Oeuvres de Walter Scott, trad Defauconpret/Tome I/3/4

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Libraire-éditeur (Tome I. — Ballades, etcp. 132-147).

CHANT QUATRIÈME.

i.

Aimable Teviot, les feux, signaux de la guerre, ne brillent plus sur tes flots argentés ; tes rives, qu’ombragent les saules, ne voient plus de, fiers guerriers couverts d’airain ; dans les prairies, dans les vallées où tu serpentes, tout est paisible et calme ; comme si tes eaux, depuis la naissance du temps, depuis le jour où elles furent pour la première fois joindre celles de la Tweed, n’avaient entendu que le chalumeau du berger, n’avaient jamais été épouvantées des sons guerriers du clairon.

ii.

Il n’en est pas ainsi de la vie humaine. C’est un fleuve dont le cours varie sans cesse, mais condamné à conserver le souvenir des malheurs et des crimes qu’il a vus près de sa source, et dont les eaux se grossissent toujours des pleurs du passé et de ceux du présent. Quoique son courant rapide m’ait déjà entraîné bien loin, il réfléchit encore pour ma mémoire l’instant où mon brave fils, mon fils unique, périt aux côtés du grand Dundee[1] Pourquoi, lorsque les balles des mousquets vinrent frapper la lame sanglante du montagnard, pourquoi n’ai-je pas succombé avec lui ? Ah ! du moins il reçut la mort des héros ; il périt avec le vaillant Grœme ! …[2]

iii.

La terreur parcourait au loin toutes les montagnes et toutes les vallées des frontières. Le paysan abandonnait son humble cabane pour fuir dans des marécages inaccessibles, ou se réfugier dans des cavernes. Les troupeaux effrayés n’avaient d’autre abri qu’une tente grossière ; les jeunes filles et les mères fondaient en larmes, en voyant le fer étinceler dans la main des guerriers. Du haut de la tour de Branksome la sentinelle pouvait apercevoir dans le lointain d’épais nuages de fumée obscurcir les rayons du soleil levant ; ils annonçaient les premières dévastations des Anglais.

iv.

Tout à coup la sentinelle vigilante s’écrie : — Préparez vos armes, et apprêtez-vous à voir couler le sang ! Wat Tinlinn, des bords de Liddel, vient de passer à gué la rivière. Bien des fois les maraudeurs de Tynedale ont essayé de forcer la porte de sa demeure solitaire. L’été dernier ils l’ont assiégée pendant toute une nuit ; mais ils partirent aux premiers rayons du jour, car ils savaient bien que ses flèches ne manquaient jamais leur but. Le tonnerre a dû gronder bien fort pour le faire sortir de sa tour de Liddel, et je suis tenté de croire que nos ennemis sont commandés par le gouverneur des frontières anglaises en personne.

v.

Il parlait encore quand l’audacieux archer passa sous les voûtes retentissantes du château. Il guidait un petit cheval à longue crinière qui courait comme un cerf à travers les marais et les fondrières, portant la femme et les deux enfans de Tinlinn, dont un serf à demi vêtu composait toute la suite : sa femme robuste, aux sourcils noirs, au visage rubicond, fière de ses colliers et de ses bracelets d’argent, souriait à ses amis en traversant la foule. Tinlinn était maigre et élancé, mais de la plus haute taille. Il portait un morion bossué, et une jaquette de cuir flottait négligemment sur ses épaules. Il avait une hache ; sa lance, longue de six verges d’Ecosse, semblait teinte d’un sang nouvellement répandu, et sa vaillante épouse était chargée de son arc et de ses flèches.

vi.

Il donna en ces termes des nouvelles de l’ennemi à la dame de Branksome : — William Howard marche contre nous, il est accompagné du bouillant lord Dacre ; une troupe nombreuse de lances et des arquebusiers allemands, qui étaient en quartier à Askerten, ont traversé le Liddel comme on sonnait le couvre-feu, et ont incendié ma petite tour. Puisse le démon les en récompenser ! Il y avait plus d’un an qu’elle n’avait été brûlée. L’incendie de ma grange et de ma demeure a éclairé ma fuite, mais j’ai été poursuivi toute la nuit ; John d’Akeshaw et Fergus Grœme m’ont suivi de près, mais je leur ai fait face à Priesthaugh Scragg ; j’ai tué leurs chevaux dans les marécages, et j’ai percé Fergus d’un coup de lance. Je lui gardais rancune pour m’avoir enlevé mes vaches le carnaval dernier.

vii.

