Oeuvres de Walter Scott, trad Defauconpret/Tome I/3/5

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Libraire-éditeur (Tome I. — Ballades, etcp. 147-160).

CHANT CINQUIÈME.

i.

— Non, ils ne se trompent pas ceux qui disent que quand le poète cesse d’exister, la nature muette porte le deuil de son interprète et célèbre ses funérailles ; le rocher qui perce la nue, la caverne solitaire, gémissent sur l’absence du barde ; les montagnes pleurent en ruisseaux de cristal ; les fleurs répandent les larmes d’une rosée embaumée, les vents soupirent à travers les bosquets qu’il a chéris ; les chênes y répondent par de sourds gémissements, et les fleuves apprennent à leurs ondes à murmurer un chant funèbre autour de sa tombe.

ii.

Ce n’est pas que ces êtres inanimés puissent réellement gémir sur l’urne d’un mortel ; mais les ondes, les bois, les vents, ont une voix qui s’unit aux regrets plaintifs de ceux qui n’échappaient à l’oubli que par les chants fidèles du poète, et dont la mémoire va s’évanouir une seconde fois avec son dernier soupir. L’ombre pâle de la jeune fille qui déplore l’oubli où va être enseveli l’amour, le véritable amour, fait tomber les larmes de la rose et de l’aubépine sur le cercueil du ménestrel. Le fantôme du chevalier qui voit sa gloire s’éclipser sur la plaine qu’il a couverte de morts monte sur le vent des ouragans, et fait retentir de ses cris le champ de bataille. Du haut des nuages qui lui servent de trône, le Chef, dont l’antique couronne féodale brilla long-temps dans les vers du poète, voit, dans les domaines qui lui appartenaient autrefois, ses cendres reposer sans distinction ; son rang, son pouvoir, sa mémoire même se perdent dans l’obscurité des âges ; ses gémissemens remplissent les cavernes solitaires, et dans sa douleur ses larmes grossissent le cours des ruisseaux ; tous regrettent que la harpe brisée du ménestrel ne chante plus leurs louanges, ne fasse plus entendre leur nom.

iii.


À peine avait-on arrêté les soldats prêts à donner l’assaut ; à peine était-on convenu des conditions de la trève, qu’on aperçut du haut des tours de Branksome une troupe nombreuse de guerriers qui s’avançaient pour secourir le château. D’épais nuages de poussière s’élevaient dans le lointain ; on, entendait le bruit sourd de la marche des chevaux ; un rayon de soleil faisait briller de temps en temps les lances qui s’élevaient au-dessus, des rangs ; et les bannières féodales déployées désignaient les Chefs qui arrivaient au secours de Branksome.

iv.

Je n’ai pas besoin de nommer chacun des braves clans qui venaient du centre des frontières. Le Cœur sanglant brillait à l’avant-garde et annonçait Douglas, nom redouté. Je n’ai pas besoin de dire quels nobles coursiers hennirent, quand les sept lances de Wedderburne[1]rangèrent leurs soldats en ordre de bataille, et que Swinton tint en main cette arme redoutable qui avait autrefois humilié la tête superbe de Clarence Plantagenet ; et à quoi bon parler de cent autres braves chevaliers venant de Lammermoor, du riche Merse[2] et des belles rives de la Tweed, sous les bannières réunies d’Hepburn et du vieux Dunbar ? on voyait étinceler leurs armes, tandis qu’ils descendaient la montagne, en criant : — Home ! Home !

v.

La noble dame de Branksome, remplie de courtoisie, fit partir de la tour des chevaliers et des écuyers, pour remercier ces vaillans Chefs du secours prompt et puissant qu’ils lui apportaient ; pour les informer qu’une trève avait été conclue, et qu’un combat devait avoir lieu entre Musgrave et le brave Deloraine ; elle les fit inviter à y assister, et à accepter l’hospitalité dans son château. Mais en faisant bon accueil à ses compatriotes, elle n’oublia pas les lords anglais. Le vieux sénéchal alla lui-même les engager de sa part de la manière la plus civile, à se rendre à Branksome. Howard, que nul chevalier ne surpassait en bravoure pendant la guerre ni en courtoisie pendant la paix, accepta cette invitation sans hésiter ; mais Pacte courroucé préféra se reposer sous sa tente.

vi.

