Philosophie anatomique. Des monstruosités humaines/Considérations d’où sont déduites des règles pour l’observation des monstres et pour leur classification

Chez l’auteur, rue de Seine-Saint-Victor, no 33 (p. 103-123).
Considérations d’où sont déduites des règles pour l’observation des monstres et pour leur classification

CONSIDÉRATIONS

d’où sont déduites des règles pour l’observation des monstres et pour leur classification[1].



Les animaux réguliers ont été jusqu’à ce jour le seul fond où l’on ait puisé les élémens de toutes connaissances physiologiques. Ainsi les règles actuelles, toutes nos théories, en se renfermant dans cette unique source d’investigation, auraient imposé des limites à la pensée humaine.

Mais heureusement qu’une autre route peut s’ouvrir, et le champ de l’observation considérablement s’agrandir. J’aperçois en effet un tout autre théâtre, celui de l’organisation dans ses actes irréguliers, de la nature soumise à des troubles, embarrassée dans ses évolutions, surprise enfin dans des momens d’hésitation ou d’impuissance.

Quand les uns ont tout dit, ou à peu près, faisons parler les autres. Que les monstres cessent d’offrir des considérations stériles pour la philosophie. S’étonner à leur vue, ce n’est pas savoir. Et, dans le vrai, les procédés par lesquels ils existent sont encore des manifestations de toute puissance. Car s’ils ne nous donnent pas autant que ce que nous possédons déjà, ils nous révèlent du moins un possible inespéré de complications diverses, d’associations insolites et de désordres méthodiques. C’est comme une toute autre création, que nous pouvons et opposer et comparer aux développemens toujours conditionnels de la première, à ces enlacemens d’organes, à toutes ces formations incommutables qui composent le mouvement, et qui assurent le retour périodique des productions régulières.

Cependant tout en donnant des monstres, c’est-à-dire toute abandonnée qu’elle est aux plus singulières aberrations, l’organisation ne produit pas avec extravagance. On l’a pu croire pour avoir supposé qu’elle créait des êtres prêts à toute métamorphose, faits pour naître et mourir au même moment, et dignes tout au plus de figurer dans nos cabinets, et d’occuper l’esprit à titre, comme on l’a dit, de singuliers jeux de la nature ; préventions nées d’ignorance, et plus encore peut-être d’une susceptibilité superstitieuse qui a long-temps fait considérer l’apparition de ces prétendues productions contre nature comme des événemens de réprobation pour les familles.

Effectivement, à l’examiner sans préventions, sans aucune idée préconçue de physiologie, toute monstruosité est une œuvre, sinon régulière, faite pourtant suivant les règles. Vous en douteriez ? C’est donc que vous n’auriez pas réfléchi à ce qu’exigent de combinaisons la moindre formation animale, toutes ces générations d’organes, tous ces développemens progressifs si admirablement coordonnés ? Que de matériaux rassemblés et que d’actions, pour en avoir l’emploi ! Si tant de parties agissent de concert distinctement et fructueusement, que d’ordre par conséquent, que de faits à expliquer par les règles générales ! Ce n’est le plus souvent que le développement d’une époque fœtale qui se maintient au même degré dans les époques successives.

Mais, dira-t-on, c’est ramener aux considérations communes de l’organisation ; et ne serait-ce pas s’exposer à une contradiction manifeste, que de faire dépendre des mêmes causes tous les développemens organiques, et ceux qui donnent des animaux réguliers, et ceux qui dégénèrent en monstruosités ?

Cette objection n’est que spécieuse : je n’admets pas plus de physiologie spéciale pour des cas d’organisation vicieuse que de physique particulière au profit de quelques faits isolés et laissés sans explication. Il y a monstruosité, mais non pas pour cela dérogation aux lois ordinaires ; et il le faut bien, s’il n’y a à embrasser dans ses considérations que des matériaux toujours similaires dans leurs différens degrés de superposition, et que des actions toujours également dépendantes des propriétés de la matière.

Il y aurait cependant défaut, où est événement de monstruosité ; et défaut ou irrégularité sans dérogation aux lois ordinaires semble impliquer contradiction.