Des cavaliers hors d’haleine, venant de Liddesdale, confirmèrent ce récit. Autant qu’ils pouvaient en juger, on verrait paraître dans trois heures sur les rives du Teviot trois mille Anglais en armes. Cependant de nouvelles troupes arrivaient de Teviot, d’Ails et des bois d’Ettrick, pour prendre la défense de leur Chef. Partout on sellait les chevaux : les bruyères et les vallées étaient couvertes de cavaliers, et celui qui partait le dernier pour le rendez-vous essuyait les reproches ironiques de sa dame.

viii.

Des hauteurs arides de Games-Cleugh, dont la base est baignée par les eaux argentées du lac de Sainte-Marie, l’intrépide Thirlestane rassemble ses braves lances autour d’une bannière brillante. La fleur de lis orne son écusson, depuis que le roi Jacques, campé sur les bords couverts de mousse du Fala, lui accorda cette distinction honorable, par reconnaissance pour sa fidélité pendant les dissensions intestines, alors qu’aucun des opiniâtres barons écossais, excepté le seul Thirlestane, ne voulut marcher contre les Anglais. C’est depuis qu’on voit dans ses armoiries un faisceau de lances, glorieux souvenir : — Prêt, toujours prêt au combat, — telle est sa noble devise.

ix.

Un vieux chevalier endurci aux dangers conduit une bande nombreuse de maraudeurs. Les étoiles et le croissant brillent sur son bouclier, dans une bande d’azur sur un champ d’or. Ses domaines s’étendent au loin autour du château d’Oakwood et de celui d’Ower. Sa demeure est située au fond d’un bois, dans une sombre vallée, près du torrent de Borthwick. C’est là que les troupeaux enlevés sur les Anglais sont pour ses soldats audacieux une nourriture achetée par mille périls et au prix de leur sang. Chef de maraudeurs, son unique plaisir est de faire une excursion nocturne, et de livrer le combat au point du jour.

Même dans sa jeunesse les charmes de la fleur d’Yarrow[3] n’avaient pu dompter son humeur guerrière ; sa vieillesse trouvait encore le repos insupportable, et le casque couvrait ses cheveux aussi blancs que la neige de Dinlay. Cinq jeunes guerriers marchaient, le glaive à la main, à la tête des soldats de leur père. Jamais chevalier plus brave que le seigneur de Harden n’avait ceint l’épée.

x.

Les Scotts d’Eskdale, troupe intrépide, descendirent en foule du Todshaw-Bill. Ils avaient conquis leurs domaines le fer à la main, et c’était le fer à la main qu’ils les conservaient. — Ecoutez, noble dame, comment vos aïeux sont devenus maîtres de la belle vallée d’Eskdale. Le comte Morton en était seigneur, et les Beattison étaient ses vassaux. Le comte était d’une humeur douce et pacifique, et ses vassaux, fiers et belliqueux, ne respectaient guère un seigneur ami de la paix. Le comte alla un jour à Eskdale pour s’y faire rendre foi et hommage, et s’adressant à Gilbert Gaillard : — Paie tonheriot[4], lui dit-il, et donne-moi ton meilleur coursier, comme c’est le devoir d’un vassal. — Mon coursier blanc m’est précieux, répondit Gilbert, il m’a tiré d’embarras plus d’une fois, et tout lord et comte que vous êtes, il est mieux entre mes mains que dans les vôtres. — Le comte en insistant aigrit tellement l’humeur indomptable du Beattison, que, s’il n’avait pris la fuite, les vassaux auraient tué leur seigneur. Il n’épargna ni le fouet ni l’éperon, et pressa tellement son coursier à travers les gras pâturages d’Eskdale, qu’il tomba épuisé de fatigue sur le seuil de la porte de Branksome.

xi.