Maintenant, noble dame, vous me demanderez peut-être comment les deux armées ennemies se réunirent : vous pensez que ce n’était pas une tâche facile que de maintenir la trève entre ces cœurs guerriers ces âmes de feu, qui ne respiraient que la colère, le sang et la mort. Une haine héréditaire, l’esprit national, des guerres habituelles divisaient les Chefs qui se rencontrèrent sur les rives du Teviot ; et cependant, sans se menacer, sans froncer le sourcil, ils s’abordèrent comme des frères qui se retrouvent dans un pays étranger. Les mains qui naguère tenaient la lance, et couvertes encore du gantelet de fer, se cherchèrent avec franchise. Les visières des casques se levèrent, et bien des amis se reconnurent dans les rangs opposés. — Les uns se livrent aux plaisirs de la table, les autres, poussant des cris joyeux, s’exercent à différens jeux, et la boule, les dés, les dames et le ballon les aident à passer la journée.

vii.

Si pourtant le cor avait fait entendre le signal de la guerre, ces guerriers confondus avec tant de franchise, ces mains qui se pressaient avec tant de cordialité, auraient ensanglanté la terre. Les rives du Teviot, au lieu de retentir de cris de joie, n’auraient plus entendu que le cri terrible de la guerre et les gémissemens de la mort : les whingers[3], employés dans le festin à un usage pacifique, auraient versé le sang des convives. Ce passage soudain de la paix à la guerre n’était autrefois ni rare ni regardé comme étrange sur les frontières. Cependant tout était en paix dans le château de Branksome et dans les environs quand le dernier rayon du soleil en couronna les créneaux.

viii.

Ces signes heureux d’une joie bruyante ne cessèrent pas avec le jour. Bientôt on vit sortir des hautes fenêtres grillées de la grande salle de Branksome des rayons d’une clarté qui succédait à celle du soleil, et les lambris continuèrent à retentir des sons de la harpe et du choc des verres. Cependant dans toute la plaine, sur laquelle les ombres commençaient à se répandre, on entendait appeler et crier ; chaque clan cherchait à réunir ses traîneurs en frappant leurs oreilles du mot de ralliement, tandis que ceux qui étaient encore à table portaient à haute voix des santés en l’honneur de Dacre ou de Douglas.

ix.

Tout ce bruit s’affaiblit peu à peu, et finit par mourir entièrement ; et des hauteurs de Branksome on n’entendait plus que le murmure des ondes du Teviot, la voix de la sentinelle qui donnait le mot d’ordre quand on venait la relever de sa garde, et les coups pesans de la hache et du marteau, qui partaient de l’épaisseur du bois ; car plus d’une main y travaillait à préparer des pieux et des palissades, pour former le champ clos du combat du lendemain.

x.

Marguerite quitta bientôt la salle, malgré le coup d’œil de reproche que lui lança sa mère ; et elle ne remarqua pas, en s’éloignant, les soupirs qui s’échappaient en secret du sein de maint guerrier, car plus d’un noble défenseur, plus d’un allié valeureux, aurait voulu intéresser le cœur de la fleur charmante du Teviot. Le cœur agité, l’esprit inquiet, elle ne goûta qu’un sommeil interrompu dans son appartement solitaire, et plus d’une fois elle se leva de sa couche entourée de rideaux de soie. Tandis que ses nobles hôtes reposaient encore, elle vit paraître l’aube du jour. De tous ceux qui goûtaient le repos dans Branksome, la beauté la plus aimable et la plus parfaite fut celle qui s’éveilla la première.

xi.

Elle jeta un regard sur la cour intérieure que les murs élevés de la tour enveloppaient encore de leur ombre ; dans cette cour, qui la veille avait retenti du bruit des armes et des hennissemens des coursiers, règne le plus profond silence. Mais quel est ce guerrier d’une taille imposante, et armé d’éperons brillans, qui s’avance soudain ?… Il lève sa tête couronnée d’un panache. — Sainte Marie ! est-ce bien lui ? Il marche dans le château ennemi de Branksome sans plus de crainte que s’il était dans le domaine d’Ousenam ! Marguerite n’ose proférer une parole, elle n’ose faire un geste….. Si un seul page se réveille… une mort prompte l’attend. Toutes les perles de la reine Marie, les larmes plus précieuses encore de marguerite, ne pourraient racheter un seul de ses jours.

xii.

