Nostromo/Troisième partie

Troisième partie
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Chapitre I

Dès que la gabare eut quitté la jetée pour se noyer dans l’ombre du port, les Européens de Sulaco se dispersèrent ; il leur fallait se préparer à l’avènement du régime montériste, qui venait s’imposer à la ville par la voie des montagnes aussi bien que par celle de la mer.

L’embarquement du trésor fut leur dernière besogne commune, leur dernière action concertée. Elle marquait la fin des trois jours de danger, pendant lesquels, à en croire les journaux d’Europe, leur énergie avait préservé la ville des horreurs de la sédition. En arrivant sur le quai, le capitaine Mitchell souhaita bonne nuit à ses compagnons, et retourna sur la jetée dont il se proposait d’arpenter les planches jusqu’à l’arrivée du vapeur d’Esmeralda.

Les ingénieurs du chemin de fer réunirent leurs ouvriers basques et italiens et les conduisirent dans les bâtiments de la gare ; ils laissaient dorénavant ouverte aux quatre vents du ciel la Douane, si âprement défendue pendant les premiers jours de l’émeute. Leurs hommes s’étaient bravement et fidèlement comportés durant les fameux « trois jours » de Sulaco.

Cette fidélité et ce courage s’étaient, à vrai dire, exercés plutôt en faveur de leur salut personnel que pour la défense des intérêts matériels auxquels Charles Gould avait attaché sa foi. Entre les hurlements de la foule, le moindre n’avait pas été le cri de « mort aux étrangers ». Il était heureux pour Sulaco que les rapports eussent été fort tendus dès l’origine entre les travailleurs étrangers et les gens du pays.

Debout sur le seuil de la cuisine de Viola, le docteur Monygham se disait que cette retraite marquait la fin de l’ingérence étrangère ; l’armée des pionniers du progrès laissait le champ libre aux révolutions costaguaniennes.

Des torches d’algarrobe, portées en serre-file de la petite troupe, envoyaient jusqu’à ses narines leur pénétrant arôme. Leur lumière, dansant sur la façade de la maison, faisait ressortir, d’un bout à l’autre du long mur, les lettres noires de l’enseigne Albergo d’Italia Una, et l’éclat vif fit cligner les yeux du docteur.

De jeunes ingénieurs, grands et blonds pour la plupart, dirigeaient la bande des travailleurs sombres et bronzés ; les canons des fusils passés en bandoulière mettaient leur éclair furtif au-dessus de la masse confuse ; les jeunes gens faisaient, en passant, un signe de tête familier à l’adresse du docteur qu’ils connaissaient tous.

Certains se demandaient ce qu’il pouvait faire là. Mais ils poursuivaient leur marche et pressaient leurs hommes le long de la ligne des rails.

— Vous retirez vos hommes du port ? demanda le docteur à l’ingénieur en chef qui avait accompagné jusque-là Charles Gould sur le chemin de la ville, et marchait à côté de son cheval, la main posée sur l’arçon de la selle. Ils venaient de s’arrêter devant la porte ouverte, pour laisser les ouvriers traverser la route.

— Oui, aussi vite que possible. Nous ne sommes pas un parti politique, répondit l’ingénieur d’un ton significatif et nous ne voulons pas donner à nos nouveaux gouvernants une arme contre le chemin de fer. C’est bien votre avis, Gould ?

— Absolument, dit la voix impassible de Charles Gould. Juché sur son cheval, il restait en dehors du halo de lumière projeté sur la route par la porte ouverte.

Dans l’attente de Sotillo d’un côté et de Pedro Montero de l’autre, l’ingénieur en chef avait maintenant pour unique souci d’éviter tout heurt avec l’un ou l’autre. Sulaco, pour lui, ne représentait qu’une station de chemin de fer, des ateliers, de vastes magasins. Le chemin de fer défendait ses propriétés comme il l’avait fait contre la foule, mais au point de vue politique, il restait neutre. L’ingénieur était brave ; il avait porté, en sa qualité même de neutre, des propositions de trêve aux députés Fuentès et Gamacho, qui s’étaient déclarés chefs du parti populaire. Des balles sifflaient encore çà et là, quand il avait traversé la place pour accomplir sa mission, en agitant au-dessus de sa tête une nappe blanche empruntée à la table du Club Amarilla.

Il était assez fier de cet exploit, et réfléchissant que le docteur, empressé tout le jour dans le patio de l’hôtel Gould, auprès des blessés, n’avait pas eu le temps d’apprendre les nouvelles, il se mit à en faire le récit succinct. Il avait fait part aux députés de l’arrivée de Pedro Montero au camp de construction. Le frère du général victorieux, leur avait-il affirmé, pouvait arriver à Sulaco d’un moment à l’autre.

Gamacho, comme on pouvait s’y attendre, avait lancé par la fenêtre la nouvelle à la foule, qui s’était ruée vers Rincon par la route de la Plaine.

Les deux députés eux-mêmes, après avoir serré avec effusion la main de l’ingénieur, avaient sauté en selle pour partir au galop à la rencontre du grand homme.

— J’ai un peu embrouillé les heures, avouait l’ingénieur en chef. Quelque diligence qu’il fasse, il ne pourra guère être ici avant la matinée. Mais j’ai atteint mon but en procurant au parti vaincu quelques heures de répit. Pourtant, je n’ai rien voulu leur dire de Sotillo, de peur qu’ils ne se missent en tête de s’emparer de nouveau du port pour le repousser ou l’accueillir à leur gré. Ils auraient trouvé l’argent de Gould sur lequel se fonde pour l’instant tout l’espoir qui nous reste. Il fallait aussi songer à la fuite de Decoud. Je crois que le chemin de fer a fait pour ses amis tout ce qu’il pouvait faire sans se compromettre irrémédiablement. Maintenant, il n’y a plus qu’à laisser les partis en présence.

— Le Costaguana aux Costaguaniens ! lança le docteur d’un ton sardonique. C’est un beau pays, et ils ont semé une belle moisson de haine, de vengeance, de meurtre et de rapine, ces fils du pays !

— J’en suis un, fit Charles Gould d’une voix calme, et il faut que j’aille veiller sur ma moisson de soucis à moi. Ma femme est partie vers la ville, docteur ?

— Oui. Tout était paisible de ce côté. Madame Gould a emmené les deux fillettes dans sa voiture.

Charles Gould s’éloigna, et l’ingénieur pénétra dans la maison à la suite du médecin.

— Cet homme-là est le calme en personne, fit-il d’un ton admiratif en se laissant tomber sur le banc et en étendant presque jusqu’à la porte des jambes élégantes moulées dans des bas de cycliste. Il faut qu’il soit parfaitement sûr de lui.

— Si c’est tout ce dont il est sûr, il n’est sûr de rien, répondit le docteur, qui s’était juché sur le bout de la table et se caressait la joue avec la paume d’une main, l’autre soutenant son coude. C’est bien la dernière chose dont on puisse être sûr.

La bougie à demi consumée brûlait haut ; sa mèche, trop longue, éclairait confusément, par en dessous, le visage incliné du docteur Monygham, dont l’expression durcie par les cicatrices rétractées des joues, prenait un aspect étrange et disait un douloureux excès d’amertume. Dans cette posture, il paraissait méditer sur des sujets sinistres. L’ingénieur en chef le regarda un instant avant de protester :

— Non, vraiment, je ne suis pas de votre avis. Pour moi, il ne semble y avoir rien de plus sûr… Pourtant…

C’était un homme d’expérience, mais il ne savait pas tout à fait cacher son dédain pour de tels paradoxes. D’ailleurs, le docteur Monygham n’était pas en faveur auprès des Européens de Sulaco. L’allure de réprouvé qu’il affectait jusque dans le salon de madame Gould suscitait des critiques sévères. On ne pouvait douter de son intelligence et, comme il avait vécu plus de vingt ans dans le pays, on n’aurait su non plus négliger les prévisions de son pessimisme, mais instinctivement désireux d’affermir leurs espoirs et de justifier leur activité, ses auditeurs attribuaient ce pessimisme à quelque défaut caché de son caractère. On savait que, tout jeune, bien des années auparavant, il avait été nommé chirurgien en chef de l’armée par Guzman Bento, et qu’aucun des Européens alors au Costaguana n’avait été tenu en telle estime ni en telle affection par le terrible dictateur.

Mais, par la suite, l’histoire devenait moins claire, et l’on en perdait le fil parmi les innombrables racontars de complots et d’attentats tramés contre le vieux tyran, comme on voit se perdre un torrent à la lisière d’un désert de sable, avant de le retrouver de l’autre côté troublé et amoindri. Il ne se cachait pas d’avoir passé des années dans les régions les plus sauvages de la République ; il y avait mené une vie fugitive au milieu de tribus indiennes presque inconnues, errant dans les vastes forêts qui couvrent l’intérieur du pays, où les grands fleuves prennent leur source. Il semblait y avoir vécu sans but, sans rien écrire, sans rien chercher ; il n’avait rapporté pour la science aucun document de ces forêts dont la pénombre semblait peser encore sur sa personne minable et déjetée. C’était le hasard qui l’avait amené à Sulaco, comme une épave que la mer jette au rivage.

On savait aussi qu’il était resté dans un état de misère véritable jusqu’à la venue des Gould. Ceux-ci, en arrivant d’Europe, avaient tendu la main au médecin toqué ; on s’aperçut alors que, malgré son affectation d’indépendance sauvage, il pouvait se laisser apprivoiser. Peut-être était-ce seulement la faim qui l’avait assoupli.

Il était pourtant certain qu’il avait connu, bien des années auparavant, le père de Charles Gould à Santa Marta, et désormais le mystère qui planait sur son passé ne l’empêchait pas d’être, en qualité de médecin de la mine, un personnage quasi officiel. À vrai dire, sa situation était reconnue, mais non pas acceptée sans réserve. On voyait dans son affectation d’excentricité et dans le mépris qu’il affichait pour l’humanité une faute de jugement et les bravades d’une conscience coupable. Des bruits avaient circulé aussi sur son compte, depuis qu’il était revenu sur l’eau ; on racontait que, tombé en disgrâce et jeté en prison par Guzman Bento, au temps de la prétendue Grande Conspiration, il avait trahi certains conspirateurs, ses meilleurs amis. Personne n’eût voulu paraître ajouter foi à ces racontars ; l’histoire de la Grande Conspiration restait parfaitement embrouillée et obscure ; on admet, au Costaguana, qu’il n’y eut jamais de conspiration que dans l’imagination maladive du tyran, qu’il n’y eut jamais, par conséquent, rien ni personne à trahir. Les plus distingués des Costaguaniens n’en avaient pas moins été emprisonnés et exécutés de ce chef, et le procès avait traîné pendant des années, décimant comme une épidémie les meilleures familles. La simple expression d’un regret sur le sort d’un parent exécuté était punie de mort. Don José était peut-être le seul homme sur terre qui connût toute l’histoire de ces indicibles forfaits. Il en avait pâti lui-même, et il y évitait toute allusion, comme s’il eût voulu en repousser le souvenir avec un haussement d’épaules et un geste brusque et nerveux de la main.

Quoi qu’il en soit, le docteur Monygham, véritable personnage dans l’administration de la Concession Gould, traité par les mineurs avec une terreur respectueuse, toléré malgré ses excentricités par madame Gould, était tenu un peu à l’écart par la société.

Ce n’était pas un goût particulier pour le docteur qui avait poussé l’ingénieur en chef à s’attarder dans l’auberge de la plaine. Il lui préférait de beaucoup le vieux Viola. Mais il était venu jeter un coup d’œil sur l’Albergo d’Italia Una, comme sur une dépendance du chemin de fer ; beaucoup de ses subordonnés y étaient installés, et l’intérêt que madame Gould témoignait à la famille conférait une sorte de distinction à cet hôtel.

D’ailleurs, en tant que chef d’une véritable armée d’ouvriers, l’ingénieur prisait fort l’influence morale du vieux Garibaldien sur ses compatriotes. Son républicanisme austère et démodé de vieux soldat s’inspirait d’un idéal sévère de devoir et de loyauté, comme si le monde eût été un champ de bataille où les hommes passent pour la fraternité et l’amour universels, et non pas pour une part plus ou moins importante de butin.

— Pauvre vieux ! dit-il en entendant le docteur formuler son avis sur l’état de Teresa, il ne pourra jamais faire marcher la maison tout seul. J’en serai bien fâché…

— Il est déjà seul là-haut, grogna le docteur Monygham avec un geste de sa grosse tête vers l’escalier étroit. Tout le monde est parti et madame Gould vient d’emmener les deux fillettes. On ne sera guère en sûreté, bientôt, dans cette maison. Évidemment, je n’ai plus rien à faire ici comme médecin, mais madame Gould m’a prié de rester avec le vieux Giorgio et, comme je n’ai pas de cheval pour retourner à la mine où serait ma place, je n’ai pas soulevé d’objections. On peut se passer de moi en ville.

— J’ai bien envie de rester avec vous, docteur, pour voir ce qui va se passer cette nuit dans le port, déclara l’ingénieur en chef. Il ne faut pas laisser molester le pauvre vieux par les soldats de Sotillo, qui pourraient bien pousser jusqu’ici sans tarder. Sotillo s’est toujours montré très cordial à mon égard, chez les Gould et au club. Je ne puis m’imaginer que cet homme-là ose jamais regarder en face ses amis de la ville.

— Sans doute commencera-t-il par en faire fusiller quelques-uns pour surmonter sa première gêne, dit le docteur. Rien, dans ce pays, ne sert mieux que quelques exécutions sommaires les desseins des militaires valeureux qui ont tourné casaque.

Il parlait sur un ton morne et péremptoire, qui ne laissait place à nulle protestation ; l’ingénieur en chef n’en hasarda point d’ailleurs, et se contenta de hocher tristement la tête à plusieurs reprises.

— Je crois, dit-il, que nous pourrons vous procurer une monture dans la matinée, docteur. Nos serviteurs ont rattrapé quelques-uns de nos chevaux échappés. Poussez votre bête et faites un grand détour par Los Hatos et le long de la forêt, pour éviter Rincon. Peut-être pourrez-vous ainsi gagner sans encombre le pont de San-Tomé. La mine est, pour l’instant, à mon sens, le plus sûr refuge qui s’offre aux gens compromis. Je voudrais bien que le chemin de fer fût d’un accès aussi difficile.

— Vous me croyez compromis ? demanda lentement le docteur Monygham après un instant de silence.

— Toute la Concession Gould est compromise. Elle ne pouvait pas rester indéfiniment à l’écart de la vie politique du pays, si l’on peut donner le nom de vie à de telles convulsions. Toute la question, à l’heure actuelle, se résume à ceci : peut-on toucher à la mine ? Il était inéluctable que la neutralité devînt impossible un jour ou l’autre, et Charles Gould l’a bien compris. Je le crois prêt à toute extrémité. Un homme de sa trempe ne peut se résigner à rester indéfiniment à la merci de l’ignorance et de la corruption. C’est le sort d’un prisonnier séquestré dans une caverne de’bandits, avec le prix de sa rançon en poche, pour acheter chaque jour quelques heures de salut. Je dis de salut et non pas de liberté, notez-le bien, docteur. Je sais ce que je dis, et l’image qui vous fait hausser les épaules est parfaitement exacte, surtout si vous imaginez ce prisonnier doté pour se remplir les poches de moyens aussi inimaginables pour ses geôliers que s’ils étaient miraculeux. Vous avez dû sentir cela comme moi. Notre ami se trouvait dans la situation de la poule aux œufs d’or ; c’est ce que je lui ai répété depuis la visite de sir John. Le prisonnier de bandits ineptes et cupides est toujours à la merci de la stupidité du premier brigand venu, qui peut lui faire sauter la cervelle dans un accès d’humeur ou dans l’espoir du gros coup de filet. Ce n’est pas pour rien que le conte de la poule aux œufs d’or est sorti de la sagesse des nations. C’est une histoire qui ne vieillira jamais. C’est pourquoi Charles Gould a soutenu le mandat ribiériste, premier acte de la vie de ce pays qui assurât, pour d’autres motifs que des motifs de vénalité, la sécurité à son entreprise. Le ribiérisme a échoué comme doit échouer dans ce pays toute chose qui n’a que la raison pour elle. Mais Gould reste logique en voulant sauver cette grosse réserve d’argent. Le plan de contre-révolution proposé par Decoud peut se montrer réalisable ou non, peut avoir ou non une chance de succès. Je ne saurais, avec toute mon expérience de ce continent révolutionnaire, considérer sérieusement les méthodes de ces gens-là. Decoud nous a lu le brouillon de sa proclamation et nous a fort éloquemment développé, pendant deux heures, son plan d’action. Ses arguments auraient pu paraître assez solides, si nous, membres d’organisations politiques et nationales anciennes et bien assises, n’étions pas déconcertés de voir le statut d’un nouvel État dressé, comme cela, dans la tête d’un jeune ironiste, qui sauve sa vie en fuyant, sa proclamation en poche, et va se réfugier auprès d’un vieux spadassin, sang-mêlé, gouailleur et mal dégrossi, à qui l’on donne le nom de général dans ce coin du monde. On dirait un conte fantastique et grotesque — et pourtant qui sait ? tout cela peut aussi réussir !… C’est si parfaitement conforme à l’esprit du pays !

— Alors, ils ont emporté l’argent ? demanda le docteur d’un ton morose.

L’ingénieur en chef tira sa montre :

— D’après les calculs du capitaine Mitchell, qui doit s’y connaître, ils sont probablement, en ce moment, à trois ou quatre milles du port et, comme le dit Mitchell, Nostromo est bien homme à savoir se tirer d’affaire.

L’ingénieur changea de ton en entendant son compagnon pousser un grognement significatif.

— Cette décision vous paraît malheureuse, docteur ? Mais pourquoi ? Il faut bien que Gould joue sa partie jusqu’au bout, bien qu’il ne soit pas homme à expliquer ses raisons, pas même peut-être à lui-même, ni, à plus forte raison, aux autres. Il est possible que son système lui ait été en partie suggéré par Holroyd, mais il cadrait bien avec son caractère, et c’est ce qui en a assuré le succès. N’en est-on pas arrivé, à Santa Maria, à l’appeler « le Roi de Sulaco » ? On trouve parfois dans un surnom la meilleure indication du succès, et c’est, à mon sens, un masque plaisant sur une vérité solide. Mon cher docteur, j’ai été stupéfait, lors de mon arrivée à Santa Marta de voir tous ces journalistes, tous ces démagogues, tous ces membres du Congrès faire des courbettes à un avocat endormi et sans clientèle, à cause de son simple titre de représentant de la Concession Gould. Sir John en a été frappé aussi, quand il est venu nous voir.

— Un nouvel État, avec ce Decoud, ce gros dandy, comme premier Président… murmura d’un ton rêveur le docteur Monygham, sans cesser de se caresser la joue et de balancer ses jambes.

— Et pourquoi pas, ma parole ? rétorqua l’ingénieur sur un ton inattendu de conviction et de confiance. On aurait dit qu’un élément subtil de l’air du Costaguana lui avait insufflé la foi nationale dans la vertu des « pronunciamientos ». Comme un expert dans l’art des révolutions, il se mit tout à coup à vanter l’instrument tout prêt que représentait l’armée intacte de Cayta. On pouvait la ramener en quelques jours à Sulaco, si seulement Decoud réussissait à se frayer sans retard un chemin le long de la côte. Comme chef militaire, on avait Barrios, qui ne pouvait attendre de Montero, son ancien rival et son plus cruel ennemi, que le poteau d’exécution ; son concours était donc assuré. Quant à son armée, elle n’avait non plus rien à espérer de Montero, même pas un mois de solde. À ce point de vue, l’existence du trésor acquérait une importance énorme. La seule idée qu’il eût échappé aux Montéristes ferait beaucoup pour décider les troupes de Cayta à embrasser la cause du nouvel État.

Le docteur se retourna pour examiner un instant son interlocuteur.

— Ce Decoud, à ce qu’il me semble, doit être un jeune enjôleur, remarqua-t-il enfin. C’est donc dans ce dessein, je vous prie, que Charles Gould a risqué sur mer tout son stock de lingots, entre les mains de ce Nostromo ?

— Charles Gould, dit l’ingénieur, n’a rien dit de ses intentions, en cette circonstance pas plus qu’en d’autres. Vous savez qu’il ne parle jamais. Mais tous ici nous connaissons son but, son but unique : c’est la vie de la mine de San-Tomé et le maintien de la Concession Gould dans l’esprit de son contrat avec Holroyd. Holroyd est, comme Gould, un homme peu banal. Chacun d’eux comprend le côté d’imagination qu’il y a chez l’autre. L’un a trente ans et l’autre près de soixante, mais ils paraissent faits l’un pour l’autre. Être millionnaire, et millionnaire comme Holroyd, c’est être éternellement jeune. L’audace de la jeunesse compte sur le temps illimité qu’elle croit avoir à sa disposition, mais le millionnaire a en main des moyens illimités, ce qui vaut mieux. La durée de notre séjour sur la terre est toujours incertaine, mais on ne saurait douter de l’énorme puissance des millions. L’introduction d’une forme de pur christianisme sur ce continent n’est qu’un rêve de jeune exalté, mais je viens de vous expliquer pourquoi Holroyd, à cinquante-huit ans, est comme un homme au seuil de la vie, et mieux encore. Ce n’est pas un missionnaire, mais la mine de San-Tomé représente pour lui la réalisation de ce rêve. Je puis vous l’affirmer en connaissance de cause : il n’a pas pu s’empêcher, voici quelque deux ans, de faire part de ses vues à sir John, au cours d’une conférence purement pratique sur l’état des finances du Costaguana. Sir John m’en a dit sa stupeur, dans une lettre qu’il m’écrivait de San Francisco, au moment de repartir pour l’Angleterre. Ma parole, docteur, on dirait que les choses ne valent rien par elles-mêmes, et je commence à croire que leur seul côté solide est la valeur spirituelle que chacun de nous leur accorde, selon la forme particulière de son activité…

— Bah ! interrompit le docteur, sans arrêter le balancement machinal de ses jambes. Vanité ! Aliment de l’orgueil qui fait marcher le monde ! Qu’augurez-vous du sort de cet argent lancé sur le golfe et confié aux soins de notre grand Nostromo et de notre grand politicien ?

— Croyez-vous qu’il y ait lieu de vous en inquiéter, docteur ?

— Moi ! m’en inquiéter ? Que diable voulez-vous que tout cela m’importe ? Je n’attache aucune valeur spirituelle, moi, à mes désirs, à mes opinions ou à mes actions. Elles n’ont pas assez d’envergure pour flatter ma vanité. Tenez, par exemple, j’aurais certainement été heureux de pouvoir soulager cette pauvre femme, à ses dernières heures. Et je ne le puis pas : c’est chose impossible. Vous êtes-vous déjà rencontré face à face avec l’impossible, ou bien vous, le Napoléon des chemins de fer, ne possédez-vous pas ce mot-là dans votre dictionnaire ?

— Est-ce qu’elle est condamnée à des souffrances cruelles ? demanda l’ingénieur en chef avec un intérêt apitoyé.

Des pas lents pesèrent lourdement sur le plancher qui recouvrait les grosses poutres de bois dur de la cuisine. Puis on entendit le murmure de deux voix par la porte de l’escalier, ouverture percée dans l’épaisseur du mur, et assez étroite pour permettre à un seul homme d’en défendre l’accès contre vingt adversaires. L’une des voix était faible et brisée, l’autre profonde et douce, et le ton grave de ses réponses couvrait les paroles de la voix affaiblie.

Les deux hommes restèrent immobiles et silencieux jusqu’à ce que tout bruit se fût éteint. Le docteur grommela alors, avec un haussement d’épaules : — Oui, elle est condamnée, et ma présence ne pourrait lui servir à rien.

Il y eut, à l’étage supérieur et dans la cuisine, un long moment de silence.

— Il me semble, reprit l’ingénieur en baissant la voix, que vous vous méfiez du Capataz des Cargadores de notre capitaine Mitchell.

— Me méfier de lui ? fit le docteur entre ses dents. Je le crois capable de tout, même de la plus absurde fidélité. Je suis le dernier homme à qui il ait parlé avant de quitter le port, vous le savez. Cette pauvre femme, là-haut, demandait à le voir, et je le lui ai trouvé ; il ne faut pas contrarier les mourants, n’est-ce pas ? Elle avait paru à peu près calme et résignée jusque-là, mais le coquin a dû, pendant les dix minutes passées près d’elle, dire ou faire quelque chose qui l’a poussée au désespoir. Vous savez, poursuivit le docteur avec hésitation, les femmes ont de telles inconséquences, en toutes circonstances et à tous les âges, que j’ai souvent jugé la malheureuse — à sa façon, n’est-ce pas ? — amoureuse de cet homme-là… du Capataz. On ne peut nier que le brigand ait son charme ; il n’aurait pas, sans cela, fait la conquête de toute la populace de Sulaco. Non, non, je ne divague pas. Je puis donner un nom erroné au sentiment violent qu’elle éprouve pour lui, à la simple et absurde attitude qu’une femme adopte vis-à-vis d’un homme admiré. Elle me disait souvent du mal de lui, ce qui n’est pas fait, vous le comprenez, pour infirmer mon hypothèse. Il jouait un rôle important dans sa vie. J’ai beaucoup vu tous ces gens-là, vous le savez. Chaque fois que je descendais de la mine, madame Gould me priait de jeter un coup d’œil sur la maison. Elle aime les Italiens ; elle a longtemps vécu en Italie, je crois, et s’est particulièrement attachée au vieux Garibaldien. C’est d’ailleurs un homme remarquable, nature de rêve et de discipline, qui vit dans l’idéal républicain de ses jeunes années comme dans un nuage. Il a beaucoup encouragé les absurdes prétentions du Capataz, ce vieil exalté !

