence d’éternité ?

Je n’avais point le dessein de donner ces réflexions ; je les crois au contraire prématurées. Elles doivent naître, elles ne peuvent naître en effet que d’une étude très-attentive des diverses acéphalies ; mais, avant tout, il faut que celles-ci soient établies, et c’est pour cela qu’un travail de classification pour toutes et de détermination pour chacune doit précéder toute autre recherche. Je ne puis me flatter d’avoir réussi dans cette première tentative ; il me suffira d’avoir fait entrevoir que ce travail est possible. Voici au surplus cet essai, c’est-à-dire des noms et des caractères pour quelques genres que j’ai examinés :

1. Coccycéphale. (Tête sous la forme d’un coccyx.)

Tronc sans tête et sans extrémités antérieures : les os du crâne et du cou dans une contraction et d’une petitesse extrêmes ; les postérieurs appuyés sur les vertèbres dorsales, ceux de la sommité sous la forme d’un bec ou d’un coccyx.

Caractérisé d’après le squelette représenté no 3 des planches de M. Béclard. Le no 2 donne l’extérieur du corps. Je renvoie aussi aux détails que j’ai fait graver pl. III, fig. 14 et 15. Voyez en outre le no 1 des planches de M. Béclard, représentant un autre coccycéphale dont on est redevable à M. le docteur Chevreul, père du célèbre chimiste de ce nom.

2. Cryptocéphale. (Tête invisible extérieurement.)

Tronc avec extrémités antérieures ; tête réduite à un assemblage de parties osseuses, portée sur une colonne cervicale droite, très-petite, et non apparente en dehors.

Décrit d’après le sujet mentionné dans l’Histoire naturelle générale et particulière, Buff., tom. III, pl. 5, fig. 1. Il faut rapporter à ce genre le sujet de la quatrième planche publiée par M. le professeur Béclard[5].

3. Anencéphale. (Tête sans cerveau.)

Point de cerveau ni de moelle épinière ; la face et tous les organes des sens dans l’état normal ; la boîte cérébrale ouverte vers la ligne médiane, et composée de deux moitiés renversées et écartées de chaque côté en ailes de pigeon.

Ces notions sont prises sur l’anencéphale[6] décrit § II de ce Mémoire. D’autres espèces qui s’y rapportent ont été plus anciennement indiquées ou figurées par Van Horne, Kerkring, Morgagni, etc., et tout récemment par M. le professeur Rodati.

4. Cystencéphale. (Tête avec cerveau vésiculeux.)

Cerveau restreint dans ses développemens ; hémisphères sous forme d’une vessie mamelonnée supérieurement ; les organes des sens et leurs chambres comme dans le genre précédent ; le crâne également ouvert, mais les ailes occipitales moins étendues et plus rapprochées, les vertèbres cervicales étant à l’ordinaire tubuleuses.

J’ai décrit ce genre d’après nature. C’est à des espèces au moins très-voisines de cet exemple que je crois pouvoir rapporter le sujet des recherches originales de Wepfer, et celui de la savante dissertation de Sandifort intitulée : Anatome infantis cerebro destituti.

5. Dérencéphale. (Tête avec cerveau dans le cou.)

Cerveau très-petit, posé tant sur les occipitaux que sur les vertèbres cervicales ; celles-ci ouvertes postérieurement, élargies en outre par un spina-bifida, et formant le bassin ou la coquille ; les organes des sens et les parties du crâne comme dans les cystencéphales.

Décrit d’après nature sur un sujet conservé dans la liqueur, appartenant à M. le docteur Serres.

6. Podencéphale. (Tête avec cerveau sur tige.)

Cerveau de volume ordinaire, mais hors crâne, porté sur un pédicule qui s’élève et traverse le sommet de la boîte cérébrale ; les organes des sens et leurs enveloppes osseuses dans l’état normal ; la boîte cérébrale composée de pièces affaissées les unes sur les autres, épaisses, compactes, et comme éburnées.