Cependant il ne courait guère de risque. Vous pouvez vous rappeler le charme du malicieux page ; il l’avait communiqué à son maître, qui, par la vertu de ce secret magique, paraissait un chevalier de l’Ermitage. Il passa pour tel aux yeux des gardes et des sentinelles, et personne ne songea à l’arrêter. Mais quel charme magique aurait été assez puissant pour le déguiser aux yeux de Marguerite ? Elle se lève brusquement, tressaille de crainte et de surprise, et ces deux sentimens peuvent à peine maîtriser l’amour. Lord Henry est à ses pieds.

xiii.

Je me suis demandé bien des fois quel motif ce lutin malicieux pouvait avoir eu pour faciliter cette entrevue. L’amour heureux est un spectacle céleste, et un esprit de ténèbres n’y peut trouver aucun plaisir. Peut-être s’était-il imaginé que de cette passion devaient naître la honte et les regrets ; qu’elle causerait la mort du vaillant Cranstoun, le déshonneur et la perte de l’aimable Marguerite ; mais il ne lui était pas donné de connaître des cœurs si sincères. Le véritable amour est une vertu que Dieu n’a accordée dans ce monde qu’à l’homme seul. Ce n’est pas le feu brûlant du caprice qui ne brille que pour s’éteindre ; il ne doit pas sa naissance au désir, et ne meurt pas avec lui. C’est cette sympathie secrète, nœud de soie et d’or, qui unit le cœur au cœur et l’esprit à l’esprit. Mais laissons Marguerite avec son chevalier, et parlons du combat qui va se livrer.

xiv.

Les cors ont déjà donné le premier signal ; chaque clan est éveillé par le son des cornemuses. Tous les guerriers s’empressent de courir pour être témoins du combat ; ils entourent le champ clos, appuyés sur leurs lances, telles que les pins dépouillés de feuilles dans la forêt d’Ettrick. Tous ont les yeux fixés sur le château de Branksome pour en voir sortir les combattans, et chacun vante les prouesses de celui des champions que ses vœux favorisent.

xv.

Cependant la noble maîtresse du château n’était pas sans inquiétude, car une querelle s’était élevée entre Harder et Thiriestane, jaloux l’un et l’autre de combattre pour Deloraine. Chacun d’eux faisait valoir sa fortune, son rang, sa noblesse, déjà ils fronçaient les sourcils ; mais ils furent bientôt d’ac cord, car tout à coup on vit paraître Deloraine lui-même, guéri de toute souffrance, paraissant avoir recouvré toute sa vigueur, armé de pied en cap, et réclamant le droit de soutenir lui-même sa querelle. La châtelaine s’applaudit de la vertu de son charme,[4] et les deux fiers rivaux renoncèrent à leurs prétentions.

xvi.

En partant pour le champ clos, Howard tint les rênes de soie du palefroi de la noble dame, et marcha sans armes à son côté, lui parlant avec courtoisie de faits d’armes du temps passé. Il était richement vêtu : des dentelles de Flandre tombaient sur sa veste de peau de buffle doublée et bordée de soie ; ses bottes de cuir jaune étaient armées d’éperons d’or ; son manteau était de fourrure de Pologne ; et son haut-de-chausses couvert d’une broderie en argent ; son glaive de Bilbao, dont plus d’un maraudeur avait senti le tranchant, était suspendu à un large baudrier enrichi de pierres précieuses, et de là venait que sur toutes les frontières les habitans, dans leur style grossier, nommaient le noble Howard — William au Baudrier. —

xviii.

Derrière lord Howard et la noble dame était la belle Marguerite, montée sur son palefroi. Sa robe, qui flottait jusqu’à terre, était d’une blancheur éclatante, ainsi que sa guimpe et son voile ; une guirlande de roses blanches enchaînait les tresses de ses blonds cheveux. Le comte Angus était près d’elle, et cherchait à l’égayer par une conversation agréable. Sans l’aide du chevalier, sa main eût cherché en vain à guider ses rênes brodées. Il crut qu’elle frémissait de la pensée d’un combat à outrance ; mais une autre cause de terreur, que personne ne pouvait soupçonner, fit palpiter son sein quand elle se plaça auprès de sa mère sur les fauteuils couverts de soie cramoisie qui leur étaient destinés.

xviii.