Qu’on ne s’en laisse pas néanmoins imposer par ces apparences, et l’on arrive à voir que le travail de l’organisation ne donne finalement de monstruosités que s’il est influencé par quelques troubles, par des obstacles suscités du dehors. Dans ce cas, c’est réellement, et par conséquent c’est toujours l’action des mêmes causes, mais une action qu’une ordonnée nouvelle, le concours d’une autre excitation, fait valoir tout différemment. C’est pour une opération d’arithmétique l’addition d’un chiffre, dont l’intervention modifie le caractère des chiffres déjà posés. Ou, si je puis me permettre une autre comparaison pour rendre ma pensée avec encore plus de clarté, c’est un fleuve dont une avalanche aurait troublé le cours : les eaux heurtées par ce barrage ne perdent point pour cela de leurs qualités natives ; elles continuent, comme corps graves, à se renverser et à rouler les unes sur les autres, si elles sont répandues sur un plan incliné. Mais dès lors, au lieu d’un cours tranquille et suivi, elles sont en remous, et toutes aux conséquences de la nouvelle ordonnée qui les prive de leur régime ordinaire ; et, je puis ajouter, de leur condition normale ; ou elles refluent, si l’avalanche a comblé leur bassin, et s’extravasent dans les campagnes environnantes ; ou bien, s’élevant comme l’obstacle intervenu, elles lui deviennent supérieures, retombent par delà avec fracas, et se gouvernent comme auparavant, ayant repris leurs allures accoutumées.

Le fleuve tout-à-fait dominé comme dans le premier cas, est une image de nos monstruosités, chez qui la succession des développemens rend de plus en plus intolérable l’action de la cause perturbatrice ; ou si, comme dans le second cas, il n’est que gêné par une traverse peu élevée, il rappelle ces monstres où la perturbation n’offre rien d’aggravant, et qui peuvent au contraire s’accommoder au delà des parties envahies du retour des conditions normales.

Ces réflexions donnent l’esprit de ce nouveau travail sur les monstres. Rien de vague, rien de chimérique n’y saurait entrer : si nos moyens de recherches se compliquent, en revanche plus d’espoir d’y réussir encourage nos efforts : car c’est sans doute un des plus grands avantages de ce travail, que d’y entrer par une route non encore frayée, et que de pouvoir effectivement s’engager dans d’aussi belles recherches en y faisant intervenir de nouveaux élémens de calcul, les ressources d’un très-grand nombre de nouvelles observations.

Avant d’être fixé sur la route à tenir, j’y ai long-temps et profondément réfléchi. Recueillir des faits comme à l’ordinaire, les comparer les uns aux autres, et généralement s’assujettir à tout ce que prescrivent les méthodes les plus recommandées ; ne pouvaient me satisfaire entièrement. Je n’ai jamais mieux éprouvé qu’en cette circonstance qu’on se doit, en changeant d’études, de modifier ses procédés d’observation.

Il ne manque pas d’écrits sur les monstres ; mais voyez : quelle proposition générale surnage. À quoi ont abouti tant de faits isolés ? Évidemment, pour n’avoir pas été aperçus dans leurs rapports, à être délaissés aussitôt que produits. Vous ne sauriez dire d’où ils vous arrivent : car il est pour moi certain que vous ignorez quel système d’organisation les peut donner.

Toute cette fausse position provient, ce me semble, de ce qu’on n’a point aperçu par l’esprit ce que les yeux voyaient avec tant d’évidence. Habitué qu’on était à traiter des êtres sous le point de vue de leur distribution par espèce, on a vu les monstres dans l’esprit de cette routine et non de la façon que les monstres sont venus frapper nos sens. On a cru suivre la méthode des naturalistes lorsqu’on ne s’attachait qu’à sa lettre ; car si ceux-ci ont admis des spécialités d’êtres, c’est pour avoir remarqué tout autant d’organisations renfermées dans certaines limites. Chaque existence qu’ils sont parvenus à distinguer, ils en ont rassemblé tous les traits, et surtout ils en ont voulu signaler les principales nuances, en traduisant par le mot d’espèce l’idée complexe acquise à cet égard.

Mais vous ne voyez pas qu’ils se soient enquis des causes qui donnent continuellement, à de légères exceptions près, les mêmes répétitions de forme. Il a suffi qu’ils eussent remarqué ce fait, et ils se sont bornés à imposer des noms à toutes les nuances de ces formes, à toutes les distinctions ayant pu développer un caractère spécifique.

Au contraire vous serez-vous occupé de monstres, vous aurez trop su à votre point de départ. Vous vous serez fié sur une confidence quand vous ne l’aurez pas reçue entière. Que ce soit l’espèce humaine qui ait fourni à vos considérations ses diverses monstruosités : trop bien informé de qui vous les aurez obtenues, et tout à ce souvenir, vos jugemens seront des produits, non de l’observation, mais de vos préventions ; vous voyez l’homme où il a cessé d’être, là même précisément où cette circonstance n’est pas seulement un fait d’observation mais un résultat obligé : et je n’exagère en rien, puisqu’il vous faut un désordre d’organisation pour constituer l’état de monstruosité que vous voulez considérer.