Le révérend Keahe en a donné une figure assez soignée dans les Transactions philosophiques pour l’année 1684. M. Gall en a fait représenter le crâne dans son mémorable ouvrage (pl. XIV, fig. 3). M. Serres, qui en possédait aussi un crâne, m’a permis de disposer de celui-ci. (Voyez pl. II.) La fig. 1 représente ce crâne vu par le haut, et la fig. 2, vu de profil. J’ai placé ces deux exemplaires, en tout parfaitement semblables, sous les yeux de l’Académie.

7. Notencéphale. (Tête avec cerveau sur le dos.)

Cerveau de volume ordinaire, mais hors crâne quant à sa plus grande partie, faisant hernie au travers des occipitaux supérieurs et du trou occipital, renfermé à part dans les tégumens communs, et reposant sur le dos sans y contracter d’adhérence ; crâne à pariétaux larges et surbaissés, d’une configuration à rappeler la tête osseuse de la loutre ; crâne enfin composé de pièces minces et friables.

M. le docteur Gall a également publié, pl. XXIX, fig. 2, le crâne d’une espèce de ce genre ; j’en donne aussi une figure (pl. II, savoir, no 3, vu par derrière, et no 4, vu de profil) prise d’un autre exemplaire que la Faculté de médecine a bien voulu me confier. Il y a pareille conformité dans les pièces ayant servi de modèle pour les figures des deux ouvrages, et je les ai, à raison de cette ressemblance, également présentées à l’Académie.

Plusieurs notencéphales sont, à ma connaissance, conservés, dans nos cabinets, entiers et dans de la liqueur. Je donne, pl. IV, la figure de l’exemplaire de la collection anatomique du Jardin du Roi[7].

8. Hémiencéphale. (Tête avec moitié de ses matériaux.)

Tous les organes des sens anéantis et leurs rudimens apparens à la face par des traces sans profondeur ; cependant la boîte cérébrale et son cerveau à peu près dans l’état normal.

Ces caractères distinguent le sujet de la thèse inaugurale soutenue à Leyde en 1762, par Charles Werner Curtius, thèse qui nous a été conservée dans le Thesaurus dissertationum de Sandifort.

C’est le seul genre pour l’établissement duquel j’ai cité des faits que je n’ai pas vérifiés par moi-même ; mais il faut convenir que cette thèse renferme tant et de si solides observations, que je n’ai pas craint de lui accorder toute ma confiance.

J’aurais pu étendre cette classification d’après la littérature médicale ; mais je me serais trop souvent exposé à me tromper. J’explique ainsi les motifs de ma réserve.

9. Rhinencéphale. (Tête à trompe ou à narines extraordinaires.)

Véritable cyclope, ayant encore deux yeux eu égard à l’existence de deux cristallins, un seul quant à leur service par un seul nerf optique ; une seule chambre oculaire causée par un défaut de cloisons intermédiaires, par le détachement sur la ligne médiane des os propres de l’organe olfactif. Ceux-ci, qui ont par conséquent délaissé les maxillaires, existent au-dessus de l’appareil ophthalmique, groupés et saillans sur le milieu du front. De cette racine, où ils sont implantés, les tégumens nasaux sont prolongés en trompe : le système nerveux olfactif manque entièrement. L’organe du goût et les maxillaires dans l’état normal.

On a publié ce genre d’acéphalie sous les noms de cyclopes, de fœtus monopses, ou de fœtus à trompe. J’en connais deux exemples, mais qui constituent deux genres ; l’un au Jardin du Roi, et l’autre à l’École vétérinaire d’Alfort.

Les animaux présentent fréquemment le même système de monstruosité. Nous possédons au Muséum des fœtus de chien, de veau, de mouton, de cheval et de cochon, tous également cyclopes et à trompe. Les mêmes acéphalies doivent en effet reparaître exactement semblables chez les animaux, si la cause qui les produit tient réellement à un défaut de distension, de prolongation ou de ramification de l’un ou de plusieurs des principaux vaisseaux nourriciers. Ceci pourra faire naître la pensée qu’un traité qui embrasserait la comparaison des mêmes genres d’acéphalie est à entreprendre ; mais j’observe qu’on ne pourra véritablement s’en occuper que lorsque de principales espèces auront d’abord été déterminées et incontestablement établies.

