Philosophie anatomique. Des monstruosités humaines/Résumé et conclusions de l’ouvrage, ou sur une cause unique, extérieure et générale des monstruosités/§ I

Chez l’auteur, rue de Seine-Saint-Victor, no 33 (p. 478-499).
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Résumé et conclusions de l’ouvrage.

§ I. De la monstruosité considérée dans ses rapports avec la question de la préexistence des germes.

Remontons aux premières opinions sur les monstres, afin de comprendre celles des âges suivans qu’elles ont enfantées. Aux époques où l’homme se croit enlacé et dirigé par des esprits invisibles, les monstruosités sont l’œuvre de ces puissances surnaturelles. À chaque enfant difforme qui naissait dans Athènes ou dans Rome, les populations de ces cités si justement enorgueillies de leur suprématie intellectuelle s’entassaient dans les temples pour y conjurer la colère des dieux. Cependant la raison humaine vint-elle à reprendre le dessus, ce ne fut pas sans rester encore sous l’obsession de ces souvenirs. Chez nos pères, du temps d’Ambroise Paré, la naissance d’un monstre était considérée comme une calamité publique, faisant présager une guerre ou une famine ; et plus tard, quand on parvint à secouer tout-à-fait le joug de ces croyances fantastiques, ce fut toujours pour demeurer du moins persuadé que tant d’affreuses difformités resteraient à tout jamais placées hors de la portée de notre intelligence.

De cette conviction, où il parut que l’esprit vint comme se reposer, à s’accorder le champ le plus vaste pour les hypothèses, il n’y avait qu’un pas à faire ; et on le fit.

On admit comme possible, et l’on supposa que le caractère de la monstruosité était de toute éternité dans le germe, préexistant lui-même éternellement, et devant alors de toute nécessité se développer irrégulièrement. C’était noyer une question fort ardue, mais cependant circonscrite par de certaines limites, dans un océan infini de difficultés. Cette conséquence était inévitable dans la doctrine de l’évolution des germes, doctrine que j’avoue n’avoir jamais bien comprise. Ce n’est pas cependant qu’elle n’ait été long-temps et qu’elle ne soit encore de nos jours embrassée par de très-bons esprits.

Préexistence des germes : ces deux mots, déjà pour moi difficiles à entendre l’un détaché de l’autre, me paraissent, s’ils sont réunis, tout-à-fait inintelligibles. Ils doivent naissance à une idée de causalité, à l’explication métaphysique d’un fait qu’on sait très-bien n’avoir été ni observé ni apprécié. Admettre qu’un germe contient comme dans une miniature toutes les formes qui se manifesteront plus tard chez un être organisé, et développer une théorie de préexistence pour une chose aussi indéfinissable, c’est multiplier à son gré les suppositions les plus gratuites. Et où il est en effet manifeste que la question de la préexistence des germes a tout-à-fait le caractère d’une pure supposition, c’est qu’elle est comprise en sens très-divers tout aussi bien par ceux qui l’admettent que par ceux qui la rejettent.

Car qu’entend-on par préexistant ou préexistence, si ces expressions s’appliquent à une seule chose ? Il faut bien que cela se dise d’une existence qui est avant d’être : or il n’y a pas ici seulement contradiction dans les termes, elle est d’abord et toute dans l’idée. Puis, qu’est-ce véritablement qu’un germe ? La vue d’un œuf et celle dune graine ont fait d’abord recourir à cette dénomination. Dans ce cas, le mot germe est un terme générique, servant à exprimer la réunion d’une quantité quelconque d’élémens x, lesquels, avec d’autres qu’ils puisent au dehors, doivent, au moyen d’un travail intestin, concourir à former un corps organisé ; et par exemple, l’œuf un oiseau, un reptile ou un insecte, et la graine un arbre ou une plante annuelle. Mais ce terme, précis d’abord, fut plus tard étendu : on ne l’appliqua plus à l’œuf tout entier, mais à l’une de ses molécules, à un point inaccessible à nos sens, et, à raison de tout ce que l’esprit y entrevoyait, je puis dire, à une véritable abstraction[1].

