Oeuvres de Walter Scott, trad Defauconpret/Tome I/3/6

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Libraire-éditeur (Tome I. — Ballades, etcp. 160-175).

CHANT SIXIÈME.

i.

Est-il un homme dont l’âme soit assez insensible pour ne s’être jamais dit : — Voici ma patrie ! ma terre natale ! Est-il un homme qui n’ait pas senti son cœur s’enflammer quand après avoir erré dans des contrées étrangères, il tourne ses pas du côté de son pays. Si un tel homme existe, remarquez-le bien, le noble enthousiasme du ménestrel lui est inconnu. Quelque élevé qu’il soit par son rang, quelque fier qu’il soit de son nom, en dépit de ses titres, de son pouvoir et de ses richesses, le malheureux, concentré en lui-même, vivra sans gloire, et, frappé d’une double mort, rentrera dans la poussière dont il est sorti, sans qu’aucune larme, sans qu’aucuns chants honorent sa mémoire.

ii.

Ô Calédonie, fière et sauvage nourrice du génie poétique, terre de bruyères et de forêts, terre de montagnes et de lacs, terre de mes pères, quelle main mortelle pourrait rompre le lien filial qui m’attache à tes rochers ! Quand je revois les lieux témoins de ma jeunesse, quand je songe à ce qu’ils furent, à ce qu’ils sont, il me semble que, seul dans le monde, je n’ai plus d’autres amis que tes bois et tes ruisseaux, et l’excès même du malheur fait que je les chéris davantage. J’aime à errer sur les rives de l’Iarrow, quoique une main compatissante n’y guide point mes pas chancelans ; j’aime à sentir le vent impétueux qui part de la forêt d’Ettrick, quoique son souffle glace mes joues flétries ; j’aime à reposer ma tête sur les rochers du Teviot, quoique le barde soit condamné à y rendre le dernier soupir dans la solitude et l’oubli.

iii.

Ils n’étaient pas méprisés comme moi, ces ménestrels qu’on appela de toutes parts au château de Branksome. Ils y arrivèrent en foule, et des environs et îles comtés les plus éloignés. Ministres joyeux de la gaieté et de la guerre, également prêts à partager les plaisirs d’un festin ou les dangers d’un combat, on les voyait dans la salle du banquet et sur le champ de bataille. Naguère ils avaient fait entendre leurs chants guerriers à l’avant-garde de leurs clans belliqueux ; maintenant les portes de fer s’ouvrent aux accords plus doux de leurs harpes et de leurs cornemuses. Ils dansent, boivent, et font retentir les tours de leurs accens d’allégresse.

iv.

Je ne dirai point la splendeur avec laquelle la fête de l’hymen fut célébrée. À quoi bon décrire les jeunes filles, les nobles dames, les écuyers et les chevaliers qui se réunirent dans la chapelle ; les bijoux, les riches manteaux, les fourrures de prix, les panaches ondoyans, les éperons et les chaînes d’or, qu’on vit briller autour de l’autel. Quel barde pourrait peindre cette aimable rougeur que la pudeur faisait naître et mourir tour à tour sur les joues de Marguerite ?

v.

Quelques bardes ont dit que sa mère n’approcha pas de l’autel, n’entra même pas dans la chapelle, n’assista point à la cérémonie sainte, parce qu’elle n’osait paraître dans un lieu consacré : mais ces bruits sont faux et calomnieux. Elle ne s’occupait pas de magie noire[1] ; il est certaines formules et certains signes qui ont du pouvoir sur les esprits par l’influence des planètes ; mais j’ai peine à approuver ceux qui se livrent à cet art dangereux. Cependant je puis dire avec vérité que la noble dame était près de l’autel. Elle portait une robe de velours noir bordée d’hermine, avait sur la tête une coiffure de soie cramoisie, brodée en or et en perles, et tenait sur le poing un faucon attaché avec une tresse de soie.

vi.

