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PHÈDRE

Au reste les occasions efficaces de se ressouvenir sont rares, rares aussi les âmes qui en sont capables (cf. Phédon 69 cd), soit faute d’avoir vu d’une façon suffisante les réalités, soit faute d’avoir, par une vie pure, entretenu en elles-mêmes l’aptitude à se ressouvenir. Aussi, quand une chose sensible n’en est pas seulement l’occasion indirecte, mais qu’elle imite autant que cela est possible une réalité vraie[1], cette chose est-elle propre à causer dans l’âme des transports qui la mettent si bien hors d’elle-même qu’elle ne se possède plus et qu’elle est incapable de s’expliquer à elle-même l’émotion intense qu’elle éprouve.

B. — Ce qu’il faut donc expliquer, c’est pourquoi le bel objet qui fait naître l’amour provoque dans l’âme ces transports (250 b 2 sqq.). Les réalités absolues ne sont pas toutes également lumineuses dans leurs images terrestres : ainsi la Justice, la Tempérance ont besoin, pour être tout juste reconnues, que l’on ait recours à des moyens artificiels de les reconnaître, et encore ces moyens ne sont-ils à la portée que d’un petit nombre d’hommes[2]; si elles brillaient de tout

    qui est sans amour ou sans passion (cf. lxxiii et lxxvi sq.). D’un autre côté, s’il est vrai que ceci concerne à la fois l’amour et la philosophie, c’est-à-dire l’amour philosophique, la proposition pourrait être illustrée par un fameux passage du Banquet (cf. ma Notice de ce dialogue, p. xci sq.).

  1. Cette idée d’imitation (250 a 6) vaut qu’on s’y arrête. Sans doute peut-on dire avec le Phédon (74 a-75 a) que les égalités sensibles font ressouvenir de l’égalité en soi parce qu’elles lui ressemblent et qu’elles tendent à l’imiter quoique toujours imparfaitement. Mais elles sont plutôt une occasion médiate d’y penser et de mesurer la distance qui les en sépare. Aussi n’excitent-elles pas à cette occasion l’émotion qu’excite la beauté sensible, parce que l’évidence lumineuse de celle-ci imite immédiatement la splendeur de la Beauté idéale. C’est sur ce privilège de la beauté qu’insiste le développement qui suit. On pourrait rapprocher Banquet 210 e-212 a.
  2. Il ne semble pas que ces « troubles instruments » d’une représentation imaginaire puissent désigner l’homme juste ou tempérant : s’il est une image de la justice ou de la tempérance, par contre on voit mal comment il pourrait être appelé un « instrument ». Platon veut, je crois, parler des législations et des règles, traditionnelles ou codifiées, de la conduite. Ce sont en effet à la fois des instruments et des images, car elles reproduisent artificiellement, tant bien que mal