Saint Augustin a écrit, en l’appliquant très-justement à une question de législation et de morale religieuse, cette proposition : Homo est quod futurus est. Cette expression concise et énergique, transportée à la doctrine de l’évolution des germes, la contient tout entière. Cependant peut-on véritablement dire d’un œuf nouvellement pondu : Voilà qui est un oiseau, parce que ce le sera un jour, parce que ce germe doit inévitablement se développer en un oiseau ? Quelle raison de conclure ainsi par delà les faits qui nous sont donnés par l’observation, que nous pouvons acquérir par les sens. En bonne logique et conformément à toutes les notions du plus simple bon sens, on n’a vraiment de données que pour cette proposition : Voilà un œuf, et un oiseau en proviendra.

Mais, dira-t-on, tous les phénomènes de l’organisation, la production d’un grand nombre de vaisseaux, de nerfs et de muscles, une complication infinie et sans désordre qui doit s’ensuivre, le feu de la vie qui vient animer et faire jouer tant de ressorts, tout cela peut-il appartenir à un futur contingent ? Tant de merveilles seraient donc une œuvre du hasard ? Et au contraire, n’est-il pas plus naturel de croire que ces grandes compositions doivent arriver à leurs fins, parce qu’elles y sont déjà toutes venues, parce qu’elles existent déjà ainsi toutes faites ? On trouve mieux, et l’on apporte de plus aussi dans ces discussions de physique animale l’idée qu’il est d’ailleurs plus moral, que tout cela soit fait, au lieu d’être à faire, parce que l’on s’arrange plus volontiers d’une difficulté surmontée dans le passé et de la commode explication que le monde est ainsi fait, et qu’il marche de la sorte de toute éternité. On croit cela d’une croyance plus abordable, comme si la difficulté était moindre à ce que le germe ait été constitué en une seule fois et dans un nombre de parties représentées par des milliards multipliant des milliards (parties qui se détachent successivement d’un tronc réduit à une petitesse infinie et soustrait à l’action de nos sens), plutôt qu’à ce que le germe se formât journellement, à un moment déterminé et par un concours d’antécédens ou de parens.

Cependant descendez avec tous ces raisonnemens sur une question particulière, et jugez-en la valeur. Essayez de les appliquer, je suppose, à un ballon lancé en l’air, que je vous prie de considérer pour un moment comme un être animé de facultés diverses, puisqu’il va développer tout à l’heure celle de marcher et par sauts et par bonds. Tous les mouvemens de ce corps seront exécutés dans un très-grand ordre ; et ces mouvemens, que vous pourrez prévoir, que vous annoncerez au besoin sans craindre de vous tromper, direz-vous de même alors qu’il répugne de les considérer comme des propriétés de futur contingent ? y appliquerez-vous les mêmes raisonnemens que ci-dessus ? et faudra-t-il que ces événemens, qui ont aussi leurs difficultés pour se produire, soient déclarés des cas préexistans, surtout si c’est, dans son état de repos que vous vous occuperez de ce ballon, que vous en rechercherez la nature ? C’est ce qu’il n’arrivera à personne de faire, je le sais : on est, dans cet exemple, sur la considération d’un ordre de phénomènes trop simple. On ne craint point d’être forcé de trop donner à la cause occulte qu’on a toujours tant de raisons d’exclure, et qu’on nomme le hasard ; mais, au contraire, on procède à jeux découverts. Le ballon examiné, on trouve que c’est de l’air emprisonné dans une vessie : cet air a des propriétés qui tiennent à son essence ; il est compressible, élastique, etc. La vessie joue le rôle d’un contenant. Le tout ensemble manifeste encore une autre propriété, celle, comme corps grave, d’être soumis à l’action de la pesanteur. L’esprit qui possède toutes ces données agit avec discernement ; il s’explique facilement toutes les-circonstances de cette vie tourmentée[2] du ballon. En dernière analise, le ballon se meut, une impulsion lui étant donnée, en vertu des propriétés des parties matérielles dont il est composé ; et pourquoi ? c’est qu’il n’est aucun corps naturel qui ne soit doué de propriétés, et qui ne soit forcé de les manifester, dès que de certaines circonstances en favorisent lé jeu.

Puisqu’il en est ainsi nécessairement, n’est-il pas plus convenable, au lieu de cette locution, Est quod futurus est, traduisible par, C’est déjà ce que cela deviendra plus tard, d’admettre cette autre plus précise et d’une exactitude incontestable : Ce corps existe avec telles et telles propriétés, lesquelles, l’obligeant d’entrer en relations avec plusieurs choses de son monde extérieur, le sollicitent à subir diverses métamorphoses ? Et alors qu’y a-t-il d’étonnant à ce que l’on puisse pressentir les destinées futures de ces subséquentes formations, si de telles prévisions se fondent sur la connaissance tant de premiers produits que de produits différens engagés dans des actions réciproques, déterminées et connues ?