— Que trouvez-vous donc d’absurde chez le Capataz ? remarqua avec surprise l’ingénieur. Pour ma part, je l’ai toujours tenu pour un garçon avisé et intelligent, absolument intrépide et singulièrement utile. C’est un homme précieux, et sir John a été très impressionné par son ingéniosité et sa déférence, au cours de son voyage à travers les montagnes, quand il est venu de Santa Marta. Plus tard, vous avez pu l’entendre raconter, Nostromo nous a rendu le service de révéler au chef de la police de l’époque la présence dans la ville d’une bande de voleurs professionnels, venus de loin pour prendre d’assaut et dévaliser le train chargé de nos soldes mensuelles. Il a fait preuve aussi d’une adresse incontestable dans l’organisation des services du port de la Compagnie O.S.N. Il sait se faire obéir, tout étranger qu’il soit. Il est vrai que les Cargadores ne sont pas d’ici non plus, pour la plupart ; ce sont des immigrants, des Islenos.

— C’est son prestige qui fait sa fortune, murmura le docteur d’un ton aigre.

— Ce garçon-là nous a prouvé sa parfaite loyauté, en d’innombrables circonstances et de cent façons diverses, insista l’ingénieur. Lorsque fut agitée la question du trésor, le capitaine Mitchell a naturellement soutenu avec ardeur que Nostromo était le seul homme à qui l’on pût confier une telle mission. Je crois qu’il voyait juste, en parlant du marin. Pour ce qui est de l’homme, Gould, Decoud et moi-même, étions d’avis que sa personnalité n’avait pas grosse importance. Que voulez-vous que fasse un voleur d’une telle quantité de lingots ? S’il voulait les emporter, il faudrait bien qu’il finisse par aborder quelque part, et comment pourrait-il dissimuler aux gens de la côte, la nature de sa cargaison ? Aussi ne nous sommes-nous pas arrêtés à cette considération. D’ailleurs, Decoud partait aussi, et il y a bien des circonstances où l’on s’est plus implicitement confié au Capataz.

— Il n’a pas exactement vu les choses sous le même angle que vous, fit le docteur. Je l’ai entendu, dans cette pièce même, parler de cette affaire comme de la plus folle aventure de sa vie. Il a fait devant moi une sorte de testament verbal, dont il a chargé le vieux Viola et — par Jupiter ! je puis vous le dire — sa fidélité à l’égard des braves gens du port et du chemin de fer ne l’a pas enrichi. Je suppose qu’il tire quelque — comment dire ? — quelque avantage immatériel de son travail ; on ne peut s’expliquer autrement sa fidélité à votre égard, à vous, à Gould, à Mitchell ou à qui que ce soit. Il connaît bien le pays. Il sait, par exemple, que Gamacho, le député de Javira, n’était qu’un tramposo de la plus basse espèce, un pauvre colporteur de la plaine, jusqu’au jour où il a pu trouver, chez Anzani, assez de marchandises et de’crédit pour ouvrir une petite boutique. Il s’est fait élire plus tard, par tous les ivrognes qui rôdent autour des exploitations rurales, et par les plus misérables des fermiers qui lui devaient de l’argent. Et ce Gamacho, qui sera sans doute demain un de nos grands magistrats, est un étranger aussi. Il aurait pu faire un portefaix des quais de l’O.S.N., s’il n’avait pas (le tenancier de l’auberge de Rincon vous le jurera) assassiné un colporteur dans la forêt pour lui voler sa pacotille et commencer son commerce. Croyez-vous que ce Gamacho aurait jamais pu devenir un héros de la Démocratie comme notre Nostromo ? Bien sûr que non ! Il ne lui vient pas à la cheville ! Non, décidément, ce Nostromo me paraît être un imbécile !

Les sarcasmes du docteur agaçaient le constructeur de chemins de fer :

— Impossible de discuter là-dessus, conclut-il avec philosophie. À chacun ses talents. J’aurais voulu que vous entendiez Gamacho haranguer ses amis dans la rue. Il a une voix de stentor et il criait comme un fou, en brandissant son poing fermé au-dessus de sa tête et se précipitant à moitié par la fenêtre. Chaque fois qu’il s’arrêtait, la canaille hurlait sur la place : « A bas les aristocrates ! Vive la Liberté ! » Dans la chambre, Fuentes paraissait très malheureux. Vous savez que c’est le frère de Jorge Fuentes, qui fut, voici quelques années, ministre de l’intérieur pendant quelques mois. Il est, bien entendu, parfaitement dépourvu de conscience, mais c’est un homme de bonne famille et d’une certaine éducation. Il a été autrefois directeur des douanes de Cayta. Cette brute stupide de Gamacho l’a lié à sa fortune et à son parti de basse plèbe. La terreur maladive que lui inspirait manifestement le bandit faisait le spectacle le plus réjouissant que l’on puisse imaginer.

L’ingénieur se leva et sortit devant la porte pour jeter un coup d’œil sur le port.

— Tout est paisible, fit-il. Je me demande si Sotillo veut réellement venir ici.




Chapitre II

Le capitaine Mitchell se posait la même question en arpentant la jetée. On pouvait toujours se demander si les paroles du télégraphiste d’Esmeralda — message fragmentaire et interrompu — avaient été bien interprétées. En tout cas, le brave homme avait-il décidé de ne pas se coucher avant l’aube.

Il croyait avoir rendu un énorme service à Charles Gould, et il se frottait les mains de satisfaction en pensant à l’enlèvement du trésor. Il était très fier, à sa façon, d’avoir participé à cet exploit remarquable. C’est lui qui avait donné au projet une forme pratique, en suggérant à ses interlocuteurs la possibilité d’accoster en mer le vapeur du Nord. Et il avait, du même coup, assuré un avantage à sa Compagnie, qui se serait trouvée frustrée d’un fret très précieux, si le trésor était resté à Sulaco pour être confisqué.

Il éprouvait aussi une grande joie en songeant au désappointement des Montéristes. Affermi dans son tempérament autoritaire par la longue pratique du commandement, le capitaine Mitchell n’était pas démocrate. Il allait jusqu’à professer un certain dédain pour le parlementarisme. — Son Excellence don Vicente Ribiera, disait-il volontiers, Son Excellence que moi-même et mon bras droit, Nostromo, avons eu l’honneur et le plaisir d’arracher à une mort cruelle, don Vincente s’en rapportait trop à son Congrès. C’était une erreur, une grosse erreur, monsieur !

Le vieux marin ingénu, commis à la direction des services de l’O.S.N., croyait que les trois dernières journées avaient clos la liste des événements stupéfiants que pouvaient faire naître les circonstances politiques du Costaguana. Il avoua plus tard que les aventures ultérieures avaient dépassé son imagination.

Pour commencer, Sulaco (du fait de la mainmise sur le câble, et de la désorganisation des services maritimes) resta pendant toute une quinzaine isolée du reste du monde comme une ville assiégée.

— On n’aurait pas cru cela possible, mais cela a eu lieu, cependant ; toute une quinzaine, monsieur !

Le récit des faits extraordinaires survenus à cette époque, et des émotions violentes qu’il en avait ressenties, empruntait un relief comique au ton emphatique de sa narration. Il commençait toujours par affirmer à son interlocuteur « qu’il s’était trouvé au plus fort des événements, du premier au dernier jour ». Puis il décrivait l’enlèvement du trésor, et disait sa légitime anxiété à l’idée que « son homme », chargé de la gabare, pût commettre quelque méprise. Une fausse manœuvre, outre qu’elle aurait causé la perte certaine d’une grosse quantité de lingots précieux, aurait mis en péril la vie de M. Martin Decoud, en livrant aux mains de ses ennemis ce jeune homme aimable, riche et bien au courant des affaires.

Le capitaine Mitchell reconnaissait avoir éprouvé aussi, au cours de sa veillée solitaire sur la jetée, un certain souci pour l’avenir du pays tout entier.

— C’est un sentiment, monsieur, développait-il, qu’explique bien la gratitude naturelle d’un homme pour les bontés que lui ont prodiguées les meilleures familles des commerçants et des hommes honorables de la Province. À peine sauvés par nous des excès de la populace, ces gens-là me semblaient destinés à devenir la proie, dans leur personne et leur fortune, de la soldatesque locale. Vous savez avec quelle déplorable barbarie en usent les troupes à l’égard des habitants, au cours des commotions intestines. Et puis, monsieur, je songeais aux Gould, le mari et la femme, envers qui leur hospitalité et leur bienveillance ne pouvaient m’inspirer que les sentiments les plus cordiaux. Je m’effrayais aussi des dangers courus par ces messieurs du Club Amarilla, qui m’avaient nommé membre honoraire, et me traitaient, eu égard à mon titre d’agent consulaire et de directeur d’un important service de navigation, avec une considération et une urbanité parfaites. Je vous avoue que je n’étais pas non plus sans inquiétude sur le sort de mademoiselle Antonia Avellanos, la plus belle et la plus accomplie des jeunes filles à qui j’aie jamais eu l’honneur de parler. Je me préoccupais fortement aussi du retentissement que pourrait avoir sur les intérêts de ma Compagnie l’arrivée imminente de nouveaux magistrats. En somme, monsieur, j’étais bien inquiet et très las, comme vous pouvez le comprendre, des événements émouvants et mémorables auxquels j’ai pu prendre une modeste part. Les bâtiments de la Compagnie, où j’avais mon logement, n’étaient situés qu’à cinq minutes de la jetée ; je m’y sentais attiré par l’idée du souper et du hamac qui m’y attendaient (je dors toujours la nuit dans un hamac, qui convient mieux qu’un lit au climat de ce pays), mais on aurait dit, pourtant, malgré l’évidente inutilité de mon attente, que je ne pouvais m’arracher à ce môle, sur lequel la fatigue me faisait de temps en temps trébucher. La nuit était excessivement sombre, la plus sombre que je me souvienne d’avoir jamais vue, et je commençais à croire que les difficultés de la navigation sur le golfe empêcheraient le transport d’Esmeralda d’arriver avant le jour. Les moustiques me mordaient avec rage : nous en étions infestés ici, avant les derniers travaux ; c’était une espèce particulière au port renommée pour sa férocité, monsieur. Ils formaient un nuage autour de ma tête, et sans doute, sans leurs agressions, me serais-je endormi au cours de ma promenade solitaire, au risque de faire une chute dangereuse. Je fumais cigare sur cigare, plutôt pour les empêcher de me dévorer tout vif que par goût particulier. Et c’est au moment précis, monsieur, où je regardais, pour la vingtième fois peut-être, ma montre à la lueur de mon cigare, et constatais avec surprise qu’il n’était encore que minuit moins dix, c’est à ce moment même que j’entendis le bruit d’une hélice de navire, bruit significatif pour une oreille de marin, et impossible à confondre avec aucun autre par une nuit si paisible. C’était un bruit bien faible, cependant, parce qu’ils avançaient avec circonspection et très lentement, tant à cause de l’obscurité que par crainte de révéler trop tôt leur présence ; précaution d’ailleurs parfaitement superflue, car je crois vraiment avoir été, à ce moment-là, le seul être vivant dans toute l’étendue de notre immense port. L’équipe même des gardiens, d’ordinaire en service, avait depuis plusieurs jours déserté son poste, à cause des émeutes.

« Je restai parfaitement immobile, après avoir jeté et écrasé mon cigare, geste fort apprécié des moustiques, il faut le croire, à en juger par l’aspect de mon visage le lendemain matin. Mais ce n’était là qu’un mince inconvénient, en comparaison du traitement brutal que m’infligea Sotillo. Ce fut une chose parfaitement inconcevable, monsieur ; on aurait cru plutôt aux fureurs d’un maniaque qu’aux actions d’un homme raisonnable, quelque étranger qu’il pût être, d’ailleurs, à toute idée d’honneur ou de convenances. Mais Sotillo était enragé de voir déjoués ses projets de rapine.

En cela, le capitaine Mitchell disait juste. Sotillo était, en effet, fou de rage. Le capitaine n’avait pourtant pas été immédiatement arrêté, sur le môle, long de quelque deux cent cinquante mètres, où le clouait une curiosité aiguë et d’où il voulait voir, ou plutôt entendre, tous les détails du débarquement.

Dissimulé derrière le wagonnet qui avait servi au transport des lingots, et que l’on avait ramené près du quai, le capitaine Mitchell vit d’abord descendre un petit détachement dont les hommes s’égaillèrent en éclaireurs sur la plaine. Puis les troupes débarquèrent et formèrent une colonne qui barrait presque toute la largeur de la jetée ; la tête de cette colonne avançait peu à peu, si bien que le capitaine Mitchell la sentit arriver à quelques mètres à peine de sa cachette.

Mais les bruits confus et étouffés, les cliquetis, les piétinements cessèrent vite, et la bande resta pendant près d’une heure immobile et muette, attendant le retour des patrouilles. Sur terre, on n’entendait que le grognement sourd des dogues du chemin de fer, auxquels répondaient les aboiements faibles des roquets qui infestaient les abords de la ville. Un groupe de formes sombres se détachait en avant de la tête de colonne.

Bientôt, on entendit la sentinelle postée au bout de la jetée interpeller à mi-voix des silhouettes isolées qui revenaient de la plaine. C’étaient des estafettes envoyées par les patrouilles ; ils jetaient à leurs camarades des paroles brèves et passaient rapidement ; puis ils se confondaient avec la masse sombre de la colonne pour faire leur rapport à l’état-major. Le capitaine Mitchell venait de s’aviser du péril possible de sa situation déplaisante, lorsqu’il entendit retentir, au bout de la jetée, un cri de commandement et un appel de clairon ; il y eut aussitôt un bruit de piétinement, d’armes agitées, et un murmure courut le long de la colonne. Tout près de lui, une voix lança cet ordre brusque : — Retirez-moi ce wagon du chemin !

En entendant les pieds nus qui accouraient pour exécuter cet ordre, le capitaine Mitchell recula d’un pas ou deux ; le fourgon, brusquement repoussé par de nombreuses mains, s’ébranla sur les rails. Avant de savoir ce qui lui arrivait, le capitaine se trouva entouré et appréhendé par les bras et par le col de son vêtement.

— Nous avons mis la main sur un homme caché ici, mi teniente, s’écria l’un des soldats.

— Tenez-le jusqu’à ce que les derniers rangs soient passés, répondit la voix.

La colonne tout entière s’écoula rapidement devant le capitaine Mitchell ; les pas, qui faisaient un bruit de tonnerre sur les planches du môle, devenaient brusquement silencieux sur le quai. Les soldats tenaient ferme leur captif, sans prêter l’oreille à ses protestations : il proclamait sa qualité d’Anglais et demandait avec insistance à être conduit devant leur chef. Il finit par se renfermer dans un silence hautain. Il entendit passer, avec un bruit sourd de roues sur le plancher, une paire de canons de campagne, tirés à bras d’hommes. Puis il y eut quatre ou cinq silhouettes détachées, suivies d’un petit peloton d’escorte où l’on entendait cliqueter les fourreaux d’acier. Le capitaine se sentit alors tiré par le bras et reçut l’ordre d’avancer. Mais le trajet du môle à la douane ne s’accomplit pas pour lui sans peine ; il eut à subir toutes sortes d’outrages de la part des soldats ; poussées, bourrades, coups brutaux de crosses de fusil dans les reins. L’allure rapide qu’on lui imposait ne cadrait pas avec ses notions de dignité personnelle.

Le vaste bâtiment était entouré de troupes ; les hommes formaient les faisceaux par compagnie, et se préparaient à passer la nuit sur le sol, roulés dans leur poncho, et le sac sous la tête. Les caporaux allaient et venaient, balançant des lanternes, et postaient des sentinelles tout autour des murs, devant chaque porte et chaque ouverture. Sotillo prenait ses mesures pour assurer la protection de l’édifice comme s’il eût encore contenu le trésor. Le rêve de bâtir sa fortune sur un coup audacieux de génie avait effacé en lui toute faculté de raisonnement. Il ne voulait pas admettre la possibilité d’un échec dont la seule idée faisait bouillir son cerveau de rage, et tout ce qui en suggérait l’idée lui paraissait incroyable. Il ne pouvait pas se résigner à croire fondées les affirmations de Hirsch, si fatales à tous ses rêves. Il est vrai que ces allégations, faites de façon parfaitement incohérente, avec toutes les marques d’un égarement absolu, pouvaient, à juste titre, être tenues pour suspectes. Le récit du malheureux n’avait, comme on dit, ni queue ni tête, et il était bien difficile d’y démêler quelque chose.

À peine Hirsch amené sur le pont du navire, Sotillo et ses officiers, dans leur impatience et leur surexcitation, l’avaient pressé de questions, sans lui laisser le temps de recouvrer un peu ses esprits. Alors qu’il aurait fallu le calmer, le tranquilliser, le rassurer, on l’avait brusqué, secoué, rudoyé, on lui avait adressé des paroles de menace. Il luttait, se démenait, faisait tous ses efforts pour se jeter à genoux, pour échapper aux mains qui le tenaient, pour sauter peut-être par-dessus bord ; ses cris, ses convulsions de terreur, ses regards fous de bête traquée, après avoir rempli les assistants de stupeur, firent naître chez eux des doutes sur sa sincérité : les hommes sont toujours portés à suspecter la réalité des passions profondes. Son espagnol aussi était si bien entremêlé de mots allemands, que la plus grande partie de son récit en devenait incompréhensible. Il tentait d’amadouer les officiers en les traitant de « Hochwohlgeboren herren », ce qui sonnait à leurs oreilles de façon suspecte. Brutalement engagé à ne pas se moquer d’eux, il se remettait avec obstination à répéter en allemand ses supplications, ses protestations de loyauté et d’innocence, parce qu’il ne savait plus dans quelle langue il s’exprimait.

Sa qualité d’habitant d’Esmeralda l’avait fait reconnaître, mais cela ne rendait pas les choses plus claires. Il oubliait le nom de Decoud, et s’obstinait à le confondre avec celui de plusieurs personnes rencontrées à l’hôtel des Gould. Il semblait signaler leur présence simultanée sur la gabare, si bien que Sotillo crut, pendant un instant, avoir noyé tous les Ribiéristes de marque de la ville. L’improbabilité même d’un tel fait suffisait à jeter le doute sur l’histoire tout entière. Hirsch était fou ou jouait la comédie ; il feignait, sous l’impulsion du moment, d’être égaré par la terreur, pour mieux dissimuler la vérité. La rapacité de Sotillo, portée au comble par la perspective d’un prodigieux butin, ne pouvait se faire à l’idée d’un échec. Ce Juif avait sans doute été épouvanté par l’accident, mais il n’en savait pas moins où le trésor était caché, et son astuce sémitique inventait cette histoire pour égarer Sotillo et le lancer sur une fausse piste.

Le colonel s’était installé au premier étage, dans une vaste pièce à grosses poutres noircies. Elle manquait de plafond, et l’œil se perdait dans l’obscurité des combles, sous le toit élevé. Les volets restaient ouverts. On voyait, sur une longue table, un gros encrier, quelques tronçons de porte-plume souillés d’encre, et deux boîtes de bois carrées, contenant chacune un demi-quintal de sable. Le plancher était semé de feuilles de gros papier officiel grisâtre. Cette pièce devait être le bureau de quelque haut fonctionnaire des Douanes, à juger par le vaste fauteuil de cuir placé derrière la table, et les chaises à haut dossier disséminées çà et là. Un hamac de filet pendu à l’une des poutres servait sans doute à la sieste du fonctionnaire. Une paire de bougies, plantées dans de grands candélabres de fer, jetaient une lueur rougeâtre. Elles éclairaient le chapeau, l’épée et le revolver du colonel, jetés au milieu de la table sur laquelle s’appuyaient mélancoliquement deux de ses officiers les plus fidèles.

Sotillo se laissa tomber dans le fauteuil, et un grand nègre, dont les manches en loques s’ornaient de galons de sergent s’accroupit pour lui retirer ses bottes. La moustache d’ébène du colonel tranchait violemment sur la pâleur livide de ses joues. Ses yeux sombres s’enfonçaient très profondément dans son visage. Il semblait épuisé par les perplexités, dérouté par le désappointement ; mais lorsque la sentinelle du palier passa la tête pour annoncer l’arrivée d’un prisonnier, il parut, du coup, revenir à la vie.

— Amenez-le ici ! cria-t-il brutalement.

La porte s’ouvrit brusquement, et le capitaine Mitchell, nu-tête, le gilet déboutonné, le nœud de sa cravate sous l’oreille, fut poussé dans la chambre.

Sotillo le reconnut tout de suite. Il n’aurait su rêver capture plus précieuse ; cet homme-là pourrait lui dire, s’il le voulait, tout ce qu’il désirait savoir, et il se demanda immédiatement comment il valait mieux s’y prendre pour le faire parler. Sotillo n’était pas homme à se laisser arrêter par la crainte de la vindicte d’une nation étrangère, et la puissance de toute l’Europe en armes n’aurait pas protégé le capitaine Mitchell contre les insultes et les brutalités ; mais le colonel réfléchit qu’il avait affaire à un Anglais, dont les mauvais traitements ne feraient qu’accentuer l’obstination et l’indocilité. Aussi, à tout hasard, dérida-t-il son front contracté.

— Eh quoi ! c’est l’excellent Señor Mitchell, s’écria-t-il sur un ton de stupeur bien jouée.

La colère feinte avec laquelle il s’avança vers lui en criant : « Voulez-vous lâcher le caballero tout de suite ! » eut pour résultat de faire sauter positivement les soldats terrifiés ; ils lâchèrent leur prisonnier qui, privé ainsi d’un solide appui, chancela comme s’il allait tomber.

Sotillo le prit familièrement sous le bras, le mena vers une chaise et, avec un geste de la main :

— Sortez tous ! ordonna-t-il.

Lorsqu’on les eut laissés seuls, il resta indécis et silencieux. Les yeux baissés, il attendait que le capitaine Mitchell eût retrouvé sa voix.

Il tenait dans sa main l’un des hommes impliqués dans la disparition du trésor. La nature de Sotillo lui inspirait une envie ardente de rosser son prisonnier ; c’était le même sentiment qui faisait brûler ses doigts du désir de prendre le prudent Anzani à la gorge, au temps où il négociait avec difficulté un emprunt auprès de ce commerçant. Quant au capitaine Mitchell, il se trouvait complètement dérouté par la brusquerie, l’inattendu et tout l’extraordinaire de cette aventure. D’ailleurs, il était physiquement hors d’haleine.

— On m’a jeté trois fois par terre depuis le môle jusqu’ici, fit-il enfin d’une voix haletante. Il faudra que quelqu’un paye cela !

Il avait, en effet, trébuché plus d’une fois et avait été traîné pendant quelques pas avant de se retrouver d’aplomb sur ses pieds. À mesure que le souffle lui revenait, une indignation furieuse semblait s’emparer de lui et l’affoler. Écarlate, les cheveux hérissés, les yeux étincelants de rage, il bondit et secoua devant Sotillo les pans de son gilet en loques.

— Regardez ! Vos bandits en uniforme qui sont en bas m’ont volé ma montre !

Le vieux marin avait un aspect très menaçant ; Sotillo se vit séparé de la table où il avait posé son sabre et son revolver.

— J’exige des réparations et des excuses, fulminait Mitchell, hors de lui. Des excuses de vous ! Oui, de vous !

Pendant une ou deux secondes, le colonel resta comme pétrifié, mais voyant le capitaine Mitchell allonger le bras vers la table comme pour saisir le revolver, Sotillo bondit avec un cri d’effroi et s’éclipsa, en un clin d’œil, et fit claquer violemment la porte derrière lui.

La surprise parut apaiser la fureur du capitaine Mitchell. Sur le palier, derrière la porte fermée, il entendait les cris de Sotillo, et le tumulte de pas nombreux sur l’escalier de bois.

— Désarmez-le ! Ligotez-le ! vociférait le colonel.

Le capitaine Mitchell eut à peine le temps de jeter un coup d’œil sur l’une des fenêtres. Chacune d’elles était munie de trois barreaux de fer verticaux, et il savait qu’elles étaient situées à vingt pieds au-dessus du sol. La porte s’ouvrit violemment et les soldats se ruèrent sur lui ; en un temps incroyablement court, il se vit ficelé avec un lasso de cuir et fixé par de nombreux tours sur une chaise à haut dossier ; sa tête seule pouvait bouger. Ce fut alors seulement que Sotillo, qui était resté accoté, tout tremblant, au chambranle de la porte, se risqua à rentrer dans la pièce. Les soldats ramassèrent sur le plancher les fusils qu’ils avaient laissés choir pour se jeter sur le prisonnier et quittèrent la chambre où restèrent les officiers appuyés sur leur épée, spectateurs attentifs de la scène.

— La montre ! La montre ! hurlait le colonel en arpentant la pièce comme un tigre en cage ! Donnez-moi la montre de cet individu !

Il est exact qu’en fouillant le capitaine Mitchell dans le vestibule pour s’assurer qu’il n’avait pas d’armes cachées, avant de le conduire en présence de Sotillo, on l’avait soulagé de sa montre et de sa chaîne ; mais les vociférations du colonel firent assez facilement retrouver ces objets. Un caporal vint les apporter précieusement, dans la paume de ses mains jointes. Sotillo lui arracha la montre, et la brandit dans son poing fermé devant le visage du capitaine Mitchell.