La cérémonie nuptiale se termina vers midi, et un festin splendide fut servi dans la grande salle. L’intendant et les écuyers s’empressèrent d’assigner la place à chaque convive. La table était couverte des mets les plus recherchés ; on n’y avait oublié ni le paon doré, ni la tête de sanglier, ni le ptarmigan, ni le jeune cygne des étangs de Sainte-Marie. Le prêtre donna sa bénédiction à tous les mets, les pages se mirent à découper et à servir. Qui pourrait dire le bruit qui régna alors dans la salle, au dehors, et jusque sur la tête des convives ? car les trompettes, les cornemuses et les psaltérions retentissaient dans la galerie. Les vieux guerriers parlaient haut et riaient en vidant leurs coupes sonores ; les jeunes chevaliers, d’un ton plus doux, parlaient à demi-voix aux belles dames qui les écoutaient en souriant. Les faucons chaperonnés, sur leurs perchoirs, battant des ailes et secouant leurs sonnettes, joignaient leurs cris aux aboiemens des chiens de chasse ; les échansons versaient à grands flots les meilleurs vins du Rhin, d’Orléans et de Bordeaux ; tout était joie, bruit et plaisir.

vii.

Le lutin de page, ne perdant jamais l’occasion de faire le mal, voulut profiter du moment où les têtes s’échauffaient, pour semer la haine et la discorde. Conrad de Wolfenstein, naturellement hautain, était mécontent d’avoir perdu quelques-uns de ses coursiers. Le nain lui persuada que le vaillant Hunthill de Rutherford, qu’on avait surnommé Dick Sabre-en-main, les lui avait dérobés. Wolfenstein se prend de paroles avec lui, s’emporte, et le frappe de son gantelet. Howard, Home et Douglas se levèrent aussitôt, et cherchèrent à apaiser cette querelle naissante. Rutherford dit peu de choses et se borna à mordre son gant et à secouer la tête. Quinze jours après, le chien d’un bûcheron trouva, dans la forêt d’Inglewwood, le brave Conrad percé de coups, baigné dans son sang et sans vie. On ne put découvrir comment il avait péri, mais on ne lui trouva plus son sabre, et l’on dit que depuis ce temps Dick porta une lame de Cologne.

viii.

Le nain, qui craignait que son maître ne s’aperçût de ses manœuvres perfides, se rendit alors dans l’office où les principaux vassaux se livraient à la gaieté aussi franchement que les nobles lords dans la salle d’apparat. Wat Tinlinn invita Arthur-le-Brûleur à proposer une santé, et celui-ci, par courtoisie, porta celle des braves hommes d’armes d’Howard. Les Anglais ne voulurent pas céder en politesse aux Écossais ; et Roland Forster s’écria à haute voix : — Un toast à votre belle mariée ! — L’ale brune[2] remplit les coupes de son écume pétillante, aux bruyantes acclamations de tous les convives. Jamais pareils transports de joie n’avaient éclaté parmi le clan de Buccleuch depuis le jour où la mort d’un cerf avait acquis ce nom au premier de leurs Chefs.

ix.

Le méchant page n’avait pas oublié l’arc de Wat Tinlinn. Il jura de se venger et de lui faire payer bien cher son adresse à décocher une flèche. D’abord il le tourmenta par des railleries piquantes : il raconta comment il avait pris la fuite à la bataille de Solway, et comment Hob Armstrong avait consolé sa femme. Bientôt, craignant encore son bras vigoureux, il lui joua plus d’un tour malin en tapinois, faisant disparaître de son assiette les meilleurs morceaux, et renversant le pot de bière qu’il portait à ses lèvres. Enfin, se glissant adroitement sous la table, il lui enfonça dans le genou une épingle acérée dont la pointe envenimée lui fit une blessure qui ne put se guérir de long-temps. Tinlinn se lève en jurant de colère, renverse la table et les flacons. Mais, au milieu du tumulte et des clameurs, le nain retourna dans la grande salle, y prit son poste dans un coin obscur ; et murmura en faisant une grimace effroyable : — Perdu ! perdu ! perdu !

x.