Le comte était courroucé et avait soif de vengeance. — Fais passer ces traîtres sous ton joug, dit-il au lord de Branksome, je t’abandonne tout le domaine d’Eskdale pour une paire de faucons et une bourse d’or. Malheur à toi, si tu laisses dans toute la vallée un pouce de terre à un seul homme du clan des Beattisons ! n’épargne que Woodkerrick, qui m’a donné son cheval pour fuir. L’intrépide Branksome accepte cette offre avec joie, il jette au comte une bourse pleine d’or, et part pour Eskdale à la tête de cinq cents cavaliers. Il les laisse derrière la montagne, et va seul dans la vallée trouver Gilbert et ses compagnons. — Reconnais-moi pour ton Chef et ton seigneur suzerain, lui dit-il, et ne crois pas me traiter comme le pacifique Morton, car les Scotts ne craignent personne le fer à la main. Acquitte-toi, sans murmurer, de l’heriot que tu me dois ; donne-moi ton cheval blanc, ou tu t’en repentiras. Si je sonne trois fois du cor, ce son retentira long-temps aux oreilles des habitans d’Eskdale.

xii.

Le Beattison répondit par un sourire méprisant : — Ton cor ne nous inspire pas de crainte, et jamais Gilbert ne cèdera son coursier blanc à un Scott orgueilleux. Retourne à pied à Branksome avec tes éperons rouillés et tes bottes couvertes de boue. — Branksome à ces mots sonna du cor avec tant de force que le daim épouvanté en tressaillit jusqu’à Craig-Cross : il en sonna une seconde fois, et l’on commença à voir briller des lances à travers le brouillard qui couvrait la montagnes à la troisième fois, ce son redoutable parvint jusqu’aux rochers de Pentoun-Linn, et fut répété par leurs échos. Ses vassaux arrivèrent en un instant, et vous auriez vu alors une mêlée terrible. Que de cavaliers désarçonnés ! que de lances rompues ! Chaque parole insultante qu’avait prononcée Gilbert coûta la vie à un Beattison. Le Chef lui-même tira son épée et en perça l’orgueilleux Galliard. L’endroit où son sang teignit la terre se nomme encore la sépulture de Gilbert. Le clan des Beattisons fut détruit par les Scotts, et un seul d’entre eux conserva ses domaines. Ce fut ainsi que le cheval blanc fit changer de maître à toute la vallée que forme l’Esk depuis sa source jusqu’à son embouchure.

xiii.

Après les Scotts on vit arriver Headshaw, Whitslade, surnommé le Faucon, et plus de guerriers que je n’en pourrais nommer, depuis Yarrow-Cleugh jusqu’à Hindhaugh-Swair, depuis Woodhousclie jusqu’à Chestergleu, fantassins et cavaliers armés d’arcs et de lances. Leur mot de ralliement était Bellenden, et jamais la frontière n’avait envoyé des troupes plus braves, soit pour assiéger une place, soit pour la secourir. La noble dame sentit son cœur s’enfler d’orgueil en voyant les secours qui lui arrivaient. Elle ordonna qu’on fit venir son fils, afin qu’il apprît à connaître les amis de son père, et à faire face à ses ennemis. — L’enfant est mûr pour la guerre, je l’ai vu bander un arc, j’ai vu sa flèche fidèle frapper un nid de corbeau sur le rocher. La croix rouge placée sur la poitrine de l’Anglais est plus large que le nid du corbeau : Whitslade, tu lui apprendras à manier les armes, et tu le couvriras du bouclier de son père.

xiv.


Comme vous pouvez bien le croire, le rusé page ne se souciait pas de paraître devant l’habile dame. Il feignit une frayeur enfantine, poussa des cris, versa des larmes, et se livra aux plaintes et aux gémissemens. On vint dire à la châtelaine qu’il fallait que quelque fée eût jeté un charme sur cet enfant naguère si fier et si hardi. La noble dame rougit de honte : — Qu’il s’éloigne avant que son clan soit témoin de sa faiblesse. Wat Tinlinn, tu seras son guide. Conduis ce rejeton dégénéré à Buccleuch, sur les bords solitaires du Rangleburn. Il faut que quelque mauvais génie ait maudit notre race, pour qu’un lâche ait reçu le jour de moi.

xv.