Vous pourrez répliquer, je l’avoue, que, si l’on passe de l’exemple du ballon aux considérations mêmes de l’organisme animal, il faudra se tenir dans de très-hautes abstractions, d’où il sera impossible de descendre, c’est-à-dire qu’il faudra laisser la plupart des phénomènes sans explication. Telle sera en effet notre position. C’est que, là, les ressorts sont infiniment plus compliqués que dans l’exemple précité. Les difficultés tiennent au défaut d’exercice sur ce point, ou même à l’impuissance de notre esprit[3]. Ce qui, dans le vrai, est praticable dans un cas où interviennent au plus, je suppose, deux ou trois inconnus, cesse de l’être quand ceux-ci se multiplient par centaines. Que conclure de tout cela ? que nous ne comprenons presque rien encore aux conditions les plus essentielles de l’animalité. Voilà ce qu’il faut savoir reconnaître, et j’aime mieux l’aveu qui en est fait à propos que les spéculations de la plus brillante hypothèse : car une hypothèse qui n’est pas la vérité est une erreur qui éloigne plus qu’elle n’approche du but. Et en effet, voudrait-on néanmoins continuer à s’en servir, l’esprit, qui se tient pour satisfait, demeure en repos, tandis, au contraire, que, s’il aperçoit que des obstacles lui barrent le chemin, il ne lui arrive d’entreprendre de passer outre qu’autant qu’il se sent la force et les moyens de les surmonter.

On voit, par cette discussion, dans quel labyrinthe on jetait la question des monstres, en la mêlant et en la soumettant à celle de la préexistence des germes.

Mais il y a mieux ; c’était faire le plus grand des contre-sens : car, les deux questions ont-elles autant de connexité qu’on l’a pensé, il fallait se servir de celle dont les faits restent sous l’action de nos sens, pour tenter d’éclaircir ensuite par elle l’autre, qui n’y laisse aucune prise. C’est bien, à quelques égards, ce qui devint le fond des célèbres débats de Winslow et de Lemery, de 1733 à 1742. Toutefois ces deux grands anatomistes ne firent qu’effleurer ce sujet en se tenant sur une seule considération, celle des monstruosités par excès.

Cependant, si, comme je l’ai déjà exposé, page 208[4], et comme bien d’autres considérations viendront plus bas en fournir une nouvelle et définitive démonstration, il n’est point de monstruosité qu’elle ne dépende d’un tirage s’exerçant du dehors en dedans, d’un tirage portant son action sur un des points superficiels du corps du fœtus ; et de plus, si cet effet de tirage ne peut se manifester que subséquemment à une lésion accidentelle, il faut en conclure, et il est pour moi évident qu’il n’y a pas, qu’il ne saurait y avoir de monstruosité originelle. Tout cet échafaudage d’un germe primitivement monstrueux, d’un germe préexistant et emboîté de toute éternité avec de vicieuses qualités, reste une pure supposition, non-seulement qu’il répugne à notre raison d’admettre, mais en outre que les plus simples et de journalières observations s’accordent, je pense, à proscrire.

Le cultivateur le moins instruit en sait plus sur cela que nos plus subtils métaphysiciens, parce qu’il ne saurait long-temps se tromper sur la réelle valeur et sur l’avenir des germes de reproduction, objets de sa spéculation, sans s’exposer à une ruine certaine. Il croit donc à la formation des germes. Sa prétention, légitimée par le succès, est de pouvoir diriger à son gré et selon ses besoins cette formation. Il donne des étalons de choix ayant telles qualités déterminées à sa cavale, à ses brebis ou à sa génisse, pour se procurer, je suppose, une race hybride, des agneaux à lainage beaucoup plus fin, ou un veau qui croîtra sans prendre de cornes. De mauvais blés lui donnent des épis sinon avariés, du moins amaigris ; car, de semences défectueuses, il ne peut attendre que des végétaux souffrans et mal venans. Si les graines sont absolument viciées, elles ne lèvent pas, et pourrissent en terre ; si elles ne sont que défectueuses, comme il suffit qu’une seule molécule de gluten soit soumise à l’action du nisus formativus, il en provient néanmoins un sujet normal, qui est nécessairement et seulement débile et rabougri.