— Et maintenant, insolent Anglais ! avisez-vous un peu de traiter de voleurs les soldats de l’armée ! La voici, votre montre !

Il agitait le poing devant le nez du prisonnier comme pour le frapper. Aussi empêtré qu’un enfant au maillot, le capitaine Mitchell considérait avec anxiété le chronomètre d’or de soixante guinées que lui avait offert, bien des années auparavant, une compagnie d’assurances, pour le remercier d’avoir sauvé de la destruction totale un navire en feu.

Sotillo parut s’apercevoir aussi de la valeur de l’objet. Soudain calmé, il s’approcha de la table, et se mit à examiner soigneusement la montre à la lueur des bougies. Il n’avait jamais rien vu de si beau. Ses officiers se pressaient autour de lui, et tendaient le cou derrière lui.

Le colonel semblait si intéressé qu’il en oublia, pour un instant, son précieux prisonnier. Il y a toujours, dans la rapacité des races passionnées du Midi et dans leur esprit délié, quelque chose d’enfantin qui manque à l’idéalisme brumeux des Septentrionaux, qui n’ont besoin, eux, que du plus minime encouragement pour rêver la conquête du monde. Sotillo était grand amateur de bijoux, de colifichets d’or, de parures voyantes. Il se retourna, au bout d’un instant, et d’un geste impérieux fit reculer ses officiers. Puis, posant la montre sur la table, il la recouvrit négligemment de son chapeau.

— Ah ! reprit-il en se rapprochant de la chaise. Vous osez traiter de voleurs mes vaillants soldats du régiment d’Esmeralda ! Quelle audace ! Quelle impudence ! Vous autres, étrangers, qui venez dépouiller notre pays de toutes ses richesses, qui ne vous tenez jamais pour satisfaits, dont la rapacité ne connaît pas de bornes !

Il regarda le groupe des officiers, d’où sortit un murmure d’approbation. Le vieux major, tout ému, appuya :

— Oui, mon colonel, ce sont tous des traîtres !

— Je ne dis rien, poursuivit Sotillo, fixant un regard furieux, mais un peu gêné, sur le malheureux Mitchell impuissant et immobile, je ne dis rien de la perfidie avec laquelle vous avez essayé de vous saisir de mon revolver. Vous vouliez m’assassiner, tandis que j’essayais de vous traiter avec une considération que vous ne méritez pas. Vous avez compromis votre vie, et votre seul espoir réside dans ma clémence.

Il examinait le capitaine pour voir l’effet de ses paroles ; mais le visage du vieux marin ne témoignait d’aucune terreur. Ses cheveux blancs étaient, comme le reste de sa personne, saupoudrés de poussière. Il crispait un de ses sourcils, comme s’il n’eût rien entendu, pour chasser un brin de paille qui pendait de sa tête.

Sotillo avança une jambe et se campa les poings sur les hanches :

— C’est vous, capitaine Mitchell, lui dit-il avec emphase, c’est vous et non mes hommes, qui êtes le voleur !

En dirigeant vers son prisonnier un index à l’ongle allongé et taillé en amande :

— Où est l’argent de la mine de San-Tomé ? dit-il. Je vous demande, Mitchell, où se trouve l’argent qui était déposé dans ce bâtiment ? Répondez-moi ! Vous l’avez volé ! Vous vous êtes joint à ceux qui l’ont volé, qui l’ont dérobé au gouvernement ! Ah ! ah ! vous croyez que je ne sais pas ce que je dis ? Mais je les connais vos mauvais tours d’étrangers ! Il est parti, l’argent. Non ? On l’a emporté dans l’une de vos gabares, misérable ! Comment avez-vous eu cette audace ?

Cette fois, il avait produit son effet.

« Comment diable Sotillo a-t-il pu savoir cela ? se demanda Mitchell », et sa tête, seule partie de son corps qui pût remuer, trahit sa surprise par un brusque hochement.

— Ah ! vous tremblez ! hurla tout à coup Sotillo. C’est une conspiration, c’est un crime contre l’État ! Ne saviez-vous pas que cet argent appartient à la République jusqu’à la pleine satisfaction des revendications gouvernementales ? Où est-il ? Où l’avez-vous caché, misérable bandit ?

Cette question rendit au capitaine Mitchell son énergie défaillante. Si Sotillo avait pu, d’incompréhensible façon, connaître le départ de la gabare, au moins ne l’avait-il pas capturée. C’était évident. Dans son cœur ulcéré, le capitaine Mitchell s’était juré que rien ne lui tirerait un mot, tant qu’on le laisserait ainsi honteusement ligoté, mais son désir de faciliter l’évasion du trésor le fit renoncer à cette résolution. Son esprit était en éveil : il constatait chez Sotillo un certain air de doute et d’indécision.

« Cet homme-là, se dit-il, n’est pas certain de ce qu’il avance. »

La solennité dont il faisait montre dans les rapports sociaux n’empêchait pas le capitaine Mitchell d’apporter dans les actes de la vie quotidienne un esprit net et résolu. Une fois surmontée la première émotion causée par un traitement abominable, il sentait revenir sa présence d’esprit ; l’immense mépris qu’il éprouvait pour Sotillo le soutenait aussi, et c’est d’un ton mystérieux qu’il affirma :

— Soyez sûr qu’il est bien caché maintenant.

Sotillo, lui aussi, avait eu le temps de s’apaiser.

— Fort bien, Mitchell, fit-il d’un ton froid et menaçant. Mais pouvez-vous nous montrer le récépissé de la taxe du gouvernement et le permis d’embarquement de la Douane ? Hein ? Le pouvez-vous ?… Non ? Alors, l’argent a été frauduleusement emporté et, si on ne le rapporte pas d’ici cinq jours, le coupable devra en pâtir.

Il ordonna à ses hommes de délier le prisonnier et de l’enfermer dans une des petites cellules du rez-de-chaussée. Il arpentait la chambre en silence, d’un air morne, puis voyant le capitaine Mitchell se secouer et taper du pied entre les quatre hommes qui lui tenaient les bras :

— Cela vous plaisait d’être ficelé, Mitchell ? demanda-t-il d’un ton ironique.

— C’est le plus incroyable, le plus infâme abus du pouvoir, déclara le capitaine d’une voix forte, et quel que soit votre but, je puis vous affirmer que vous ne l’atteindrez pas par des moyens pareils.

Le grand colonel, dont les boucles et la moustache accentuaient la pâleur, se ramassa en quelque sorte, pour regarder dans les yeux le petit homme trapu, aux cheveux blancs en broussaille et au visage cramoisi.

— C’est ce que nous verrons. Vous apprécierez mieux ma puissance lorsque je vous aurai fait attacher pendant tout un jour à un poteau, en plein soleil.

Et se redressant d’un air hautain, il fit signe à ses hommes d’emmener le prisonnier.

— Et ma montre ? cria Mitchell en résistant aux efforts des soldats qui le tiraient vers la porte.

Sotillo se tourna vers ses officiers :

— Non ! mais écoutez ce voleur, messieurs, fit-il avec un mépris affecté qui souleva comme un concert de rires gouailleurs. Il réclame sa montre !

Et courant au capitaine Mitchell avec une violente envie de le bourrer de coups, de le faire souffrir, pour se soulager :

— Votre montre ! Vous êtes prisonnier de guerre ! Vous n’avez plus ni droits, ni rien à vous ! Caramba ! Le dernier souffle même de votre corps m’appartient ! Souvenez-vous de cela !

— Peuh ! fit le capitaine Mitchell, pour dissimuler l’impression déplaisante que lui causaient ces paroles.

En bas, le grand vestibule, dont un monticule élevé par les fourmis blanches soulevait en un coin le sol de terre battue, était éclairé par un feu improvisé ; les soldats avaient allumé des débris de table et de chaises, près de la porte cintrée, par où passait le murmure des eaux du port contre la grève.

Tandis qu’on faisait descendre l’escalier au capitaine Mitchell, un officier le gravissait quatre à quatre, pour annoncer à Sotillo la capture de nouveaux prisonniers. Le feu pétillait, une fumée dense obscurcissait la vaste pièce, et le capitaine distingua confusément, comme dans un brouillard, les têtes de trois individus de haute taille entourés par des soldats trapus, baïonnette au canon. Il reconnut le docteur, l’ingénieur en chef et la blanche crinière léonine du vieux Viola, qui restait un peu à part de ses deux compagnons, le menton sur la poitrine et les bras croisés. L’étonnement de Mitchell ne connut plus de bornes : il poussa une exclamation, à laquelle répondirent les deux autres en le voyant. Mais on tirait le capitaine à travers la grande pièce, vaste comme une caverne. Il sentait passer en rafale dans sa tête des pensées, des conjectures, des avis de sagesse qu’il aurait voulu lancer en passant.

— Est-ce qu’il vous retient vraiment ? cria l’ingénieur en chef, dont le monocle brillait à la lueur du foyer.

Un officier braillait du haut de l’escalier.

— Faites-les monter !… Tous les trois !…

Dans le bruit des voix et le fracas des armes, la voix du capitaine Mitchell ne put lui parvenir que confusément :

— Seigneur Dieu ! Le misérable m’a volé ma montre !

L’ingénieur, déjà sur l’escalier, résista un instant aux soldats pour demander :

— Comment ? Que dites-vous ?

— Mon chronomètre ! hurla le capitaine Mitchell, au moment précis où on le lançait, tête en avant, par une porte étroite, dans une petite cellule toute noire et si exiguë qu’il alla heurter la paroi opposée.

La porte battit violemment sur lui. Il savait où on l’enfermait ; c’était la chambre des trésors de la Douane, d’où l’on avait, quelques heures auparavant, extrait les lingots d’argent. Étroite comme un couloir, elle ne s’ouvrait, à son extrémité, que par un petit soupirail carré, grillé de lourds barreaux de fer.

Le capitaine Mitchell tituba un instant, puis s’assit sur le sol de terre, le dos au mur. Rien ne venait troubler sa méditation, pas même un soupçon de lumière. Il se mit à réfléchir profondément. Ses pensées, confinées dans un cercle assez restreint, n’étaient pas trop sombres. En dépit de toutes ses faiblesses et de ses absurdités, le vieux marin n’était pas homme à s’appesantir bien longtemps sur le souci de sa sécurité personnelle. D’ailleurs, ce n’était point tant chez lui force de caractère que manque d’une certaine espèce d’imagination, de cette imagination même dont l’anormal développement causait à Señor Hirsch de si cruelles souffrances, de cette imagination qui ajoute la terreur aveugle de la souffrance physique et de la mort, considérée aussi comme un pur accident matériel, à toutes les autres appréhensions sur lesquelles se fonde notre sens de la vie.

Malheureusement, le capitaine Mitchell n’était doué d’aucun genre de pénétration. Les menus faits de la vie, les paroles, les actions, les gestes significatifs lui échappaient totalement. Il était trop impérieusement, trop naïvement pénétré de sa propre existence pour observer celle des autres. Par exemple, il ne pouvait croire que Sotillo eût réellement eu peur de lui, simplement parce qu’il ne lui serait jamais entré en tête de tirer sur un homme autrement qu’en cas d’absolue nécessité.

On ne pouvait guère le prendre pour un assassin, se disait-il gravement. Pourquoi donc cette accusation indigne et injurieuse ? Mais c’est surtout à cette question stupéfiante et insoluble que s’attardait sa pensée :

— Comment diable cet homme-là a-t-il pu apprendre, que l’on a emporté le trésor dans la gabare ?

Évidemment, il ne s’en était pas emparé ; c’était d’ailleurs chose impossible ! Cette conclusion erronée s’était imposée à l’esprit du capitaine Mitchell au cours de sa longue attente sur le môle. L’observation du ciel lui avait fait croire à l’existence, sur le golfe, d’une brise plus fraîche qu’à l’ordinaire, alors qu’en fait c’était le contraire qui s’était produit.

« Comment, au nom de tout ce qu’il y a de fantastique, ce maudit animal a-t-il eu vent de la chose ? »

Cette question lui venait à l’esprit au moment même où le bruit sec de la porte (ouverte et refermée avant qu’il n’ait eu le temps de relever la tête) l’avertissait de la présence d’un compagnon de captivité. La voix du docteur Monygham cessa de grommeler des jurons en anglais et en espagnol.

— C’est vous, Mitchell ? fit-il d’un ton hargneux ; je me suis cogné le front contre ce satané mur, avec une force à assommer un bœuf. Où êtes-vous donc ?

Accoutumé à l’obscurité, le capitaine Mitchell pouvait voir le docteur étendre les mains comme un aveugle.

— Je suis assis par terre devant vous. Ne vous heurtez pas à mes jambes, fit le capitaine, d’un ton plein de dignité, tandis que Monygham accédait à sa prière et, renonçant à marcher dans l’ombre, se laissait à son tour tomber sur le sol. Les deux prisonniers de Sotillo, la tête toute proche, se mirent à échanger leurs impressions.

— Oui, conta à voix basse le docteur, pour satisfaire l’ardente curiosité du capitaine Mitchell, nous avons été arrêtés dans la maison du vieux Viola. Une de leurs patrouilles, sous les ordres d’un officier, avait poussé jusqu’à l’entrée de la ville. Elle avait pour ordre de n’y pas pénétrer, mais de ramener toute personne trouvée dans la plaine. Nous bavardions dans l’auberge, la porte ouverte, et ils ont dû voir la lueur de notre lampe. Ils se sont sans doute approchés très doucement ; l’ingénieur venait de s’étendre sur un banc, près de la cheminée, et moi j’étais monté pour jeter un coup d’œil dans la chambre. En me voyant entrer sur la pointe des pieds, le vieux Viola lève le bras pour m’imposer silence. Seigneur ! Sa femme était couchée et venait de s’endormir. Cette femme-là venait de s’endormir… réellement !

« — Monsieur le docteur, me souffla le Garibaldien, on dirait que son oppression s’atténue.

« — Oui, dis-je, très surpris, votre femme est vraiment extraordinaire, Giorgio !

« À ce moment précis, un coup de feu tiré dans la cuisine nous fait sauter et trembler comme un coup de tonnerre. Les soldats étaient arrivés tout près de la maison, et l’un d’eux s’était glissé jusqu’à la porte. Il jette un coup d’œil, voit qu’il n’y a personne et entre tout doucement, le fusil au bras. L’ingénieur, à ce qu’il m’a dit, venait de fermer les yeux. Il les rouvre et aperçoit, au milieu de la pièce, l’homme qui explorait les coins sombres. Il est si interloqué que, sans réfléchir à ce qu’il fait, il saute de son coin, vers la cheminée. Non moins surpris, le soldat lève son fusil, presse la détente, assourdit l’ingénieur, lui roussit les cheveux, et, dans sa précipitation, le manque totalement. Mais voyez l’ironie du sort ! Au bruit du coup de feu, la femme endormie bondit sur son séant, comme mue par un ressort :

« — Les enfants ! Gian’Battista ; sauve les enfants !

« J’ai encore ce cri dans les oreilles, le cri de détresse le plus sincère que j’aie jamais entendu. Je reste paralysé, mais le vieux court au lit, les mains en avant. Elle s’y cramponne ; je vois ses yeux devenir vitreux ; son mari la repose sur les oreillers et me regarde. Elle était morte ! Tout cela en moins de cinq minutes. Je suis descendu pour voir de quoi il s’agissait. Il n’y avait point à résister, et tous nos raisonnements auprès de l’officier ne nous menaient à rien. Je me suis donc décidé à monter, avec deux soldats, chercher le vieux Giorgio. Assis au pied du lit, il regardait le visage de sa femme, et ne paraissait pas entendre mes paroles. Mais après m’avoir vu tirer le drap sur la tête de la morte, il s’est levé et m’a suivi silencieusement, comme dans un rêve. On nous a emmenés sur la route, en laissant la porte ouverte et la bougie allumée. L’ingénieur marchait sans mot dire, mais moi je me suis retourné une ou deux fois vers la petite lumière. Après un temps assez long, le Garibaldien, qui était près de moi, m’a dit tout à coup :

« — J’ai enterré bien des hommes sur les champs de bataille de ce continent. Les prêtres parlent de terrains consacrés. Bah ! Toute la terre faite par Dieu est sacrée ; mais la mer, qui ne connaît ni rois, ni prêtres, ni tyrans est plus sacrée encore. Docteur, je voudrais la voir ensevelie dans la mer. Pas de mômeries, de cierges ni d’encens, pas d’eau bénite lancée par les prêtres ! L’esprit de liberté règne sur la mer ! » Quel extraordinaire bonhomme ! Il disait tout cela à mi-voix, comme s’il avait parlé pour lui seul.

— Oui, oui, interrompit le capitaine Mitchell avec impatience. Pauvre vieux ! Mais avez-vous la moindre idée de la façon dont ce brigand de Sotillo a pu obtenir ses informations ? Il n’a pas mis la main sur un des Cargadores qui ont aidé à charger le wagon, n’est-ce pas ? C’est impossible ! C’étaient des hommes choisis, depuis cinq ans à notre service ; je leur ai donné, moi-même, une solde spéciale pour ce travail, en leur recommandant de disparaître pendant vingt-quatre heures au moins, et je les ai vus, de mes propres yeux, s’en aller avec les Italiens, vers les parcs du chemin de fer. L’ingénieur a promis de leur fournir leurs rations tant qu’ils y resteraient.

— Eh bien ! fit lentement le docteur, vous pouvez dire adieu pour toujours, laissez-moi vous le dire, à la meilleure de vos gabares et au Capataz des Cargadores.

L’excès de la surprise fit bondir sur ses pieds le capitaine Mitchell. Sans lui laisser le temps de se récrier, le docteur lui expliqua brièvement le rôle joué par Hirsch au cours de la nuit.

Le capitaine Mitchell était effondré :

— Noyé ! murmura-t-il sur un ton de stupeur atterrée. Noyé !

Puis il resta silencieux, attentif en apparence, mais trop absorbé, en fait, dans la pensée de la catastrophe, pour suivre fidèlement le récit du docteur.

— Celui-ci avait adopté une attitude d’ignorance parfaite, jusqu’à ce que Sotillo se fût décidé à faire amener Hirsch pour qu’il répétât son histoire. On la lui arracha avec la plus grande peine, car, à chaque instant, il se répandait en lamentations. On finit par l’emmener, plus mort que vif, et par l’enfermer, pour le garder sous la main, dans une des pièces de l’étage supérieur.

Le docteur qui voulait faire croire à Sotillo que l’administration de la San-Tomé le tenait à l’écart de ses conciliabules secrets, déclara que l’affaire paraissait incroyable. Quant à lui, affirma-t-il, il ne pouvait savoir ce qu’avaient fait les Européens, ayant été exclusivement absorbé par le pansement des blessés et les soins prodigués à don José Avellanos.

Il avait su adopter un tel accent d’indifférence que Sotillo paraissait convaincu de son parfait détachement. Jusque-là, on avait fait un simulacre d’enquête régulière : l’un des officiers, assis à la table, notait les questions et les réponses ; les autres, dispersés dans la pièce, écoutaient attentivement, les yeux fixés sur le docteur, en tirant des bouffées de leurs longs cigares. Mais, à ce moment, Sotillo fit sortir tout le monde.




Chapitre III

Dès qu’ils furent seuls, l’attitude sévère et officielle du colonel se modifia. Il se leva et se rapprocha du docteur, les yeux brillants de cupidité et d’espoir. Il prit un ton de confidence. On avait bien pu charger le trésor dans la gabare, mais il était difficile de croire qu’on l’eût emporté au large.

Le docteur, attentif aux paroles de Sotillo, approuvait d’un léger signe de tête, et fumait, avec un grand plaisir apparent, le cigare que le colonel lui avait offert en témoignage de ses intentions amicales. Son affectation de détachement et d’indifférence à l’égard des autres Européens abusait le colonel et l’amena, de conjecture en conjecture, à suggérer qu’à son sens toute l’histoire était une machination de Charles Gould pour garder l’immense trésor.

Attentif et maître de lui, le docteur l’approuva :

— Il en est bien capable !

Sur quoi, le capitaine Mitchell s’écria avec une stupeur mêlée d’indignation et d’amusement :

— Vous avez dit cela de Charles Gould ? Son accent exprimait un certain mépris et même une nuance de soupçon, car pour lui aussi, comme pour les autres Européens, il y avait quelque chose de louche dans le personnage du docteur.

— Pourquoi, diable, avoir dit cela à ce bandit, à ce voleur de montres ? Dans quel intérêt un mensonge aussi infernal ? Ce maudit voleur était bien capable de vous croire.

Il s’indignait bruyamment, tandis que le docteur restait silencieux, dans l’ombre.

— Oui, c’est exactement ce que j’ai dit, reprit-il enfin.

Et le son de sa voix aurait fait comprendre à tout autre qu’au capitaine que son silence était celui de la réflexion et non pas une marque d’hésitation. Mais le capitaine pensa qu’il n’avait, de sa vie, entendu paroles aussi effrontément imprudentes.

— Bien, bien, grommela-t-il, sans trouver le courage d’exprimer ses impressions.

Elles étaient balayées par des pensées de stupeur et de regret. Le sentiment d’un désastreux échec l’écrasait ; la perte du trésor et plus encore la mort de Nostromo lui infligeaient un coup très sensible ; il s’était attaché à son Capataz comme on s’attache à des inférieurs, par amour de la routine et gratitude à demi inconsciente. Et la pensée de la mort de Decoud, de cette fin misérable, l’achevait. Quelle affreuse douleur pour cette pauvre jeune femme ! Le capitaine Mitchell n’appartenait pas à l’espèce des vieux garçons bourrus ; il aimait, au contraire, voir les jeunes gens faire la cour aux jeunes filles ; c’était pour lui l’ordre naturel des choses. Pour les marins, il en allait autrement. À l’entendre, ils ne devaient pas se marier, faisant ainsi acte de véritable renoncement, en vertu de considérations morales : la vie à bord, même dans les meilleures conditions, n’est pas faite pour une femme, et, si on laisse son épouse à terre, ce qui d’ailleurs n’est pas juste, on risque de la voir souffrir ou montrer une parfaite indifférence ; éventualité fâcheuse dans les deux cas.

Le capitaine n’aurait su dire ce qui le consternait le plus : l’immense perte matérielle de Charles Gould, la mort de Nostromo, qui constituait pour lui une aussi grosse perte, ou le deuil dont allait se trouver accablée une jeune fille aussi belle et aussi accomplie.

— Oui, reprit le docteur, qui venait sans doute de réfléchir encore, il m’a cru sans peine. J’ai vu le moment où il allait m’embrasser. « Oui, oui, disait-il, il va écrire à son associé, le riche Américain de San Francisco, que tout est perdu. Pourquoi pas ? Il y a là de quoi partager avec bien des gens. »

— Mais tout cela est parfaitement idiot, s’écria le capitaine.

Le docteur lui fit remarquer que Sotillo était en effet idiot, mais que son ineptie était pourtant assez ingénieuse pour l’embarquer sur une fausse piste. Il n’y avait eu qu’à l’y pousser un peu.

— Je lui ai fait remarquer, fit le docteur d’un ton détaché, que l’on a plutôt l’habitude d’enfouir les trésors dans la terre que de les lancer sur l’eau. Sur quoi, mon Sotillo s’est frappé le front : « Par Dieu ! vous avez raison ! m’a-t-il dit ; ils ont dû l’enterrer sur les rives du port avant de faire partir leur gabare. »

— Ciel et terre ! murmura le capitaine Mitchell. Je n’aurais jamais cru qu’il pût y avoir un homme aussi inepte !…

Il s’interrompit, puis continua d’un ton douloureux :

— Mais à quoi bon tout cela ? si la gabare était restée à flot, un mensonge de ce genre aurait eu son utilité, en empêchant peut-être cet idiot sinistre d’envoyer le vapeur à sa recherche dans le golfe. C’était le danger dont l’idée me poursuivait sans cesse, fit le capitaine avec un profond soupir.

— J’avais un but, affirma posément le docteur.

— Vraiment ? murmura le capitaine Mitchell. Tant mieux alors, car autrement j’aurais cru que vous ne trompiez Sotillo que pour l’amour de l’art. Après tout, tel était peut-être votre but. À vrai dire, je ne voudrais pas m’abaisser à ce genre de mensonge. Je n’aime pas cela. Non, non ! Je ne vois aucun plaisir à ternir la réputation d’un ami, même pour rouler le plus grand gredin de la terre. » N’eût été la dépression causée par les terribles nouvelles, le capitaine Mitchell aurait su exprimer de façon plus blessante son dégoût pour le docteur Monygham ; mais il se disait que, dans l’état actuel des choses, peu importait ce que pouvait dire ou faire cet homme qu’il n’avait jamais aimé.

— Je me demande, grommela-t-il, pourquoi ils nous ont enfermés ensemble, et pourquoi même Sotillo vous retient, vous, puisque, à vous croire, vous avez fait assez bon ménage, là-haut.

— Oui, je me le demande aussi, fit le docteur d’un air renfrogné.

Le capitaine Mitchell se sentait le cœur si lourd qu’il aurait, pour l’instant, préféré la solitude complète à la meilleure des compagnies. Mais il aurait préféré bien plus encore toute compagnie à celle du docteur. Il l’avait toujours tenu à distance et considéré comme une sorte de brouillon, dont l’intelligence remarquable ne suffisait pas à faire oublier le caractère avili. C’est ce sentiment qui le poussa à s’enquérir :

— Et qu’est-ce que le bandit a fait de ses deux autres prisonniers ?

