Nostromo/Troisième partie/Chapitre III

Troisième partie
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Dès qu’ils furent seuls, l’attitude sévère et officielle du colonel se modifia. Il se leva et se rapprocha du docteur, les yeux brillants de cupidité et d’espoir. Il prit un ton de confidence. On avait bien pu charger le trésor dans la gabare, mais il était difficile de croire qu’on l’eût emporté au large.

Le docteur, attentif aux paroles de Sotillo, approuvait d’un léger signe de tête, et fumait, avec un grand plaisir apparent, le cigare que le colonel lui avait offert en témoignage de ses intentions amicales. Son affectation de détachement et d’indifférence à l’égard des autres Européens abusait le colonel et l’amena, de conjecture en conjecture, à suggérer qu’à son sens toute l’histoire était une machination de Charles Gould pour garder l’immense trésor.

Attentif et maître de lui, le docteur l’approuva :

— Il en est bien capable !

Sur quoi, le capitaine Mitchell s’écria avec une stupeur mêlée d’indignation et d’amusement :

— Vous avez dit cela de Charles Gould ? Son accent exprimait un certain mépris et même une nuance de soupçon, car pour lui aussi, comme pour les autres Européens, il y avait quelque chose de louche dans le personnage du docteur.

— Pourquoi, diable, avoir dit cela à ce bandit, à ce voleur de montres ? Dans quel intérêt un mensonge aussi infernal ? Ce maudit voleur était bien capable de vous croire.

Il s’indignait bruyamment, tandis que le docteur restait silencieux, dans l’ombre.

— Oui, c’est exactement ce que j’ai dit, reprit-il enfin.

Et le son de sa voix aurait fait comprendre à tout autre qu’au capitaine que son silence était celui de la réflexion et non pas une marque d’hésitation. Mais le capitaine pensa qu’il n’avait, de sa vie, entendu paroles aussi effrontément imprudentes.

— Bien, bien, grommela-t-il, sans trouver le courage d’exprimer ses impressions.

Elles étaient balayées par des pensées de stupeur et de regret. Le sentiment d’un désastreux échec l’écrasait ; la perte du trésor et plus encore la mort de Nostromo lui infligeaient un coup très sensible ; il s’était attaché à son Capataz comme on s’attache à des inférieurs, par amour de la routine et gratitude à demi inconsciente. Et la pensée de la mort de Decoud, de cette fin misérable, l’achevait. Quelle affreuse douleur pour cette pauvre jeune femme ! Le capitaine Mitchell n’appartenait pas à l’espèce des vieux garçons bourrus ; il aimait, au contraire, voir les jeunes gens faire la cour aux jeunes filles ; c’était pour lui l’ordre naturel des choses. Pour les marins, il en allait autrement. À l’entendre, ils ne devaient pas se marier, faisant ainsi acte de véritable renoncement, en vertu de considérations morales : la vie à bord, même dans les meilleures conditions, n’est pas faite pour une femme, et, si on laisse son épouse à terre, ce qui d’ailleurs n’est pas juste, on risque de la voir souffrir ou montrer une parfaite indifférence ; éventualité fâcheuse dans les deux cas.

Le capitaine n’aurait su dire ce qui le consternait le plus : l’immense perte matérielle de Charles Gould, la mort de Nostromo, qui constituait pour lui une aussi grosse perte, ou le deuil dont allait se trouver accablée une jeune fille aussi belle et aussi accomplie.

— Oui, reprit le docteur, qui venait sans doute de réfléchir encore, il m’a cru sans peine. J’ai vu le moment où il allait m’embrasser. « Oui, oui, disait-il, il va écrire à son associé, le riche Américain de San Francisco, que tout est perdu. Pourquoi pas ? Il y a là de quoi partager avec bien des gens. »

— Mais tout cela est parfaitement idiot, s’écria le capitaine.

Le docteur lui fit remarquer que Sotillo était en effet idiot, mais que son ineptie était pourtant assez ingénieuse pour l’embarquer sur une fausse piste. Il n’y avait eu qu’à l’y pousser un peu.

— Je lui ai fait remarquer, fit le docteur d’un ton détaché, que l’on a plutôt l’habitude d’enfouir les trésors dans la terre que de les lancer sur l’eau. Sur quoi, mon Sotillo s’est frappé le front : « Par Dieu ! vous avez raison ! m’a-t-il dit ; ils ont dû l’enterrer sur les rives du port avant de faire partir leur gabare. »

— Ciel et terre ! murmura le capitaine Mitchell. Je n’aurais jamais cru qu’il pût y avoir un homme aussi inepte !…

Il s’interrompit, puis continua d’un ton douloureux :

— Mais à quoi bon tout cela ? si la gabare était restée à flot, un mensonge de ce genre aurait eu son utilité, en empêchant peut-être cet idiot sinistre d’envoyer le vapeur à sa recherche dans le golfe. C’était le danger dont l’idée me poursuivait sans cesse, fit le capitaine avec un profond soupir.