Cependant plusieurs causes perturbatrices peuvent encore détruire l’espoir d’une riche moisson, comme l’attestent toutes les maladies des blés, l’ergot, le charbon, etc. ; et il faut bien que la seule ressource du cultivateur contre ces désastres consiste à éloigner de sa semence des perturbations qui proviennent du dehors, à juger par les soins qu’il prend de chauler son blé, c’est-à-dire de l’enduire d’une couche de chaux.

Il en est donc de la monstruosité des végétaux comme de celle des animaux : une intervention de lésions extérieures et accidentelles l’occasione. Qu’un insecte pique une cloison mitoyenne à deux germes, et que néanmoins ceux-ci continuent à se développer, il en résulte deux fruits appuyés l’un sur l’autre, et qui alors présentent, dans cette union anomale et pathologique, tous les caractères de la monstruosité. Combien d’autres exemples en faveur de cette thèse pourraient être fournis par le règne végétal !

Un fœtus blessé dans le sein de sa mère réalise, sous tous les rapports, la condition d’un animal surpris dans son monde extérieur et frappé à l’improviste. La blessure est-elle grave, la vie cesse ; n’est-elle que légère, ou n’a-t-elle retranché qu’un membre dont l’amputation n’entraîne pas nécessairement la mort, les bords de la plaie se rapprochent ; car l’action du nisus formativus n’est jamais interrompue. Mais, comme cette action procède sur des organes déchirés et en l’absence d’une portion emportée, ce qui se forme en remplacement de ce qui avait été formé est une réunion, par suture, des vestiges des organes dilacérés, c’est-à-dire un nouvel assemblage hétérogène, et je pourrais risquer de dire, un nouvel organe, alors pathologique. C’est le nom que je dois en effet à ce résultat, puisqu’il réunit toutes les conditions qui me paraissent caractériser un organe, puisqu’il se trouve constitué par un certain nombre d’élémens liés ensemble, soumis aux mêmes vicissitudes, comme ils sont tenus aux mêmes devoirs et engagés dans les mêmes services. Et par exemple, y aurait-il eu amputation d’une partie du bras, et cette amputation aurait-elle été suivie de guérison ? un moignon est ce nouvel organe hétérogène, anomal, pathologique, qui se marie avec toutes les autres parties contiguës ayant persévéré dans l’état normal, et dont l’individu blessé est tenu alors de s’accommoder.

Les phénomènes dont nous sommes journellement les témoins, ne se passent pas différemment dans la monstruosité. Celle du rhinencéphale, par exemple, tient à la suppression presque totale de l’organe olfactif. Ce qui intervient sur la ligne médiane sont les racines des organes latéraux, lesquelles s’appuient les unes sur les autres, au lieu de s’appuyer sur l’appareil nasal : engagées et réunies, ces racines forment ensemble un tout, un organe nouveau bizarre, hétérogène, anomal, pathologique, ce que, dans ce cas particulier, j’appelle la monstruosité, l’organe monstrueux, enfin l’organe rhinencéphale. Cet organe, c’est une seule cavité oculaire, un seul œil, toutes les modifications dont j’ai présenté les caractères, page 93.

Si donc il y a parité dans les deux phénomènes qui m’ont servi d’exemple, si le fœtus rhinencéphale ou monstrueux est sous l’action du même régime que le sujet amputé, si les deux déformations dépendent réellement d’une lésion accidentelle, j’arrive à la même conclusion que tout à l’heure au sujet des végétaux ; il n’y a aucune condition originelle et nécessaire pour la monstruosité. Tout fœtus naît avec une susceptibilité plus ou moins grande pour son heureux développement ; suivant la condition de vigueur ou de faiblesse de ses parens, il passera à des formes athlétiques, ou il n’existera que d’une manière chétive. Mais, quoi qu’il lui advienne au moment de sa conception, s’il est, c’est pour se développer d’une manière uniforme et régulière[5].