— Il aurait, en tout cas, relâché l’ingénieur en chef, dit le docteur. Il ne se soucie pas de se mettre sur les bras une histoire avec le chemin de fer. Pas maintenant, tout au moins. Je ne crois pas, capitaine Mitchell, que vous vous représentiez exactement la situation actuelle de Sotillo.

— Je ne vois pas l’utilité de me casser la tête à ce propos, ricana le capitaine.

— Moi non plus, approuva le docteur avec la même expression maussade. Vous ne rendriez pas le moindre service à quiconque en appliquant votre pensée à quelque sujet que ce soit.

— Certes, fit simplement le capitaine Mitchell, avec une expression manifeste de découragement ; comment voulez-vous qu’un homme enfermé dans ce maudit trou noir puisse rendre service à personne ?

— Quant au vieux Viola, poursuivit le docteur, comme s’il n’avait rien entendu, Sotillo l’a relâché, pour la même raison qui va l’amener bientôt à vous relâcher aussi.

— Eh ! Comment ? s’écria le capitaine Mitchell, les yeux dilatés dans l’ombre, comme ceux d’un hibou. Qu’y a-t-il de commun entre le vieux Giorgio et moi ? S’il le relâche, le bandit, c’est sans doute qu’il n’a pas de montre et de chaîne à lui voler. Je vous le dis, d’ailleurs, docteur Monygham, poursuivit-il avec une colère croissante, il ne pourra pas se débarrasser de moi aussi facilement qu’il le croit. Il se brûlera les doigts à cette affaire-là, je vous le certifie. Pour commencer, je ne partirai pas sans ma montre, et quant au reste… Nous verrons. Peu vous importe peut-être d’être jeté en prison. Mais Joë Mitchell ne se laisse pas faire comme cela. On ne m’aura pas insulté et volé gratuitement. Je suis un personnage public, monsieur.

Le capitaine s’aperçut à ce moment que les barreaux de la fenêtre devenaient perceptibles, et formaient un quadrillage noir sur un carré gris. Il se tut, comme s’il eût mieux compris avec le retour de l’aube qu’il serait privé à l’avenir des inestimables services de son Nostromo. Il s’adossa au mur, les bras croisés pur la poitrine, tandis que le docteur arpentait la pièce d’un bout à l’autre, de sa démarche hésitante, qui semblait le faire chanceler à chaque pas sur des pieds douloureux. En s’éloignant de la fenêtre, il disparaissait entièrement dans l’ombre, et l’on n’entendait plus que le frôlement inégal de ses pas. Il y avait une sorte de détachement morne dans ce va-et-vient continu et pénible. Lorsqu’il entendit lancer son nom dans la cellule, par la porte brutalement ouverte, il ne manifesta aucune surprise. Il s’arrêta court et sortit de la chambre sans hésiter, comme si sa hâte avait dû arranger les choses. Quant au capitaine Mitchell il resta quelque temps appuyé au mur ; il se demandait, dans son amertume, s’il n’allait pas, par manière de protestation, refuser de bouger d’un pas. Il avait presque envie de se laisser traîner de force, mais en entendant, sur le seuil de la porte, l’officier crier son nom à deux ou trois reprises, avec un accent de surprise scandalisée, il condescendit à sortir.

Sotillo avait changé d’attitude. Son ton de politesse dégagée était un peu incertain, comme s’il n’avait pas été sûr que la politesse fût de mise en pareille occurrence. Assis derrière la table, dans son vaste fauteuil, il regarda fixement le capitaine Mitchell avant de prononcer, d’un air condescendant :

— J’ai décidé de ne pas vous retenir plus longtemps, Señor Mitchell. Je suis naturellement clément et porté à l’indulgence. Mais que ceci, au moins, vous serve de leçon.

L’aube singulière de Sulaco, qui semble poindre très loin vers l’occident pour remonter de là dans la nuit des montagnes, se mêlait à la lueur rougeâtre des chandelles. Le capitaine Mitchell laissa, en signe de mépris et d’indifférence, son regard errer tout autour de la pièce, puis il l’arrêta sur le docteur qui, penché déjà sur l’appui d’une des fenêtres, tenait les paupières baissées dans une attitude d’indifférence rêveuse, ou peut-être de honte.

Enfoncé dans son large fauteuil, Sotillo poursuivait :

— Je m’imaginais que les sentiments d’un galant homme vous auraient dicté une réponse convenable.

Il attendait cette réponse, mais le capitaine Mitchell resta muet, moins par volonté arrêtée que par excès de colère. Sotillo hésita, regarda le docteur qui fit un léger signe de tête, puis continua avec un certain effort :

— Tenez, capitaine Mitchell ; voici votre montre. Voyez combien était hâtif et injuste votre jugement sur nos soldats patriotes.

Renversé sur son siège, il étendit le bras vers la table, et poussa légèrement la montre. Le capitaine Mitchell s’avança avec une vivacité toute spontanée, porta la montre à son oreille, puis la glissa froidement dans sa poche.

Sotillo semblait surmonter une profonde répugnance. Il regarda de nouveau le docteur qui fixait sur lui un regard imperturbable. Et voyant le capitaine Mitchell s’éloigner sans un geste et sans un mot, il se hâta d’ajouter :

— Vous pouvez partir, et attendre en bas le Señor Doctor que je vais relâcher aussi. Vous autres étrangers, n’avez, à mes yeux, aucune importance.

Il eut un léger rire, forcé et discordant. Pour la première fois, le capitaine Mitchell le regarda avec quelque intérêt.

— Les tribunaux seront saisis plus tard de vos actes, poursuivait en hâte Sotillo, mais en ce qui me concerne, je vous laisserai vivre en liberté, sans vous faire suivre ou surveiller. Entendez-vous, capitaine Mitchell ? Vous pouvez vaquer à vos affaires. Vous êtes désormais hors de mon contrôle. J’ai des soucis d’autre gravité pour retenir mon attention.

Le capitaine se sentit fort tenté de répondre. Il ne lui plaisait guère de s’entendre insulter gratuitement ; mais le manque de sommeil, les anxiétés prolongées, le désappointement causé par la disparition fatale du trésor pesaient sur son esprit. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de dissimuler l’inquiétude qui l’agitait, non point pour lui-même, mais pour les affaires publiques. Il eut l’impression bien nette d’une machination souterraine, et sortit en affectant de ne pas voir le docteur.

— Quelle brute ! fit Sotillo en entendant la porte se refermer.

Le docteur Monygham quitta l’embrasure de la fenêtre et, plongeant les mains dans les poches de son long cache-poussière gris, fit quelques pas dans la pièce. Sotillo se leva aussi et se planta devant lui, pour l’examiner de la tête aux pieds.

— Alors vos compatriotes n’ont pas grande confiance en vous, Señor Doctor ? Ils ne vous aiment guère, hein ? Et pourquoi cela ? Je me le demande.

Le docteur, levant la tête, lui répondit par un long regard glacial, accompagné de ces mots :

— C’est peut-être parce que j’ai trop longtemps vécu au Costaguana.

— Ah ! Ah ! fit Sotillo d’un ton encourageant, en découvrant sous sa moustache de jais des dents éclatantes de blancheur. Mais vous vous aimez vous-même au moins ?

— Laissez-les faire, poursuivit le docteur, tenant toujours sur le beau visage de Sotillo ses yeux de pierre : ils se trahiront bien vite. Et moi, de mon côté, j’essayerai de faire parler don Carlos.

— Ah ! Señor Doctor, fit Sotillo en hochant la tête, vous avez l’intelligence vive. Nous étions faits pour nous comprendre.

Il se détourna, incapable de soutenir plus longtemps le regard immobile et sans expression de ces yeux, dont le vide impénétrable faisait penser aux sombres profondeurs d’un abîme. Même chez l’homme absolument dépourvu de sens moral, il subsiste une appréciation conventionnelle, mais parfaitement nette, de la canaillerie. Sotillo supposait que le docteur Monygham, si différent de tous les autres Européens, était prêt à vendre ses compatriotes et Charles Gould, son protecteur, pour une part des trésors de la San-Tomé. Il ne l’en méprisait d’ailleurs nullement. Le manque de sens moral était chez le colonel total et ingénu ; il frisait la stupidité, la stupidité morale. Rien de ce qui pouvait servir ses desseins ne lui paraissait vraiment répréhensible. Il ne laissait pourtant pas de mépriser le docteur Monygham ; il l’écrasait, au fond du cœur, d’un dédain profond et joyeux, parce qu’il entendait le frustrer de toute récompense. Il ne méprisait pas en lui l’homme sans foi et sans honneur, mais le naïf. La perspicacité parfaite du docteur Monygham lui avait entièrement échappé, et il le tenait pour un imbécile.

Depuis son débarquement, les idées du colonel s’étaient bien modifiées. Il ne rêvait plus d’une carrière politique dans l’administration montériste : un tel projet lui avait toujours paru hasardeux, et depuis que l’ingénieur en chef lui avait annoncé l’arrivée probable, au petit jour, de Pedro Montero, ses craintes sur ce point s’étaient bien renforcées. Le frère du général, Pedrito le Guérillero, comme l’appelait le peuple, avait une réputation très particulière. Il était dangereux de se frotter à lui. Sotillo avait eu l’intention vague de s’emparer de la ville tout entière, en même temps que du trésor, pour négocier ensuite à loisir, mais en présence des faits dévoilés par l’ingénieur (qui l’avait franchement mis au courant de toute la situation) son audace, toujours circonspecte, faisait place à une hésitation prudente.

— Une armée, une armée qui a déjà traversé les montagnes, sous les ordres de Pedrito, répétait-il sans pouvoir dissimuler sa consternation. Si une telle nouvelle ne m’était pas annoncée par un homme de votre situation, je n’y ajouterais jamais foi ! C’est stupéfiant !

— Une force armée ! corrigea d’un ton suave l’ingénieur, dont le but était atteint. Il voulait, en préservant, quelques heures encore, Sulaco de toute occupation brutale, laisser à ceux qu’en chassait la terreur le temps de quitter la ville.

Au milieu du désarroi général, des familles entières plaçaient leur espoir dans la fuite : elles suivaient la route de Los Hatos, dégagée par l’exode de la populace en armes, partie vers Rincon, avec Fuentès et Gamacho, pour y faire une réception enthousiaste à Pedro Montero.

C’était un départ hasardeux et précipité, et l’on disait qu’Hernandez, posté avec ses hommes dans le bois de Los Hatos, attendait les fugitifs pour leur faire accueil. L’ingénieur en chef savait que bien des gens voulaient se sauver de la sorte.

Les efforts du Père Corbelàn en faveur de ce pieux brigand n’étaient pas restés tout à fait stériles. Cédant, au dernier moment, aux objurgations pressantes du prêtre, le Géfé Politico de Sulaco avait signé un brevet provisoire de général pour Hernandez, et l’avait, à ce titre, officiellement chargé du maintien de l’ordre dans la ville. Le fait est que le fonctionnaire, en face d’une situation désespérée, ne faisait guère attention à ce qu’il signait. C’était le dernier document officiel qu’il eût rédigé avant de quitter le palais de l’intendance pour chercher un refuge dans les bureaux de la Compagnie O.S.N. Mais même s’il avait voulu rendre sa décision effective, il eût été trop tard. L’émeute qu’il attendait et qu’il redoutait, avait éclaté moins d’une heure après le départ du Père Corbelàn.

Celui-ci, qui avait rendez-vous avec Nostromo dans le couvent dominicain dont il occupait une cellule, n’avait jamais pu y parvenir. Parti de l’intendance pour l’hôtel Avellanos, où il voulait mettre son beau-frère au courant des événements, il s’y était trouvé, bien qu’il n’y fût resté qu’une demi-heure, coupé de son ascétique retraite, où Nostromo l’avait attendu quelque temps.

Il écouta avec inquiétude le vacarme croissant des rues, puis gagna les bureaux du Porvenir pour y rester jusqu’au jour, ainsi que Decoud l’avait raconté à sa sœur dans sa lettre.

C’est ainsi que le Capataz des Cargadores, au lieu de courir vers les bois de Los Hatos, pour y porter à Hernandez sa nomination de général, était resté en ville pour sauver la vie du Président Dictateur, pour aider à la répression de l’émeute et, enfin, pour emporter sur le golfe l’argent de la mine.

Mais le Père Corbelàn avait pu joindre Hernandez. Il portait en poche le document mémorable qui, d’un bandit, faisait un général et constituait le dernier acte officiel du parti ribiériste, dont les mots d’ordre étaient : honnêteté, paix et progrès. Sans doute, le prêtre, pas plus que le bandit, n’en sentaient-ils l’ironie. Le Père Corbelàn avait dû trouver des émissaires à dépêcher en ville, car, dès l’aube du second jour d’émeute, le bruit courut qu’Hernandez se tenait sur la route de Los Hatos, prêt à accueillir tous les gens qui voudraient lui demander protection. Un étrange cavalier, audacieux malgré son âge mûr, pénétra tranquillement dans la ville, en laissant errer ses yeux sur les façades des maisons, comme s’il n’eût jamais contemplé d’édifices aussi élevés. Il descendit devant la cathédrale pour s’agenouiller au milieu de la place. La bride sur le bras et le chapeau devant lui sur le sol, il se signait et se frappait de temps en temps la poitrine. Il remonta en selle, en jetant un regard ferme mais bienveillant sur le petit groupe attiré par ses dévotions, et s’enquit de la Casa Avellanos. Une vingtaine de mains se levèrent pour lui montrer du doigt la rue de la Constitution.

Le cavalier s’avançait, avec un regard de curiosité distraite vers les fenêtres du club Amarilla, situé au coin de la place. Il lançait, de loin, d’une voix de stentor :

— Est-ce ici la Casa Avellanos ?

Un concierge interloqué finit par lui répondre affirmativement, et il disparut sous l’ombre de la porte. La lettre qu’il apportait, écrite au crayon par le Père Corbelàn, près d’un feu du camp d’Hernandez, était adressée à don José, dont le prêtre ignorait l’état critique. Antonia la lut et, après avoir consulté Charles Gould, l’envoya en communication aux caballeros retranchés dans le club Amarilla. Pour sa part, elle avait pris une décision ; elle rejoindrait son oncle, et confierait les derniers jours, peut-être les dernières heures de la vie paternelle à la générosité du bandit dont l’existence même était une protestation contre l’odieuse tyrannie de tous les partis, contre l’obscurité morale où vivait le pays. Mieux valait encore la tristesse des bois de Los Hatos ; moins dégradante était une vie de rigueurs à la suite d’une troupe de bandits. Antonia prenait une part ardente au défi obstiné lancé par son oncle à la fortune adverse ; sa confiance se fondait sur sa foi dans l’homme qu’elle aimait.

Dans son message, le Vicaire Général garantissait, sur sa tête, la fidélité d’Hernandez, et répondait de sa puissance, affirmée par de longues années de rébellion impunie. Il y rendait publiques, pour la première fois, et mettait en avant pour appuyer sa thèse, les idées de Decoud sur le nouvel État Occidental (dont chacun connaît aujourd’hui la stabilité florissante). Hernandez, ex-bandit et dernier général de création ribiériste, se faisait fort de tenir le pays entre les bois de Los Hatos et la chaîne côtière : on pourrait ainsi attendre que don Martin Decoud ramenât le général Barrios à Sulaco pour conquérir la ville.

— C’est la volonté du Ciel. La Providence est avec nous ! écrivait le Père Corbelàn.

On n’avait pas le temps de discuter ou de combattre ses assertions, et si la discussion soulevée au club Amarilla, par la lecture de sa lettre, fut chaude, elle n’en fut pas moins brève. Au milieu de la stupeur générale causée par la défaite, d’aucuns virent dans ce projet, avec un étonnement joyeux, une puissance inattendue de nouveaux espoirs. D’autres se laissaient hypnotiser par une perspective de salut immédiat pour leurs femmes et leurs enfants. Le plus grand nombre s’y raccrochait comme se raccroche à une paille un homme qui se noie. Le Père Corbelàn leur offrait un asile inespéré contre les llaneros de Pedrito Montero et la populace en armes de Señores Fuentès et Gamacho.

Vers la fin de l’après-midi, une discussion animée s’alluma dans les vastes pièces du club Amarilla. De la fenêtre même où, carabines et fusils en main, ils se tenaient postés pour défendre le bout de la rue contre un retour offensif de la canaille, ses membres jetaient par-dessus leur épaule opinions et arguments. Au crépuscule, don Juste Lopez invita ceux des caballeros qui partageaient ses vues à le suivre dans le corridor. Il rédigea, sur une petite table éclairée par deux bougies, une adresse, ou plutôt une déclaration solennelle que devrait présenter à Pedrito Montero une députation de membres de l’Assemblée désignés par leurs collègues, pour rester en ville. Il pensait apaiser Pedrito par cette démarche, et l’amener à respecter, au moins dans leurs formes, les institutions parlementaires. Assis devant une feuille de papier blanc, une plume d’oie en main, pressé de toutes parts, il se tourna à droite et à gauche, en répétant avec une insistance solennelle :

— Un peu de silence, Caballeros, un peu de silence ! Il faut bien montrer que nous nous inclinons, en toute bonne foi, devant les faits accomplis.

Cette phrase semblait le remplir d’une satisfaction mélancolique. Le brouhaha des voix confuses s’enrouait autour de lui. Il y avait de brusques silences, et l’ardeur grimaçante des visages faisait tout à coup place à une expression de profond et morne découragement.

Cependant l’exode avait commencé. Sur la place, des charrettes cahotantes, accompagnées de piétons ou de cavaliers, emportaient femmes et enfants ; des groupes suivaient, sur des chevaux ou des mules, tandis que de pauvres gens s’en allaient à pied, hommes et femmes chargés de paquets, serrant des petits dans les bras, tramant des vieillards, remorquant les plus grands de leurs rejetons. Lorsque Charles Gould, laissant chez Viola le docteur et l’ingénieur, pénétra en ville par la porte du port, tous les gens qui voulaient fuir étaient partis, et les autres s’étaient barricadés dans leurs maisons. Il n’y avait dans toute la longueur de la rue sombre, qu’un seul endroit où des silhouettes passaient dans une lueur tremblotante. L’administrateur reconnut la voiture de sa femme arrêtée à la porte de l’hôtel Avellanos. Il s’avança, sans qu’on parût s’apercevoir de sa présence, et regarda silencieusement quelques-uns de ses domestiques qui sortaient de la maison avec un brancard improvisé. Don José Avellanos y gisait sans vie, les yeux clos et les membres raidis. Madame Gould et Antonia marchaient à côté de la civière que l’on plaça dans la voiture ; les deux femmes s’embrassèrent sous l’œil de l’émissaire du Père Corbelàn, qui se tenait de l’autre côté du landau, très droit sur la selle, sa barbe hérissée toute semée de poils blancs, les pommettes saillantes et bronzées. Alors, Antonia entra dans le landau, les yeux secs, et s’assit à côté du brancard. Elle fit un signe de croix rapide et abaissa sur son visage un voile épais, tandis que les domestiques et trois ou quatre voisins, venus pour offrir leurs services, se découvraient en reculant.

Du siège, Ignacio, résigné maintenant à conduire toute la nuit (et à se voir peut-être couper la gorge avant l’aube) jeta par-dessus son épaule un regard morose.

— Marchez doucement, recommanda madame Gould d’une voix tremblante.

— Doucement, si, niña ! grommela-t-il en se mordant les lèvres. Ses joues rondes et tannées tremblaient. Le landau s’éloigna lentement et sortit du cercle de lumière.

— Je vais les accompagner jusqu’au gué, dit Charles Gould à sa femme. Les mains croisées, debout sur le bord du trottoir, elle lui fit un petit signe de tête, en le voyant partir derrière la voiture.

Les fenêtres du club Amarilla n’étaient plus éclairées ; les dernières étincelles de la résistance étaient éteintes. Au coin de la rue, Charles Gould tourna la tête et vit sa femme traverser la partie éclairée de la chaussée pour regagner leur demeure. Un des voisins, notable commerçant et propriétaire, marchait près d’elle et lui parlait avec de grands gestes. Lorsque madame Gould fut entrée sous le porche, toutes les lumières s’éteignirent, et la rue resta sombre et vide d’un bout à l’autre.

Les maisons de la vaste Plaza se perdaient dans la nuit. Très haut, comme une étoile, une petite lueur brillait dans une des tours de la cathédrale, et la statue équestre, pâle contre la masse sombre des arbres de l’Alameda, semblait le fantôme de la royauté revenu parmi les scènes de la révolution. La voiture ne rencontrait que de rares passants, qui se rangeaient bien vite contre le mur. Sortie de la ville, elle se mit à rouler sans bruit sur un lit de poussière. Dans l’obscurité plus épaisse, une fraîcheur semblait tomber des feuillages qui bordaient la route de campagne. L’émissaire du camp d’Hernandez poussa son cheval contre celui de Charles Gould.

— Caballero, fit-il avec un ton de curiosité, c’est bien vous le maître de la mine, que l’on appelle le Roi de Sulaco.

— Oui, je suis le maître de la mine, répondit Charles Gould.

L’homme galopa un instant en silence, puis :

— J’ai un frère qui se trouve à votre service comme veilleur dans la vallée de San-Tomé. Vous vous êtes montré ami de la justice. Aucun des travailleurs que vous avez appelés dans la montagne n’a été lésé. Mon frère m’a dit que le torrent qui limite vos domaines n’a été franchi par aucun des fonctionnaires du gouvernement, aucun des tyrans du Campo. Vos officiers à vous ne maltraitent pas les habitants de la gorge, par crainte sans doute de votre sévérité. Vous êtes un homme juste et un homme puissant, ajouta-t-il.

Ses paroles avaient un accent de brusquerie et d’indépendance, mais ce n’était évidemment pas sans dessein qu’il se montrait aussi communicatif. Il dit à Charles Gould qu’il avait été ranchero dans une des basses vallées, très loin vers le Sud. Il y vivait près d’Hernandez et avait été parrain de son premier garçon. Il s’était joint à lui dans la rébellion contre les officiers recruteurs, qui avait été le début de toutes leurs misères. C’est lui qui, après l’enlèvement de son compagnon, avait enterré sa femme et ses enfants massacrés par les soldats.

— Oui, Señor, murmurait-il d’une voix sourde, moi et deux ou trois camarades assez heureux pour être restés en liberté, nous les avons tous enterrés dans la même fosse, près de leur ferme en cendres, sous l’arbre qui abritait leur toit.

C’est chez lui aussi qu’était accouru Hernandez, trois ans plus tard, après sa désertion. Il portait encore son uniforme, avec les galons de sergent sur les manches et le sang de son colonel sur les mains et la poitrine. Trois soldats l’accompagnaient qui, partis à sa poursuite, avaient fini par fuir avec lui. Le ranchero raconta à Charles Gould comment, à la vue de soldats, il s’était embusqué avec quelques voisins, derrière les rochers, prêt à faire feu. Il avait tout à coup reconnu son ancien compagnon et était sorti de son abri en l’appelant par son nom : il savait bien qu’Hernandez n’aurait pu se charger d’une mission d’injustice et de tyrannie. Ces trois soldats, avec le petit groupe caché derrière les rochers, formèrent le noyau de la fameuse bande, et lui, le narrateur, était depuis bien des années le lieutenant favori d’Hernandez. Il proclama fièrement que les autorités avaient mis sa tête à prix comme celle de son chef, ce qui ne l’empêchait pas de grisonner sur ses épaules. Et maintenant, il avait vécu assez longtemps pour voir son compère devenir général !

Il eut un rire étouffé :

— Nous voici devenus soldats, de voleurs que nous étions ! Mais regardez, Caballero, ceux qui font de nous des soldats, et de lui un général ! Regardez-moi ces gens-là !

Ignacio poussait de grands cris. La lueur des lanternes courait sur les haies de nopal qui surmontaient les deux talus de la route et éclairait au passage des visages effarés ; les fugitifs se rangeaient sur les bords du chemin, profondément encaissé, comme un sentier de la campagne anglaise, dans le sol meuble du Campo. Ils reculaient ; leurs yeux agrandis luisaient un instant, puis la lumière rebondissait sur les racines à demi dénudées d’un gros arbre, sur une nouvelle haie de nopal, sur un autre groupe de visages au regard angoissé. Trois femmes, dont l’une portait un enfant, et deux hommes armés, l’un d’un sabre et l’autre d’un fusil sur leurs vêtements civils, se pressaient autour d’un baudet chargé de paquets noués dans des couvertures. Plus loin, Ignacio dut crier à nouveau, pour dépasser une charrette, longue caisse de bois placée sur deux roues hautes, dont la porte de derrière battait. Des dames qui l’occupaient durent reconnaître les mules blanches, car elles appelèrent :

— Est-ce vous, doña Emilia ?

Au tournant de la route, l’éclat d’un grand feu illuminait le chemin, couvert, sur une certaine longueur, de branches qui se rejoignaient dans le ciel. Près du gué d’un torrent peu profond, une ferme construite au bord de la route, en murs de joncs tressés et toit de chaume, avait pris feu par accident. Les flammes, avec un grondement rageur, éclairaient un espace ouvert encombré de chevaux, de mules et de gens affolés et hurlants.

Lorsque Ignacio poussa son attelage, plusieurs dames qui marchaient sur la route se précipitèrent vers le landau, suppliant Antonia de leur donner une place. Elle répondit à leurs cris en montrant silencieusement son père du doigt.

— Il faut que je vous quitte ici, dit Charles Gould au milieu du tumulte.