J’ai sous les yeux une préparation d’un rhinencéphale de l’espèce cochon[8], où le cerveau ne remplit qu’un tiers de la capacité du crâne ; le reste de la cavité ne renfermait rien autre, ni eau ni sérosités, absolument rien. On sent ce que j’ai dû apporter d’attention dans cette observation, puisque c’est le seul exemple que je connaisse d’une boîte cérébrale dans sa distension ordinaire, qui n’est point moulée sur son cerveau.

Le sujet du rhinencéphale humain appartenant à l’École vétérinaire d’Alfort, et que l’administration de cette École a bien voulu me permettre d’ouvrir et d’examiner, m’a fourni une observation à quelques égards analogue ; car, si j’ai trouvé que son cerveau était d’un volume à remplir toute la boîte osseuse, l’hémisphère cérébral (et je parle ici en nombre singulier, parce qu’il n’y en avait qu’un seul occupant tout le dessous de la voûte du crâne), l’hémisphère cérébral cependant, de même que l’hémisphère cérébral unique du rhinencéphale cochon, était du moins vide en dedans. Ce fait tient de trop près à la fameuse question du déplissement du cerveau pour que je me borne à le publier, comme dans cette circonstance, à titre de premier avis. J’y reviendrai dans un Mémoire particulier, où je comparerai entre eux les rhinencéphales homme, cochon, veau, cheval, chien, etc.

Nos acéphales à trompe rappellent plusieurs cas permanens de même ordre, l’éléphant, le tapir, le phoque à trompe, quelques chauves-souris, etc. ; exemples remarquables sans doute, et où il a bien fallu que le même mode d’organisation ait été rendu possible et persévérant au-delà de la vie fœtale par l’addition d’un système nerveux olfactif qui manque aux rhinencéphales.

Ce mode d’organisation, dans ses actes réguliers, touche de près une question dont je me suis occupé au commencement de l’année 1820 ; car il porte à faire concevoir les anomalies du crâne des crustacés, et subséquemment de celui des insectes, et plus particulièrement à comprendre la composition des antennes et l’analogie de ces parties avec les organes de l’odorat des hauts animaux vertébrés. Et en effet détachez l’un de l’autre les deux tuyaux de la trompe, soit de l’éléphant et du tapir, soit des rhinencéphales, vous aurez exactement la disposition que présentent les antennes des familles entomologiques.

10. Stomencéphale. (Tête à bouche fermée.)

Cyclope ; même organisation, sous ce rapport, que le genre précédent ; la monstruosité de l’organe olfactif étendue aux organes de la mastication ; les maxillaires rudimentaires ; une trompe labiale, ou les lèvres ramassées et prolongées en une caroncule filiforme.

Décrit d’après un cyclope humain conservé dans le cabinet anatomique du Jardin du Roi.

Je viens de recevoir un stomencéphale mouton. Je l’ai eu frais, et j’en ai toute l’anatomie décrite et dessinée.

11. Triencéphale. (Tête privée de trois organes des sens.)

Tête sphéroïdale ; face nulle par la privation de trois des organes des sens, des organes du goût, de la vue, et de l’odorat ; les oreilles réunies en dessous avec pavillons tégumentaires prolongés de chaque côté ; un seul trou auriculaire au centre et une seule caisse.

Décrit d’après nature, sur un chat. Alix (Obs. chir.) fait connaître un fœtus humain de ce genre, absolument privé, dit-il, de bouche, de nez et d’yeux.

Cette monstruosité revient fréquemment. Elle est décrite d’après un chien, et figurée (extérieur de tête et crâne) par E. L. Schubarth, dans une dissertation intitulée : De maxillæ inferioris monstrosâ parvitate et defectu (Francofurtii a. V.) 1819.

L’unique caisse ici mentionnée se compose des caisses de chaque oreille réunies par soudure sur la ligne médiane. On la prendrait à sa forme pour une mâchoire inférieure, et c’est ainsi que M. le docteur Schubarth l’a déterminée et nommée. Voyez cette pièce notée l, pl. I, fig. 2 ; et pour les rudimens des maxillaires, la lettre g. Voyez encore les figures 4 et 6 de la même planche.