Prix du combat, le jeune Buccleuch était conduit par un chevalier anglais. À peine l’enfant songeait-il à la perte de sa liberté, tant il brûlait du désir de voir les champions en venir aux mains. Le fier Home et l’orgueilleux Dacre parcourent la lice à cheval, avec toute la pompe de la chevalerie, tenant en mains leurs baguettes d’acier, comme maréchaux du combat. Leurs soins assurèrent à chaque champion un même avantage de vent et de soleil. Les hérauts défendirent alors à haute voix, au nom du roi, de la reine et des maréchaux, que personne, sous peine de mort, tant que le combat durerait, osât donner aucune aide à l’un ou à l’autre champion, par regards, par gestes ou par paroles ; on les écouta dans un profond silence, et les deux hérauts firent alternativement ces deux proclamations :

xix.
le héraut anglais.

— Voici Richard de Musgrave : vrai chevalier et de naissance libre, prêt à demander réparation des actes de violence et des dévastations insultantes commises par Deloraine. Il dit que William Deloraine est un traître, suivant les lois des frontières, et il le soutiendra les armes à la main. Que Dieu et sa bonne cause lui soient en aide !

xx.
le héraut écossais.

— Voici William Deloraine, vrai chevalier et de noble naissance. Il dit que jamais acte indigne de trahison n’a souillé son écu depuis qu’il porte les armes, et qu’avec l’aide de Dieu il le prouvera contre Musgrave qui en a lâchement menti par la, gorge.

lord dacre.

— En avant, braves champions, le champ est ouvert : trompettes, sonnez.

lord home.

— Que Dieu défende le droit !

Rives du Teviot, combien vos échos retentirent, lorsqu’au son des cors et des trompettes, les deux ennemis pleins d’ardeur s’élancèrent l’un contre l’autre ! le bouclier levé, l’œil attentif, et d’un pas mesuré, les voilà qui se rencontrent au milieu de la lice !

xxi.

Aimables dames qui m’écoutez, vos oreilles délicates frémiraient d’entendre comment les casques résonnèrent sous les coups de la hache pesante, comme le sang jaillit de mainte blessure, car le combat fut long et acharné, et chacun des guerriers était aussi vigoureux que brave. Mais, si j’adressais mes chants à des chevaliers, je pourrais entrer dans les détails du combat, car j’ai vu briller l’éclair de la guerre, j’ai vu la claymore se croiser avec la baïonnette, j’ai vu le fier coursier marcher dans des flots de sang, et refuser de faire un pas en arrière pour sauver sa vie.

xxii.

C’en est fait ! c’en est fait ! ce coup fatal l’a étendu sur la terre ensanglantée. Il cherche à se relever. Non, brave Musgrave, tu ne te relèveras plus. Le sang l’étouffe ; que la main d’un ami détache son casque, et desserre l’agrafe de son hausse-col pour qu’il puisse respirer plus librement. Soins inutiles ! Hâtez-vous, saint frère, hâtez-vous, et avant que le pécheur expire, venez l’absoudre de toutes ses fautes, et aplanissez à son âme le chemin de la terre au ciel.

xxiii.

Le saint frère accourut en diligence. Ses pieds nus se teignirent de sang en traversant l’arène. Sourd aux cris de joie qui proclamaient le triomphe du vainqueur, il souleva la tête du guerrier mourant ; sa barbe et ses cheveux blancs flottaient sur sa poitrine et ses épaules, tandis qu’il priait à genoux près de lui, et qu’il présentait le crucifix à ses yeux déjà couverts d’un nuage. — Il prête une oreille attentive à l’aveu de ses fautes, en soutenant sa tête ensanglantée ; au moment de la séparation de l’âme et du corps, il lui prodigue des consolations spirituelles et lui inspire la confiance en Dieu. Mais le chevalier ne l’entend pas, l’agonie de la mort est passée ; Richard de Musgrave ne respire plus.

xxiv.