Les flammes dansaient, très hautes, et la chaleur faisait reculer, à travers le chemin, le torrent des fugitifs autour de la voiture. Une dame âgée, vêtue d’une robe de soie noire, la tête couverte d’une mantille grossière, et un bâton noueux à la main en guise de canne, chancela contre une des roues de devant ; deux jeunes filles, terrifiées et muettes, se pendaient à ses bras. Charles Gould la connaissait bien.

— Miséricorde ! Nous sommes bien meurtries dans cette foule, lui cria-t-elle avec un sourire crâne. Nous sommes parties à pied. Tous nos domestiques se sont enfuis hier pour se joindre aux démocrates. Nous allons nous mettre sous la protection du Père Corbelàn, de votre saint oncle, Antonia. Il a opéré un miracle dans le cœur impitoyable d’un bandit. Un véritable miracle !

Sa voix s’élevait à mesure que l’emportait le torrent de la foule ; les gens s’écartaient devant les charrettes qui remontaient au galop la berge du gué, à grand renfort de coups de fouet et de cris forcenés. Des bouquets d’étincelles piquetaient la fumée noire au-dessus du chemin ; les bambous qui formaient les murs de l’habitation éclataient dans le feu avec des détonations de fusillade irrégulière. Puis, tout à coup, la flamme éclatante mourut, ne laissant plus qu’une lueur rougeâtre où couraient çà et là des ombres noires affolées. Le bruit des voix parut tomber avec la flamme ; le brouhaha des imprécations et des querelles, la masse confuse des têtes et des bras s’évanouirent dans la nuit.

— Il faut que je vous quitte maintenant, répéta Charles Gould à Antonia, qui tourna lentement son visage vers lui, et écarta son voile.

L’émissaire et compagnon d’Hernandez poussa son cheval contre la voiture.

— Le maître de la mine n’a-t-il aucun message à envoyer à Hernandez, le maître du Campo ? demanda-t-il.

La légitimité de cette comparaison frappa Charles Gould. Il y avait la même opiniâtreté, comme la même puissance précaire chez l’administrateur de la mine et l’indomptable bandit du Campo. Ils se trouvaient sur un pied d’égalité, en face de l’anarchie du pays, dont le contact dégradant souillait tous leurs actes. Une trame serrée de crimes et de corruption enveloppait toutes choses. Charles Gould éprouva, pendant un instant, un découragement et une lassitude immenses qui scellèrent ses lèvres.

— Vous êtes un homme juste, insista l’émissaire d’Hernandez. Regardez ces gens, qui, de mon compère, ont fait un général, et de nous tous des soldats. Regardez ces aristocrates qui cherchent leur salut dans la fuite, avec leurs seuls vêtements sur le dos. Mon compère ne songe pas à cela, mais nos camarades pourront s’en étonner fort, et je veux vous parler en leur nom. Voyez, Señor. Pendant bien des mois le Campo a été en nos mains ; nous n’avons rien à demander à personne, mais des soldats ont besoin d’une solde pour vivre honnêtement, une fois la guerre finie. On sait votre âme si juste qu’une prière de votre bouche suffit à guérir toute bête malade, et monte au ciel comme celle du juge le plus intègre. Donnez-moi quelques paroles pour apaiser, comme un charme, les doutes de mes compagnons, qui sont tous des hommes !

— Entendez-vous ce qu’il dit ? fit en anglais Charles Gould à Antonia.

— Pardonnez-nous notre misère ! s’écria-t-elle vivement ; votre renommée est l’inépuisable trésor d’où peut nous venir encore le salut ; votre renommée, Carlos, et non votre richesse ! Donnez, je vous en supplie, votre parole à cet homme, de ratifier tous les engagements que mon oncle prendra avec son chef ; votre parole, il n’en attend pas davantage !

Il ne restait plus, au bord de la route, sur l’emplacement de la hutte, qu’un énorme tas de braises, dont le reflet rouge s’éteignait, mais qui éclairait encore le visage d’Antonia, tout empourpré de fièvre. Charles Gould, après une seconde d’hésitation, fit la promesse demandée. Il était comme un homme aventuré sur un chemin escarpé et périlleux, qui ne peut revenir sur ses pas et n’a d’autre chance de salut que la marche en avant. Il se rendit un compte exact de la situation à ce moment précis, en regardant le corps inanimé de don José étendu presque sans souffle à côté de la fière Antonia, vaincu après une vie de lutte contre des puissances ténébreuses, génératrices de crimes monstrueux et de monstrueuses illusions. L’émissaire d’Hernandez exprima en quelques mots sa parfaite satisfaction. Antonia abaissa stoïquement son voile, résistant à son désir de s’enquérir du sort de Decoud. Mais Ignacio jeta par-dessus son épaule un coup d’œil hargneux :

— Regarde bien tes mules, mi amo, grommela-t-il, tu ne les reverras jamais !




Chapitre IV

Charles Gould revenait vers la ville. Devant lui, les pics dentelés de la Sierra se détachaient en noir sur l’aube claire. De temps en temps, au coin d’une rue herbeuse, le claquement sonore des sabots du cheval faisait fuir un lepero emmitouflé. Des chiens aboyaient derrière les murs des jardins. Sur les maisons aux fenêtres closes, dont le plâtre se détachait par plaques entre les pilastres plats des frontons et dont s’effritaient les corniches, le frisson des neiges semblait tomber du haut des montagnes avec la lumière blême. L’aurore luttait avec l’ombre sous les arcades de la Plaza, mais nul paysan ne venait disposer sur son étal, à l’abri de l’énorme parapluie de joncs, des marchandises pour le marché du jour : piles de fruits ou bottes de légumes ornées de fleurs. Le matin ne s’égayait pas du tumulte habituel des villageois, des femmes, des enfants, des ânes chargés de fardeaux. Seuls, se montraient çà et là, sur la vaste place, quelques groupes de révolutionnaires dont tous les yeux, sous le chapeau rabattu, guettaient, dans la même direction, un signal quelconque venu de Rincon. Le plus épais de ces groupes, au passage de Charles Gould, se retourna comme un seul homme, pour crier d’un ton menaçant :

— Viva la Libertad !

Charles Gould passa son chemin et pénétra sous le porche de sa maison. Dans la cour semée de paille, un infirmier, assistant indigène du docteur Monygham, assis à terre, adossé au bord de la fontaine, pinçait discrètement les cordes d’une guitare ; debout, devant lui, deux filles du bas peuple esquissaient un pas et balançaient les bras en fredonnant un air de danse populaire. La plupart des blessés des deux jours d’émeute avaient déjà été emportés par des amis ou des parents, mais il restait encore quelques hommes, assis dans les coins, qui inclinaient au rythme de la musique leur tête bandée. Charles Gould mit pied à terre ; un mozo endormi vint, par la porte de la boulangerie, prendre la bride de son cheval ; l’infirmier s’efforça vivement de cacher sa guitare, tandis que les filles reculaient en souriant, sans honte. Charles Gould, en se dirigeant vers l’escalier, jeta un coup d’œil sur un coin sombre de la cour où une femme agenouillée près d’un Cargador mortellement blessé, marmottait rapidement des prières et tentait d’introduire un quartier d’orange entre les lèvres raidies du mourant. Une cruelle futilité ressortait du spectacle de légèreté et de misère que donnait ce peuple incorrigible, la futilité de vies sacrifiées à la vaine entreprise de donner au problème politique une solution durable. À la différence de Decoud, Charles Gould ne savait pas jouer en souriant un rôle dans une farce tragique. S’il sentait, en toute conscience, l’horreur de la situation, il n’en goûtait nullement le burlesque ; l’impression d’irrémédiable folie qu’il en éprouvait le faisait trop souffrir. Il était trop rigoureusement pratique, et trop idéaliste aussi, pour en envisager avec amusement le comique macabre, comme pouvait le faire, avec son froid scepticisme, Martin Decoud, le matérialiste imaginatif. Pour Charles Gould, comme pour nous tous, la perspective d’un échec faisait éclater, dans toute leur laideur, les compromis de sa conscience ; son attitude taciturne, adoptée à dessein, l’avait empêché de mentir à sa propre pensée, mais la Concession Gould avait sournoisement corrompu son jugement. Il aurait bien dû comprendre, songeait-il, que rien de bon ne pouvait sortir du ribiérisme. Ce qui avait corrompu son jugement, c’était l’écœurante nécessité des marchandages quotidiens auxquels il avait dû se livrer pour qu’on le laissât exploiter sa mine. Pas plus que son père, il n’aimait être volé ; cela l’exaspérait. Il s’était convaincu qu’en dehors de considérations plus hautes, il était de bonne politique de soutenir les projets de réforme de don José. Il s’était engagé dans l’absurde querelle, comme s’y était engagé son pauvre oncle, dont l’épée pendait au mur de son bureau, pour défendre, comme lui, les plus élémentaires convenances d’une société organisée. Seulement, il avait pour armes les richesses de la mine, et c’était une arme plus efficace et plus subtile qu’une honnête lame d’acier, montée sur une simple garde de cuivre. Elle était plus dangereuse aussi pour celui qui la maniait, cette arme de la richesse, trempée dans tous les vices et les lâches complaisances comme dans une décoction de plantes empoisonnées, souillant la cause même pour laquelle elle s’employait, toujours prête à tourner dans la main. Il ne pouvait plus renoncer à son usage, mais il se promit de la réduire en miettes plutôt que de se la laisser arracher.

Après tout, sa naissance et son éducation anglaises faisaient de lui un aventurier au Costaguana, le descendant d’autres aventuriers engagés dans une armée étrangère, d’hommes qui avaient cherché fortune dans une guerre révolutionnaire, qui avaient fomenté des révolutions, qui avaient cru aux révolutions. Malgré toute sa droiture de caractère, il gardait la morale facile de l’aventurier qui, dans l’appréciation de ses propres actes, porte à son crédit ses risques personnels. Il était prêt, s’il le fallait, à faire sauter jusqu’au ciel toute la montagne de San-Tomé, et à l’effacer à jamais du territoire de la République. Cette résolution traduisait la ténacité de son caractère, en même temps que son remords de la subtile infidélité conjugale, en vertu de laquelle sa femme n’était plus la seule maîtresse de ses pensées. Il y avait aussi dans sa résolution un peu de la faiblesse des rêveries paternelles ; un peu encore du courage du boucanier qui jette une allumette enflammée dans la soute aux poudres, plutôt que de rendre son navire.

En bas, dans la cour, le Cargador blessé avait rendu le dernier soupir ; la femme poussa un grand cri, brusque et perçant, qui fit sursauter tous les blessés.

L’infirmier bondit sur ses pieds et, guitare en mains, la considéra longuement, les sourcils levés. Les deux filles accroupies de chaque côté d’un parent blessé, les genoux au menton et de longs cigares aux lèvres, échangeaient des signes de tête significatifs.

Charles Gould regardait toujours par-dessus la balustrade. Il vit entrer dans la cour, par la porte de la rue, trois hommes cérémonieusement vêtus de redingotes noires et de chemises blanches, la tête coiffée de chapeaux ronds à l’européenne. L’un d’eux, qui dépassait ses compagnons de la tête et des épaules, marchait devant, avec une gravité pompeuse. C’était don Juste Lopez, qui venait, à cette heure matinale, avec deux de ses amis, membres de l’Assemblée, voir l’administrateur de la mine de San-Tomé. En l’apercevant, ils lui firent de la main un signe empressé et montèrent solennellement l’escalier, comme à la procession.

Don Juste, transformé de surprenante façon par la totale ablation de sa barbe endommagée, avait perdu avec elle les neuf dixièmes de sa dignité d’apparat. Même en cet instant de grave préoccupation, Charles Gould ne put s’empêcher de remarquer combien ce nouvel aspect de l’homme révélait chez lui de parfaite ineptie. Ses compagnons paraissaient abattus et accablés de sommeil. L’un d’eux passait constamment le bout de sa langue sur ses lèvres sèches et l’autre laissait errer un regard morne sur le sol de briques du corridor, tandis que don Juste, un peu en avant, haranguait le « Señor Administrador » de la mine de San-Tomé. Il désirait vivement que l’on observât les formes officielles. On envoie toujours aux nouveaux gouverneurs des députations du Conseil municipal, du Consulat et de la Chambre de commerce. Il fallait que l’Assemblée Provinciale envoyât aussi une députation, ne fût-ce que pour affirmer la vitalité des institutions parlementaires. Don Juste proposait que don Carlos Gould, en sa qualité de citoyen éminent de la Province, se joignît à la députation de l’Assemblée. Sa situation était exceptionnelle et sa personnalité bien connue, d’un bout à l’autre de la République. Il ne fallait pas négliger les courtoisies officielles, dût-on s’en acquitter avec un cœur saignant. L’acceptation du fait accompli pouvait encore sauver les précieux vestiges des institutions parlementaires. Les yeux de don Juste luisaient d’un morne éclat ; il croyait aux institutions parlementaires, et le bourdonnement convaincu de sa voix se perdait dans le silence de l’habitation, comme le vrombissement profond d’un gros insecte.

Charles Gould s’était retourné pour écouter patiemment, le coude appuyé sur la balustrade. À demi touché par le regard suppliant que lui jetait le président de l’Assemblée Provinciale, il fit pourtant de la tête un léger signe de refus. Il n’entrait pas dans sa politique de mêler la mine de San-Tomé aux transactions officielles.

— Je vous conseillerai, messieurs, dit-il, d’attendre dans vos demeures que votre sort se décide. Rien ne vous oblige à vous rendre formellement à Montero. Il est parfait de se soumettre à l’inévitable, comme le dit don Juste, mais quand l’inévitable s’appelle Pedrito Montero, point n’est besoin de marquer trop nettement l’étendue de votre capitulation. Le plus grand défaut de ce pays, c’est le manque de mesure dans la vie politique. Ce n’est pas en acceptant servilement l’illégalité accompagnée d’une réaction sanguinaire, que vous trouverez, Señores, les bases d’un avenir solide et prospère.

Charles Gould s’interrompit devant la stupeur affligée, devant les regards étonnés et apeurés de ses interlocuteurs. Un sentiment de pitié pour ces hommes qui mettaient toute leur confiance dans des mots, alors que le meurtre et la rapine se déchaînaient sur le pays, l’avait entraîné à ce qui lui apparaissait comme un vain bavardage. Don Juste murmura :

— Vous nous abandonnez, don Carlos… Et pourtant, les institutions parlementaires…

L’émotion lui coupa la parole. De la main, il couvrit un instant ses yeux. Charles Gould, dans son horreur pour les paroles creuses, ne releva pas l’accusation. Il rendit en silence les saluts cérémonieux. Sa taciturnité était son refuge. Il sentait bien le désir de ces hommes d’avoir dans leur parti la mine de San-Tomé. Ils voulaient, sous l’égide de la Concession Gould, envoyer au vainqueur une mission propitiatoire. D’autres corps officiels, le Conseil municipal, le Consulat, allaient sans doute venir aussi quêter l’appui de la puissance la plus efficace et la plus durable qu’ils eussent jamais connue dans leur province.

Le docteur arriva peu après, de son pas brusque et saccadé. On lui dit que le maître de la maison s’était retiré dans sa chambre, et avait interdit de le déranger sous aucun prétexte. Le docteur Monygham n’était d’ailleurs point désireux de voir Charles Gould tout de suite. Il consacra quelques instants à un examen rapide des blessés. Il les considérait l’un après l’autre, en se frottant le menton entre le pouce et l’index, et ne répondait à la silencieuse interrogation de leurs yeux que par un long regard sans expression. Tous les malades allaient bien. En face du Cargador mort, il s’arrêta un peu plus longtemps. Il ne s’intéressait pas à l’homme qui avait cessé de souffrir, mais à la femme agenouillée devant le cadavre, dont elle contemplait en silence le visage rigide, au nez pincé et aux paupières mi-closes où apparaissait la blancheur de l’œil.

Elle leva lentement la tête et dit, d’une voix morne :

— Il n’y a pas longtemps qu’il était Cargador, quelques semaines seulement. Son Excellence le Capataz avait fini par l’agréer, cédant à ses supplications.

— Je ne suis pas responsable des actes du grand Capataz, murmura le docteur, en s’éloignant. Il monta l’escalier, et se dirigea vers la chambre de Charles Gould ; mais, au dernier moment, il se ravisa et, haussant ses épaules inégales, il lâcha le bouton de la porte et prit vivement le corridor, à la recherche de la camériste de madame Gould. Léonarda lui dit que sa maîtresse n’était pas encore levée. Elle lui avait confié les fillettes de l’aubergiste italien, et elle, Léonarda, les avait couchées dans sa propre chambre. La blonde s’était endormie à force de pleurer, mais la brune — l’aînée — n’avait pas encore fermé les yeux. Elle restait assise sur le lit, tirant les draps jusqu’à son menton, avec un regard farouche de petite sorcière. L’entrée dans la maison des petites Viola ne plaisait pas à Léonarda, et le ton indifférent dont elle demanda si la mère était morte accusait bien ce sentiment. Quant à la Señora, elle devait dormir. Depuis qu’elle était rentrée dans sa chambre, après avoir assisté au départ d’Antonia et de son père mourant, nul bruit ne s’y était fait entendre.

Le docteur, semblant sortir d’une songerie profonde, enjoignit brusquement à Léonarda d’aller tout de suite chercher sa maîtresse, et gagna en boitillant le grand salon pour attendre madame Gould. Très las, mais trop agité pour s’asseoir, il se mit à arpenter au hasard cette pièce où son cœur, après tant d’années arides, s’était enfin senti rafraîchi, où son âme de révolté avait accepté sans murmure bien des regards de travers. Il vit enfin arriver madame Gould, qui marchait d’un pas vif, vêtue d’un peignoir matinal.

— Vous savez que je n’ai jamais été partisan de l’enlèvement du trésor, lança le docteur, comme un brusque préambule au récit de ses aventures nocturnes avec le vieux Giorgio, l’ingénieur en chef et le capitaine Mitchell, au quartier général de Sotillo. Sa conception particulière de cette crise politique lui faisait tenir une telle mesure pour absurde et dangereuse. C’était le geste d’un général qu’un prétexte subtil conduirait à éloigner, à la veille d’une bataille, la meilleure partie de ses troupes. On aurait pu trouver pour le stock d’argent une cachette sûre, où il eût été facile de le rechercher pour écarter les périls qui menaçaient la Concession Gould. L’administrateur avait agi comme si l’immense et puissante prospérité de la mine eût été basée sur des méthodes de probité et sur la notion de l’intérêt général. Mais il n’en était pas ainsi ; on avait usé de la seule méthode possible, et la Concession Gould avait dû, pendant des années, se laisser rançonner pour poursuivre son exploitation. Un tel état de choses était répugnant, et le docteur comprenait bien que Charles Gould, écœuré, eût voulu quitter le chemin tracé pour soutenir une tentative de réformes vouée pourtant à un échec fatal. Le docteur ne croyait pas, lui, à des réformes possibles au Costaguana. Et maintenant, la Concession était retombée dans la voie ancienne, avec un bâton de plus dans ses roues ; à l’avenir, elle n’aurait plus seulement à compter avec la convoitise éveillée par ses richesses, mais aussi avec le ressentiment provoqué par sa tentative de libération ; la servitude de la corruption pèserait plus que jamais sur elle ; c’était la rançon de l’échec subi. Ce qui troublait le docteur, c’est que Charles Gould lui paraissait faiblir au moment précis où le retour résolu aux anciennes méthodes offrait la seule chance de succès : c’était une faiblesse, en effet, que d’avoir prêté l’oreille aux projets insensés de Decoud.

— Decoud ! Decoud ! s’écriait le docteur en levant les bras. Il parlait avec des éclats de rire brefs et rageurs, tout en parcourant le salon d’un pas boiteux.

Bien des années auparavant, ses deux chevilles avaient été sérieusement endommagées, au cours d’un interrogatoire que lui avait fait subir, au château de Santa Marta, une commission militaire dont les membres avaient été brusquement, au milieu de la nuit, avisés de leur nomination, par Guzman Bento. Le front sombre, les yeux étincelants, la voix furieuse, affolé par un de ses accès soudains de soupçons, le vieux tyran mêlait à des imprécations et à d’horribles menaces des appels bredouillants à leur fidélité. Dans le château de la montagne, cellules et casemates étaient bourrées de prisonniers, parmi lesquels les commissaires étaient chargés d’éclaircir l’inique conspiration dirigée contre le Citoyen-Sauveur du pays.

La férocité hâtive de leur procédure trahissait leur terreur du tyran furieux. Le Citoyen-Sauveur n’avait pas l’habitude d’attendre ; il fallait découvrir une conspiration. Les cours du château retentissaient du cliquetis des fers, du bruit des coups et des hurlements de douleur. Les officiers supérieurs de la commission travaillaient fébrilement, dissimulant leur détresse et leurs craintes à leurs voisins, et surtout à leur secrétaire, le Père Beron, aumônier de l’armée et très avant, à cette époque, dans la faveur du Citoyen-Sauveur. Ce prêtre était un homme grand et voûté, au teint jaune et sombre ; il portait, sur le sommet d’une tête plate, une tonsure trop large, d’aspect sale. Il était plutôt replet, et son uniforme de lieutenant, constellé de taches grasses, montrait sur le côté gauche de la poitrine une petite croix brodée en coton blanc. Il avait le nez lourd et la lèvre pendante. Le docteur Monygham le revoyait encore, en dépit de l’effort intense que faisait sa volonté pour oublier. Le Père Beron avait été adjoint aux commissaires par Guzman Bento, pour apporter à leurs travaux l’appui de son zèle éclairé. Rien n’aurait pu faire perdre au docteur Monygham le souvenir de ce zèle ou de ce visage, non plus que du ton monotone de la voix impitoyable qui prononçait ces mots :

— Voulez-vous avouer, maintenant ?

Ce souvenir ne le faisait plus frissonner, mais avait fait de lui ce qu’il était aux yeux des gens respectables, c’est-à-dire un homme insoucieux des convenances, placé à mi-chemin entre le vagabond intelligent et le médecin marron. Mais tous les gens respectables n’auraient pas eu la délicatesse de sentiment nécessaire pour comprendre l’horreur frémissante du docteur Monygham, médecin de la mine de San-Tomé, devant l’évocation précise du Père Beron, ex-aumônier d’armée et secrétaire de commission militaire. Après tant d’années, le docteur Monygham, du fond de sa chambre située au bout du bâtiment de l’hôpital dans la gorge de San-Tomé, revoyait le Père Beron aussi distinctement que jamais. Il le revoyait la nuit, dans ses rêves, et il gardait alors sa bougie allumée jusqu’au jour, arpentant ses deux pièces, regardant ses pieds nus, les bras serrés au corps. Il le revoyait assis à l’extrémité d’une longue table noire, derrière laquelle apparaissaient en rang les têtes, les bustes et les épaulettes des officiers. Le prêtre mordillait son porte-plume, écoutant avec un mépris lassé et impatient les protestations d’un prisonnier qui attestait le ciel de son innocence ; il finissait par s’écrier :

— À quoi bon perdre notre temps à ces sornettes ? Laissez-moi l’emmener un instant dans la cour.

Et le Père Beron sortait derrière le prisonnier dont les fers cliquetaient, entre les deux soldats commis à sa garde. Pendant bien des jours, il y eut, à maintes reprises des intermèdes de ce genre, avec de nombreux prisonniers. Quand l’accusé rentrait, il était prêt à tous les aveux, ainsi que l’affirmait le Père Beron, qui se penchait en avant avec la mine de lassitude repue des gloutons après un gros repas. Ce prêtre à âme d’inquisiteur n’était pas embarrassé par le manque des instruments classiques de l’inquisition. Jamais, dans l’histoire du monde, les hommes ne furent embarrassés pour infliger à leurs semblables des souffrances morales ou physiques. Cette aptitude grandit en eux de bonne heure, avec la complexité de leurs passions et les raffinements de leur ingéniosité. On peut avancer hardiment que l’homme des premiers âges ne se donnait pas la peine d’inventer des tortures. Indolent et pur de cœur, il cassait la tête de son voisin avec une hache de pierre, par nécessité mais sans méchanceté. L’esprit le plus simple peut trouver une phrase venimeuse, ou lancer contre un innocent une calomnie cruelle. Un morceau de ficelle et une baguette, quelques fusils reliés par un nerf de bœuf, un vulgaire maillet de bois lourd et dur, abattu sur les doigts ou les articulations d’un homme suffisent à infliger les plus raffinées tortures. Le docteur avait fait preuve d’une grande obstination, et cette « mauvaise disposition », comme disait le Père Beron, l’avait fait soumettre à une épreuve terrible et décisive. D’où sa boiterie prononcée, ses épaules tordues et les cicatrices de ses joues. Ses aveux enfin arrachés avaient été très décisifs aussi. Parfois, la nuit, lorsqu’il faisait les cent pas dans sa chambre, il s’émerveillait, en grinçant des dents de honte et de rage, de la fertilité d’une imagination stimulée par des douleurs qui font de la vérité, de l’honneur, de l’amour-propre, de la vie même, des choses sans importance.

Et il ne pouvait oublier les paroles monotones du Père Beron, ce : « Voulez-vous avouer, maintenant ? », qui revenait avec une régularité effroyable et un sens trop clair, au milieu du délire provoqué par d’intolérables souffrances. Il ne pouvait pas oublier. Et pourtant, il y avait pis encore. Le docteur Monygham sentait que, s’il avait rencontré le Père Beron dans la rue, après tant d’années, il aurait reculé devant lui. Cette éventualité n’était d’ailleurs plus à craindre, le Père Beron étant mort ; mais cette pensée dégradante empêchait le docteur de regarder en face les autres hommes.