— J’avais un but, affirma posément le docteur.

— Vraiment ? murmura le capitaine Mitchell. Tant mieux alors, car autrement j’aurais cru que vous ne trompiez Sotillo que pour l’amour de l’art. Après tout, tel était peut-être votre but. À vrai dire, je ne voudrais pas m’abaisser à ce genre de mensonge. Je n’aime pas cela. Non, non ! Je ne vois aucun plaisir à ternir la réputation d’un ami, même pour rouler le plus grand gredin de la terre. » N’eût été la dépression causée par les terribles nouvelles, le capitaine Mitchell aurait su exprimer de façon plus blessante son dégoût pour le docteur Monygham ; mais il se disait que, dans l’état actuel des choses, peu importait ce que pouvait dire ou faire cet homme qu’il n’avait jamais aimé.

— Je me demande, grommela-t-il, pourquoi ils nous ont enfermés ensemble, et pourquoi même Sotillo vous retient, vous, puisque, à vous croire, vous avez fait assez bon ménage, là-haut.

— Oui, je me le demande aussi, fit le docteur d’un air renfrogné.

Le capitaine Mitchell se sentait le cœur si lourd qu’il aurait, pour l’instant, préféré la solitude complète à la meilleure des compagnies. Mais il aurait préféré bien plus encore toute compagnie à celle du docteur. Il l’avait toujours tenu à distance et considéré comme une sorte de brouillon, dont l’intelligence remarquable ne suffisait pas à faire oublier le caractère avili. C’est ce sentiment qui le poussa à s’enquérir :

— Et qu’est-ce que le bandit a fait de ses deux autres prisonniers ?

— Il aurait, en tout cas, relâché l’ingénieur en chef, dit le docteur. Il ne se soucie pas de se mettre sur les bras une histoire avec le chemin de fer. Pas maintenant, tout au moins. Je ne crois pas, capitaine Mitchell, que vous vous représentiez exactement la situation actuelle de Sotillo.

— Je ne vois pas l’utilité de me casser la tête à ce propos, ricana le capitaine.

— Moi non plus, approuva le docteur avec la même expression maussade. Vous ne rendriez pas le moindre service à quiconque en appliquant votre pensée à quelque sujet que ce soit.

— Certes, fit simplement le capitaine Mitchell, avec une expression manifeste de découragement ; comment voulez-vous qu’un homme enfermé dans ce maudit trou noir puisse rendre service à personne ?

— Quant au vieux Viola, poursuivit le docteur, comme s’il n’avait rien entendu, Sotillo l’a relâché, pour la même raison qui va l’amener bientôt à vous relâcher aussi.

— Eh ! Comment ? s’écria le capitaine Mitchell, les yeux dilatés dans l’ombre, comme ceux d’un hibou. Qu’y a-t-il de commun entre le vieux Giorgio et moi ? S’il le relâche, le bandit, c’est sans doute qu’il n’a pas de montre et de chaîne à lui voler. Je vous le dis, d’ailleurs, docteur Monygham, poursuivit-il avec une colère croissante, il ne pourra pas se débarrasser de moi aussi facilement qu’il le croit. Il se brûlera les doigts à cette affaire-là, je vous le certifie. Pour commencer, je ne partirai pas sans ma montre, et quant au reste… Nous verrons. Peu vous importe peut-être d’être jeté en prison. Mais Joë Mitchell ne se laisse pas faire comme cela. On ne m’aura pas insulté et volé gratuitement. Je suis un personnage public, monsieur.

Le capitaine s’aperçut à ce moment que les barreaux de la fenêtre devenaient perceptibles, et formaient un quadrillage noir sur un carré gris. Il se tut, comme s’il eût mieux compris avec le retour de l’aube qu’il serait privé à l’avenir des inestimables services de son Nostromo. Il s’adossa au mur, les bras croisés pur la poitrine, tandis que le docteur arpentait la pièce d’un bout à l’autre, de sa démarche hésitante, qui semblait le faire chanceler à chaque pas sur des pieds douloureux. En s’éloignant de la fenêtre, il disparaissait entièrement dans l’ombre, et l’on n’entendait plus que le frôlement inégal de ses pas. Il y avait une sorte de détachement morne dans ce va-et-vient continu et pénible. Lorsqu’il entendit lancer son nom dans la cellule, par la porte brutalement ouverte, il ne manifesta aucune surprise. Il s’arrêta court et sortit de la chambre sans hésiter, comme si sa hâte avait dû arranger les choses. Quant au capitaine Mitchell il resta quelque temps appuyé au mur ; il se demandait, dans son amertume, s’il n’allait pas, par manière de protestation, refuser de bouger d’un pas. Il avait presque envie de se laisser traîner de force, mais en entendant, sur le seuil de la porte, l’officier crier son nom à deux ou trois reprises, avec un accent de surprise scandalisée, il condescendit à sortir.