Il y a mieux ; c’est qu’on a fait pour l’état normal un genre ou à peu près, en oubliant d’attribuer chaque déviation du système commun à autant de modifications spécifiques. Hors de l’homme régulier, n’y aurait-il plus en effet que monstres humains sans distinction de leurs qualités individuelles ? Et ce seroit après avoir considéré une à une les constitutions organiques les plus bizarres que l’on ne craindrait point d’adopter cette généralité. Vainement on apercevrait entre tous ces produits humains des différences qui, appréciées zoologiquement et par la méthode des rapports naturels, marqueraient de plus grands intervalles qu’entre un mammifère et un reptile, un cheval et un crocodile, tous ces produits n’en seraient pas moins groupés, tous présentés sous la seule appellation de monstres humains ; comme s’il n’y avait de possible que cette unique subdivision, l’homme régulier et l’homme irrégulier !

Ce n’est pas cependant que j’entende avancer que les nombreuses variations que présente l’organisation humaine dans ses écarts n’aient jamais inspiré le désir d’en connaître et d’en traiter à part. Ce serait peut-être la seule partie des sciences où l’on aurait négligé d’introduire les formes de nos méthodes, qui ne sont pas toujours la méthode, et où par conséquent l’on n’aurait point sacrifié à la mode, qui mêle à tout son esprit. On peut au contraire citer quelques essais de classification.

Bonnet et Blumenbach ont en effet proposé de diviser les monstres en quatre classes, d’après les motifs et les caractères qui suivent ; savoir : les uns pour posséder en organisation plus qu’à l’ordinaire, les autres comme étant restés en-deçà ; ceux-ci pour altérations dans la structure des parties, et ceux-là pour connexions interverties. Buffon fit preuve de goût en écartant cette dernière considération, et en restreignant à trois l’ancienne subdivision. M. Meckel, d’accord sur ce point avec Buffon, adopta néanmoins un quatrième cadre en faveur des hermaphrodites. Ce célèbre physiologiste alla plus loin : il aurait désiré recourir à l’emploi d’une nomenclature, et, à l’exemple de Sandifort, il y préluda par les noms d’acéphale, d’anencéphale et d’acranien, dont il donna à sa manière la définition.

Je suppose que c’est pour avoir été fixé sur le travail de M. Otto, savant professeur de Breslau, qui donna une description détaillée et comparative de six monstres humains. Cet anatomiste ayant voulu exposer et placer dans un contraste les faits singuliers, objets de ses considérations, sentit le besoin de ramener à autant d’unités d’organisation les diverses constitutions organiques de chacun de ces monstres. Il ne fut pas aussi bien inspiré dans le choix de ses dénominations ; car les ayant empruntées au système de la numération, appelant chacun d’eux anencephalicus primus, anencephalicus secundus, tertius, et ainsi de suite, sa manière eut une fâcheuse influence sur sa rédaction,

Tréviranus, pour rester dans une abstraction dichotomique, n’admet que deux classes, comprenant dans l’une les monstres dont les organes pèchent par leur quantité, et dans l’autre, ceux où ces organes pèchent par leurs qualités.

Cette pensée, rendue plus sévèrement par l’expression de monstres par excès et de monstres par défaut, paraît avoir pour soi un assentiment général : du moins j’en juge par la dernière rédaction où nos richesses scientifiques sur les monstres sont exposées avec le goût, la clarté et les formes de l’esprit aimable qui caractérisent le talent de M. le docteur Adelon, dernière rédaction qui a paru dans le Dictionnaire des Sciences médicales, au mot de monstruosités. MM. Adelon et Chaussier insistent, dans cet article, sur un second degré de subdivision, distribuant en deux ordres les monstres par excès, suivant qu’ils sont formés par un seul ou par plusieurs fœtus ; et pareillement, mais en trois sections, les monstres par défaut, suivant que ceux-ci sont considérés relativement ou à la proportion et au volume de leurs parties, ou à la situation respective de celles-ci, ou dans ce qui en constitue positivement l’essence[2].