Le docteur Monygham était ainsi devenu la proie d’un fantôme. Il ne pouvait évidemment pas retourner en Europe avec cette hantise du Père Beron. En se laissant arracher des aveux par le tribunal militaire, le docteur ne cherchait pas à fuir la mort : il l’appelait de tous ses vœux. Assis pendant des heures, à demi nu, sur le sol humide de son cachot, dans une telle immobilité que les araignées, ses compagnes, attachaient leur toile à la broussaille de ses cheveux, il apaisait sa douleur morale en se redisant à satiété qu’il avait avoué assez de crimes pour mériter une condamnation capitale et qu’avec lui on avait poussé trop loin les choses pour lui laisser le loisir d’en faire jamais le récit.

Mais, comme par un raffinement de cruauté, on laissa le docteur Monygham languir dans l’obscurité de la fosse qui lui servait de cachot. Sans doute espérait-on en finir ainsi avec lui, sans se donner la peine d’une exécution. On avait compté sans sa constitution de fer. Ce fut Guzman Bento qui succomba, non point aux coups d’un conspirateur, mais à une attaque d’apoplexie, et on relâcha vivement le docteur. On brisa ses fers à la lueur d’une chandelle, dont l’éclat, après des mois d’obscurité, lui brûla les yeux au point de l’obliger à se cacher le visage dans les mains. On le mit debout ; son cœur battait à rompre de la crainte de cette liberté. Lorsqu’il voulut marcher, l’extraordinaire légèreté de ses pieds lui donna le vertige et le fit tomber. On lui plaça deux bâtons dans les mains et on le poussa dans le couloir. C’était au crépuscule et des lumières brillaient déjà dans la cour, aux fenêtres des chambres d’officiers, mais le ciel assombri ne l’en éblouit pas moins de son éclat formidable et écrasant. Une cape mince pendait sur la nudité de ses épaules osseuses ; son pantalon en haillons ne lui descendait plus qu’aux genoux ; ses cheveux de dix-huit mois tombaient en mèches gris sale sur ses pommettes saillantes. En le voyant se traîner, un soldat appuyé à la porte du corps de garde, mû par quelque impulsion obscure, courut à lui et lui posa sur la tête, avec un rire étrange, un vieux chapeau de paille défoncé. Et le docteur Monygham, tout chancelant, poursuivit sa route. Il avançait une canne, puis un pied mutilé, puis la seconde canne ; l’autre pied suivait péniblement, traîné de quelques pouces sur le sol, comme s’il eût été trop lourd pour bouger. Pourtant les jambes, que l’on voyait sous les angles du poncho, n’étaient guère plus grosses que les deux cannes. Un tremblement incessant agitait son corps courbé, ses membres décharnés, sa tête osseuse et la couronne trouée du sombrero conique dont le large bord plat tombait sur ses épaules.

C’est dans cet état et dans cet appareil que le docteur Monygham reprit possession de la liberté. Ces conditions semblaient l’attacher inéluctablement à la terre du Costaguana : c’était un mode affreux de naturalisation qui le mêlait plus intimement à la vie nationale que n’aurait pu le faire une accumulation d’honneurs et de succès. C’en était fini pour lui de sa qualité d’Européen, car le docteur Monygham s’était fait de son déshonneur une conception tout imaginative, pure conception d’officier et de gentleman. Avant de débarquer au Costaguana, en effet, le docteur Monygham avait été chirurgien dans un régiment d’infanterie de Sa Majesté britannique. Son idée ne tenait nul compte des faits physiologiques ou des arguments raisonnables, mais elle n’était pas pour cela absurde. Elle était seulement simple. Toute règle de conduite fondée sur des formules rigoureuses l’est nécessairement. Le docteur Monygham considérait avec une sévérité excessive les devoirs de sa vie ultérieure, mais son intransigeance n’était que l’exagération, par un imaginatif, d’un sentiment droit. Elle émanait aussi, dans sa force, sa persistance et son efficacité, des inspirations d’une nature éminemment loyale.

Il y avait un grand fonds de dévouement dans l’âme du docteur Monygham. Il en avait fait le don total à madame Gould, qu’il croyait digne de tout dévouement. Il éprouvait, au fond du cœur, une irritation inquiète contre la mine de San-Tomé, dont la croissante prospérité coûtait à la jeune femme sa paix intérieure. Le Costaguana n’était pas fait pour une femme de ce genre. Qu’avait bien pu penser Charles Gould de l’amener dans ce pays ? C’était une folie ! Et le docteur avait attendu les événements, avec la réserve morose et hautaine qu’il croyait dictée par son lamentable passé.

Maintenant, son dévouement même envers madame Gould lui faisait prendre à cœur le salut de son mari. Le docteur s’était décidé à venir en ville, au moment critique, parce qu’il se méfiait de Charles Gould. Il le trouvait désespérément atteint de la folie révolutionnaire. Et c’est ce qui le faisait boitiller ce matin-là dans le salon de l’hôtel Gould, et répéter sur un ton de pitié courroucée :

— Decoud ! Decoud !

Les joues toutes roses et les yeux brillants, madame Gould regardait fixement devant elle. Elle songeait à l’énormité du désastre imprévu. Elle posait légèrement sur une table basse les doigts d’une de ses mains, et son bras tremblait jusqu’à l’épaule.

Le soleil, qui se lève tard à Sulaco, émergeait dans toute sa gloire, très haut dans le ciel, derrière le sommet étincelant de l’Higuerota. Il avait chassé la lumière délicate, légère et perlée qui baigne la ville aux premières heures du matin, pour projeter des masses brutales d’ombre noire sur des nappes de jour aveuglant et chaud. Trois rectangles allongés de soleil tombaient par les fenêtres du grand salon, tandis que, de l’autre côté de la rue, la façade de l’hôtel Avellanos, plongée dans l’ombre, paraissait toute noire à travers un flot de lumière.

Une voix s’éleva au seuil de la porte :

— Que dites-vous de Decoud ?

C’était Charles Gould, qu’ils n’avaient pas entendu marcher dans le corridor. Son regard passa sur sa femme pour s’arrêter sur le docteur.

— Apportez-vous des nouvelles, docteur ?

Monygham lui fit en gros, sans ménagement, tout le récit. Quand il se tut, l’administrateur le regarda quelque temps sans mot dire. Madame Gould s’était laissée tomber sur un siège bas, les mains aux genoux, et le silence se prolongeait entre ces trois êtres immobiles. Charles Gould finit par dire :

— Vous devez avoir besoin de déjeuner ?

Il s’effaça pour laisser passer sa femme. Elle lui saisit la main pour la serrer, en s’éloignant, puis porta son mouchoir à ses yeux. La vue de son mari lui avait rappelé la situation d’Antonia, et elle ne pouvait contenir ses larmes en songeant à la pauvre fille. Lorsqu’elle rejoignit les deux hommes dans la salle à manger, après s’être baigné le visage, Charles Gould disait au docteur assis à table, en face de lui :

— Non ! il ne paraît pas y avoir de doute possible.

Et le docteur approuvait :

— Je ne crois pas que nous puissions douter du récit de ce malheureux Hirsch. Tout cela, je le crains, n’est que trop véritable.

Madame Gould s’assit avec accablement au bout de la table, et regarda tour à tour les deux hommes qui, sans détourner absolument la tête, essayaient pourtant d’éviter ses yeux. Le docteur tenta même de faire montre d’appétit : il saisit son couteau et sa fourchette et se mit à manger avec ostentation, comme s’il avait été en scène. Charles Gould ne se donnait pas cette peine ; les deux coudes écartés du corps, il tortillait les extrémités de ses moustaches de flamme, si longues que ses doigts restaient très loin de son visage.

— Cela ne me surprend pas, murmura-t-il enfin en abandonnant ses moustaches pour passer un bras sur le dossier de sa chaise. Son visage calme avait cette expression figée qui trahit l’intensité d’un combat intérieur. Il sentait que cet accident mettait en jeu toutes les conséquences de sa ligne de conduite, avec ses intentions conscientes ou subconscientes. Il fallait en finir maintenant avec cette réserve silencieuse, avec cet air impénétrable derrière lequel il avait abrité sa dignité. Une telle forme de dissimulation était pour lui la moins basse ; elle lui avait été commandée par les événements, par cette parodie d’institutions civilisées qui blessait son intelligence, sa loyauté et son sens de l’honneur. Pas plus que son père, il ne voyait les choses avec ironie, il ne jetait un regard amusé sur les absurdités qui prévalent en ce monde. Elles le touchaient dans sa gravité naturelle. Il sentait que la mort du pauvre Decoud l’atteignait dans l’inaccessible situation où sa force s’était jusque-là retranchée. Il lui faudrait désormais s’exposer au grand jour ou renoncer à la lutte, ce qui était impossible. Les intérêts matériels exigeaient le sacrifice de sa réserve hautaine, voire peut-être de sa sécurité. Et il se disait que le plan séparatiste de Decoud n’avait pas sombré avec l’argent du trésor. La seule chose qui ne fût pas modifiée, c’était sa position vis-à-vis de M. Holroyd. Le grand maître de l’acier et de l’argent s’était lancé dans les affaires du Costaguana avec une sorte de frénésie. Le Costaguana était devenu une nécessité dans sa vie. La mine de San-Tomé lui valait des satisfactions d’esprit que d’autres demandent à la comédie, à l’art, aux jeux périlleux et passionnants. C’était la forme particulière d’une extravagance de gros personnage, sanctionnée d’ailleurs par des intentions morales, et assez énorme pour flatter sa vanité. Cette aberration même de son esprit servait le progrès du monde.

Charles Gould sentait donc qu’il serait compris avec intelligence, et jugé avec une indulgence née de leur passion commune. Rien ne pouvait plus surprendre ou troubler le grand homme. Et Charles Gould libellait déjà, en pensée, la lettre qu’il allait écrire à San Francisco :

«… Les chefs du mouvement sont morts ou en fuite ; c’en est fini pour l’instant de l’organisation civile de la Province ; à Sulaco, le parti blanco s’est effondré honteusement, selon la manière caractéristique de ce pays. On peut pourtant compter encore sur Barrios, dont l’armée reste intacte à Cayta. Je me vois obligé de fomenter ouvertement une révolution provinciale, seul moyen de garantir, de façon définitive, les énormes intérêts matériels qui dépendent de la prospérité et de la paix à Sulaco… » C’était bien net. Il voyait ces mots comme s’ils eussent été écrits en lettres de feu sur le mur qu’il regardait distraitement.

Madame Gould contemplait avec crainte la rêverie de son mari, redoutable symptôme qui assombrissait et glaçait pour elle le foyer comme une nuée d’orage qui passe sur le soleil. Les accès de songerie de Charles Gould représentaient la concentration vigoureuse d’une volonté hantée par l’idée fixe. L’homme que hante une idée fixe cesse d’être raisonnable et devient dangereux, même si cette idée est une idée de justice, car il ferait tomber impitoyablement le ciel sur une tête aimée.

Les yeux de madame Gould, fixés sur le profil de son époux s’emplirent à nouveau de larmes ; il lui sembla assister encore une fois au désespoir de la malheureuse Antonia.

— Qu’aurais-je fait si Charley s’était noyé pendant nos fiançailles ? se demandait-elle avec horreur.

Elle sentait son cœur se glacer, tandis que ses joues s’enflammaient comme si les avait brûlées l’ardeur du bûcher funéraire où se seraient consumées ses affections terrestres. Les larmes jaillirent de ses yeux.

— Antonia va se tuer ! s’écria-t-elle.

Cette exclamation, tombant dans le silence de la pièce, n’y produisit pas beaucoup d’effet. Seul, le docteur qui roulait une boulette de pain, la tête penchée, leva le visage en fronçant légèrement des sourcils touffus, aux longs poils raides. Le docteur Monygham jugeait avec sincérité que Decoud était un objet singulièrement indigne d’une affection de femme. Puis il baissa de nouveau la tête, la lèvre dédaigneuse, mais le cœur plein d’une tendre admiration pour madame Gould.

— Elle pense à cette jeune fille, se disait-il ; elle pense aux petites Viola ; elle pense à moi, aux blessés, aux mineurs ; elle pense toujours à ceux qui sont pauvres ou malheureux ! Mais que pourra-t-elle faire, si Charles a le dessous dans cette infernale affaire où l’ont entraîné les maudits Avellanos ? Personne ne semble penser à elle.

Charles Gould, les yeux fixés sur le mur, poursuivait le cours de ses pensées subtiles.

— J’écrirai à Holroyd que la San-Tomé est de taille à prendre en main la constitution d’un nouvel État. Une telle idée lui plaira et le fera passer par-dessus tous les risques.

Mais pouvait-on vraiment compter sur Barrios ? Peut-être. Seulement, on ne pouvait le joindre. Impossible d’envoyer un bateau à Cayta, puisque Sotillo tenait le port et avait un vapeur à sa disposition. D’autre part, avec le soulèvement de tous les démocrates de la province et la révolte des villes du Campo, il était bien difficile de trouver un cavalier qui consentît à porter un message à Cayta, et à entreprendre une course de six jours au moins. Il aurait fallu un homme de courage et de résolution qui déjouât traquenards et embuscades et sût, en cas d’arrestation, avaler fidèlement un papier. Le Capataz des Cargadores aurait été cet homme-là. Mais le Capataz n’était plus.

Charles Gould détourna ses yeux du mur pour dire doucement :

— Ce Hirsch ! Quelle aventure extraordinaire ! Sauvé en s’accrochant à une ancre, m’avez-vous dit ? Je le croyais bien loin de Sulaco, reparti par la route pour Esmeralda, depuis plus d’une semaine. Il était venu ici pour me parler de son commerce de peaux et d’autres affaires. Je lui avais fait comprendre qu’il n’y avait rien à tenter.

— Il avait peur de repartir à cause de la bande d’Hernandez qui rôdait dans la campagne, remarqua le docteur.

— Et sans lui, nous n’aurions rien su de ce qui s’est passé, s’émerveilla Charles Gould.

Madame Gould s’écria :

— Il ne faut pas qu’Antonia sache ! Il ne faut rien lui dire ! Pas maintenant !

— Qui donc pourrait lui porter les nouvelles ? fit le docteur. Personne n’y a intérêt. D’ailleurs, les gens d’ici craignent Hernandez comme le diable.

Puis, se tournant vers Charles Gould :

— C’en est même incommode, car il serait impossible de trouver un messager pour communiquer avec les réfugiés. Lorsque Hernandez campait à cent milles de Sulaco, la populace frémissait au récit des gens qui l’accusaient de griller ses prisonniers tout vifs.

— Oui, murmura Charles Gould. Le Capataz du capitaine Mitchell était, en ville, le seul homme qui eût vu Hernandez face à face. Le Père Corbelàn le lui avait adressé, et il avait établi les premières communications. C’est un malheur que…

Sa voix fut couverte par le bruit du bourdon de la cathédrale. Trois coups isolés retentirent brusquement, l’un après l’autre, pour s’éteindre en vibrations profondes et harmonieuses. Puis, les cloches de toutes les églises, des couvents, des chapelles, celles mêmes qui étaient restées muettes depuis des années, toutes les cloches entrèrent en branle à grand fracas. Il y avait dans ce torrent furieux de sons, dans ce vacarme métallique une telle suggestion de combats et de violence que les joues de madame Gould en pâlirent. Basilio, qui servait à table, se fit tout petit et s’appuya au buffet en claquant des dents. On ne s’entendait plus parler.

— Ferme ces fenêtres, lui cria Charles Gould avec violence.

Terrifiés par ce qu’ils prenaient pour un signal de massacre général, les autres domestiques, habitants obscurs et toujours invisibles du rez-de-chaussée, se précipitaient en se bousculant vers l’étage supérieur. Les femmes criaient : « Miséricorde ! » et se ruaient dans la pièce pour se jeter à genoux contre les murs, en se signant convulsivement. Des hommes au visage hagard encombraient la porte — garçons d’écurie, jardiniers, vagues extras, qui vivaient des miettes d’une maison somptueuse — et Charles Gould put compter tous les domestiques de sa maison jusqu’au portier, vieillard à demi paralytique dont les longues mèches blanches tombaient sur les épaules, héritage accepté par la piété filiale de Charles Gould. Celui-là avait connu Henry Gould, Anglais et Costaguanien de la seconde génération, chef de la Province de Sulaco. Il avait été son mozo en des temps très anciens, pendant la paix et la guerre ; il avait été autorisé à le servir en prison et, le matin fatal, avait suivi le peloton d’exécution. Caché derrière un cyprès, le long du mur du couvent franciscain, il avait vu, avec des yeux exorbités, don Enrique lever les bras et tomber la face dans la poussière. Charles Gould distingua, derrière celle des autres domestiques, la tête de patriarche de cet ancien témoin. Mais il fut surpris d’apercevoir une ou deux silhouettes ratatinées de vieilles sorcières dont il ignorait l’existence entre les murs de sa maison. Ce devaient être les mères, les grands-mères peut-être, d’autres serviteurs. Il y avait aussi quelques bambins, à peu près nus, qui criaient et s’accrochaient aux jambes de leurs parents. Il n’avait jamais aperçu d’enfants dans le patio.

Léonarda, la camériste, accourait, terrifiée, se frayant un chemin parmi la foule des serviteurs ; elle conduisait par la main les petites Viola, et montrait un visage boudeur de soubrette favorite et gâtée. La porcelaine sonnait sur la table et le dressoir, et la maison tout entière semblait danser sur une vague assourdissante de sons.




Chapitre V

La populace enfiévrée s’était saisie, pendant la nuit, de tous les clochers de la ville, pour souhaiter la bienvenue à Pedrito Montero, qui faisait son entrée à Sulaco, après avoir couché à Rincon.

La porte de la campagne vit passer d’abord une foule bigarrée, hommes en armes de toutes les couleurs, de tous les teints, de tous les types, vêtus de guenilles disparates, qui s’intitulaient Garde Nationale de Sulaco, et marchaient sous les ordres de Señor Gamacho. Comme un torrent de scories, dévalait au milieu de la chaussée une masse de chapeaux de paille, de ponchos, de canons de fusils, dominés par un énorme drapeau jaune et vert, qui battait dans un nuage de poussière, au furieux pas de charge des tambours. Les spectateurs se serraient contre les murs des maisons en poussant des vivats.

Derrière la canaille, on voyait les lances de la cavalerie de « l’armée » de Pedro Montero. Il s’avançait lui-même, entre les Señores Fuentès et Gamacho, à la tête de ses hommes, qui avaient accompli l’exploit de traverser, au milieu d’une tempête de neige, les Paramos de l’Higuerota. Ils allaient par quatre, sur des chevaux volés dans le Campo, vêtus d’étranges costumes trouvés dans les boutiques pillées au bord des routes, au hasard de leur course rapide dans la partie septentrionale de la Province, car Pedro Montero avait grand’hâte d’occuper Sulaco. Les foulards, noués lâches autour de leur cou nu, paraissaient flambants neufs, et la manche droite de toutes les chemises de coton avait été coupée au ras de l’épaule, pour donner à leur bras plus de liberté dans le jet du lasso. Il y avait des vieillards émaciés, à côté de jeunes gens aux joues creuses et brunes, tous marqués par les rigueurs de la campagne ; ils portaient des lanières de viande crue enroulées autour de leur chapeau, et d’énormes éperons de fer fixés à leurs talons nus. Ceux qui avaient perdu leur lance dans les défilés de la montagne s’étaient pourvus des aiguillons en usage chez les bouviers du Campo, minces tiges de palmier de dix pieds de long munies, sous la pointe de fer, d’un paquet d’anneaux sonores. Ils étaient armés de couteaux et de revolvers. Tous ces visages brûlés exprimaient une intrépidité farouche. Ils jetaient sur la foule le regard hautain de leurs yeux meurtris, ou lançaient vers les fenêtres des œillades insolentes, en se montrant des femmes.

En arrivant sur la Plaza, ils aperçurent la statue équestre du Roi, éclatante de blancheur sous le soleil et, dans son geste éternel de salut, dominant la foule de sa masse énorme et immobile. Un murmure de surprise courut dans leurs rangs.

— Quel est ce saint à grand chapeau ? se demandaient-ils l’un à l’autre.

Ces hommes étaient les dignes représentants des cavaliers des plaines qui, sous les ordres de Pedro Montero, avaient si bien servi la carrière victorieuse de son frère le général.

Élevé dans les villes de la côte, Pedrito avait su prendre rapidement dans l’intérieur de la République, un ascendant singulier. On ne peut attribuer un tel succès qu’à un don remarquable de traîtrise et de dissimulation, qui apparaissait à des gens peu éloignés encore de l’état sauvage comme la marque suprême de la sagacité et de la valeur. La tradition populaire universelle nous montre que la duplicité et la ruse, unies à la vigueur corporelle, furent toujours regardées par l’humanité primitive, plus encore que le courage, comme des qualités héroïques. L’emporter sur un adversaire était la grande affaire de la vie ; le courage, tout le monde en avait, mais l’intervention de l’intelligence éveillait surprise et respect. Les stratagèmes étaient tenus pour honorables, à condition de ne pas être déjoués. Le meurtre facile d’un ennemi sans méfiance ne provoquait que joie, orgueil et admiration. Il n’en faudrait pas conclure, que l’homme primitif fût plus déloyal que son descendant actuel ; il allait seulement droit à son but et faisait plus ingénument du succès son unique règle de morale.

On a changé depuis. Le jeu de l’intelligence éveille peu de surprise et moins de respect. Mais, dans leur barbare ignorance, les habitants des plaines, engagés dans la guerre civile, suivaient volontiers un chef qui, souvent, savait leur livrer un ennemi sans soupçons. Pedro Montero avait le talent d’endormir l’adversaire et de lui faire croire à sa sécurité. Et comme les hommes, toujours fort longs à apprendre la sagesse, sont au contraire éternellement prêts à croire les promesses qui flattent leurs espérances secrètes, Pedro Montero avait, coup sur coup, remporté des succès.

Simple domestique ou fonctionnaire subalterne à la légation parisienne du Costaguana, il l’avait quittée en hâte pour accourir dans son pays, dès qu’il avait appris que son frère sortait de son obscure « commandancia » de frontière. Il avait su, par son talent de causeur, mettre en défaut, dans la capitale, les chefs du parti ribiériste et même le subtil agent de la mine de San-Tomé n’avait pas vu clair dans son jeu. Il avait, du premier coup, gagné sur son frère un ascendant énorme. Ils se ressemblaient d’ailleurs beaucoup, chauves tous les deux, avec des touffes de cheveux crépus au-dessus des oreilles, qui disaient chez eux le mélange de sang nègre. Cependant, Pedro était plus petit, plus affiné que le général, et savait se plier avec un talent simiesque aux formes extérieures de la délicatesse et de la distinction ; il montrait aussi, pour les langues, une disposition de perroquet. La munificence d’un grand voyageur européen, près duquel leur père avait joué le rôle de valet de chambre, pendant ses voyages à l’intérieur du pays, valut aux deux frères une instruction élémentaire suffisante pour aider le général Montero à sortir du rang. Quant au jeune Pedrito, sa paresse et sa négligence incorrigibles l’avaient fait tramer d’une ville à l’autre de la côte, employé dans des bureaux divers, attaché aux étrangers, comme une sorte de valet de place, menant une existence facile et sans scrupules. Ses lectures n’avaient servi qu’à lui bourrer la tête de rêves absurdes, et ses actes étaient en général déterminés par des motifs assez fantaisistes pour échapper à la pénétration d’une personne raisonnable.

C’est ainsi que l’agent de la Concession Gould, à Santa Marta, lui avait d’abord attribué des idées de sagesse et avait cru trouver en lui une pondération propre à réprimer la vanité toujours insatisfaite du général. Il n’aurait pu imaginer qu’un Pedrito Montero, laquais ou scribe de bas étage, eût, sous les combles des divers hôtels parisiens où la légation du Costaguana abritait sa dignité diplomatique, dévoré des ouvrages anecdotiques sur l’histoire de France, tels que les livres d’Imbert de Saint-Amand sur le second Empire. Frappé par la splendeur d’une cour brillante, Pedrito Montero rêvait d’une existence où il pût, comme un duc de Morny, mener de front tous les plaisirs avec la conduite des affaires politiques et jouir de toutes façons du pouvoir suprême. Personne n’aurait pu deviner de tels songes, qui avaient été pourtant l’une des causes immédiates de la révolution montériste. Cette idée paraîtra plus facilement admissible, si l’on réfléchit que les causes profondes en restaient toujours les mêmes : défaut de maturité politique du peuple, indolence des classes supérieures, obscurité intellectuelle de la foule.