Sotillo avait changé d’attitude. Son ton de politesse dégagée était un peu incertain, comme s’il n’avait pas été sûr que la politesse fût de mise en pareille occurrence. Assis derrière la table, dans son vaste fauteuil, il regarda fixement le capitaine Mitchell avant de prononcer, d’un air condescendant :

— J’ai décidé de ne pas vous retenir plus longtemps, Señor Mitchell. Je suis naturellement clément et porté à l’indulgence. Mais que ceci, au moins, vous serve de leçon.

L’aube singulière de Sulaco, qui semble poindre très loin vers l’occident pour remonter de là dans la nuit des montagnes, se mêlait à la lueur rougeâtre des chandelles. Le capitaine Mitchell laissa, en signe de mépris et d’indifférence, son regard errer tout autour de la pièce, puis il l’arrêta sur le docteur qui, penché déjà sur l’appui d’une des fenêtres, tenait les paupières baissées dans une attitude d’indifférence rêveuse, ou peut-être de honte.

Enfoncé dans son large fauteuil, Sotillo poursuivait :

— Je m’imaginais que les sentiments d’un galant homme vous auraient dicté une réponse convenable.

Il attendait cette réponse, mais le capitaine Mitchell resta muet, moins par volonté arrêtée que par excès de colère. Sotillo hésita, regarda le docteur qui fit un léger signe de tête, puis continua avec un certain effort :

— Tenez, capitaine Mitchell ; voici votre montre. Voyez combien était hâtif et injuste votre jugement sur nos soldats patriotes.

Renversé sur son siège, il étendit le bras vers la table, et poussa légèrement la montre. Le capitaine Mitchell s’avança avec une vivacité toute spontanée, porta la montre à son oreille, puis la glissa froidement dans sa poche.

Sotillo semblait surmonter une profonde répugnance. Il regarda de nouveau le docteur qui fixait sur lui un regard imperturbable. Et voyant le capitaine Mitchell s’éloigner sans un geste et sans un mot, il se hâta d’ajouter :

— Vous pouvez partir, et attendre en bas le Señor Doctor que je vais relâcher aussi. Vous autres étrangers, n’avez, à mes yeux, aucune importance.

Il eut un léger rire, forcé et discordant. Pour la première fois, le capitaine Mitchell le regarda avec quelque intérêt.

— Les tribunaux seront saisis plus tard de vos actes, poursuivait en hâte Sotillo, mais en ce qui me concerne, je vous laisserai vivre en liberté, sans vous faire suivre ou surveiller. Entendez-vous, capitaine Mitchell ? Vous pouvez vaquer à vos affaires. Vous êtes désormais hors de mon contrôle. J’ai des soucis d’autre gravité pour retenir mon attention.

Le capitaine se sentit fort tenté de répondre. Il ne lui plaisait guère de s’entendre insulter gratuitement ; mais le manque de sommeil, les anxiétés prolongées, le désappointement causé par la disparition fatale du trésor pesaient sur son esprit. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de dissimuler l’inquiétude qui l’agitait, non point pour lui-même, mais pour les affaires publiques. Il eut l’impression bien nette d’une machination souterraine, et sortit en affectant de ne pas voir le docteur.

— Quelle brute ! fit Sotillo en entendant la porte se refermer.

Le docteur Monygham quitta l’embrasure de la fenêtre et, plongeant les mains dans les poches de son long cache-poussière gris, fit quelques pas dans la pièce. Sotillo se leva aussi et se planta devant lui, pour l’examiner de la tête aux pieds.

— Alors vos compatriotes n’ont pas grande confiance en vous, Señor Doctor ? Ils ne vous aiment guère, hein ? Et pourquoi cela ? Je me le demande.

Le docteur, levant la tête, lui répondit par un long regard glacial, accompagné de ces mots :

— C’est peut-être parce que j’ai trop longtemps vécu au Costaguana.

— Ah ! Ah ! fit Sotillo d’un ton encourageant, en découvrant sous sa moustache de jais des dents éclatantes de blancheur. Mais vous vous aimez vous-même au moins ?

— Laissez-les faire, poursuivit le docteur, tenant toujours sur le beau visage de Sotillo ses yeux de pierre : ils se trahiront bien vite. Et moi, de mon côté, j’essayerai de faire parler don Carlos.

