Philosophie anatomique. Des monstruosités humaines/Résumé et conclusions de l’ouvrage, ou sur une cause unique, extérieure et générale des monstruosités/§ II

Chez l’auteur, rue de Seine-Saint-Victor, no 33 (p. 500-508).
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Résumé et conclusions de l’ouvrage.

§ II. D’une erreur populaire au sujet des monstres.

Ce n’est pas seulement chez les philosophes constamment occupés de savantes investigations que se développe un vif intérêt de curiosité touchant les faits de la monstruosité : cet intérêt est le même, il est tout aussi grand chez les classes les moins instruites de la société. Quand un monstre survient au sein d’une famille, il étonne, excite et trouble toutes les imaginations. Cet événement s’empare surtout des sentimens et de toutes les facultés de la mère, que le spectacle de son enfant dégradé porte à un retour sur elle-même, et qui succombe presque toujours sous l’humiliation d’avoir ainsi fourni le sujet de la plus rare et de la plus affligeante exception. Cette infortunée, sans songer que ses habitudes intellectuelles et des connaissances très-bornées la rendent peu propre à aborder un aussi grave sujet de méditation, ne se donne au contraire point de cesse qu’elle n’ait découvert ce qui l’aura extraordinairement agitée durant sa grossesse, et ce qui aura causé par conséquent le développement désordonné de l’être que ses flancs ont porté. La part qu’elle a à l’événement, les agitations de son esprit qui l’y ramènent sans cesse, et un certain besoin d’en reparler continuellement, font qu’elle se persuade qu’à sa seule perspicacité est réservé d’en démêler la véritable cause. Ainsi Joséphine sait à n’en point douter, ou croit savoir que les traits hideux d’un mendiant, remarqués par elle vers le huitième mois de sa grossesse, auront causé en elle une préoccupation capable d’avoir tout d’un coup métamorphosé l’enfant qui s’organisait dans son sein.

Ces opinions particulières, conçues et propagées dans de semblables conjonctures, ont successivement servi à fonder la croyance populaire touchant l’influence des regards sur le développement d’un embryon. Or cette influence fut toujours et est encore en question, puisque la science l’a admise comme un sujet légitime de controverse.

Cependant, pour n’en traiter ici que sous le rapport des faits que nous avons recueillis, nous observerons que Joséphine n’est point fondée à attribuer les difformités-de son enfant à un regard, qui, au huitième mois de grossesse, aurait tout à coup troublé son imagination. Ce qui contredit formellement cette conjecture sont les faits suivans, que nous avons discutés et parfaitement établis dans les mémoires précédens :

1o Il n’est point survenu, durant la formation du podencéphale, de maladie capable d’imprimer à l’organisation une marche rétrograde.

2o Sans être né viable, le Podencéphale est cependant sorti du sein maternel gras, fort, robuste, et généralement avec toutes les apparences de la meilleure santé. Il en fut de même de l’Anencéphale précédemment décrit.

3o Ce qui a privé ces êtres difformes d’entrer et de persévérer dans la vie de relation fut le mésaccord de leurs organes, dont quelques-uns étaient développés comme à neuf mois d’âge fœtal, et d’autres comme à deux ou trois mois.

4o Ces organes, qui sont formés vers la fin de l’âge fœtal dans l’état où ils existent au commencement de cet âge chez un embryon régulier, sont principalement les masses encéphaliques. Or nous avons démontré que cette circonstance, dont se compose uniquement la monstruosité de ces masses, provenait d’un retard dans leur développement, ou mieux d’un obstacle à leurs subséquentes métamorphoses.

De ces observations, il faut conclure que la perturbation qui a fait passer le podencéphale de son primitif état d’embryon normal à sa dernière et définitive condition, aura commencé à faire ressentir son action du premier au troisième mois de grossesse. La rencontre du petit mendiant qui au huitième a si vivement frappé l’imagination de Joséphine, forme donc une circonstance absolument étrangère à l’élaboration de son fruit.

Par la même raison, Joséphine n’aura pas été non plus mieux fondée à attribuer les difformités de son enfant à la violence du choc qui la renversa, étant enceinte de six mois. Ce n’est pas qu’elle n’ait eu beaucoup à souffrir de cette secousse. Nous avons vu qu’elle la ressentit vivement dans le sein maternel, et qu’elle fut obligée de garder le lit plusieurs jours de suite. Mais, si je ne me trompe, loin que cet événement ait dû pour la première fois engendrer des désordres organiques, il aura au contraire occasioné la cessation de plusieurs.

Voici comme je conçois que la chose se sera passée. Il n’est pas, suivant moi, de monstruosité, qu’elle ne soit produite dans le principe par une ou plusieurs brides placentaires, c’est-à-dire par des membranes étendues du placenta sur le fœtus. Deux brides principales paraissent avoir fourni d’abord les ordonnées des monstruosités du podencéphale, ces deux brides ayant été répandues, savoir, l’une sur la tête, et l’autre à la région des reins et des organes sexuels. La tête est restée soumise constamment à l’action des causes perturbatrices, qui l’ont privée de son développement normal ; mais il n’en aura point été ainsi de la région des reins. Il faut que la lame qui attachait le fœtus à la membrane de l’œuf ou au placenta, se soit rompue : nous en avons vu une trace manifeste ; car telle nous paraît être en effet la cicatrice que nous avons décrite page 228.