12. Sphénencéphale. (Tête remarquable par une partie de son sphénoïde.)

Le crâne ployé à la région palatine, de façon que les dents de chaque côté se rencontrent et se touchent sur la ligne médiane ; les oreilles contiguës et soudées sur le centre ; un seul trou auriculaire et une seule caisse ; le sphénoïde postérieur ayant ses deux ptérigoïdaux (apophyses ptérigoïdes externes) soudés dans les neuf dixièmes de leur longueur.

J’établis ce genre d’après le crâne d’un mouton ; je ne l’ai point encore rencontré dans l’espèce humaine.

Le grand intérêt de cette monstruosité est dans son sphénoïde postérieur, présentant dans l’état pathologique les conditions normales des oiseaux. Cette conformation intermédiaire appuiera d’une preuve vraiment irrécusable mes nouvelles déterminations du crâne des oiseaux.

13. Diodoncéphale. (Tête avec une double rangée d’os dentaires.)

Un treizième genre, dont je n’ai pu entièrement démêler les complications, parce que plusieurs des os du crâne étaient brisés, et dont je suis redevable à l’officieuse communication de M. le docteur Patrix[9], m’a montré de doubles mâchoires. Les intermaxillaires occupent le premier rang, et les maxillaires proprement dits, articulés l’un avec l’autre, forment la rangée inférieure ; c’est tout-à-fait la disposition connue chez la plupart des poissons.

Ainsi une anomalie pour une espèce retombe dans ce qui est la règle pour une autre. Voilà ce que j’ai dit souvent : et c’est ce qu’on saura être inévitable, quand, au lieu de considérer les monstruosités avec un étonnement stérile pour la philosophie, on sera tout-à-fait fixé sur la nature de mon principe des connexions, et qu’on aura également donné toute son attention aux conséquences explicatives de cet autre principe, le balancement des organes, sorte de loi pour tous les cas, où des maxima survenant imposent nécessairement aux objets de leur entourage des conditions de minima. Au surplus, ces vérités commencent à se répandre : plusieurs écrits, remplis pour moi de la plus affectueuse bienveillance, me l’ont appris[10].

Dernière considération.

Je ne poursuivrai pas davantage cet essai de classification des organisations vicieuses de la tête humaine : je ne peux aujourd’hui qu’indiquer la route à tenir. Ce n’est pas au début de pareilles recherches que je pouvais espérer de la parcourir convenablement.

L’histoire naturelle des anomocéphales, ou le traité destiné peut-être à faire revivre, et très-certainement du moins à replacer dans un meilleur ordre de fort bons travaux qui ont été publiés sur cette matière, n’aurait pas dû non plus, je le sais, paraître en appendix à la suite d’une toute autre discussion : c’est une question spéciale. J’ai annoncé le désir de la traiter, et c’est pour cela que j’en place ici une sorte de programme, ayant l’espoir que cette annonce, donnant à connaître les lacunes de la science, me vaudra la communication de quelques faits et de quelques préparations, sans lesquels on doit sentir que je ne puis rien.

Quand je commençai ces recherches, j’étais parti de plus haut : car j’avais moins pour objet d’introduire un peu d’ordre dans la riche mine des acéphalies, que d’établir que toutes ces monstruosités, comme on les appelle, ne sont point vagues et indéfinies, ainsi qu’on le pense généralement ; qu’il n’y a point de caprices dans ces prétendues désordres ; que ces irrégularités sont vraiment renfermées dans de certaines limites, et qu’enfin toutes ces conformations organiques, toutes bizarres qu’elles paraissent, ont des motifs assignables, puisqu’elles dépendent de causes qui ne demandent qu’un peu d’attention pour être appréciées.