— Ah ! Señor Doctor, fit Sotillo en hochant la tête, vous avez l’intelligence vive. Nous étions faits pour nous comprendre.

Il se détourna, incapable de soutenir plus longtemps le regard immobile et sans expression de ces yeux, dont le vide impénétrable faisait penser aux sombres profondeurs d’un abîme. Même chez l’homme absolument dépourvu de sens moral, il subsiste une appréciation conventionnelle, mais parfaitement nette, de la canaillerie. Sotillo supposait que le docteur Monygham, si différent de tous les autres Européens, était prêt à vendre ses compatriotes et Charles Gould, son protecteur, pour une part des trésors de la San-Tomé. Il ne l’en méprisait d’ailleurs nullement. Le manque de sens moral était chez le colonel total et ingénu ; il frisait la stupidité, la stupidité morale. Rien de ce qui pouvait servir ses desseins ne lui paraissait vraiment répréhensible. Il ne laissait pourtant pas de mépriser le docteur Monygham ; il l’écrasait, au fond du cœur, d’un dédain profond et joyeux, parce qu’il entendait le frustrer de toute récompense. Il ne méprisait pas en lui l’homme sans foi et sans honneur, mais le naïf. La perspicacité parfaite du docteur Monygham lui avait entièrement échappé, et il le tenait pour un imbécile.

Depuis son débarquement, les idées du colonel s’étaient bien modifiées. Il ne rêvait plus d’une carrière politique dans l’administration montériste : un tel projet lui avait toujours paru hasardeux, et depuis que l’ingénieur en chef lui avait annoncé l’arrivée probable, au petit jour, de Pedro Montero, ses craintes sur ce point s’étaient bien renforcées. Le frère du général, Pedrito le Guérillero, comme l’appelait le peuple, avait une réputation très particulière. Il était dangereux de se frotter à lui. Sotillo avait eu l’intention vague de s’emparer de la ville tout entière, en même temps que du trésor, pour négocier ensuite à loisir, mais en présence des faits dévoilés par l’ingénieur (qui l’avait franchement mis au courant de toute la situation) son audace, toujours circonspecte, faisait place à une hésitation prudente.

— Une armée, une armée qui a déjà traversé les montagnes, sous les ordres de Pedrito, répétait-il sans pouvoir dissimuler sa consternation. Si une telle nouvelle ne m’était pas annoncée par un homme de votre situation, je n’y ajouterais jamais foi ! C’est stupéfiant !

— Une force armée ! corrigea d’un ton suave l’ingénieur, dont le but était atteint. Il voulait, en préservant, quelques heures encore, Sulaco de toute occupation brutale, laisser à ceux qu’en chassait la terreur le temps de quitter la ville.

Au milieu du désarroi général, des familles entières plaçaient leur espoir dans la fuite : elles suivaient la route de Los Hatos, dégagée par l’exode de la populace en armes, partie vers Rincon, avec Fuentès et Gamacho, pour y faire une réception enthousiaste à Pedro Montero.

C’était un départ hasardeux et précipité, et l’on disait qu’Hernandez, posté avec ses hommes dans le bois de Los Hatos, attendait les fugitifs pour leur faire accueil. L’ingénieur en chef savait que bien des gens voulaient se sauver de la sorte.

Les efforts du Père Corbelàn en faveur de ce pieux brigand n’étaient pas restés tout à fait stériles. Cédant, au dernier moment, aux objurgations pressantes du prêtre, le Géfé Politico de Sulaco avait signé un brevet provisoire de général pour Hernandez, et l’avait, à ce titre, officiellement chargé du maintien de l’ordre dans la ville. Le fait est que le fonctionnaire, en face d’une situation désespérée, ne faisait guère attention à ce qu’il signait. C’était le dernier document officiel qu’il eût rédigé avant de quitter le palais de l’intendance pour chercher un refuge dans les bureaux de la Compagnie O.S.N. Mais même s’il avait voulu rendre sa décision effective, il eût été trop tard. L’émeute qu’il attendait et qu’il redoutait, avait éclaté moins d’une heure après le départ du Père Corbelàn.

Celui-ci, qui avait rendez-vous avec Nostromo dans le couvent dominicain dont il occupait une cellule, n’avait jamais pu y parvenir. Parti de l’intendance pour l’hôtel Avellanos, où il voulait mettre son beau-frère au courant des événements, il s’y était trouvé, bien qu’il n’y fût resté qu’une demi-heure, coupé de son ascétique retraite, où Nostromo l’avait attendu quelque temps.

Il écouta avec inquiétude le vacarme croissant des rues, puis gagna les bureaux du Porvenir pour y rester jusqu’au jour, ainsi que Decoud l’avait raconté à sa sœur dans sa lettre.