Cependant la noble dame, craignant que quelque nouvelle querelle ne vînt encore troubler la bonne intelligence, ordonna aux ménestrels de commencer leurs chants. Un vieux barde, portant un ancien nom, Albert Grœme, se présenta d’abord. Personne ne pinçait la harpe comme lui dans toute l’étendue du territoire contesté. Son clan audacieux ne connaissait pas d’amis. N’importe qui perdait, il gagnait toujours, et il enlevait les troupeaux sur les frontières d’Écosse comme sur celles d’Angleterre. Le ménestrel commença ses chants sur un mode simple, tel que le lui inspirait la nature.

xi.
albert grœme.

— Il était une belle dame anglaise (le soleil brille sur les murs de Carlisle) qui voulait épouser un chevalier écossais, car l’amour sera toujours le maître du monde.

Ils virent avec gaieté les premiers rayons du soleil levant qui brillait sur les murs de Carlisle ; mais ils furent plongés dans la tristesse avant la fin du jour, quoique l’amour fût toujours le maître du monde.

Le père de la dame lui donna un collier et des bijoux, tandis que le soleil brillait sur les murs de Carlisle : son frère ne lui donna qu’un flacon de vin, car il ne pouvait souffrir que l’amour fût le maître du monde.

Elle avait des terres, des bois et des prairies dans les lieux où le soleil brille sur les murs de Carlisle, et il jura de la faire périr, plutôt que de voir un chevalier écossais en devenir le maître.

À peine avait-elle goûté ce vin (le soleil brille sur les murs de Carlisle), qu’elle tomba morte entre les bras de son fidèle amant, car l’amour était encore le maître du monde.

L’amant perça le cœur du frère dans les lieux où le soleil brille sur les murs de Carlisle. Ainsi périsse quiconque voudrait séparer deux amans ! Que l’amour soit toujours le maître du monde !

Il prit ensuite la croix dans les lieux où le soleil brille sur les murs de Carlisle, et il mourut pour l’amour de sa dame en Palestine ; ainsi l’amour resta le maître du monde.

Maintenant, ô vous amans fidèles (le soleil brille sur les murs de Carlisle) ! priez pour l’âme de ceux dont l’amour a causé le trépas, car l’amour sera toujours le maître du monde[3]. —

xii.

À peine Albert finissait-il son simple lai, qu’on vit se lever un barde d’un port plus imposant, et qui était célèbre à la cour du fier Henri par ses sonnets et ses rondeaux. Long-temps, Fitztraver, tu fis entendre les sons argentins de ta harpe sans connaître de rival : l’aimable Surrey aimait ta lyre. Où n’a pas pénétré la renommée de Surrey ? À l’âme de feu des héros il réunit le génie immortel du barde ; son amour, célébré par sa propre lyre, fut le noble amour d’un chevalier.

xiii.

Fitztraver et Surrey parcoururent ensemble des climats lointains ; et souvent, quand venait la nuit avec les astres étincelans qui l’accompagnent, assis dans un bosquet d’oliviers, ils chantaient l’amie absente de Surrey. Le paysan d’Italie, s’arrêtant pour les écouter, croyait que les esprits descendus du ciel étaient rassemblés autour de la sépulture de quelque saint ermite, et faisaient entendre une divine harmonie ; tant le concert de leurs voix et de leurs harpes avait de douceur quand ils célébraient les charmes de Géraldine.

xiv.

Ô Fitztraveri quelle langue pourrait exprimer tes regrets qui déchirèrent ton cœur fidèle quand la sentence de l’ingrat Tudor ordonna la mort de ce Surrey dont les chants sont immortels ! Fitztraver méprisa la colère du tyran ; sa harpe invoqua la justice et la vengeance des cieux. Il renonça à la cour, abandonna les bosquets verdoyans de Windsor pour les tours de fer de Naworth, et, fidèle au nom de son ancien maître, alla chercher un autre


CHANT SIXIÈME Howard, devint le favori de lord Wiltiam et le chef de ses ménestrels.