  1. Les polycéphales, ou les monstres à tête composée d’élémens provenant de deux ou de plusieurs têtes, forment un troisième ordre d’anomocéphales présentant les mêmes résultats que les acéphales, dans ce sens que toutes leurs irrégularités n’ont rien de vague et d’indéfini, mais qu’elles sont également renfermées dans de certaines limites.
  2. Disposition qui est l’état permanent et normal des crabes et des écrevisses.
  3. Rôle qui s’applique à la fixation des fluides impondérés, et dont le résultat définitif est l’accroissement de notre masse planétaire aux dépens de l’astre, source de toute lumière et de toute chaleur.
  4. J’omets aujourd’hui l’examen de la cause du défaut d’intensité dans les élaborations organiques incomplètes, et j’eusse aussi sans doute mieux fait de remettre également toute cette discussion à un autre temps.
  5. Cet habile professeur vient tout récemment, avril 1821, d’examiner un autre acéphale, un véritable acéphale, sous ce point de vue qu’il peut être défini un sujet avec tronc sans tête apparente au dehors. La colonne épinière de ce fœtus était manifestement terminée par des os crâniens, et ceux-ci étaient remarquables en outre par un caractère propre d’association et de grandeur relative. Les principales différences portaient sur un plus grand volume et sur une composition plus décidée des os maxillaires. Le nom de gnatocéphale, rappelant assez bien ces principales singularités, me paraît convenir.
  6. Je restreins avec M. Chaussier cette dénomination aux cas d’acéphalies où le cerveau manque entièrement. On sent qu’elle n’était point applicable aux anomocéphales, en qui l’on, trouve quelques portions de cerveau.

    Quant au nom d’anencéphale, je l’ai reçu et adopté ; mais je ne l’eusse pas imaginé. Car est-il bien certain qu’il ne reste chez ces monstres aucun vestige de cerveau ? Celui-ci n’y existerait-il pas avec des conditions de formation originelle dans les eaux d’une poche étendue sur la tête et le dos ? Nous reviendrons sur cette idée dans le Mémoire où nous décrirons la poche dorsale des fœtus dits anencéphales.

  7. Dans les deux genres qui précèdent, le cerveau fait hernie à travers ses enveloppes ordinaires, tout en haut chez les podencéphales, et en arrière chez les notencéphales. Il paraît qu’il peut échapper par bien d’autres issues et dans presque tous les rayons de la sphère, en mettant à profit certains intervalles des lignes de jonction. Car j’ai sous les yeux un dessin inédit où l’une de ses portions s’était fait jour à travers les frontaux, et pendait sur le visage, dans un sac ayant à peu près la forme et la grosseur d’une forte poire, et M. Serres en a vu d’autres parties descendues dans le palais et engagées dans le pharynx, entraînées là avec leurs enveloppes, et s’étant ouvert un passage sur la ligne médiane, à travers les os de la base du crâne.
  8. Une autre de mouton, où le cerveau forme la cinquième partie de la capacité de sa boîte.

    Le père Feuillée vit à Buénos-Ayres, en 1708, un de ces monstres né d’une brebis ; il en a maniéré les formes, comme le prouve l’incorrect dessin de ce rhinencéphale qu’il a donné dans son Journal d’observations, tom. I, p. 242.

  9. M. Patrix a fait connaître cet acéphale sous d’autres rapports ; il le décrit dans une note de son excellent Traité sur le cancer et sur les maladies des voies utérines, (Voyez ses Considérations générales, page xviij). Le diodoncéphale manquait de cerveau, et était en outre privé d’une paire de nerfs, la paire olfactive, dit la note.
  10. Oken, en terminant ses remarques sur mes Mémoires entomologiques ; Isis, 1820, no 6.

    Les mêmes témoignages sont à peu près reproduits dans les notes suivantes : « Le système de balancement dans le développement des organes des êtres vivans, établi par M. Geoffroy Saint-Hilaire, est une idée-mère qui… etc., etc. » Voyez Essai d’une Iconographie élémentaire et philosophique des végétaux, par P. J. F. Turpin.

    M. G. S. H. est entré dans une carrière qui doit le conduire aux plus importans résultats ; il a imprimé une direction nouvelle à l’anatomie, et s’est fait chef d’école en portant beaucoup plus loin qu’on ne l’avait fait avant lui l’analogie qui existe entre les parties correspondantes des groupes divers d’animaux vertébrés. Dict. des Sciences médicales, article Squelette.

    La marche philosophique imprimée désormais à l’anatomie comparative en rendra facile une application directe et rigoureuse, et M. G. lui aura acquis à la fois tous les genres de perfection ; il l’aura généralisée et popularisée. Revue encyclopédique, tome 5, page 217.