Dans ce travail, qui nous expose le dernier état de la science, nous ne pouvons cependant, à proprement parler, apercevoir la substance d’une véritable classification : on n’y trouve aucun énoncé d’organisation spéciale, aucune délimitation des différences qui réalisent la distinction de chaque animal. Ce ne sont effectivement que des vues à priori, que des abstractions, que des titres de chapitre, pour des cadres où puissent entrer et s’enchaîner beaucoup de considérations isolées. Les auteurs l’avouent eux-mêmes : ce n’est point là une classification, disent-ils, page 236, puisqu’elle n’est pas fondée sur la cause des monstruosités ; et ils étaient tout naturellement conduits à cet aveu, puisqu’ils partagent l’opinion dominante, qu’ils professent page 170, que la considération des monstres jette dans des différences sans fin, et dans la nécessité de décrire tout autant de genres de monstruosités qu’il parait de monstres ; attendu, continuent-ils, qu’il n’en est aucun qui n’offre quelque chose de spécial.

Ce qui explique comment on en est encore à désirer savoir quoi étudier chez les monstres pour véritablement l’acquérir à la science, ce sont les efforts inutiles de tant d’illustres maîtres : ils ont tenté de s’élever à quelques vues générales, qu’ils n’en sont venus qu’à concevoir un très-petit nombre de groupemens systématiques, qu’à imaginer des propositions, prétendues générales, où les exceptions abondent[3].

Aucun n’a pensé à voir ce sujet de haut ; et il faut avouer qu’il devenait difficile de le faire, en restant resserré dans les considérations d’une seule espèce : car que peut-on embrasser de général avec ce qui est un ? Pour se porter au contraire sur l’essentiel de l’observation, ce n’était pas l’homme qu’il fallait considérer, mais l’organisation, et j’entends, à l’égard des monstres, le caractère même de la monstruosité.

Toute monstruosité, étant, comme quelques-uns l’ont dit, une désorganisation effective eu égard à ce qui devait avoir lieu, une constitution irrégulière remplaçant ce qui devait être régulier, n’est cependant désorganisation ou irrégularité que relativement. Et, en effet, si nous n’avons pas le type attendu, n’est-il point quelque autre chose qui le vient remplacer ? Ce n’est donc que quitter une forme pour retomber dans une autre, et en considérant ce résultat en soi, c’est un simple événement pathologique, auquel il n’aurait manqué jusqu’ici que d’avoir été embrassé sous son vrai point de vue.

Que la monstruosité soit fournie par l’homme, on n’est cependant plus sur rien d’humain. L’homme, dans ce cas, est comme une gangue sur laquelle l’organe monstrueux s’est construit et développé. Mais, quoi qu’il arrive, la monstruosité ne saurait recevoir de cette circonstance son vrai caractère, un caractère primitif : car il n’est pour elle, s’il s’agit d’une monstruosité par défaut, il n’est, dis-je, pour elle rien d’essentiel que dans l’absence d’une partie et que dans le mode de rapprochement et de soudure des bords ayant dû servir d’enceinte à la partie absente. Toutefois, dans l’hypothèse donnée, la spécialité des formes humaines ne peut manquer d’arriver à son tour, mais évidemment pour n’être plus qu’un sujet de considérations secondaires, puisque la monstruosité fait concourir à l’événement des parties qui se soudent les unes aux autres, qui acquièrent ainsi de nouvelles relations, et qui, au delà du point où elles sont respectivement en contact, conservent plus ou moins décidément les formes de l’état normal, et dans l’espèce, les formes humaines.

Mais abandonnons toutes ces abstractions, et, pour être plus facilement compris, rendons notre proposition sensible par un exemple. Supposons que ce soit tout l’appareil nasal qui vienne à manquer. Cette circonstance, que tous les animaux vertébrés peuvent également fournir, et qu’ils peuvent fournir de la même manière, nous donne le fait primordial ; à quoi il faut encore ajouter le mode de rapprochement et de soudure des parties adjacentes. Mais ces parties auxquelles leur arrivée au contact et d’aussi étranges relations procurent une physionomie méconnaissable, n’en sont pas moins, au delà de leurs lignes de suture, des organes propres et spécifiques, des organes qui retrouvent leur état régulier, d’autant mieux qu’ils gagnent davantage en surface, et que, plus rapprochés des bords qui servent à leur engrenage avec des pièces étrangères à l’événement pathologique, il n’est plus pour eux d’influence à ressentir sur toute cette ligne. Ainsi un retour gradué des formes défectueuses aux formes régulières nous ramène à quelque chose de spécial, et constitue de cette manière un ordre de considérations secondaires.