Pedrito Montero vit dans l’élévation de son frère un chemin ouvert à ses rêves les plus fous. C’est ce fait même qui rendait irrésistible le pronunciamiento montériste. Peut-être aurait-on pu acheter, apaiser par quelques flatteries, et dépêcher vers l’Europe, en mission diplomatique, le général Montero. Mais son frère l’avait poussé du premier au dernier moment. Il voulait être le plus brillant des hommes d’État de l’Amérique du Sud. Il n’ambitionnait pas le pouvoir suprême, dont les risques et les soucis lui faisaient plutôt peur. Son expérience européenne lui avait appris à désirer tout d’abord une fortune solide. C’était cet objectif qui lui avait fait solliciter et obtenir de son frère, au lendemain de la victoire, l’autorisation de pousser à travers les montagnes pour s’emparer de Sulaco. Sulaco, c’était le pays de la prospérité future, la terre promise aux progrès matériels, la seule province de la République qui intéressât les capitalistes d’Europe. Pedro Montero s’inspirait du duc de Morny, et prétendait à une part de cette prospérité : tel était son but précis. Son frère, dorénavant maître du pays, Président-Dictateur ou même Empereur — pourquoi pas Empereur ? — il entendait, lui, participer aux bénéfices de toutes les entreprises : chemins de fer, mines, plantations de cannes à sucre, moulins de coton, compagnies fermières ; aux dividendes de toutes les sociétés auxquelles il vendrait ainsi sa protection. Son désir d’arriver au plus tôt à Sulaco avait été la cause de sa chevauchée célèbre à travers les montagnes, avec quelque deux cents hommes des prairies, expédition dont son impatience l’avait empêché d’entrevoir nettement le péril. Après une série de victoires, il lui semblait qu’un Montero n’avait qu’à se montrer pour être maître de la situation. Cette illusion l’avait poussé à une imprudence dont il commençait à sentir le danger et, en marchant à la tête de ses hommes, il regrettait leur petit nombre.

L’enthousiasme de la populace le rassurait pourtant ; on criait : « Vive Montero ! », « Vive Pedrito ! » et, pour réchauffer encore l’élan populaire, autant que par amour naturel de la duplicité, il passa, en un geste de parfaite confiance et de grande familiarité, ses bras sous ceux des Señores Fuentès et Gamacho.

C’est dans cette attitude, sur son cheval tenu en bride par un mozo déguenillé de la ville, qu’il traversa triomphalement la Plaza et gagna l’intendance, dont les vieux murs ternes tremblaient des acclamations qui déchiraient l’air et couvraient les volées des cloches de la cathédrale.

Pedro Montero descendit de cheval au milieu des cris de joie d’une foule enthousiaste et suante, que repoussaient brutalement les gardes nationaux loqueteux. Il gravit quelques marches et se retourna pour regarder cette foule immense et attentive. Une brume de poussière lumineuse estompait légèrement les murs percés de balles, sans empêcher de distinguer, à travers la vaste esplanade, le mot Porvenir, dont les énormes lettres noires alternaient avec les fenêtres brisées. Il songeait avec délices à l’heure de la vengeance, dans sa certitude de mettre bientôt la main sur Decoud. À sa gauche, Gamacho, gros, congestionné et velu, épongeait son visage ruisselant et découvrait, dans un ricanement d’hilarité stupide, une rangée de palettes jaunâtres. À sa droite, Señor Fuentès, petit et fluet, gardait les lèvres serrées. Dans la foule, les hommes restaient, au contraire, bouche bée, dans une contemplation ardente, comme s’ils avaient attendu du fameux Pedrito, le grand guérillero, quelques largesses matérielles.

C’est un discours qu’il leur donna, en commençant par le mot « Citoyens ! » qu’il lança de manière à se faire entendre jusqu’au milieu de la place. Après quoi, ce furent ses gestes seuls qui captivèrent l’attention de la majeure partie de la foule : on voyait l’orateur se dresser sur la pointe des pieds, brandir au-dessus de sa tête ses poings fermés, rouler des yeux blancs ; sa main se posait tour à tour familièrement sur l’épaule de Gamacho ou désignait avec déférence la mince silhouette noire de Señor Fuentès, avocat, politicien et véritable ami du peuple. Les vivats des privilégiés qui entendaient l’orateur éclataient brusquement pour se propager irrégulièrement jusqu’aux confins de la foule, et mourir à l’entrée des rues, comme une flamme qui court dans l’herbe sèche. Par instants, un profond silence tombait sur la Plaza grouillante, et des lambeaux de phrases sortis de la bouche mobile parvenaient jusqu’aux marches de la cathédrale, avec un son faible et clair comme un bourdonnement de moustique : « Le bonheur du peuple… Enfants du pays… Le monde entier… El mundo entiero. »

L’orateur se frappait la poitrine et semblait se cabrer, entre ses deux comparses, dans le suprême effort de sa péroraison. Les deux silhouettes minces disparurent alors aux yeux du public, et l’énorme Gamacho, resté seul, s’avança en levant très haut son chapeau au-dessus de sa tête. Puis il se couvrit fièrement, en hurlant : « Ciudadanos ! » tandis qu’une exclamation sourde montait vers Señor Gamacho, ex-colporteur du Campo et Commandant de la Garde Nationale.

En haut, Pedrito Montero parcourait l’une après l’autre, d’un pas rapide, les pièces dévastées de l’intendance. Il grognait rageusement :

— Quelle stupidité ! Quelle destruction !

Et, derrière lui, Señor Fuentès sortait de sa taciturnité pour murmurer :

— Voilà l’ouvrage de Gamacho et de ses gardes nationaux !

Puis, la tête inclinée sur l’épaule gauche, il serrait si fort les lèvres qu’il creusait un pli à chaque coin de sa bouche. Il avait en poche sa nomination de Chef politique de la ville, et se sentait tout impatient d’inaugurer ses fonctions.

Dans la vaste salle d’audience, les projectiles avaient étoilé les hautes glaces ; les tentures étaient déchirées, et le dais qui surmontait l’estrade, au bout de la pièce, était réduit en lambeaux ; à travers les persiennes, le grondement profond de la foule et la voix formidable de Gamacho, qui pérorait sur le balcon, parvenaient aux deux hommes, immobiles dans la pénombre et la dévastation.

— Quelle brute ! siffla Son Excellence don Pedro Montero, à travers ses dents serrées. Il faudra l’envoyer au plus tôt, avec sa Garde Nationale, combattre Hernandez.

Le nouveau Géfé Politico ne répondit que par un petit signe de tête, et tira une longue bouffée de sa cigarette, pour approuver cette façon de débarrasser la ville de Gamacho et de ses bandes encombrantes.

Pedrito contemplait avec dégoût le plancher sali et la litière de décombres. De lourds cadres dorés, dont les débris parsemaient la pièce, gardaient encore çà et là des restes de toiles déchirées et tailladées, qui pendaient comme des guenilles sordides.

— Nous ne sommes pas des barbares, fit-il.

Telles furent les paroles de Son Excellence, le populaire Pedrito, le guérillero versé dans l’art des embuscades, chargé sur sa propre demande, par son frère, de donner à Sulaco une organisation démocratique. La nuit précédente, pendant la conférence avec ses partisans, venus au-devant de lui, à Rincon, il s’était ouvert de ses intentions à Señor Fuentès :

— Nous organiserons un vote populaire, par oui ou par non pour confier les destinées de notre cher pays à la sagesse et à la vaillance de mon héroïque frère, l’invincible général. Un plébiscite, comprenez-vous ?

Et Señor Fuentès, gonflant ses joues basanées, avait doucement incliné la tête à gauche et laissé filer, entre ses lèvres plissées, un jet mince de fumée bleue. Il comprenait.

Son Excellence était exaspérée de la dévastation, qui n’avait pas épargné, dans les pièces d’apparat de l’intendance, une seule chaise, une table, un sofa, une étagère ou une console. Pourtant, malgré la rage qui la faisait bouillir, Son Excellence contenait l’explosion de sa fureur, retenue par une impression d’impuissance et d’isolement. Son héroïque frère était bien loin. Mais comment allait-elle faire sa sieste ?

Épuisé par toute une année de la rude vie des camps, Pedrito avait pensé trouver luxe et douceurs à l’intendance. Il en avait besoin, après les rigueurs et les privations de l’expédition audacieuse contre Sulaco, la Province dont l’influence et la richesse surpassaient celles de tout le reste de la République. Il saurait s’acquitter bientôt envers Gamacho ! Cependant le discours du citoyen Gamacho, chaleureusement accueilli par les oreilles populaires, se poursuivait au milieu de l’éclat brûlant de la place, en cris baroques que l’on aurait dit poussés par un démon de bas étage plongé dans une fournaise ardente. De minute en minute, il essuyait sa face ruisselante de son avant-bras nu ; il avait jeté sa tunique et relevé au-dessus du coude les manches de sa chemise ; mais il gardait sur la tête le grand tricorne à plumes blanches. Son ingénuité chérissait cet insigne du grade de Commandant de la Garde Nationale. De sourds murmures d’approbation accueillaient ses paroles. À son avis, il fallait sans tarder déclarer la guerre à la France, à l’Angleterre, à l’Allemagne et aux États-Unis ; ces puissances, sous couleur de chemins de fer, d’exploitations minières, d’entreprises de colonisation, ou d’autres prétextes futiles, tendaient à voler leurs terres aux pauvres citoyens et à faire d’eux, avec l’aide des aristocrates, ces goths et ces paralytiques, de misérables esclaves abrutis de travail. Les leperos faisaient voler, en criant leur assentiment, les coins de leur manteau blanc sale.

— Le général Montero, hurlait Gamacho avec conviction, est le seul homme à la hauteur de cette tâche patriotique !

Nouvel assentiment.

La matinée s’avançait ; il y avait dans la foule des courants et des remous, signes de proche dispersion. D’aucuns cherchaient de l’ombre, le long des murs ou sous les arbres de l’Alameda. Des cavaliers poussaient à grands cris leur monture, parmi des groupes de sombreros posés d’aplomb sur les têtes, pour les protéger des rayons du soleil vertical ; la populace s’écoulait par les rues, où les portes ouvertes des auberges laissaient deviner une ombre séduisante, animée par le son liquide des guitares. Les gardes nationaux songeaient à la sieste, et l’éloquence avait épuisé leur chef Gamacho. Lorsqu’ils voulurent, plus tard, aux heures fraîches de l’après-midi, s’assembler de nouveau pour s’occuper des affaires publiques, des détachements de la cavalerie montériste campés sur l’Alameda les chargèrent, sans sommation et à bride abattue, jusqu’à l’extrémité des rues, menaçant de leurs longues lances baissées les dos des fuyards. Les gardes nationaux de Sulaco se montrèrent surpris de ce procédé, mais ne témoignèrent aucune indignation. Nul Costaguanien n’avait encore appris à discuter les excentricités de la force militaire ; elles faisaient partie de l’ordre naturel des choses. Cela devait, sans doute, conclurent-ils, être une manière de mesure administrative, dont le motif échappait seulement à leur ignorance. Cependant, leur chef et orateur Gamacho, Commandant de la Garde Nationale, dormait ivre-mort au foyer familial. Ses pieds nus, dressés hideusement comme ceux d’un cadavre, avaient un aspect repoussant. Sa bouche éloquente tombait. La plus jeune de ses filles, accroupie près de lui, se grattait la tête d’une main et de l’autre agitait une branche verte au-dessus du visage rôti et pelé.




Chapitre VI

Le soleil déclinant avait chassé, de l’ouest à l’est, les ombres des maisons de la ville. Il les avait fait tourner sur toute l’étendue de l’immense Campo, avec les murs blancs de ses haciendas, qui dominaient, du haut des collines, les espaces verdoyants ; avec ses ranchos à toits de chaume, blottis dans les plis du terrain, sur la rive des torrents ; avec les îlots sombres de ses bouquets d’arbres, groupés au-dessus de la mer d’herbe claire ; avec la chaîne abrupte de la Cordillère, surgie dans son immobilité formidable de l’océan des forêts, comme la côte pelée d’une terre de géants. Les rayons du couchant, tombant sur les pentes neigeuses de l’Higuerota, leur donnaient un aspect de jeunesse pudique, tandis que la masse lointaine des pics dentelés restait toute noire et semblait calcinée par la flambée furieuse. La surface moutonnante des forêts se poudrait d’or pâle, et bien loin au-delà de Rincon, dissimulées aux yeux de la ville par deux éperons boisés, les roches de la gorge de San-Tomé et la paroi verticale de la montagne même couronnée de fougères gigantesques, prenaient des tons chauds de brun et de jaune, hachés par des traits de rouille et par la verdure sombre des buissons nichés dans les crevasses. De la plaine, les abris des machines et les constructions de la mine, tout noirs et minuscules, faisaient l’effet de nids d’oiseaux, juchés très haut, sur le bord d’une falaise. Les sentiers en zigzag n’étaient plus qu’un trait mince gravé sur les murs d’une maison cyclopéenne et, pour les deux veilleurs de garde qui guettaient près du pont, la carabine en main, sous le couvert des arbres de la berge, don Pépé, sur le chemin du plateau supérieur, avait la taille d’un gros scarabée.

Malgré son allure d’insecte errant à l’aventure sur un rocher, don Pépé descendait posément, et arrivé près du pied de la montagne, il disparut derrière les toits des usines, des forges et des magasins.

Les sereños continuaient leur lente promenade devant le pont, sur lequel ils avaient arrêté un cavalier porteur d’une grande enveloppe blanche. Mais don Pépé se montrait dans la rue du village, sortant du groupe des maisons, à une portée de pierre du torrent ; il s’approchait à grands pas, vêtu d’un pantalon sombre, dont le bas plongeait dans de hautes bottes, et d’une veste de toile blanche. Il portait sabre au côté et revolver à la ceinture, car en ces temps troublés, on n’aurait jamais pu, comme le dit le proverbe, trouver le gouverneur sans ses bottes.

Sur un léger signe des sereños, l’homme, un messager de la ville, descendit de cheval et traversa le pont, en conduisant sa bête par la bride.

Don Pépé reçut la lettre d’une main, tâtant de l’autre toutes ses poches, pour y chercher son étui à lunettes. Puis, posant de guingois sur son nez les verres à lourde monture d’argent, il en ajusta soigneusement les branches derrière ses oreilles et ouvrit l’enveloppe qu’il tenait à un pied au moins de ses yeux. Le papier qu’il en retira contenait trois lignes d’écriture qu’il déchiffra longuement. Ses moustaches eurent un léger mouvement de bas en haut, et les rides qui partaient du coin de ses yeux se rapprochèrent.

Il fit paisiblement un petit signe de tête.

— Bueno, dit-il. Il n’y a pas de réponse.

Il entama alors, sur un ton d’affabilité tranquille, une conversation prudente avec le messager, qui se montrait disposé à bavarder gaiement, comme si un vrai bonheur venait de lui échoir. Il avait vu de loin l’infanterie de Sotillo campée sur la rive du port, à droite et à gauche de la Douane. Les soldats avaient respecté les bâtiments. Les étrangers du chemin de fer restaient enfermés dans la cour de la gare et ne songeaient plus à tirer sur le pauvre peuple ! Maudits étrangers ! Le messager contait l’entrée triomphale de Montero et les bruits qui couraient dans la ville : on allait faire des riches de tous les pauvres, et c’était fort bien. Il ne savait d’ailleurs rien de plus et se répandit en sourires propitiatoires pour avouer qu’il avait faim et soif. Le vieux major l’adressa à l’alcade du premier village.

Tandis que l’homme s’éloignait, don Pépé se dirigea lentement vers un petit clocher de bois. Il jeta par-dessus une haie un coup d’œil sur le jardin du presbytère et vit le Père Roman assis dans un hamac pendu entre deux orangers. Un énorme tamarin abritait la maison blanche de son feuillage sombre. Une jeune Indienne aux longs cheveux, aux grands yeux, aux extrémités délicates, apporta de la maison un siège de bois, sous l’œil vigilant d’une vieille femme maigre et rechignée qui la surveillait de la véranda. Don Pépé s’assit et alluma un cigare tandis que le prêtre versait dans le creux de sa main une quantité énorme de tabac à priser. Dans son visage brun-rouge, usé, ridé et creusé, les yeux, frais et candides, brillaient comme deux diamants noirs.

Don Pépé annonça au Père Roman, d’une voix douce et ironique, que Pedrito Montero venait, par l’intermédiaire de Señor Fuentès, de lui demander à quelles conditions il consentirait à remettre la mine en pleine exploitation à une commission légalement constituée de citoyens patriotes, escortée par une petite force militaire. Le prêtre leva les yeux au ciel, et don Pépé, imperturbable, ajouta qu’au dire du porteur de la lettre, don Carlos était en vie, et n’avait jusqu’ici subi aucune violence.

Le Père Roman exprima en quelques mots sa gratitude au ciel, de savoir sain et sauf le Señor Administrador.

Le tintement argentin d’une clochette était tombé du petit beffroi pour annoncer l’heure de la prière. La ceinture de forêts qui bouchait l’entrée de la vallée formait un écran entre le soleil, maintenant très bas, et la rue du village. À l’autre extrémité de la gorge rocheuse, entre les parois de basalte et de granit, une croupe boisée, touffue et lumineuse jusqu’à son sommet, s’élevait en pente raide et masquait toute la chaîne aux habitants de San-Tomé. Trois petits nuages roses s’immobilisaient très haut, dans un océan de bleu profond. Des groupes étaient assis dans la rue, entre les huttes aux murs de joncs. Devant la maison de l’alcade, les contremaîtres de l’équipe de nuit étaient déjà prêts à conduire leurs hommes. Réunis en cercle, accroupis sur le sol, avec le chapeau de cuir sur la tête, ils courbaient leur dos bronzé en se passant à la ronde la gourde de maté. Le messager de la ville avait attaché son cheval devant la porte, à un poteau de bois et disait les nouvelles de Sulaco, tandis que la gourde noircie passait de main en main. Le grave alcade, lui-même, daignait écouter ; il était vêtu d’un gilet blanc et d’une robe d’indienne à ramages, munie de manches, qui s’ouvrait comme un fastueux peignoir de bain sur son corps gras et nu ; un grossier chapeau de castor auréolait sa tête, et il tenait à la main une grande canne à pommeau d’argent. Ces insignes de sa dignité lui avaient été conférés par l’administrateur de la mine, source d’honneur, de prospérité et de paix. Il avait été un des premiers immigrants de la vallée ; ses fils et ses gendres travaillaient dans la montagne, dont les trésors bruyamment déversés par les galeries du plateau supérieur, semblaient assurer pour toujours aux ouvriers bien-être, sécurité et justice. Il écoutait avec indifférence les nouvelles de la ville, comme s’il se fût agi d’un autre monde. Et il en était bien ainsi d’ailleurs. En quelques années s’était développé, chez ces Indiens tyrannisés et à demi sauvages, le sentiment d’appartenir à une organisation puissante. Ils étaient attachés à la mine ; ils en étaient fiers ; ils lui avaient donné leur confiance et leurs espoirs ; ils lui attribuaient une puissance protectrice et invincible, comme à un fétiche fait de leurs propres mains. C’étaient des ignorants qui ne différaient guère, à vrai dire, du reste des hommes, prêts toujours à accorder une foi totale aux créations de leur esprit. Il n’aurait pu entrer dans la tête de l’alcade que la mine dût faillir un jour à son rôle de force et de protection. La politique, c’était bon pour les gens de la ville et de la plaine. Ronde et jaune, avec des narines dilatées, sa face impassible avait un aspect de pleine lune farouche. Il écoutait le bavardage et les hâbleries du messager, sans crainte, sans surprise, sans émotion d’aucune espèce.

Le Père Roman, au contraire, était tout déprimé ; il se balançait avec mélancolie, les pieds au ras du sol, les mains agrippées au bord du hamac. Aussi ignorant que ses ouailles, il ne partageait pas leur entière confiance et demanda au major ce qui, à son avis, allait arriver.

Très droit sur sa chaise, les mains paisiblement croisées sur la garde de l’épée posée d’aplomb entre ses jambes, don Pépé répondit qu’il n’en savait rien. On pouvait défendre la mine contre n’importe quelle force qui voudrait s’en emparer ; mais, d’un autre côté, grâce à la stérilité de la vallée, il serait facile aux assaillants de couper les arrivages réguliers de la plaine, d’affamer et de forcer à la soumission la population des trois villages. Don Pépé exposait tranquillement ces éventualités au Père Roman, que son ancienne expérience de la guerre aidait à comprendre les choses militaires. Ils parlaient avec simplicité et franchise. Le Père Roman s’attristait à l’idée de voir son troupeau dispersé ou réduit en esclavage. Il ne se faisait pas d’illusions, guidé moins par son imagination que par une longue expérience des atrocités politiques qui lui semblaient fatales et inévitables dans la vie d’un État. Pour lui, le jeu ordinaire des institutions publiques consistait en une série de calamités qui s’abattaient sur les citoyens et qui découlaient logiquement l’une de l’autre, déchaînées par la haine, la vengeance, la folie et la rapacité, comme si elles avaient été dispensées par une volonté divine.

La clairvoyance du Père Roman était secondée par une intelligence suffisamment avisée, mais son cœur, où les scènes de violence, de carnage et de spoliation n’avaient pu étouffer la tendresse, exécrait d’autant plus ces calamités qu’il se sentait plus étroitement lié à leurs victimes. Il nourrissait, à l’égard des Indiens de la vallée, un sentiment de mépris paternel. Pendant plus de vingt ans, il avait avec correction et dignité marié, baptisé, confessé, absous et enterré les travailleurs de la mine, et il croyait à la sainteté du ministère qui faisait d’eux ses enfants, au sens spirituel du mot. Ils étaient chers à sa suprématie sacerdotale. Le vif intérêt de madame Gould pour tous ces gens rehaussait leur importance aux yeux du prêtre, parce qu’en fait il exaltait la sienne propre. Lorsqu’il parlait avec la jeune femme des innombrables Maria ou Brigidos des villages, il sentait que son humanité s’épanouissait. Le Père Roman était, à un degré quasi répréhensible, incapable de fanatisme. Évidemment hérétique, la Señora anglaise ne lui en paraissait pas moins adorable et angélique. Lorsque cette idée troublante passait dans son esprit, au cours de sa lente promenade, bréviaire sous le bras, dans l’ombre large du tamarin, il s’arrêtait court pour aspirer d’un reniflement sonore, une prise généreuse, et agitait la tête avec sagacité.

Pour l’instant, la pensée du sort immédiat qui pouvait être réservé à l’illustre dame l’accablait d’angoisse douloureuse. Il exprima ses craintes en un murmure troublé, et don Pépé lui-même perdit un instant sa sérénité. Il se pencha en avant, très raide.

— Écoutez, Padre. Le fait même que ces bandits de macaques de Sulaco cherchent à connaître le prix de mon honneur, nous prouve que don Carlos et tous les gens de la maison Gould sont en sûreté. Quant à mon honneur, il est intact aussi, comme chacun ici le sait, hommes, femmes et enfants. Mais ces nègres libéraux qui ont pris la ville par surprise ne le savent pas. Bueno ! Qu’ils restent assis en attendant. Tant qu’ils attendront, ils ne feront pas de mal.

Il retrouva une sérénité qui lui revenait facilement, parce que rien de ce qui pouvait arriver ne porterait atteinte à son honneur de vieil officier de Paez. Il avait promis à Charles Gould de défendre assez longtemps la gorge, à l’approche d’une force armée, pour avoir le temps de détruire méthodiquement, avec de grosses charges de dynamite, tout le matériel, tous les bâtiments, toutes les usines de la mine. Il comblerait la galerie principale, défoncerait les chemins, ferait sauter la digue du château d’eau, émietterait en fragments lancés jusqu’au ciel, aux yeux d’un monde terrifié, la fameuse Concession Gould. La mine exerçait sur Charles Gould un empire aussi mortel que sur son père. Mais, à don Pépé, cette résolution extrême semblait la chose la plus naturelle du monde. Il avait pris ses mesures avec discernement, et préparé toutes choses avec un soin méticuleux. Aussi fit-il un signe rassurant au prêtre, en croisant pacifiquement les mains sur la garde de son épée.

D’énervement, le Père Roman s’était saupoudré le visage de poignées de tabac, et tout barbouillé, les yeux ronds, hors de lui-même, il avait quitté son hamac pour marcher de long en large, avec des exclamations.

Don Pépé caressait sa longue moustache grise, dont les extrémités pendantes dépassaient de beaucoup la ligne nette de sa mâchoire. Il poursuivait, avec une conscience orgueilleuse de sa réputation :

— Ainsi, Padre, je ne sais pas ce qui arrivera. Mais je sais bien que, tant que je serai ici, don Carlos pourra parler à ce macaque de Pedrito Montero, et le menacer, avec la certitude d’être pris au sérieux, de détruire la mine. Car on me connaît. Puis, tournant un peu nerveusement le cigare entre ses lèvres, il ajouta :

— Mais tout cela, c’est du bavardage bon pour les politiciens. Moi, je suis un soldat. Je ne sais pas ce qui peut arriver, mais je sais bien ce qu’il faudrait faire : il faudrait mener contre la ville tous les mineurs armés de fusils, de haches, de couteaux attachés à des bâtons, por Dios ! Voilà ce qu’il faudrait faire. Seulement…

Ses mains s’agitèrent sur la garde de l’épée ; son cigare roulait plus vite au coin de sa bouche.

— Quel autre chef trouver que moi-même ? Et malheureusement — écoutez bien — j’ai donné ma parole d’honneur à don Carlos de ne pas laisser tomber la mine aux mains de ces bandits. À la guerre, vous le savez, Padre, l’issue des combats est incertaine, et qui pourrais-je laisser ici pour agir à ma place en cas de défaite ? Les explosifs sont prêts, mais il faudrait un homme d’honneur, d’intelligence, de jugement, de courage, pour mener à bien la destruction projetée. Quelqu’un à qui je puisse confier mon honneur, et en qui j’aurais confiance comme en moi-même. Un ancien officier de Paez, par exemple… ou… ou peut-être simplement un ancien aumônier de Paez…

Il se leva, long, maigre, droit et dur, avec sa moustache martiale et son visage osseux, d’où tombait le regard des yeux enfoncés, qui semblait transpercer le prêtre ; le Père Roman restait immobile, la tabatière renversée dans le creux de sa main, et contemplait avec une terreur muette le gouverneur de la mine.