Nous ne sommes pas plutôt arrivés à cette conséquence, qu’un autre résultat plus général et plus directement applicable à la principale question de ce paragraphe vient frapper notre esprit. La remarque que nous a suggérée la monstruosité du rhinencéphale subsiste en son entier et également pour tous les autres cas de monstruosité. Il n’est véritablement aucune partie du corps qui ne soit susceptible d’un tirage extérieur, et qui ne puisse, par un retardement de développement que ce tirage occasionne, devenir aussi monstrueuse. Il n’est en effet aucun organe qu’une force du dehors ne parvienne à dominer, que cette force ne puisse détourner de la tendance à une formation régulière, ou, comme nous nous en sommes jusqu’à présent expliqués en recourant à l’expression consacrée par le célèbre Blumenbach, ne puisse détourner de céder à l’action du nisus formativus.

Si sur tous les points, soit profonds, soit superficiels, de l’être organisé, il peut survenir une cause perturbatrice de l’action du nisus formativus, il n’y a donc rien de primitif, d’absolument nécessaire quant à l’avenir dans les conditions du germe : ce ne peut donc plus être une chose problématique que la question si fameuse et si long-temps débattue de la préexistence des germes[6]. Je le répète ; on ne saurait effectivement reconnaître de préexistence, de développement nécessairement invariable, du moment qu’il est prouvé qu’une déviation de l’organisation est toujours et se trouve partout possible.

Cependant, dira-t-on, aucune de ces inquiétudes n’empêche celles des spéculations de l’économie rurale, qui sont fondées sur la rénovation des êtres : c’est que, dans ce cas, les chances de probabilité équivalent presque à de la certitude. Vous savez ce qui adviendra, pour le conclure par voie d’analogie ; mais je puis aussi ajouter : Vous le pourriez conclure également de haut et sur la considération seule des faits ; vous le pourriez savoir, et tout aussi sûrement, par voie de déductions philosophiques.

En effet, que vous connaissiez les élémens qui entrent dans la composition d’un corps naturel, les propriétés de ce corps sont une résultante des propriétés distinctes de chaque élément partiel. Tout ce qu’il deviendra en se combinant avec un autre corps A, ou avec un troisième B, sont des effets nécessaires comme dépendant de l’essence de chaque composant, comme résultant de la valeur des propriétés mises en commun et concourant au résultat acquis. Ces effets, pour être prévus, ne peuvent pas être cependant jugés des effets préexistans.

L’acide muriatique[7] a de l’affinité pour la soude : je prévois et je m’explique la formation d’une molécule de sel gemme, d’après ce que je sais des propriétés des deux composans. Ce qui préexistait à la molécule de sel, c’étaient ses composans, doués de certaines propriétés ; mais, bien que ces mêmes composans ne puissent nécessairement et absolument produire que cette même molécule, vous ne direz pas, ou du moins vous ne devrez pas dire celle-ci préexistante à elle-même. Je puis étendre plus loin cette explication : car je trouve dans l’histoire de la chimie que ce cas normal est quelquefois affecté d’irrégularités ; dérogation aux conditions ordinaires, qui correspond tout-à-fait aux anomalies pathologiques de l’organisation animale. Mon célèbre et savant confrère M. Berthollet, examinant en Égypte les lacs de natrum, vit que la formation du carbonate de soude avait lieu par une décomposition contraire aux lois des affinités ordinaires : là le muriate de soude ou sel gemme, et le carbonate de chaux, se métamorphosent et se résolvent en carbonate de soude et en muriate de chaux avec excès de base, par un échange réciproque de leurs bases et de leurs acides. M. Berthollet, en étudiant ce phénomène, reconnut que la puissance des masses changeait l’ordre des attractions. C’est ainsi que nous voyons jouer, dans ces actions réciproques, à la puissance des masses le rôle que, dans nos exemples précités de monstruosité, nous avons vu remplir à un tirage extérieur, c’est-à-dire le rôle d’une cause perturbatrice luttant avec succès contre les propriétés des corps et leur tendance à une semblable et régulière formation.

Nous terminerons par un exemple qui présente plus de points de contact avec les phénomènes de l’organisme animal. Soit une pile à auges mise en batterie ; elle est une image sensible, reproduisant, sous bien des rapports, l’action et le jeu de la vie chez les animaux inférieurs. Une telle pile a elle-même une vie propre, qui se conserve tant que la pile fait emploi de tous ses moyens : c’est une existence comme la lui permettent les élémens qui la composent et la complication d’effets qu’amènent ces arrangemens. Les points de contact de cette machine avec l’animal sont quelle cesse de jouer et d’exister, soit par le défaut d’alimens dans les auges, soit par l’usure de ses appareils. Elle périt en effet, quand elle a épuisé sa provision d’eau et d’acide sulfurique, et elle périt encore et nécessairement lors même qu’il est pourvu à son alimentation par une succession réglée de versemens d’eau acidulée, quand arrive l’usure totale des appareils ou des plaques qui plongent dans les auges.