Wat Tinlinn avait reçu une commission pénible en se chargeant de conduire l’héritier supposé de Branksome. Dès que le palefroi sentit le poids du nain malfaisant, il devint rétif, rua, se cabra, et refusa d’obéir aux rênes. Ce ne fut pas sans peine que Wat Tinlinn parvint à lui faire faire un mille d’Écosse. Mais, comme ils traversaient un ruisseau peu profond, le page reprit tout à coup sa première forme, par une métamorphose semblable à celle des figures fantastiques que nos songes nous présentent. — Perdu ! perdu ! perdu ! s’écria-t-il en prenant la fuite ; et il riait en courant avec vitesse ; mais la flèche de Wat Tinlinn, plus prompte que le nain, lui perça l’épaule. La mort n’avait pas de droits sur le nain : sa blessure se guérit en un instant, nais la douleur lui arracha un grand cri. Wat Tinlinn, l’œil effaré, retourna au château de Branksome.

xvi.


Il est déjà sur le sommet de la hauteur qui domine sur les tours et sur les bois de Branksome ; un bruit lointain de guerre annonce l’arrivée des Anglais ; les sons de la cornemuse des frontières et du cor martial se confondent dans la profondeur de la forêt. Il entend le hennissement des chevaux et les pas mesurés des soldats, que couvrait quelquefois le bruit éclatant des tymbales d’Almayn. Bientôt au-dessus du taillis il voit s’élever des bannières écarlates ; et les casques, les lances, les boucliers brillent à travers les buissons d’aubépine.

xvii.


Les fourrageurs, troupe légère, montés sur d’habiles coursiers, courent en avant pour reconnaître le terrain. Derrière eux, en rangs serrés, les archers de Kendal, en uniforme vert, sortent du bois au son du cor. À leur suite, et pour les soutenir, s’avancent les soldats de lord Dacre, armés de haches, race endurcie, née sur les bords de l’Irthing. Portant la ceinture blanche et la croix rouge, ils suivent la bannière qui avait flotté sur les murs d’Acre ; et tandis qu’ils s’avançaient en bon ordre, des ménestrels chantaient l’air : — Le noble lord Dacre habite les frontières.

xviii.

Après les soldats anglais armés d’arcs et de haches, marchait d’un pas ferme et mesuré un corps de mercenaires. Ils combattaient sous les ordres de Conrad de Wolfenstein, qui les avait amenés des rives lointaines du Rhin, et qui vendait leur sang à prix d’argent. Ils n’avaient point de patrie, ne reconnaissaient pas de maître, n’avaient d’autre habitation qu’un camp, d’autre loi que leur sabre. Ils n’étaient pas armés comme les enfans de l’Angleterre, car ils portaient des mousquets lançant la foudre ; une poire à poudre était suspendue à leur écharpe ; et ils étaient couverts d’un justaucorps de buffle froncé et brodé. Leur genou droit était nu, pour qu’ils pussent plus facilement monter à l’escalade. En marchant, ils répétaient dans leur langue barbare des chants de guerre teutoniques.

xix.

Mais le bruit augmente, et les chants des ménestrels s’élèvent. Lord Howard, à la tête de ses chevaliers, fait sortir du bois l’arrière-garde, composée de ses hommes d’armes, armés du glaive et de la lance. C’était parmi eux qu’on voyait maint jeune chevalier brûlant du désir de gagner ses éperons, et portant sur le cimier de son casque un ruban ou un gant, souvenir précieux de sa dame. Ils marchaient ainsi en bon ordre ; et, déployant ensuite leurs lignes, ils firent halte, et s’écrièrent : — Saint George et l’Angleterre.

xx.

Les Anglais fixent les yeux sur le château de Branksome. Ils en étaient si près, qu’ils pouvaient entendre bander les arcs. Sur les bastions et sur les remparts on voyait briller les haches, les lances et les pertuisanes ; des fauconneaux et des couleuvrines s’apprêtaient à lancer du haut des tours leur grêle meurtrière ; l’éclat des armes perçait les noirs tourbillons de fumée qui sortaient des fournaises où l’on faisait bouillir la poix et fondre le plomb, et semblables à la chaudière d’une sorcière. Tout à coup le pont-levis s’abaisse, le guichet s’ouvre, et l’on voit sortir le vieux sénéchal.

xxi.