xv.
fitztraver

— C’était la veille de la Toussaint[4], et le cœur de Surrey battait vivement. La cloche qui sonna minuit le fit tressaillir, en lui annonçant l’heure mystérieuse à laquelle le sage Cornelius lui avait promis de lui faire voir, par la puissance de son art, la dame de ses pensées, dont il était séparé par le vaste Océan : le sage l’avait assuré qu’il la lui montrerait sous sa forme naturelle, et qu’il lui ferait connaître si elle l’aimait encore, et si elle pensait toujours à lui.

xvi

Le magicien conduisit le vaillant chevalier sous les voûtes d’une salle où régnaient de sombres ténèbres ; la faible clarté d’un cierge bénit brillait seule devant un grand miroir, et découvrait les instrumens mystérieux de l’art magique, l’Almageste, une croix, un au tel, des caractères cabalistiques et des talismans. Cette lumière était pâle, tremblante, incertaine comme celle qui éclaire le lit de l’homme que la sépulture réclame.

xvii.

Mais bientôt une vive clarté jaillit du grand miroir, et le comte y vit se dessiner des objets vagues et sans forme, tels que ceux que nous présentent les rêves. Ils se fixèrent peu à peu, et offrirent à ses yeux un grand et bel appartement ; la pâle lueur de la lune unie aux rayons d’une lampe qui brûlait près d’une couche formée des belles soies d’Agra, en éclairait une partie ; le reste demeurait dans l’obscurité,

xviii.

Ce spectacle était beau ; mais qu’elle était plus belle encore la dame qui reposait sur cette couche des Indes ! Des cheveux noirs flottaient sur son cou d’albâtre, et la pâleur de ses joues charmantes annonçait la mélancolie de l’amour. Négligemment couverte d’une longue robe blanche, elle appuyait sa tête sur une de ses mains, et lisait d’un air pensif, sur des tablettes d’ivoire, des vers qui semblaient pénétrer au fond de son âme. Ces vers étaient des chants d’amour de Surrey ; cette beauté enchanteresse était lady Géraldine.

xix.

De sombres vapeurs couvrirent peu à peu la surface du miroir, et firent disparaître cette vision délicieuse. Tels furent les nuages que l’envie d’un roi fit planer sur les plus beaux jours de mon maître. Tyran injuste et barbare, puisse le ciel venger sur toi et sur les derniers de tes descendans les caprices féroces de ton despotisme, ton lit nuptial ensanglanté, les autels que tu dépouillas, le sang de Surrey que tu fis couler, et les pleurs de Géraldine ! —

xx.

Les Chefs des deux peuples donnèrent de vifs applaudissemens aux chants de Fitztraver ; le nom de Henry était odieux aux Calédoniens, et les Anglais étaient encore fidèles à leur ancienne foi. Rose Harold, barde du brave Saint-Clair, — de Saint-Clair qui, étant venu faire une visite d’ami à lord Home, l’avait accompagné à la guerre, se leva alors avec un air de dignité. Harold était né dans ces lieux où la mer, sans cesse tourmentée par les tempêtes, mugit autour des Orcades. C’est là que les Saint-Clairs régnaient autrefois en princes sur les grandes et les petites îles, sur les baies et les détroits. Les ruines de leur palais, de ce palais autrefois ton orgueil, maintenant l’objet de tes regrets, ô Kirkwall, annoncent encore leur ancienne puissance. Harold regardait souvent la mer furieuse soulever ses vagues, comme si le bras courroucé d’Odin les eût agitées ; la pâleur sur le front et le cœur palpitant, il suivait des yeux le navire qui luttait contre le naufrage ; car tout ce qui est pittoresque et imposant avait des charmes pour ce barde de la solitude.

xxi.