C’est ainsi que le Capataz des Cargadores, au lieu de courir vers les bois de Los Hatos, pour y porter à Hernandez sa nomination de général, était resté en ville pour sauver la vie du Président Dictateur, pour aider à la répression de l’émeute et, enfin, pour emporter sur le golfe l’argent de la mine.

Mais le Père Corbelàn avait pu joindre Hernandez. Il portait en poche le document mémorable qui, d’un bandit, faisait un général et constituait le dernier acte officiel du parti ribiériste, dont les mots d’ordre étaient : honnêteté, paix et progrès. Sans doute, le prêtre, pas plus que le bandit, n’en sentaient-ils l’ironie. Le Père Corbelàn avait dû trouver des émissaires à dépêcher en ville, car, dès l’aube du second jour d’émeute, le bruit courut qu’Hernandez se tenait sur la route de Los Hatos, prêt à accueillir tous les gens qui voudraient lui demander protection. Un étrange cavalier, audacieux malgré son âge mûr, pénétra tranquillement dans la ville, en laissant errer ses yeux sur les façades des maisons, comme s’il n’eût jamais contemplé d’édifices aussi élevés. Il descendit devant la cathédrale pour s’agenouiller au milieu de la place. La bride sur le bras et le chapeau devant lui sur le sol, il se signait et se frappait de temps en temps la poitrine. Il remonta en selle, en jetant un regard ferme mais bienveillant sur le petit groupe attiré par ses dévotions, et s’enquit de la Casa Avellanos. Une vingtaine de mains se levèrent pour lui montrer du doigt la rue de la Constitution.

Le cavalier s’avançait, avec un regard de curiosité distraite vers les fenêtres du club Amarilla, situé au coin de la place. Il lançait, de loin, d’une voix de stentor :

— Est-ce ici la Casa Avellanos ?

Un concierge interloqué finit par lui répondre affirmativement, et il disparut sous l’ombre de la porte. La lettre qu’il apportait, écrite au crayon par le Père Corbelàn, près d’un feu du camp d’Hernandez, était adressée à don José, dont le prêtre ignorait l’état critique. Antonia la lut et, après avoir consulté Charles Gould, l’envoya en communication aux caballeros retranchés dans le club Amarilla. Pour sa part, elle avait pris une décision ; elle rejoindrait son oncle, et confierait les derniers jours, peut-être les dernières heures de la vie paternelle à la générosité du bandit dont l’existence même était une protestation contre l’odieuse tyrannie de tous les partis, contre l’obscurité morale où vivait le pays. Mieux valait encore la tristesse des bois de Los Hatos ; moins dégradante était une vie de rigueurs à la suite d’une troupe de bandits. Antonia prenait une part ardente au défi obstiné lancé par son oncle à la fortune adverse ; sa confiance se fondait sur sa foi dans l’homme qu’elle aimait.

Dans son message, le Vicaire Général garantissait, sur sa tête, la fidélité d’Hernandez, et répondait de sa puissance, affirmée par de longues années de rébellion impunie. Il y rendait publiques, pour la première fois, et mettait en avant pour appuyer sa thèse, les idées de Decoud sur le nouvel État Occidental (dont chacun connaît aujourd’hui la stabilité florissante). Hernandez, ex-bandit et dernier général de création ribiériste, se faisait fort de tenir le pays entre les bois de Los Hatos et la chaîne côtière : on pourrait ainsi attendre que don Martin Decoud ramenât le général Barrios à Sulaco pour conquérir la ville.

— C’est la volonté du Ciel. La Providence est avec nous ! écrivait le Père Corbelàn.

On n’avait pas le temps de discuter ou de combattre ses assertions, et si la discussion soulevée au club Amarilla, par la lecture de sa lettre, fut chaude, elle n’en fut pas moins brève. Au milieu de la stupeur générale causée par la défaite, d’aucuns virent dans ce projet, avec un étonnement joyeux, une puissance inattendue de nouveaux espoirs. D’autres se laissaient hypnotiser par une perspective de salut immédiat pour leurs femmes et leurs enfants. Le plus grand nombre s’y raccrochait comme se raccroche à une paille un homme qui se noie. Le Père Corbelàn leur offrait un asile inespéré contre les llaneros de Pedrito Montero et la populace en armes de Señores Fuentès et Gamacho.