Prenez encore exemple de la topaze de Saxe et de celle du Brésil : elles s’appartiennent essentiellement par la communauté du plus grand caractère en minéralogie, par des rapports de cristallisation ; et cependant elles n’en restent pas moins susceptibles de considérations spéciales et secondaires, dont elles sont en effet redevables à l’influence de leur gisement ou de leur gangue, à une influence qui, comme j’ai tout lieu de le penser, modifie leur composition chimique.

La conséquence de ce qui précède, c’est que nous aurons à faire absolument tout le contraire de ce qu’ont fait nos prédécesseurs. Nous renverserons nécessairement les termes ; ancien mode, anciennes combinaisons qui avaient leur source dans l’ordre chronologique des recherches. De l’homme régulier, on était passé à l’homme irrégulier ; en sorte que, sans plus y réfléchir, on avait vu les faits de la dernière considération du même œil que ceux de la première, et comme s’ils n’étaient qu’une conséquence les uns des autres.

Une marche inverse est réellement prescrite par la nature du sujet ; car, et je ne saurais assez reproduire cette pensée, car, dans le vrai, que considérer dans une monstruosité, si ce n’est elle-même, elle seule ? Seule, elle frappe par quelque chose de nouveau, d’extraordinaire ; seule, nécessairement et tout naturellement, elle fournit ses élémens à une histoire des monstres ; seule, elle est une source pour des caractères génériques ; seule, par conséquent, elle peut et doit former, constituer le genre.

Mais je discute ici des principes dont j’ai déjà proposé plusieurs applications ; et à cette occasion, je me permettrai de rappeler mon précédent travail sur les acéphales et sur leur classification, essai où, par exemple, j’ai employé les monstres par absence d’appareil nasal, sous le nom de rhinencéphale.

Or, voyons ce que donnent les procédés de notre méthode. L’absence de tout un appareil des sens est la considération fondamentale, la considération générique : elle ne rappelle rien de seulement propre à une espèce : elle est pour toutes ; elle est générale. Mais cette considération n’en exclut pas de secondaires et d’applicables à l’établissement de beaucoup d’espèces. En effet, cette absence prive le milieu du museau d’une démarcation, d’une sorte de diaphragme, d’une base osseuse pour l’appui des parties latérales. Il en résulte que tous les organes symétriques, à droite et à gauche, les yeux, les ingrassiaux (ailes d’ingrassias), les lacrymaux et les maxillaires marchent à la rencontre les uns des autres, ou pour se greffer réciproquement, ou même pour se pénétrer, comme l’établit la confusion des yeux, lesquels le plus souvent deviennent un seul œil. N’y ayant plus qu’une orbite, il n’y a pareillement qu’un seul trou optique, et qu’un seul trou lacrymal.

Mais tous ces raccords de l’organisation, résultats obligés de la mutilation d’un seul appareil, varient dans chaque monstruosité selon le caractère qu’y développe chaque animal. Tous les organes symétriques de la face, étant entre eux à l’état normal dans un ordre proportionnel différens pour chaque espèce, interviennent, en conservant ces relations, et apportent dans les monstruosités ces conditions primitives ; de telle sorte que si l’absence des parties médianes est une circonstance qui tend à modifier ces mêmes organes, toujours est-il que la restriction, imposée dans ce cas à l’organisation, a lieu nécessairement dans une raison proportionnelle et directe, avec ce qui fut devenu son entier et parfait développement sans cette restriction.

Voilà dans quel cas le souvenir des espèces tombées dans les mêmes conditions pathologiques, peut être invoqué. Voilà par conséquent comment ce souvenir nous peut donner les élémens de nos déterminations dans le second degré, c’est-à-dire, tout à la fois et les caractères et les noms de l’espèce.

J’ai sous les jeux des fœtus à terme d’homme, de chien, de chat, de cochon, de mouton, de veau et de cheval, présentant tous les sept le même caractère de monstruosité, étant tous les sept également privés de l’organe olfactif. Averti par ce qui précède, je me garderai bien de les désigner, comme on l’a fait jusqu’ici, sous les noms d’enfant cyclope, de chien cyclope, de cheval cyclope, etc., moins parce que la pénétration et la fusion des deux yeux en un seul est un événement relatif et subordonné, que parce que cette nomenclature appelle d’abord l’attention sur ce qui est différent. En renversant les termes, au contraire, je parais innover, quand je n’en suis que plus attaché au véritable esprit des classifications philosophiques. Car c’est l’exigence de cet esprit qui oblige de placer sur le premier plan le fait d’organisation qui doit principalement commander l’attention, et de ranger à quelque distance toutes les considérations secondaires du sujet.