Sur combien de monumens sublimes l’imagination peut s’arrêter dans ces îles sauvages ? ce fut là qu’arrivèrent, dans des temps bien reculés, les enfans guerriers du fier Lochlin, ne respirant que sang et pillage, et préparant sans cesse de la pâture aux corbeaux : leurs braves Chefs étaient les rois de la mer ; leurs navires, les dragons de l’Océan. Là de profondes vallées avaient entendu successivement les rugissemens des orages et les récits merveilleux des Scaldes. Là de hautes colonnes runiques avaient vu célébrer les mystères de l’idolâtrie. Là enfin, Harold avait appris dans sa jeunesse les vers de mainte saga antique : l’une célébrait ce serpent de mer dont les replis épouvantables entourent le monde de leurs cercles monstrueux, et ces filles redoutables dont les cris affreux font couler des ruisseaux de sang sur le champ de bataille ; une autre, ces Chefs qui, guidés dans l’obscurité par la pâle lueur du tombeau, pillaient la sépulture des anciens guerriers, arrachaient de leurs mains décharnées le glaive qu’elles tenaient encore, faisaient retentir la tombe du cri de guerre, et appelaient les morts aux armes. Plein du récit de ces merveilles, et brûlant d’une ardeur guerrière, le jeune Harold vint dans les bosquets de Roslin : là, dans de paisibles vallons, à l’ombre des bois verdoyans, sa harpe apprit à soupirer des sons plus doux ; et cependant ses chants, quoique moins sauvages, conservaient toujours quelque chose de la rudesse du nord.

xxii.
harold.

— Ecoutez, écoutez-moi, belles dames ! Je ne célèbre pas de hauts faits d’armes ; c’est par des chants tendres et mélancoliques qu’il faut pleurer l’aimable Rosabelle.

Amarrez votre barque, braves matelots ! Et vous, charmante dame, daignez vous arrêter ! Reposez-vous dans le château de Ravensheuch, et ne vous hasardez pas aujourd’hui sur cette mer orageuse ?

La vague noire est bordée d’une écume blanchâtre, la mouette se réfugie sur les rochers solitaires ; les pêcheurs ont entendu l’esprit des eaux dont les cris prédisent le naufrage.

La nuit dernière, le devin de la côte a vu une belle dame enveloppée d’un linceul humide. Restez à Ravensheuch ! Pourquoi traverser aujourd’hui cette mer orageuse ?

Ce n’est point parce que l’héritier de lord Lindesay ouvre un bal ce soir à Roslin ; c’est parce que ma mère est seule dans son château.

Ce n’est point parce qu’on y court la bague, et que Lindesay y brillera par son adresse ; c’est parce que mon père ne trouvera pas de bouquet à son vin, s’il n’est versé par Rosabelle.

Pendant cette nuit horrible, on vit briller sur Roslin une flamme surnaturelle. Elle s’étendait plus loin que celle des feux qui servent de signaux, et elle était plus rouge que les rayons brillans de la lune.

Elle se réfléchissait sur le château de Roslin, situé sur le sommet d’un roc, et jetait une lueur de pourpre sur le taillis de la vallée. On la voyait des bosquets de chênes de Dryden et du fond des cavernes de l’Hawthornden.

On croyait voir en feu cette chapelle orgueilleuse où les Chefs de Roslin reposent sans cercueil, l’armure de fer de chaque baron lui servant de drap funéraire.

On croyait voir en feu la sacristie, et jusqu’à l’autel même. La flamme semblait jaillir des colonnes sculptées en feuillage, et des trophées d’armes des anciens guerriers.

Bastions, murailles, tourelles, tout semblait embrasé. C’est ce qui arrive encore quand le destin menace les jours d’un descendant de la noble famille Saint-Clair.

Vingt barons de Roslin sont ensevelis dans l’ orgueilleuse chapelle ; c’est sous la voûte sainte qu’ils reposent. Mais la mer couvre l’aimable Rosabelle.

Chaque Saint-Clair fut inhumé à la lueur des cierges, au son des cloches, aveu les prières des funérailles ; les mugissemens des antres de la mer et la voix menaçante des vents furent le chant de mort de l’aimable Rosabelle. —

xxiii.

Les chants d’Harold avaient tant de douceur que les, convives s’aperçurent à peine que l’obscurité se répandait dans la salle ; quoique le jour fût encore éloigné de sa fin, ils se trouvèrent enveloppés d’une ombre mystérieuse. Ce n’était point un brouillard ni la vapeur que le soleil tire des lacs et des marais ; les sages n’avaient pas annoncé d’éclipse ; et cependant les ténèbres s’épaississaient tellement, qu’on pouvait à peine voir la figure de son voisin, et même sa propre main quand on l’étendait. Une secrète horreur succéda aux plaisirs du festin et glaça tous les cœurs. La noble dame elle-même fut presque effrayée, et sentit que l’esprit du mal planait dans les airs. Le méchant nain tomba la face contre terre, et murmura en tremblant : — Trouvé ! trouvé ! trouvé !

xxiv.