Vers la fin de l’après-midi, une discussion animée s’alluma dans les vastes pièces du club Amarilla. De la fenêtre même où, carabines et fusils en main, ils se tenaient postés pour défendre le bout de la rue contre un retour offensif de la canaille, ses membres jetaient par-dessus leur épaule opinions et arguments. Au crépuscule, don Juste Lopez invita ceux des caballeros qui partageaient ses vues à le suivre dans le corridor. Il rédigea, sur une petite table éclairée par deux bougies, une adresse, ou plutôt une déclaration solennelle que devrait présenter à Pedrito Montero une députation de membres de l’Assemblée désignés par leurs collègues, pour rester en ville. Il pensait apaiser Pedrito par cette démarche, et l’amener à respecter, au moins dans leurs formes, les institutions parlementaires. Assis devant une feuille de papier blanc, une plume d’oie en main, pressé de toutes parts, il se tourna à droite et à gauche, en répétant avec une insistance solennelle :

— Un peu de silence, Caballeros, un peu de silence ! Il faut bien montrer que nous nous inclinons, en toute bonne foi, devant les faits accomplis.

Cette phrase semblait le remplir d’une satisfaction mélancolique. Le brouhaha des voix confuses s’enrouait autour de lui. Il y avait de brusques silences, et l’ardeur grimaçante des visages faisait tout à coup place à une expression de profond et morne découragement.

Cependant l’exode avait commencé. Sur la place, des charrettes cahotantes, accompagnées de piétons ou de cavaliers, emportaient femmes et enfants ; des groupes suivaient, sur des chevaux ou des mules, tandis que de pauvres gens s’en allaient à pied, hommes et femmes chargés de paquets, serrant des petits dans les bras, tramant des vieillards, remorquant les plus grands de leurs rejetons. Lorsque Charles Gould, laissant chez Viola le docteur et l’ingénieur, pénétra en ville par la porte du port, tous les gens qui voulaient fuir étaient partis, et les autres s’étaient barricadés dans leurs maisons. Il n’y avait dans toute la longueur de la rue sombre, qu’un seul endroit où des silhouettes passaient dans une lueur tremblotante. L’administrateur reconnut la voiture de sa femme arrêtée à la porte de l’hôtel Avellanos. Il s’avança, sans qu’on parût s’apercevoir de sa présence, et regarda silencieusement quelques-uns de ses domestiques qui sortaient de la maison avec un brancard improvisé. Don José Avellanos y gisait sans vie, les yeux clos et les membres raidis. Madame Gould et Antonia marchaient à côté de la civière que l’on plaça dans la voiture ; les deux femmes s’embrassèrent sous l’œil de l’émissaire du Père Corbelàn, qui se tenait de l’autre côté du landau, très droit sur la selle, sa barbe hérissée toute semée de poils blancs, les pommettes saillantes et bronzées. Alors, Antonia entra dans le landau, les yeux secs, et s’assit à côté du brancard. Elle fit un signe de croix rapide et abaissa sur son visage un voile épais, tandis que les domestiques et trois ou quatre voisins, venus pour offrir leurs services, se découvraient en reculant.

Du siège, Ignacio, résigné maintenant à conduire toute la nuit (et à se voir peut-être couper la gorge avant l’aube) jeta par-dessus son épaule un regard morose.

— Marchez doucement, recommanda madame Gould d’une voix tremblante.

— Doucement, si, niña ! grommela-t-il en se mordant les lèvres. Ses joues rondes et tannées tremblaient. Le landau s’éloigna lentement et sortit du cercle de lumière.

— Je vais les accompagner jusqu’au gué, dit Charles Gould à sa femme. Les mains croisées, debout sur le bord du trottoir, elle lui fit un petit signe de tête, en le voyant partir derrière la voiture.

Les fenêtres du club Amarilla n’étaient plus éclairées ; les dernières étincelles de la résistance étaient éteintes. Au coin de la rue, Charles Gould tourna la tête et vit sa femme traverser la partie éclairée de la chaussée pour regagner leur demeure. Un des voisins, notable commerçant et propriétaire, marchait près d’elle et lui parlait avec de grands gestes. Lorsque madame Gould fut entrée sous le porche, toutes les lumières s’éteignirent, et la rue resta sombre et vide d’un bout à l’autre.

Les maisons de la vaste Plaza se perdaient dans la nuit. Très haut, comme une étoile, une petite lueur brillait dans une des tours de la cathédrale, et la statue équestre, pâle contre la masse sombre des arbres de l’Alameda, semblait le fantôme de la royauté revenu parmi les scènes de la révolution. La voiture ne rencontrait que de rares passants, qui se rangeaient bien vite contre le mur. Sortie de la ville, elle se mit à rouler sans bruit sur un lit de poussière. Dans l’obscurité plus épaisse, une fraîcheur semblait tomber des feuillages qui bordaient la route de campagne. L’émissaire du camp d’Hernandez poussa son cheval contre celui de Charles Gould.

— Caballero, fit-il avec un ton de curiosité, c’est bien vous le maître de la mine, que l’on appelle le Roi de Sulaco.

— Oui, je suis le maître de la mine, répondit Charles Gould.