Comme si le combat eût épuisé ses forces, ou qu’il eût réfléchi sur ce triste spectacle, le vainqueur reste immobile et silencieux. Il ne baisse pas la visière de son casque, il n’entend pas les cris de victoire qui s’élèvent dans les rangs des Écossais, il ne sent pas les mains qui s’empressent de venir serrer les siennes. Mais tout à coup des cris de surprise mêlée d’une sorte de terreur partent de toutes parts, et les rangs les plus serrés s’ouvrent à la hâte pour faire place à un homme pâle et à demi nu, qui accourt du château. Il saute par-dessus les barrières d’un seul bond, il promène autour de lui ses yeux hagards, comme un malade en délire. Chacun reconnaît William Deloraine. Les dames se lèvent de leurs sièges en tressaillant, et les deux maréchaux sautent à bas de leurs coursiers. — Qui es-tu donc, s’écrient-ils, toi qui as combattu et emporté la victoire ? — Le vainqueur détache son casque : — Je suis Henry Cranstoun, répond-il, et voilà le prix pour lequel j’ai combattu. — À ces mots, prenant par la main le jeune Buccleuch, il le conduit à sa mère.

xxv.

Elle couvrit de baisers le fils qui lui était rendu, et le pressa long-temps sur son sein ; car malgré l’intrépidité qu’elle avait cherché à montrer, son cœur avait tremblé à chaque coup porté à son champion. Cependant elle ne daigna pas remercier lord Cranstoun, qui fléchissait un genou devant elle. Il n’est pas besoin de rapporter tout ce que dirent Douglas, Home et Howard, car Howard était un ennemi généreux, ni les prières que tout le clan adressa à la châtelaine pour qu’elle oubliât la haine qui avait divisé les deux familles, et daignât bénir l’hyménée du seigneur de Cranstoun avec la fleur du Teviot.

xxvi.

Elle jeta les yeux alternativement sur la rivière et sur la montagne, et se rappela les paroles prophétiques des deux esprits. Rompant enfin un silence jusqu’alors inflexible : — Ce n’est pas vous qui l’emportez, dit-elle, mais je cède à la destinée. Les astres peuvent verser une influence favorable sur les eaux du Teviot et sur la tour de Branksome, car l’orgueil est dompté et l’amour est libre[5]. — Prenant alors la main de la belle Marguerite qui, éperdue et tremblante, pouvait à peine respirer et se soutenir, elle la mit dans celle du lord Cranstoun : — Que ce nœud d’amour, dit-elle, attache nos deux maisons l’une à l’autre, et soit le gage d’une fidélité réciproque et inviolable ; c’est aujourd’hui le jour de vos fiançailles, et ces nobles lords voudront bien rester pour les honorer de leur présence.

xvii.

En retournant au château, elle apprit de Cranstoun comment il avait combattu Deloraine ; comment son page avait soustrait au chevalier blessé le livre merveilleux ; comment il s’était introduit le matin dans le château, à l’aide d’une illusion magique ; et comment le nain ayant dérobé l’armure du chevalier, tandis que celui-ci dormait, il avait paru dans la lice sous son nom. Mais il ne lui fit que la moitié du récit, et passa sur son entrevue avec Marguerite. La dame ne voulut pas faire paraître au grand jour les secrets de son art mystérieux, mais elle se promit de punir avant minuit l’audace de ce page étrange, de retirer le livre de ses mains impures, et de le rendre à la tombe de Michel.

Je ne parlerai pas des discours pleins de tendresse de Marguerite et de son amant. Elle lui conta combien son sein avait été agité, et quelles craintes elle avait éprouvées pendant qu’il se mesurait contre Musgrave. Je ne vous peindrai pas leur bonheur ; un jour, belles demoiselles, vous le goûterez à votre tour.

xxviii.

William Deloraine, en s’éveillant d’un sommeil léthargique, avait appris par hasard qu’un autre chevalier couvert de ses armes et portant son bouclier, combattait en champ clos, sous son nom ; contre le fier Musgrave. Il y courut aussitôt sans être armé, et sa présence répandit la terreur et la consternation, car on le prit pour son propre spectre[6], et non pour un homme vivant. Ce nouvel allié n’était guère de ses amis ; mais quand il vit l’heureux résultat de cet événement, il le félicita de bon cœur et ne voulut pas réveiller une ancienne querelle ; car, quoique grossier et peu courtois, son cœur ne nourrissait pas une haine implacable ; et dans ses incursions il ne répandait le sang que lorsqu’il éprouvait de la résistance, ou, comme cela était juste, quand il s’agissait d’une guerre à mort. Jamais il ne conservait de ressentiment d’une blessure qu’un vaillant ennemi lui avait faite honorablement, Tel parut en effet William Deloraine, en jetant les yeux sur le corps de Musgrave. Son front trahit ses regrets mal déguisés par son air soucieux et sévère ; il baissa la tête avec douleur, et célébra ainsi la gloire du vaincu :

xxix.