Tout à coup un éclair fendit les airs obscurcis, — un éclair si vif, si brillant, si terrible, que le château sembla tout en feu. Un instant, un seul instant, il rendit visibles toutes les solives du plafond, les boucliers suspendus aux murs, et les trophées d’armes sculptés sur les colonnes. La foudre brilla sur la tête des convives et tomba sur le page renversé ; les roulemens du tonnerre effrayèrent les plus braves et firent pâlir les plus audacieux. La cloche d’alarme sonna d’une mer à l’autre ; sur les murs de Berwick et sur ceux de Carlisle, la sentinelle, saisie de terreur, se hâta de courir à ses armes ; et, quand le calme succéda à cette convulsion de la nature, le page avait disparu.

xxv.

Les uns entendirent une voix dans la grande salle de Branksome, et les autres virent ce que tous n’aperçurent pas. Cette voix terrible cria d’un ton de maître : — Viens, Gylpin[5] ! — Et à l’endroit que le tonnerre avait frappé, où le page s’était jeté par terre, les uns virent un bras, les autres une main, quelques autres les plis d’une robe flottante. Les convives tremblans priaient en silence, et la terreur était peinte sur tous les fronts. Mais parmi ces guerriers effrayés, nul ne l’était comme Deloraine. Son sang était glacé, sa tête en feu, et l’on craignit qu’il n’eût perdu la raison pour toujours. Il était pâle, ne pouvait parler, avait l’air égaré et ressemblait à ce soldat, dont on conte l’histoire, qui parla au spectre-chien dans l’île de Man[6]. Enfin il dit en frissonnant, et à mots entrecoupés, qu’il avait vu, et vu de ses yeux, un vieillard couvert d’une aumuse et d’un baudrier travaillé en Espagne, comme un pèlerin d’outre mer[7]. — Je sais, dit-il, mais ne me demandez pas comment, que c’est le magicien Michel Scott.

xxvi.

Frappés d’horreur, les convives écoutèrent en frémissant ce récit merveilleux. Pas un mot n’était prononcé, pas un son ne se faisait entendre. Enfin le noble Angus rompit le silence, et promit par un vœu solennel à sainte Brigite-de-Douglas, de faire un pèlerinage à l’abbaye de Melrose, pour apaiser l’âme de Michel. Chaque guerrier, pour rétablir la paix dans son cœur troublé, adressa aussi ses prières à quelque saint, les uns à saint Modan, les autres à sainte Marie-des-Lacs, ceux-ci à la sainte Croixde-Lille, ceux-là à Notre-Dame-des-Iles : tous prirent leur patron à témoin qu’ils entreprendraient tel ou tel pèlerinage, qu’ils feraient sonner les cloches, qu’ils ordonneraient des prières pour le salut de l’âme de Michel. Tandis qu’ils prononçaient ces vœux, on dit que la noble dame épouvantée renonça pour jamais à employer le secours de la magie.

xxvii.

Je ne parlerai pas de la noce qui eut lieu peu de temps après ; je ne vous dirai pas combien de fils vaillans, combien d’aimables filles couronnèrent l’amour de la fleur du Teviot et de l’héritier de Cranstoun. Après une scène si terrible, il serait inutile de vouloir produire des sons d’allégresse. Il convient mieux de parler du jour marqué par la pénitence et la prière, où la troupe des pèlerins se rendit solennellement dans le saint temple de Melrose.

xxviii.