Dans cet état des choses, la classification et la nomenclature sont données. Le genre de monstruosités dont nous avons ici traité à titre d’exemple, a reçu le nom de rhinencéphale : ses espèces se groupent ensuite tout autour, et se distinguent par le nom même des animaux qui les produisent. Au moyen de cette sévérité dans la nomenclature, nous voilà mis à même de comparer entre eux tous les rhinencéphales, c’est-à-dire, nous voilà nous introduisant dans une autre anatomie comparative, nouveau champ d’observation dont tout l’intérêt et la fécondité auraient déjà été aperçus par M. Virey, auquel on est en effet redevable, article monstre du Dictionnaire des Sciences médicales, de ces paroles remarquables, dites il y a deux ans et réellement prophétiques à cette époque : « L’étude des monstres sera donc, pour le physiologiste et pour le philosophe, la recherche des procédés par lesquels la nature opère la génération des espèces. »

Champ d’observation à promettre, à qui le défrichera, la moisson la plus riche, les faits les plus piquans ; champ s’agrandissant pour une zoologie pathologique, pouvant, sous le point de vue d’une répétition des mêmes formes, marcher de pair avec notre zoologie normale ; où des anomalies accidentelles, et pour la plupart encore inconnues, semblent de simples appendices d’anomalies permanentes et très-anciennement appréciées ; où à chaque pas l’on trouve à considérer les conversions, les métamorphoses les plus bizarres, et à recueillir enfin des faits comme les suivans, que, par une sorte d’anticipation sur mes publications futures, je cite en ce moment.

Les conditions d’organisation qui constituent le genre rhinencéphale amènent des réunions fortuites de parties de la face et des effets de physionomie, d’où ne résultent pas toujours des traits incohérens et inaperçus dans des organisations permanentes : mais, au contraire, ces formes nouvelles rendent à beaucoup d’égards l’expression de certaines formes déjà connues. Quelques-uns de nos rhinencéphales se rapprochent, pour la conformation, de certaines espèces ; le rhinencéphale veau de l’éléphant, et le rhinencéphale poulain du crocodile.

Mais, dira-t-on, toutes ces classifications n’ont d’application sévère, et par conséquent ne seraient susceptibles d’une réelle utilité que pour des animaux dont l’organisation est renfermée dans des limites absolument circonscrites. Sans doute ; mais c’est précisément parce que je crois l’organisation des monstres renfermée dans des limites aussi sévèrement circonscrites, que j’ai imaginé d’en faciliter l’étude en y employant le même système de nomenclature et de classification qu’en zoologie. Ce n’est pas, il est vrai, ce qu’on en pense généralement, et ce qu’en donne à penser le passage même du travail de M. Adelon, que j’ai cité plus haut. Mais après la publication de ma dissertation sur les acéphales, je dois me croire autorisé à regarder comme un principe acquis, que les monstruosités n’ont rien de vague et d’indéterminé, que le désordre de leur organisation n’est pas une indéfinie confusion, mais au contraire, un ordre seulement encore inaperçu, seulement dissimulé, et qui n’attend plus qu’un observateur pour se trahir.

Et au surplus, que les monstruosités soient contenues dans des limites assez resserrées, qu’il n’y ait ni désordre réel ni caprice dans ce qui les motive, et qu’elles soient au contraire l’effet du retour nécessaire et toujours invariable des conditions primitives, c’est ce que je me propose d’établir de nouveau par deux preuves irrécusables ; d’une part, par une exposition de faits que j’appelle zoologiques, et de l’autre, par des recherches plus profondes et plus décisives, celles de l’investigation anatomique.

  1. Lues à l’Académie royale des Sciences le 16 avril 1821.
  2. M. Chaussier avait plus anciennement rangé les monstruosités sous sept titres, relativement à la grandeur, au nombre, à l’absence, aux connexions, à la soudure, à la consistance et à la couleur des parties. Voyez Description des principales monstruosités, etc., par MM. Moreau de la Sarthe et Regnault, in-folio, 1808 ; discours, page 18.
  3. Si les plus petites espèces donnent habituellement plusieurs petits à chaque portée, sans que cette pluralité de germes soit une raison de troubles pour le développement de quelques-uns, je ne vois pas ce qui motiverait une conclusion différente à l’égard de l’espèce humaine. Trois naissances de monstres, depuis le commencement de 1821, ont eu lieu à ma connaissance, et chaque monstre est venu seul.