Cette lame de suspension, que le poids et les agitations du fœtus auront sans cesse tiraillée, et que plus d’activité chez celui-ci et plus d’essor comme développement dans les derniers momens de son existence tendaient à moins nourrir et rendaient par conséquent moins solide et moins résistante, se sera rompue prématurément pour avoir cédé à l’ébranlement intra-utérin dont Joséphine éprouva un si douloureux ressentiment, quand elle fut heurtée et renversée. Et, comme il ne se fait aucune déchirure de membranes sans hémorragie ni spasmes nerveux, j’explique de cette manière, et, je crois, très-naturellement, ce que Joséphine m’a rapporté de sa situation après sa chute, et ce que furent les souffrances qui l’accablèrent les jours suivans.

Parce que l’imagination exerce sur nos sens une très-grande influence, on veut que cette cause agisse également sur le fœtus, où n’existe cependant encore aucune faculté de perception, comme sur sa mère, c’est-à-dire que cette cause se propage dans la même raison sur un commencement d’opérations organiques s’élaborant péniblement vers un point reculé de la tige maternelle comme sur cette tige elle-même, riche d’organisation et douée des moyens les plus étendus. Une vive et subite émotion, un dégoût momentané, auraient donc plus de prise sur l’âme qu’une continuelle préoccupation de l’esprit, que les mouvemens désordonnés d’une conscience toujours en reproche ?

Que de tourmens d’esprit, que de remords, et par conséquent que d’altérations dans toutes les voies organiques chez une jeune fille timide et séduite ! Toutefois le bourgeon en développement sur cette tige qui se flétrit ne s’en ressent en aucune façon : tout au contraire, ces excitations n’en favorisent que mieux la production. C’est que ces choses ne se gouvernent point, là, par les sentimens moraux, mais dépendent bien plutôt du principe de notre loi du balancement des organes. Les bénéfices de la nourriture profitent inégalement, moins à la mère et davantage à son fruit.

Toute contention d’esprit et les maladies qui en peuvent résulter ne doivent donc pas être considérées comme prédisposant une mère à mettre au jour un enfant difforme. Joséphine devient enceinte sans en prendre de souci, sans en concevoir ni peine ni plaisir. Elle pourra perdre sa place, mais elle en pourra trouver une autre ; c’est dans ce vague d’idées que flotte son esprit indécis : et cependant c’est d’un monstre qu’elle accoucha.

Il faut en effet que les peines morales n’influent pas autant qu’on l’a cru sur le développement des germes. Il suffit, pour en être convaincu, de consulter les registres de naissance d’une grande population. Ainsi les Recherches statistiques sur la ville de Paris, publiées l’année dernière par les soins de M. de Chabrol, conseiller d’état et préfet du département de la Seine, ouvrage qu’on citera sans doute à tout jamais comme un modèle du genre, nous donnent exactement le nombre des naissances à Paris pendant l’année 1817. Ce nombre s’élève à 23,759, quantité qui se divise, relativement à l’état civil de ces naissances, comme il suit : Enfans légitimes, 14,712 ; enfans naturels, 9,047[1]. (Le rapport des premiers chiffres aux seconds, exprimé en des termes plus simples, donne, par à peu près, la proportion de 5 à 3.) Ainsi neuf mille femmes sont devenues mères à Paris en 1817, sans avoir craint d’encourir la réprobation de la société ; et plus du quart de ce nombre, au moins deux à trois mille, le devinrent pour la première fois, roulant, sans doute pour la plupart, continuellement dans leur esprit, les déplorables circonstances de leur séduction, et restant de cette manière, pendant les longues journées de leur grossesse, sous l’accablement des émotions les plus douloureuses. Cependant comparez l’un à l’autre ces deux nombres : il est si peu de monstres eu égard à la quantité de pareils désordres, qu’on en doit conclure qu’un profond chagrin n’est point une cause prédisposante à la monstruosité. Et d’ailleurs, si les tourmens d’une âme déchirée, en causant le dépérissement de la mère, devaient réagir sur son fruit, ce serait d’une manière générale, sur tout l’ensemble de l’être, sur tous ses organes au prorata, et non séparément et uniquement sur une seule partie organique, comme cela se voit chez les monstres.

Ajoutez à ceci qu’il n’y a ni plus ni moins de monstres chez les animaux que dans l’espèce humaine, et vous en conclurez surabondamment que notre raison et nos affections morales ne sont pour rien dans les déformations qui constituent les faits de la monstruosité.

  1. Recherches statistiques de la ville de Paris et du département de la Seine, etc., in-8o, 1821 : au bureau de la lithographie de l’école royale des ponts et chaussées, 14e et 15e tableaux.

    Le même ouvrage donne l’état des naissances à Paris pendant l’année 1818. Les états des trois années suivantes m’ont été communiqués par l’homme aimable et l’homme de génie qui remplace M. Delambre comme secrétaire perpétuel de l’Académie, mon honorable ami, M. Fourier.

    Je vais donner les nombres des cinq années dans le tableau suivant :

    ENFANS NÉS À PARIS,
    LÉGITIMES. NATURELS. TOTAL.
    En 1817…… 14,712 9,047 23,759
    En 1818…… 14,978 8,089 23,067
    En 1819…… 15,711 8,641 24,352
    En 1820…… 15,988 8,870 24,858
    En 1821…… 15,980 9,176 25,156