Il est armé de toutes pièces, mais sans casque ; sa barbe blanche flotte sur sa cuirasse ; l’âge n’a pas courbé sa taille. Ferme sur ses arçons, il guide un coursier plein d’ardeur, tantôt modérant son feu, tantôt lui faisant faire des courbettes et des caracoles. Il tient de la main droite une baguette de saule, dépouillée de son écorce, en signe de trève : son écuyer qui le suit porte un gantelet au haut d’une lance. Dès que lord Howard et lord Dacre le voient sortir des murs, ils courent en avant de leur armée, pour savoir ce que le vieux sénéchal vient leur annoncer.

xxii.

— Lords anglais, lady Buccleuch vous demande pourquoi, au mépris de la paix qui règne entre les deux frontières, vous osez entrer à main armée sur les terres d’Écosse, avec vos archers de Kendal, vos hommes d’armes de Gilsland, et vos bandes mercenaires ? Ma maîtresse vous engage à faire une prompte retraite, et si vous brûlez un seul fétu de paille, si vous effrayez une seule des hirondelles qui ont fait leurs nids sur nos tours, par sainte Marie ! nous allumerons une torche qui chauffera vos foyers dans le Cumberland.

xxiii.

Les yeux de lord Dacre étincelaient de courroux ; Howard, plus calme ; prit la parole : — Si ta maîtresse, sire sénéchal, veut s’avancer sur les murailles extérieures du château, notre poursuivant d’armes lui apprendra pourquoi nous sommes venus, et à quelles conditions nous nous retirerons.

Un messager partit, et la noble dame se rendit, sur les murs, entourée de ses Chefs, qui, appuyés sur leur lance, attendaient l’arrivée du poursuivant. Il parut bientôt, revêtu des couleurs de lord Howard ; le lion d’argent brillait sur sa poitrine ; il conduisait un enfant par la main ; Quel spectacle pour les yeux d’une mère ! c’était l’héritier du grand Buccleuch. Le héraut fit son salut, et annonça en ces termes les volontés de son maître.

xxiv.

— C’est à regret, puissante dame, que mes nobles seigneurs tirent l’épée contre une belle dame ; mais ils ne peuvent souffrir plus long-temps que toutes nos frontières du côté de l’occident soient pillées et ravagées par votre clan ; au mépris de toutes les lois ; il ne convient ni à votre naissance ni à votre rang d’ouvrir dans votre château un asile pour les proscrits. Nous réclamons de vous William Deloraine, afin qu’il subisse le châtiment de ses méfaits. Cette année encore, la veille de saint Cuthbert, il est venu à Stapleton, sur le Leven, piller les terres de Richard Musgrave, dont il a égorgé le frère. Puisqu’une châtelaine privée de son époux ne peut réprimer ces audacieux maraudeurs, recevez dans votre château deux cents hommes d’armes de mon maître, sinon il va faire sonner la charge et donner l’assaut à votre garnison, et ce bel enfant sera conduit à Londres, pour être page du roi Édouard.

xxv.

Il se tut ; et l’enfant se mit à pleurer en étendant ses faibles bras vers les murailles ; il implorait le secours de tous ceux qu’il reconnaissait, et semblait vouloir embrasser sa mère. Les joues de la noble dame perdirent leurs couleurs, et une larme se glissa, malgré elle, entre ses paupières. Elle jeta les yeux sur les guerriers qui l’entouraient, et qui fronçaient le sourcil d’un air sombre ; puis, étouffant les soupirs qui cherchaient à s’échapper de son sein, elle reprit son sang-froid, et répondit avec calme :

xxvi.

— Dis à tes vaillans maîtres qui font la guerre aux femmes et aux enfans, que William Deloraine se justifiera par le serment,[5] ou acceptera le combat contre Musgrave pour laver son honneur. Nul chevalier du Cumberland ne peut prétendre à un plus haut lignage, et il reçut de Douglas l’ordre de la chevalerie quand le sang anglais grossit les eaux de l’Ancram : lord Dacre le lui aurait vu conférer lui-même, sans la vitesse du coursier sur lequel il fuyait. Quant au jeune héritier de la maison de Branksome, que Dieu lui soit en aide, ainsi qu’à moi ! Je ne sacrifierai aucun de mes amis ; aucun de mes ennemis ne mettra le pied dans mon château, tant que je vivrai. Si donc tes maîtres persistent dans leur dessein, dis-leur que nous les défions hautement et hardiment ; notre slogan sera leur chant de mort ; le fossé qui entoure nos murs, leur sépulture.

xxvii.