— Te voilà donc sans vie, Richard Musgrave, mon mortel ennemi, devrais-je dire ! car si le frère que tu chérissais a péri sous mes coups, tu m’avais privé du fils d’une sœur, et quand je fus plongé, pendant trois grands mois, dans un noir cachot du château de Naworth, jusqu’à ce que j’eusse payé une rançon de mille marcs d’argent, c’est à toi que j’en étais redevable. Si nous pouvions combattre aujourd’hui, si tu étais vivant comme moi, nul mortel ne pourrait nous séparer avant qu’un de nous ne restât sur l’arène. Et cependant la paix soit avec toi, car je sais que je ne trouverai jamais un plus noble ennemi. Dans tous nos comtés du nord, où le mot de ralliement est la bride, l’éperon et la lance, personne ne savait mieux que toi poursuivre son butin. C’était un plaisir, en se retournant, de te voir donner la chasse à ton ennemi, exciter les limiers féroces, et animer par les sons de ton cor les vassaux qui te suivaient. Je donnerais les terres de Deloraine, fier Musgrave, pour que tu vécusses encore !

xxx.
.

Il ne cessa de parler que lorsque la troupe de lord Dacre se prépara à rentrer dans le Cumberland. On releva le corps du brave Musgrave, on l’étendit sur son bouclier, qu’on plaça sur des lances, et quatre hommes, que d’autres relevaient à tour de rôle, se chargèrent de ce noble fardeau. Les vents portaient au loin les chants plaintifs des ménestrels. Quatre prêtres, en longues robes noires, suivaient le corps et récitaient des prières pour le repos de son âme. Les cavaliers s’avançant à pas lents, et les porte-lances les suivant à pied, formaient le reste du cortège. Ce fut ainsi qu’on transporta les restes du vaillant chevalier à travers le Liddesdale, jusqu’aux rives du Leven ; il fut déposé sous la nef élevée d’Holme Coltrame, dans la sépulture de ses pères.


Le barde avait cessé de chanter, mais les cordes de sa harpe faisaient encore entendre les sons d’une marche funèbre. Ses accords variés avec art, semblaient partir tantôt de loin, tantôt de près, s’affaiblir par degrés, et soudain devenir plus sonores. C’était un torrent descendant avec fracas du haut des montagnes, et puis ne faisant plus entendre qu’un doux murmure au fond de la vallée. Il imitait tour à tour les airs mélancoliques des bardes, les chants solennels de l’église, et il finit par le chœur des prêtres qui fermaient la tombe du guerrier.

Après quelques instans d’intervalle, les dames lui demandèrent pourquoi un ménestrel si habile sur la harpe, errait ainsi dans un pays trop pauvre pour récompenser dignement ses talents, pourquoi il n’allait pas dans les contrées du sud, où sa main habile trouverait un appui plus généreux.

Quelque chère que lui fût sa harpe, son unique amie, le vieux ménestrel n’aimait pas à lui entendre donner une préférence si marquée sur ses chants : il aimait encore moins qu’on parût rabaisser la patrie qu’il chérissait tant, et il prit un ton plus élevé pour continuer ses poétiques récits.

  1. Voyez la note i. — Ed.
  2. Comté de Berrwich. — Ed.
  3. Espèce de poignard qui servait aussi de couteau à table. — Ed
  4. Voyez chant III, stance xxii. — Ed.
  5. Voyez chant I, stance <span class="romain" title="Nombre xvii. — Ed. écrit en chiffres romains">xvii. — Ed.
  6. Une des superstitions écossaises les plus bizarres, est de croire que le spectre (the wraith) d’un homme vivant peut apparaître ; ce qui annonce toujours quelque malheur. — Ed.