Dans cette position des choses, qui peut douter que la pile ne puisse, ne doive produire régulièrement et exactement le phénomène qui est la fin de sa mise en activité, qu’elle n’opère nécessairement la décomposition des fluides contenus dans les auges ? Mais cependant que vous apportiez d’autres conducteurs croisant leurs actions avec ceux de la machine, vous occasionerez une perturbation dans les phénomènes. Maître d’agir à votre gré dans l’expérience, vous en expliquerez facilement les effets, soit réguliers, soit irréguliers ; et vous recueillerez cette conclusion définitive, que les phénomènes se développent constamment de la même façon sous l’influence de causes déterminées, et qu’ils varient comme changent leurs conditions prédisposantes. Rien dans tout cela de préexistant ; mais, un corps étant formé, il l’est avec de certaines propriétés, et son activité est réglée d’après ces propriétés, qui tiennent à son essence.

La perturbation que nous venons d’admettre répond à la perturbation que les animaux éprouvent par l’effet d’un tirage extérieur. Sans cette perturbation, un animal régulier serait produit ; elle intervient, c’est un autre animal dans le point de cette intervention ; et cet autre animal vivra, si la perturbation n’affecte pas les centres d’action vitale, comme vivent, par exemple, tous les monstres à bec de lièvre : dans l’hypothèse contraire, l’animal meurt en naissant.

C’est où j’arrête ces recherches sur la connexité de la fameuse question de la préexistence des germes avec les faits de la monstruosité. Au delà, je ne sais plus rien, je ne vois plus rien d’explicable. Et en effet, arrivé sur cette limite, le physicien disparaît ; l’homme religieux[8] seul demeure, pour partager l’enthousiasme du saint prophète et pour s’écrier avec lui : Cœli enarrant gloriam Dei… ; Laudemus Dominum.

  1. Le germe, dit Sénebier, est, dès son principe, une machine parfaite qui peut être développée, mais non modifiée par changement ou addition d’organes. C’est, suivant Bonnet, une préformation originelle, dont le corps qui en provient résulte comme de son principe immédiat. Il est encore défini par M. Chaussier une partie organisée qui contient l’élément de la forme et du mouvement.

    Ces explications me rappellent certains avis pour engager à se garder d’expressions qu’il faut définir. On oublie sans doute, en faisant ces recommandations, que de pareilles justifications sont le plus souvent inutiles. Une définition est, dans ce cas, à peu près impossible ; car définir suppose savoir.

  2. Tout corps qui a cette activité, qui est sujet au mouvement, et qui exécute plusieurs déplacemens en vertu d’une seule impulsion, jouit sans doute, pendant la durée du phénomène, d’une existence quelconque ; il vit à sa manière.
  3. Il viendra peut-être un jour où l’on reconnaîtra que notre ignorance des hautes fonctions de la vie tient moins encore à de graves difficultés du sujet qu’à la fausse direction de l’esprit humain dans d’aussi importantes recherches. Cette réflexion m’est surtout suggérée par le mémorable travail de M. le docteur Flourens sur les fonctions du système cérébro-spinal. (Remontez d’âge en âge pour en trouver un qui lui soit comparable de toute manière, et vous arriverez à la découverte de la circulation du sang.)

    Quelle idée se ferait-on du mouvement d’un ballon, si l’on n’était pas déjà familiarisé avec la connaissance de l’air et celle de ses propriétés, avec les questions de la chute des corps ? Un tel problème à résoudre offrirait aussi des difficultés immenses, qu’on ne s’expliquerait peut-être de même qu’en les jugeant d’un accès impossible à la faiblesse de notre intelligence.