Elle regarda autour d’elle avec fierté pour jouir de l’approbation des siens. Des éclairs de feu partirent des yeux de Thirlestane, Wat de Harden sonna du cor, on vit les étendards et les bannières se déployer de toutes parts, et l’on entendit retentir jusqu’au ciel ce cri de guerre : — Sainte-Marie et le jeune Buccleuch ! — Les Anglais y répandirent par le leur, et mirent leurs lances en arrêt ; les archers de Kendal firent un pas en avant et bandèrent leurs arcs ; les ménestrels entonnèrent des chants de gloire ; mais avant qu’une seule flèche eût été décochée, un cavalier arriva au galop de l’arrière-garde.

xxviii.

— Ah ! nobles lords, dit-il hors d’haleine, quelle trahison a fait découvrir votre marche ? À quoi songez-vous d’assiéger ces murs, quand vous êtes si loin de tout secours ? Vos ennemis triomphent et s’imaginent avoir pris le lion dans leurs filets. Déjà Douglas a convoqué le ban de ses vassaux au pied du sombre Ruberslaw, et leurs lances couvrent la plaine comme les nombreux épis des moissons. Sur la rive septentrionale du Liddel, lord Maxwell range ses braves hommes d’armes sous les bannières de l’aigle et de la croix, pour vous couper la retraite du côté du Cumberland ; les vallées de Jedwood, d’Esk et de Teviot prennent les armes à la voix du fier Angus, et les Merses et les Lauderdales suivent les drapeaux du vaillant Home. Exilé du Northumberland, j’ai long-temps erré dans le Liddesdale, mais mon cœur est toujours pour l’Angleterre ; j’ai frémi à la vue des dangers qui menacent mes compatriotes, et j’ai couru toute la nuit pour venir vous annoncer quelles forces se rassemblent contre vous.

xxix.

— Qu’elles viennent ! s’écria l’impétueux Dacre ; ce cimier, l’orgueil de mon père, qui a flotté sur les rivages de la mer de Judée, qu’ont agité les vents de la Palestine, sera planté sur les plus hautes tours de Branksome, avant l’arrivée de ce secours tardif. Que la flèche parte, que les traits sifflent dans les airs, que la hache sape les murailles ; braves gens, criez tous : — Dacre et l’Angleterre ! — vaincre ou périr

xxx.

— Ecoutez-moi, dit Howard, écoutez-moi avec calme, et ne croyez pas que la crainte dicte mes paroles, car qui a jamais vu le lion blanc reculer sur le champ de bataille ou dans la mêlée ? mais risquer ainsi l’élite de nos frontières contre toutes les forces d’un royaume, vouloir que nos trois mille hommes combattent dix mille Écossais, ce serait un acte de folie et de témérité. Acceptons les conditions de la noble dame, et que Musgrave se mesure avec Deloraine en combat singulier. S’il triomphe, nous profiterons de sa victoire ; s’il est vaincu nous n’aurons perdu qu’un guerrier, et notre armée évitera la défaite, la mort et la honte.

xxxi.

L’orgueilleux Dacre ne goûta point l’avis prudent de son frère d’armes ; il y céda toutefois d’un air sombre et mécontent. Mais les frontières ne virent plus ces deux Chefs s’allier pour une expédition, et ce léger sujet de discorde fit plus tard répandre bien du sang.

xxxii.

Le poursuivant d’armes s’avança de nouveau vers le château. Un trompette demanda un pourparler, et les Chefs écossais parurent sur les murailles. Alors le héraut, au nom de Musgrave, défia Deloraine en combat singulier ; il jeta un gantelet, et proposa en ces termes les conditions du combat : — Si l’épée du vaillant Musgrave triomphe du chevalier Deloraine, votre jeune Chef, l’héritier de Branksome, restera en otage pour son clan. Si Deloraine est vainqueur du vaillant Musgrave, l’enfant vous sera rendu ; mais quoi qu’il arrive, l’armée anglaise, sans inquiéter les Écossais et sans être inquiétée, rentrera paisiblement dans le Cumberland.

xxxiii.