L’homme galopa un instant en silence, puis :

— J’ai un frère qui se trouve à votre service comme veilleur dans la vallée de San-Tomé. Vous vous êtes montré ami de la justice. Aucun des travailleurs que vous avez appelés dans la montagne n’a été lésé. Mon frère m’a dit que le torrent qui limite vos domaines n’a été franchi par aucun des fonctionnaires du gouvernement, aucun des tyrans du Campo. Vos officiers à vous ne maltraitent pas les habitants de la gorge, par crainte sans doute de votre sévérité. Vous êtes un homme juste et un homme puissant, ajouta-t-il.

Ses paroles avaient un accent de brusquerie et d’indépendance, mais ce n’était évidemment pas sans dessein qu’il se montrait aussi communicatif. Il dit à Charles Gould qu’il avait été ranchero dans une des basses vallées, très loin vers le Sud. Il y vivait près d’Hernandez et avait été parrain de son premier garçon. Il s’était joint à lui dans la rébellion contre les officiers recruteurs, qui avait été le début de toutes leurs misères. C’est lui qui, après l’enlèvement de son compagnon, avait enterré sa femme et ses enfants massacrés par les soldats.

— Oui, Señor, murmurait-il d’une voix sourde, moi et deux ou trois camarades assez heureux pour être restés en liberté, nous les avons tous enterrés dans la même fosse, près de leur ferme en cendres, sous l’arbre qui abritait leur toit.

C’est chez lui aussi qu’était accouru Hernandez, trois ans plus tard, après sa désertion. Il portait encore son uniforme, avec les galons de sergent sur les manches et le sang de son colonel sur les mains et la poitrine. Trois soldats l’accompagnaient qui, partis à sa poursuite, avaient fini par fuir avec lui. Le ranchero raconta à Charles Gould comment, à la vue de soldats, il s’était embusqué avec quelques voisins, derrière les rochers, prêt à faire feu. Il avait tout à coup reconnu son ancien compagnon et était sorti de son abri en l’appelant par son nom : il savait bien qu’Hernandez n’aurait pu se charger d’une mission d’injustice et de tyrannie. Ces trois soldats, avec le petit groupe caché derrière les rochers, formèrent le noyau de la fameuse bande, et lui, le narrateur, était depuis bien des années le lieutenant favori d’Hernandez. Il proclama fièrement que les autorités avaient mis sa tête à prix comme celle de son chef, ce qui ne l’empêchait pas de grisonner sur ses épaules. Et maintenant, il avait vécu assez longtemps pour voir son compère devenir général !

Il eut un rire étouffé :

— Nous voici devenus soldats, de voleurs que nous étions ! Mais regardez, Caballero, ceux qui font de nous des soldats, et de lui un général ! Regardez-moi ces gens-là !

Ignacio poussait de grands cris. La lueur des lanternes courait sur les haies de nopal qui surmontaient les deux talus de la route et éclairait au passage des visages effarés ; les fugitifs se rangeaient sur les bords du chemin, profondément encaissé, comme un sentier de la campagne anglaise, dans le sol meuble du Campo. Ils reculaient ; leurs yeux agrandis luisaient un instant, puis la lumière rebondissait sur les racines à demi dénudées d’un gros arbre, sur une nouvelle haie de nopal, sur un autre groupe de visages au regard angoissé. Trois femmes, dont l’une portait un enfant, et deux hommes armés, l’un d’un sabre et l’autre d’un fusil sur leurs vêtements civils, se pressaient autour d’un baudet chargé de paquets noués dans des couvertures. Plus loin, Ignacio dut crier à nouveau, pour dépasser une charrette, longue caisse de bois placée sur deux roues hautes, dont la porte de derrière battait. Des dames qui l’occupaient durent reconnaître les mules blanches, car elles appelèrent :

— Est-ce vous, doña Emilia ?

Au tournant de la route, l’éclat d’un grand feu illuminait le chemin, couvert, sur une certaine longueur, de branches qui se rejoignaient dans le ciel. Près du gué d’un torrent peu profond, une ferme construite au bord de la route, en murs de joncs tressés et toit de chaume, avait pris feu par accident. Les flammes, avec un grondement rageur, éclairaient un espace ouvert encombré de chevaux, de mules et de gens affolés et hurlants.

Lorsque Ignacio poussa son attelage, plusieurs dames qui marchaient sur la route se précipitèrent vers le landau, suppliant Antonia de leur donner une place. Elle répondit à leurs cris en montrant silencieusement son père du doigt.

— Il faut que je vous quitte ici, dit Charles Gould au milieu du tumulte.