  4. Je reçois en ce moment une thèse inaugurale soutenue à Utrecht, intitulée : De labii leporini congeniti naturâ et origine (brochure in-8o de 72 pages, avec une planche ; Utrecht et Amsterdam, 1822), dans laquelle l’auteur, M. le docteur C. Nicati, figure sous le no 7 de sa planche un embryon humain de trois mois, d’après un sujet de la collection de son maître, M. le professeur Vrolik. Je ne suis plus à temps de faire profiter les nombreuses et savantes observations répandues dans cet ouvrage à mon article Bec de lièvre, imprimé déjà fort anciennement (une maladie, les devoirs de mes places et quelques autres travaux m’ont forcé d’interrompre la publication de ce volume, dont quatre cents pages étaient imprimées en mars 1822) ; mais je puis du moins appeler l’attention des anatomistes sur le fait très-important de la figure 7 que je viens de citer.

    M. Nicati a cru ne donner qu’une observation de plus de bec de lièvre ; et sans prévention, il a laissé représenter une circonstance en apparence accessoire, mais que je tiens pour fondamentale. C’est une tige tégumentaire autour de laquelle une partie du cordon ombilical est enroulée : elle paraît sortir, à droite, de la portion du crâne où les angles du temporal, du pariétal et du frontal, viennent se réunir ; et par son autre extrémité, elle se rend, de concert avec le cordon ombilical, sur le placenta, y adhérant et reproduisant ainsi quelques circonstances de notre monstruosité pl. V, ou de l’hypérencéphale. À l’extraction du fœtus, très-probablement dans la vue d’écarter des lambeaux jugés inutiles, on aura cru dégager le placenta en rompant cette bride, qui, selon moi, contenait les véritables élémens de la monstruosité du sujet.

    Car une plaie, ainsi que nous en développerons plus tard le mécanisme, aura donné naissance à ce filet tégumentaire, à cette bride placentaire. Celle-ci se sera prolongée sur les membranes du palais. Les os incisifs, dans un fœtus aussi jeune, sont écartés des maxillaires, et ils peuvent par conséquent être facilement entraînés les uns loin des autres. Pour cela faire, il suffit que les eaux de l’amnios agissent par leur accumulation sur les membranes de l’œuf, et que celles-ci, au moyen de la bride subsistant intermédiairement, attirent sur elles le fœtus, que son propre poids retient en sens contraire. Un tirage est ainsi exercé de dedans sur le dehors : le maxillaire droit aura été maintenu ; et le bec de lièvre, qui se dirige effectivement vers la droite, est définitivement le produit de ces luttes et actions diverses. La peau, plus tard continuant à se former et à s’étendre pour entourer la face, aura recouvert la bride placentaire et procuré l’apparence de sa sortie vers l’un des points de la tête. Encore n’est-ce ainsi en totalité qu’au-dessus de l’os frontal, puisque la peau, faute d’une entière cicatrice, est restée ouverte comme si on l’avait fendue à dessein, depuis l’œil jusqu’à la bouche.

  5. M. Virey est, comme moi et avant moi, arrivé à la même conclusion dans le trente-quatrième volume du Dictionnaire des Sciences médicales, au mot Monstre, page 140. « Tous ces faits, dit-il, semblent établir que les germes des animaux et des végétaux sont émanés purs et réguliers de la main du Créateur, c’est-à-dire que toutes difformités ou monstruosités sont subséquentes et résultent de divers chocs, ou de dérangemens, ou de l’inégale nutrition, etc., de ces mêmes germes. »
  6. Entendue, comme je l’ai exposé plus haut. Car tout ce qui tient à la matière, telle qu’elle est sortie des mains du Créateur, et à ses propriétés coéternelles comme elle, devient le sujet d’une autre question que je n’ai voulu ni directement ni indirectement traiter ici.
  7. Je n’ignore pas que les derniers progrès de la chimie font aujourd’hui préférer le nom d’acide hydro-chlorique à celui d’acide muriatique, comme le nom de chlorure de sodium à celui de muriate de soude ; mais je conserve ici les expressions de l’ancienne théorie, parce qu’elles se prêtent mieux aux explications que je crois utile de donner.
  8. On a remarqué mon premier volume comme portant à la méditation religieuse. Voici comme se termine une des analises qui en furent faites dans le temps : celle-ci a paru dans la Bibliothèque médicale, cahier d’août 1819. « Du reste, la curiosité et le goût de toutes les classes de lecteurs trouveront de quoi se satisfaire dans la Philosophie anatomique ; car les sciences physiques ne profitent point seules des conséquences du beau principe que M. Geoffroy vient de proclamer, et il me semble que l’unité de l’idée, sur laquelle ont été formés des ouvrages si composés et si nombreux, témoigne ayant tout de l’unité de leur cause. »