Chacun d’eux marchait les pieds nus, le corps couvert d’un sac, et les bras croisés sur la poitrine. Dans tout ce long cortège on aurait eu peine à entendre le bruit de leurs pas, le son de leurs voix ; à peine osaient-ils respirer. Vainement on aurait cherché en eux l’air imposant, le port martial ; leur gloire était éclipsée, leur orgueil abattu, leur illustre nom oublié. D’un pas lent, et dans un profond silence ils s’avancèrent vers l’autel sacré, et se prosternèrent humblement. Sur la tête des guerriers supplians flottaient les bannières des anciens héros ; sous leurs pieds étaient les cendres de leurs pères ; et autour d’eux les saints et les martyrs, dans leurs niches, semblaient les regarder d’un air sévère…

xxix.

Couverts d’étoles blanches comme la neige, de scapulaires et de capuchons noirs, les saints Pères arrivèrent sur deux rangs en procession solennelle par une des ailes de l’église. Ils portaient des cierges, des missels et l’hostie consacrée ; une sainte bannière avec le nom du rédempteur flottait devant eux. L’abbé, couvert de sa mitre, étendit la main sur les pèlerins agenouillés devant lui, leur donna sa bénédiction en faisant sur eux le signe de la croix ; il pria le ciel de leur accorder sagesse dans leurs châteaux et succès sur le champ de bataille. On célébra la messe, on fit des prières, on chanta un requiem pour les morts, et on sonna, toutes les cloches pour le salut de leur arme. Pour terminer l’office, l’hymne d’intercession s’éleva vers le ciel, et les voutes de l’église retentirent des sons de l’orgue qui accompagnait le chant majestueux du Dies iræ, dies illa. S’il m’est permis de finir par des vers sacrés un lai léger et frivole, voici ce que chantaient les saints Pères :

xxx.
hymne pour les morts.

Jour de terreur, jour de vengeance, où le ciel et la terre passeront ! Quel sera alors l’appui du pécheur ? Comment soutiendra-t-il ce jour formidable ? Le ciel enflammé se repliera comme le parchemin exposé à l’action du feu ; on entendra le son bruyant de la redoutable trompette qui doit éveiller les morts.

Oh ! dans ce jour, dans ce jour terrible, où l’homme sortira de la nuit du tombeau pour subir son jugement, Dieu de miséricorde, sois l’appui du pécheur tremblant, tandis que le ciel et la terre passeront !


La harpe est muette, et le ménestrel est parti… Mais est-il parti seul ? sa vieillesse va-t-elle continuer dans l’indigence son pèlerinage solitaire ? — Non. — Près de la tour orgueilleuse de Newark s’élève une demeure pour l’ancien barde : ce n’est qu’une humble chaumière ; mais on y voit un petit jardin entouré de haies et un foyer consolateur qui répand le jour et la gaieté. Là le voyageur, assis au coin du feu, écoutait, pendant l’hiver, les récits des anciens temps : car le vieillard ouvrait sa porte avec plaisir, et ne refusait à personne les secours qu’il avait demandés lui-même. Mais quand l’été ornait de sa parure le sommet de Bowhill, quand l’haleine embaumée de juillet balançait les fleurs de la vallée de Newark ; quand les grives chantaient dans les taillis d’Hare-Head, que des épis verts tapissaient Carterhaugh, et que le chêne de Blanckandro offrait un abri sous ses vastes rameaux, alors l’âme du barde s’embrasait d’un nouveau feu ; alors il chantait les hauts faits d’armes et les exploits des chevaliers. En l’écoutant, le voyageur oubliait le jour qui s’enfuyait, le jeune chasseur ne songeait plus à poursuivre le daim timide, et l’Yarrow, en roulant ses ondes, répétait les chants du dernier ménestrel.

  1. Voyez la note 1. — Ed.
  2. Bière douce. — Ed.
  3. Ce soleil qui brille, dans chaque stance, sur les murs de Carlisle, forme le refrain d’une ancienne ballade très-connue en Écosse. — Ed.
  4. D’après une superstition écossaise, la veille de la Toussaint est le jour le plus propre aux apparitions de spectres, de fantômes, et aux apparitions magiques. — Ed.
  5. Voyez la note 13 sur le chant II. — Ed.
  6. Voyez la note 15. — Ed.
  7. Voyez la stance XIX du chant II. — Ed.