Les flammes dansaient, très hautes, et la chaleur faisait reculer, à travers le chemin, le torrent des fugitifs autour de la voiture. Une dame âgée, vêtue d’une robe de soie noire, la tête couverte d’une mantille grossière, et un bâton noueux à la main en guise de canne, chancela contre une des roues de devant ; deux jeunes filles, terrifiées et muettes, se pendaient à ses bras. Charles Gould la connaissait bien.

— Miséricorde ! Nous sommes bien meurtries dans cette foule, lui cria-t-elle avec un sourire crâne. Nous sommes parties à pied. Tous nos domestiques se sont enfuis hier pour se joindre aux démocrates. Nous allons nous mettre sous la protection du Père Corbelàn, de votre saint oncle, Antonia. Il a opéré un miracle dans le cœur impitoyable d’un bandit. Un véritable miracle !

Sa voix s’élevait à mesure que l’emportait le torrent de la foule ; les gens s’écartaient devant les charrettes qui remontaient au galop la berge du gué, à grand renfort de coups de fouet et de cris forcenés. Des bouquets d’étincelles piquetaient la fumée noire au-dessus du chemin ; les bambous qui formaient les murs de l’habitation éclataient dans le feu avec des détonations de fusillade irrégulière. Puis, tout à coup, la flamme éclatante mourut, ne laissant plus qu’une lueur rougeâtre où couraient çà et là des ombres noires affolées. Le bruit des voix parut tomber avec la flamme ; le brouhaha des imprécations et des querelles, la masse confuse des têtes et des bras s’évanouirent dans la nuit.

— Il faut que je vous quitte maintenant, répéta Charles Gould à Antonia, qui tourna lentement son visage vers lui, et écarta son voile.

L’émissaire et compagnon d’Hernandez poussa son cheval contre la voiture.

— Le maître de la mine n’a-t-il aucun message à envoyer à Hernandez, le maître du Campo ? demanda-t-il.

La légitimité de cette comparaison frappa Charles Gould. Il y avait la même opiniâtreté, comme la même puissance précaire chez l’administrateur de la mine et l’indomptable bandit du Campo. Ils se trouvaient sur un pied d’égalité, en face de l’anarchie du pays, dont le contact dégradant souillait tous leurs actes. Une trame serrée de crimes et de corruption enveloppait toutes choses. Charles Gould éprouva, pendant un instant, un découragement et une lassitude immenses qui scellèrent ses lèvres.

— Vous êtes un homme juste, insista l’émissaire d’Hernandez. Regardez ces gens, qui, de mon compère, ont fait un général, et de nous tous des soldats. Regardez ces aristocrates qui cherchent leur salut dans la fuite, avec leurs seuls vêtements sur le dos. Mon compère ne songe pas à cela, mais nos camarades pourront s’en étonner fort, et je veux vous parler en leur nom. Voyez, Señor. Pendant bien des mois le Campo a été en nos mains ; nous n’avons rien à demander à personne, mais des soldats ont besoin d’une solde pour vivre honnêtement, une fois la guerre finie. On sait votre âme si juste qu’une prière de votre bouche suffit à guérir toute bête malade, et monte au ciel comme celle du juge le plus intègre. Donnez-moi quelques paroles pour apaiser, comme un charme, les doutes de mes compagnons, qui sont tous des hommes !

— Entendez-vous ce qu’il dit ? fit en anglais Charles Gould à Antonia.

— Pardonnez-nous notre misère ! s’écria-t-elle vivement ; votre renommée est l’inépuisable trésor d’où peut nous venir encore le salut ; votre renommée, Carlos, et non votre richesse ! Donnez, je vous en supplie, votre parole à cet homme, de ratifier tous les engagements que mon oncle prendra avec son chef ; votre parole, il n’en attend pas davantage !

Il ne restait plus, au bord de la route, sur l’emplacement de la hutte, qu’un énorme tas de braises, dont le reflet rouge s’éteignait, mais qui éclairait encore le visage d’Antonia, tout empourpré de fièvre. Charles Gould, après une seconde d’hésitation, fit la promesse demandée. Il était comme un homme aventuré sur un chemin escarpé et périlleux, qui ne peut revenir sur ses pas et n’a d’autre chance de salut que la marche en avant. Il se rendit un compte exact de la situation à ce moment précis, en regardant le corps inanimé de don José étendu presque sans souffle à côté de la fière Antonia, vaincu après une vie de lutte contre des puissances ténébreuses, génératrices de crimes monstrueux et de monstrueuses illusions. L’émissaire d’Hernandez exprima en quelques mots sa parfaite satisfaction. Antonia abaissa stoïquement son voile, résistant à son désir de s’enquérir du sort de Decoud. Mais Ignacio jeta par-dessus son épaule un coup d’œil hargneux :

— Regarde bien tes mules, mi amo, grommela-t-il, tu ne les reverras jamais !


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