Les Chefs écossais, quoique pleins de bravoure et de loyauté, pensèrent qu’on devait accepter cette proposition. Ils ignoraient le secours qu’on leur préparait, et, d’après le sac récent de Jedwood, ils savaient que les soldats du régent n’arrivaient jamais qu’avec lenteur. La noble dame n’était pas du même avis, mais elle n’osait avouer que son art secret, cet art qu’elle ne pouvait nommer, lui faisait connaître qu’on marchait en ce moment à son aide. La trève fut donc conclue, et l’on convint que le combat aurait lieu le lendemain, en champ clos, dans une prairie voisine, à la quatrième heure après le lever de l’aurore ; que les champions combattraient à pied avec la dague écossaise, et que Deloraine, ou quelque autre Chef, si sa blessure ne lui permettait pas de porter les armes, soutiendrait sa cause et celle de son jeune seigneur contre le vaillant Musgrave.

xxxiv.

Je sais fort bien que plus d’un ménestrel dit dans ses chants que les deux champions combattirent sur des coursiers écumans, armés d’une épée dont ils devaient se servir après avoir rompu leurs lances ; mais le barde habile qui fut mon maître m’apprit tous les détails de cet événement comme je les rapporte. Il connaissait toutes les clauses des lois et ordonnances sur les combats, portées par lord Archibald-le-Noir, et recueillies du temps du vieux Douglas. Il ne pouvait souffrir qu’une langue téméraire accusât ses chants de mensonge ou d’inexactitude, et il donna la mort au barde de Reull, qui dans un festin avait blessé sa fierté par un pareil reproche. Ils combattirent sur les bords du Teviot, et leurs mains, habituées à pincer la harpe, furent teintes de sang. On voit encore fleurir l’épine blanche qu’il planta sur la tombe de son rival, en souvenir de sa victoire.

xxxv.

Pourquoi parlerais-je du sort cruel qui entraîna mon maître dans le tombeau ? Les jeunes filles d’Ousenam s’arrachèrent les cheveux et versèrent tant de larmes qu’elles en perdirent la vue, pour l’amour du barde qui mourut à Jedwood. Il mourut ; ses élèves l’ont suivi l’un après l’autre dans la tombe silencieuse ; moi seul, hélas ! je leur survis, pour me rappeler mes anciens rivaux, pour regretter de ne plus entendre leurs chants que je n’écoutais qu’avec envie ; l’envie qu’ils m’inspiraient s’est éteinte avec eux.



Le vieux ménestrel fit une pause, et les dames l’applaudirent de nouveau. Leurs éloges étaient en partie sincères, et en partie dictés par la compassion. La duchesse s’étonna que ses chants pussent si bien retracer des faits si anciens et des combats dont le souvenir n’existait plus. Comment pouvait-il célébrer des forêts que la hache avait renversées, des tours dont les ruines servaient de retraite aux animaux sauvages, des mœurs si étranges, des Chefs qui sommeillaient sous la pierre funéraire depuis tant de siècles, quand déjà la renommée avait effacé leurs noms des murs de son temple, et couronné la tête d’un nouveau favori de ces lauriers acquis au prix de leur sang ? N’était-il pas surprenant que les vers de ce vieillard eussent le pouvoir de les évoquer de la nuit des tombeaux ?

Le ménestrel sourit de plaisir, car jamais la flatterie n’est perdue pour l’oreille du poète. Race pleine de simplicité ! pour récompense de tous leurs travaux, ils ne demandent que le vain tribut d’un sourire ; c’est un souffle puissant qui ranime leur ardeur quand l’âge vient l’éteindre. Leur imagination se réveille à la voix de la louange, et s’efforce d’entretenir sa flamme mourante.

Le vieillard sourit donc d’un air satisfait, et continua ses chants en ces termes.

  1. Claverbouse. — Ed
  2. Autre nom de Claverhouse. James Grœme de Claverhouse, vicomte de Dundee. — Ed.
  3. Nom poétique de Marie Scott, épouse de Walter Scott de Harden. — Ed.
  4. Voyez la note 10. — Ed.
  5. Voyez la note 14.