Chapitre VII

À ce moment même, dans l’Intendancia de Sulaco, où Pedrito Montero l’avait prié de passer, Charles Gould affirmait à l’ex-guérillero qu’il ne laisserait, sous aucun prétexte, la mine sortir de ses mains, au profit d’un gouvernement qui l’en avait spolié. Il ne pouvait pas se dessaisir de la Concession Gould. Son père ne l’avait pas cherchée, plus que lui-même ne l’abandonnerait. Il ne la rendrait jamais vivante et, une fois morte, quel pouvoir serait capable de la faire renaître de ses ruines ? Qui pourrait faire sortir des cendres et de la destruction une telle entreprise, dans toute sa vigueur et dans toute sa richesse ? On ne trouverait pas dans le pays, et on ne pouvait s’attendre à rencontrer au-dehors le talent et le capital nécessaires pour ressusciter un cadavre d’aussi menaçant augure. Charles Gould parlait sur le ton impassible qui lui avait, pendant tant d’années servi à dissimuler sa colère et son mépris. Il souffrait, il était écœuré de ce qu’il avait à dire, de ces paroles qui sonnaient d’un trop héroïque éclat. Chez lui, l’instinct strictement pratique était en profond désaccord avec la conception presque mystique de son droit. La Concession Gould était à ses yeux le symbole de la justice, et le monde pouvait s’écrouler. Mais la gloire mondiale de la mine de San-Tomé donnait à ces menaces la force de pénétrer l’intelligence rudimentaire d’un Pedro Montero, toute farcie qu’elle fût de futiles anecdotes historiques. La Concession Gould représentait un apport sérieux dans les finances du pays et, chose plus importante encore, dans le budget particulier de nombreux personnages officiels. C’était une tradition bien connue et parfaitement plausible. Tous les ministres de l’intérieur recevaient des subsides de la mine, chose tout à fait naturelle d’ailleurs, et Pedrito briguait, dans le gouvernement de son frère, le ministère de l’intérieur et la présidence du Conseil, postes élevés que le duc de Morny avait, à son grand avantage, occupés en France, sous le second Empire.

On avait procuré à Son Excellence une table, une chaise et un bois de lit et, après une courte sieste rendue absolument nécessaire par les fatigues et la pompe de l’entrée à Sulaco, elle avait pris possession de l’organisation administrative, en faisant des nominations, en donnant des ordres et en signant des proclamations. Seul avec Charles Gould dans la salle d’audience, Pedrito sut, avec son habileté bien connue, cacher son ennui et sa consternation. Il avait commencé par prendre un ton hautain pour parler de confiscation, mais l’absence de toute expression et de tout mouvement sur les traits de l’administrateur finit par le troubler. Charles Gould avait simplement répété :

— Le gouvernement peut, à son gré, provoquer la destruction de la mine ; mais, sans mon concours, il ne peut rien de plus.

C’était une affirmation alarmante et bien faite pour contrarier les sentiments d’un politicien porté avant tout à chercher son profit dans la victoire. Et Charles Gould ajoutait que la destruction de San-Tomé causerait la ruine d’autres entreprises, le retrait des capitaux européens, et ferait suspendre le paiement du dernier quartier de l’emprunt étranger. Ce misérable homme de pierre disait toutes ces vérités — parfaitement accessibles à l’intelligence de Son Excellence — sur un ton glacial qui faisait frissonner.

La lecture prolongée d’ouvrages historiques de nature légère et anecdotique, faite sous les combles d’hôtels parisiens, dans un lit en désordre et au détriment de ses devoirs de valet ou de secrétaire, avait eu un certain effet sur les façons de Pedro Montero. S’il avait pu contempler autour de lui les splendeurs de l’ancienne Intendance, ses tentures magnifiques et ses meubles dorés rangés contre les murs ; s’il avait, sous un dais, foulé un riche tapis rouge, son sentiment du succès et de la grandeur l’aurait sans doute rendu fort dangereux. Mais dans cette résidence pillée et dévastée, devant la pauvreté des trois meubles communs groupés au milieu de la vaste pièce, l’imagination de Pedrito était bridée par un sentiment d’insécurité et par l’appréhension d’un retour des choses. Cette impression et la ferme attitude de Charles Gould, qui n’avait pas une fois encore prononcé le mot d’Excellence, le diminuaient à ses propres yeux. Aussi prit-il son ton d’homme du monde avisé pour prier Charles Gould de bannir de son esprit toute pensée de péril. Il parlait maintenant, s’il voulait bien s’en souvenir, au frère du maître du pays. Nulle idée n’était plus éloignée des pensées de ce patriote éclairé et héroïque que celle de la destruction.

— Ne cédez pas à vos préjugés antidémocratiques, je vous en supplie, don Carlos ! s’écria-t-il avec un élan de confiance touchant.

On était surpris dès l’abord, en face de Pedrito Montero, par le vaste développement du front chauve, surface luisante et jaune flanquée de touffes crêpelées et mates de cheveux noirs comme du charbon, aussi bien que par la forme séduisante de la bouche et la douceur inattendue de la voix. Seuls, ses yeux, très brillants, comme si on les eût fraîchement repeints, de part et d’autre du nez busqué, avaient, lorsqu’ils s’ouvraient largement, la rondeur et l’inflexible regard de ceux des oiseaux de proie. Mais, pour l’instant, il les fermait à demi, d’un air aimable, relevait son menton carré et, les dents serrées, parlait un peu du nez, selon ce qu’il jugeait façons de grand seigneur.

Ce fut dans cette attitude qu’il affirma brusquement trouver dans le césarisme, gouvernement impérial fondé sur le vote populaire direct, l’expression la plus haute de la démocratie. Le césarisme, conservateur et fort, reconnaissait les besoins légitimes de la démocratie, qui réclame des décorations, des titres et des distinctions. Il fallait les faire pleuvoir sur les hommes de mérite. Le césarisme signifiait paix et progrès, et assurait la prospérité du pays.

Pedrito Montero était lancé.

Voyez ce que le second Empire avait fait pour la France ; un tel régime se plaisait à honorer les hommes de la trempe de Charles Gould. Le second Empire était tombé, mais c’était faute d’avoir trouvé, chez son chef, ce génie militaire qui avait élevé le général Montero au pinacle de la gloire et de la renommée. Pedrito dressa brusquement le bras pour évoquer l’idée de ce faîte de gloire.

— Nous aurons encore bien des entretiens et nous nous entendrons parfaitement, don Carlos, conclut-il d’un ton cordial. Le républicanisme a fait son temps, l’avenir est à la démocratie impériale.

Pedrito le Guérillero découvrait son jeu et baissa la voix : un homme auquel le suffrage de ses concitoyens avait attribué l’honorable surnom de Roi de Sulaco ne pouvait manquer de voir pleinement reconnu son mérite de grand chef d’industrie et d’homme de précieux conseil par une démocratie impériale, et l’on saurait bien vite remplacer par un titre plus solide l’appellation populaire :

— Eh ! don Carlos ? Non ! Qu’en pensez-vous ? Comte de Sulaco ! Eh ? ou marquis ?…

Il se tut. L’air était frais sur la place sans cesse parcourue par une patrouille de cavaliers. Ils allaient jusqu’à l’entrée des rues, où les portes ouvertes des pulperias laissaient échapper des vociférations, mêlées au bourdonnement des guitares. La consigne était de ne point troubler les réjouissances populaires. Au-dessus des toits, derrière les lignes verticales des tours de la cathédrale, le dôme neigeux de l’Higuerota masquait, devant les fenêtres de l’intendance, un vaste pan du ciel d’un bleu déjà assombri. Après un silence, Pedrito Montero mit sa main sous le revers de son habit et inclina la tête avec une dignité calme. L’audience était terminée.

Dans la rue, Charles Gould se passa la main sur le front, comme pour chasser les brumes d’un cauchemar accablant, dont la grotesque extravagance laisse, au réveil, une impression subtile de danger physique et d’amoindrissement intellectuel. Dans les couloirs et les escaliers du vieux palais, les cavaliers de Montero flânaient et fumaient d’un air arrogant ; ils ne se dérangeaient pour personne et le cliquetis des sabres et des éperons résonnait dans tout le bâtiment. Trois groupes silencieux de civils, sévèrement vêtus de noir, faisaient antichambre dans la galerie centrale. Cérémonieux et craintifs, un peu bousculés, ils se tenaient à l’écart les uns des autres, comme si, dans l’exercice d’un devoir officiel, ils avaient éprouvé l’irrésistible besoin d’échapper aux regards de tous leurs semblables. C’étaient les députations qui attendaient leurs audiences. Plus que les autres, les délégués de l’Assemblée Provinciale montraient une commune expression d’agitation inquiète ; au-dessus d’eux se dressait, molle et blême, la figure de don Juste Lopez, avec ses yeux proéminents et l’air de solennité impénétrable qui l’enveloppait comme d’un nuage épais. Le président de l’Assemblée qui venait bravement sauver le dernier lambeau des institutions parlementaires (modelées sur le système anglais) détourna son regard de l’administrateur de San-Tomé, en manière de blâme silencieux pour son manque de foi à l’égard du seul principe salutaire.

La sévérité douloureuse de cette réprobation ne troubla pas Charles Gould, mais il fut sensible aux regards que, sans aucun reproche, les autres délégués dirigeaient vers lui, comme pour lire sur son visage l’annonce de leur propre sort. Il les avait tous entendus parler, crier, pérorer, dans le grand salon de la maison Gould. Le sentiment de compassion qu’il éprouvait pour ces hommes, atteints d’une étrange impuissance, en face de la dégradation morale universelle, ne le poussa pourtant point à leur faire le moindre signe : il souffrait trop de se sentir lié à eux par une commune misère. Il traversa la place sans encombre. Le Club Amarilla était plein de gueux en ripaille, dont on voyait, à toutes les fenêtres, se pencher les têtes sordides. Derrière eux, montaient des cris d’ivrognes, des bruits de parquet foulé, des pincements de guitare. Le sol était semé d’éclats de bouteilles. Charles Gould trouva encore le docteur dans sa maison.

Le docteur Monygham quitta la fenêtre, d’où il regardait la rue par une fente des volets.

— Ah ! vous voici enfin de retour ! fit-il d’un ton de satisfaction. J’affirmais à madame Gould que vous étiez parfaitement en sûreté, mais je n’étais pas du tout certain que cet individu vous laissât partir.

— Moi non plus, avoua Charles Gould, en posant son chapeau sur la table.

— Il va falloir que vous agissiez.

Le silence de Charles Gould parut approuver ces paroles. L’administrateur n’avait pas coutume d’en dire plus long sur ses projets.

— J’espère que vous n’avez pas averti Montero de ce que vous comptez faire ? demanda anxieusement Monygham.

— J’ai essayé de lui faire comprendre que l’existence de la mine est liée à ma propre sécurité, répondit Charles Gould, sans regarder le docteur, et les yeux tournés vers l’aquarelle du mur.

— Il vous a cru ? fit l’autre avec curiosité.

— Dieu seul le sait ! Mais je devais à ma femme de l’affirmer. Montero, d’ailleurs, est informé de la présence là-bas de don Pépé. C’est Fuentès qui a dû l’en prévenir. Ils savent le vieux major parfaitement capable de faire sauter toute la mine sans plus d’hésitations que de remords. Je ne crois pas que, sans cette idée, on m’eût laissé quitter l’intendance en liberté. Don Pépé ferait tout sauter par loyauté et par haine, par haine de ces libéraux, comme ils s’intitulent ! Libéraux ! ce terme dont on connaît si bien dans le pays la signification d’horreur ! Liberté, démocratie, patriotisme, gouvernement, tous mots qui ont un parfum de folie et de meurtre ! N’est-ce pas, docteur ?… Il n’y a que moi qui puisse retenir la main de don Pépé. Et si les autres voulaient… en finir avec moi, rien ne l’arrêterait !

— Ils vont essayer de l’acheter, suggéra le docteur d’un ton pensif.

— C’est bien possible, répondit à voix basse Charles Gould, comme s’il se fût parlé à lui-même, et sans quitter des yeux l’aquarelle de la gorge de San-Tomé. Oui, c’est ce qu’ils vont faire sans doute.

Et regardant pour la première fois le docteur :

— Cela me donnerait du temps, ajouta-t-il.

— Très juste, répondit Monygham en contenant son agitation. Surtout si don Pépé sait être diplomate. Pourquoi ne pas leur laisser quelque espoir de succès ? Qu’en dites-vous ? Ce serait un moyen de gagner plus de temps, et l’on pourrait donner des instructions à don Pépé.

Charles Gould, les yeux fixés sur le docteur, fit un signe de tête négatif, mais l’autre continuait avec une certaine fièvre :

— Si ! Si ! l’ordre d’entamer des négociations pour la reddition de la mine. C’est une bonne idée qui vous permettrait de mûrir votre plan. Je ne vous demande pas quel est ce plan, bien entendu ; je ne veux pas le savoir et refuserais de vous écouter si vous vouliez me le dire. Je ne suis pas digne de ce genre de confidences.

— Quelle absurdité ! murmura Charles Gould d’un ton mécontent.

Il n’admettait pas les scrupules excessifs du docteur à l’égard d’un épisode si lointain de sa vie. La persistance de ce souvenir l’irritait et lui paraissait maladive. Mais il secoua de nouveau la tête. Par goût et par système, il répugnait à détourner don Pépé de sa ligne de conduite franche et loyale. D’ailleurs, il fallait que de tels ordres fussent donnés de vive voix ou par écrit. Dans les deux cas, ils couraient le risque d’être interceptés. Il n’était nullement certain qu’un messager pût arriver à la mine et l’on n’avait personne, non plus, à envoyer.

Charles Gould allait dire que seul le Capataz des Cargadores eût été capable d’accomplir une telle mission avec quelque chance de succès et avec toute certitude de discrétion, mais il n’en fit rien et se contenta de démontrer au docteur l’imprudence d’une telle démarche. Du moment où l’attitude de don Pépé laisserait croire à la vénalité du vieux major, la sécurité personnelle de l’administrateur et de ses amis serait compromise, car il n’y aurait plus de raison de modération : l’incorruptibilité de don Pépé constituait l’élément essentiel de l’affaire, le seul frein aux appétits déchaînés. Le docteur baissa la tête et reconnut que cet argument avait une certaine justesse.

Il ne pouvait contester la force de ce raisonnement. L’utilité de don Pépé reposait sur l’intégrité même de sa réputation, comme sa propre utilité, songeait-il avec amertume, découlait aussi de son fâcheux renom. Il affirma à Charles Gould qu’il connaissait un moyen d’empêcher, au moins pour l’instant, Sotillo d’unir ses forces à celles de Montero.

— Si vous aviez le trésor sous la main, fit le docteur, ou même si on le savait encore à la mine, vous achèteriez aisément Sotillo, et il ne serait pas long à dépouiller son montérisme récent. Vous le persuaderiez de partir avec son vapeur, ou même de se joindre à vous.

— Cela, jamais ! déclara Charles Gould avec fermeté. Que pourrait-on faire, plus tard, d’un homme de cet acabit, dites-le-moi, docteur ? Le trésor est paru et j’en suis heureux. C’eût été une tentation immédiate et puissante, et la lutte qui se serait déchaînée autour de cette proie toute prête aurait précipité le désastre. Il m’aurait fallu le défendre aussi. Je suis heureux de l’avoir fait enlever, même s’il est perdu. C’eût été pour nous un danger et une malédiction.

— Peut-être a-t-il raison, disait le docteur, une heure plus tard, à madame Gould, qu’il venait de rencontrer dans le corridor. La chose est faite, et l’ombre du trésor peut nous servir aussi bien que le trésor lui-même. Laissez-moi tenter d’employer pour vous, jusqu’au bout, ma détestable réputation. Je vous quitte maintenant, pour jouer auprès de Sotillo la comédie de la trahison et le tenir éloigné de la ville.

D’un mouvement spontané, madame Gould tendit les deux mains :

— Docteur Monygham, vous allez au-devant d’un danger terrible, murmura-t-elle, détournant ses yeux pleins de larmes pour jeter un regard furtif vers la chambre de son mari. Elle serra chaleureusement les mains de Monygham, qui restait devant elle, comme rivé au sol. Il la contemplait et tentait de grimacer un sourire.

— Oh ! je sais que vous défendrez ma mémoire ! fit-il enfin.

Puis il descendit en courant l’escalier, traversa le patio et sortit de la maison. Dans la rue, il marchait grand train, de son pas inégal, sa boîte d’instruments sous le bras. On le savait toqué et personne ne l’arrêta.

En traversant la porte de la mer, il vit, à un ou deux milles, au bout de la plaine aride et poussiéreuse, semée de maigres buissons, la masse énorme et lourde de la Douane et les deux ou trois autres bâtiments qui formaient, à cette époque, tout le Sulaco maritime. Très loin vers le sud, des touffes de palmiers dessinaient la courbe de la baie. Dans le bleu rapidement assombri du ciel oriental, les pics lointains de la Cordillère avaient perdu leur netteté. Le docteur avançait rapidement. L’ombre qui s’épaississait semblait tomber sur lui du zénith. Le soleil était couché, mais les neiges de l’Higuerota resplendissaient encore de l’éclat du couchant. Le docteur, dans sa marche solitaire vers la Douane, clopinant au milieu des buissons noirs, avait l’air d’un grand oiseau à l’aile brisée.

Des teintes de pourpre, d’or et d’incarnat se reflétaient sur l’eau claire du port, dont une langue de terre allongée, droite comme un mur, et surmontée des ruines moussues du port comme d’un monticule verdoyant, formait la limite. Par-delà cette bande facilement visible du rivage, le Golfe Placide reflétait, avec une magnificence plus sombre, les splendeurs colorées du port.

La lourde masse de nuages qui remplissait le fond du golfe semblait, avec les longues traînées rouges qui rayaient ses draperies noires et grises, un manteau flottant taché de sang. Les trois Isabelles, avec leurs contours nets, se détachaient en violet sombre, comme suspendues dans l’immense pénombre qui confondait le ciel et la terre. Les petites vagues semaient d’étincelles d’or le sable des grèves et, tout à l’horizon, le miroir des eaux s’embrasait d’une lueur rouge flamboyante, comme si le feu et l’eau eussent été confondus dans le vaste lit de l’Océan.

Tout à coup s’éteignit cette conflagration du ciel et de la terre, unis aux confins du monde dans une étreinte enflammée. Les étincelles d’or s’effacèrent dans l’eau, en même temps que les taches de sang sur le manteau noir qui drapait les sombres contours du Golfe Placide ; une brise s’éleva brusquement pour mourir aussitôt, après avoir violemment agité les buissons, sur les remparts du fort en ruine.

Nostromo sortit d’un sommeil de quatorze heures et se dressa de toute sa taille dans le lit que lui avaient ménagé les hautes herbes. Il plongeait jusqu’aux genoux dans les tiges frissonnantes, et avait l’air égaré d’un homme qui viendrait d’être jeté dans le monde. Souple, robuste et superbe, il rejeta la tête en arrière, étendit les bras et s’étira avec un léger mouvement de la taille et un bâillement paresseux qui découvrait ses dents blanches. Il était, à son réveil, aussi naturel et aussi éloigné de tout mal qu’une bête sauvage, magnifique et inconsciente. Mais son regard se durcit brusquement, sans rien fixer, ses sourcils se froncèrent et l’homme apparut.




Chapitre VIII

En sortant, tout trempé, de la mer, Nostromo avait grimpé jusqu’à la cour principale du vieux fort et là, parmi des pans de mur croulants et des restes pourris de toits et de hangars en ruine, il avait dormi toute la journée. L’ombre des montagnes et la clarté blanche de la lune étaient tombées sur son sommeil, dans la paisible solitude de ce coin de terre verdoyant placé entre l’ovale presque fermé du port et l’immense demi-cercle du golfe. Son immobilité était celle d’un mort. Un grand vautour, apparu dans le ciel comme un minuscule point noir, descendit prudemment, décrivant ses orbes en un vol singulièrement silencieux pour un oiseau de cette taille. Il se posa sur un monticule de décombres, à trois mètres de l’homme inerte comme un cadavre, sans faire plus de bruit en s’abattant que n’en faisait sur l’herbe l’ombre de son corps gris perle et de ses ailes bordées de noir.

Il tendit son cou nu et sa tête chauve, hideuse dans l’éclat de ses couleurs bigarrées, avec un air de voracité anxieuse, vers ce corps étendu qui l’alléchait. Puis il enfonça profondément sa tête sous son plumage léger et se disposa à attendre. Le premier objet sur lequel se posèrent les yeux de Nostromo, à son réveil, fut cette patiente sentinelle guettant l’apparition des symptômes de sa mort et de sa corruption. Lorsque l’homme se dressa, le vautour s’éloigna gauchement, à grands bonds de côté, en battant des ailes. Morose, il s’attarda un instant, avant de reprendre, à contrecœur, son vol silencieux, le bec et les serres tombants, en une attitude sinistre. L’oiseau avait disparu depuis longtemps déjà, lorsque le Capataz, levant les yeux vers le ciel, murmura :

— Je ne suis pas encore mort.

Il fallut un certain temps à Nostromo pour recouvrer ses esprits et reprendre conscience des faits qui lui avaient complètement échappé pendant son profond sommeil de plus de douze heures. C’était comme une solution de continuité dans la chaîne de ses souvenirs ; il lui fallait se retrouver dans l’espace et le temps, pour penser à l’heure et au lieu de son retour. Sensation nouvelle pour le Capataz, habitué à sortir du plus lourd sommeil avec une tête parfaitement lucide. Nostromo s’était montré bon marin, sur le gaillard d’avant, puis remarquable maître d’équipage. Mais une telle excellence ne vaut point d’autre récompense au marin que le sentiment très marqué de sa propre valeur et la confiance de ses chefs. Le capitaine du navire génois d’où il s’était enfui, s’en était, de mortification et de regret, arraché les cheveux. Et cela sans vergogne, car c’était un Italien qui ne dissimulait pas ses impressions. Il mêlait des imprécations contre l’ingrat déserteur aux expressions de son regret, devant les flâneurs du quai et les débardeurs qui déchargeaient son navire, aussi bien que dans le bureau de l’O.S.N., où le capitaine Mitchell, tout en lui prêtant une oreille sympathique, le tenait pour un raseur sinistre et ridicule, et souhaitait le voir disparaître à jamais.

Nostromo, caché dans l’arrière-boutique d’une pulperia jusqu’au départ du navire, s’était entendu rapporter, sans émotion apparente, ces lamentations, ces menaces et ces fureurs. Mais il n’en éprouvait pas moins une satisfaction véritable. C’était bien ainsi. On le tenait à juste titre pour un homme précieux, et l’on n’aurait su lui en donner meilleure preuve. Sa vanité était infiniment, ingénument vorace, mais ses idées étaient limitées. Plus tard, ses succès sur le port devaient les canaliser dans le sens de la munificence. Le marin menait, à sa façon, une existence officielle qui lui devenait nécessaire comme l’air à ses poumons. Et, à vrai dire, il avait une manière de distinction à lui, sincère, parce que basée sur un sentiment sincère, sur cette toute-puissante vanité que Decoud s’était seul donné la peine de déceler, avec l’idée d’en faire usage pour ses desseins politiques. Tout homme doit posséder une qualité fondamentale qui le situe. Chez Nostromo, c’était une vanité naïve, sans laquelle il n’eût pas existé. C’est elle qui mettait en branle son intrépidité, son activité, son ingénuité et ce dédain des indigènes qui lui facilitait si bien la tâche et semblait une disposition innée au commandement. Elle lui donnait un air incorruptible et féroce, et le rendait heureux aussi. Il avait ce désintéressement du marin, moins fait d’une absence d’instincts mercenaires que d’insouciance du lendemain et de pure ignorance. Il était content de soi. Mais sa vanité n’était pas brutale et idéaliste comme celle d’un homme du Nord ; elle était matérielle et imaginative. C’était un sentiment chaleureux et spéculatif, développement pittoresque de son caractère, hypertrophie sans fard de son individualité. Elle était immense et gonflée encore par l’orgueil absurde du capitaine Mitchell, par les appels divers faits à ses talents, par les grognements et les hochements de tête approbateurs du silencieux Viola, à qui, dans sa générosité, toute espèce de fidélité semblait digne d’éloges.

Le Capataz des Cargadores de Sulaco avait vécu magnifiquement aux yeux de tous, jusqu’au moment précis, pourrait-on dire, où il s’était chargé de la gabare et des lingots du trésor.

Son geste d’adieu à Sulaco avait été en parfaite harmonie avec sa vanité et, partant, entièrement sincère. Il avait donné son dernier dollar à une vieille qui gémissait de peine et de fatigue sous la voûte de l’ancienne porte, après une recherche sinistre. Cette aumône, faite obscurément et sans témoins, n’avait pas moins le caractère de munificence théâtrale dont l’homme avait marqué sa réputation. Mais ce réveil dans la solitude, dans ces ruines où vivait seul un vautour aux aguets, n’était plus en harmonie avec sa vie ; telle fut la première impression confuse de Nostromo ; c’était comme le déclin fatal de sa destinée, et la nécessité de se tenir caché, Dieu sait combien de temps, l’accabla dès son retour à la conscience. Tous les faits de sa vie antérieure prenaient un air d’inanité futile, comme les images d’un rêve heureux, brusquement interrompu. Il escalada la pente croulante du rempart, écarta les buissons pour regarder le port. Il vit, sur la nappe d’eau qui réfléchissait les dernières lueurs du jour, deux bateaux à l’ancre, et le vapeur de Sotillo accosté au quai. Derrière la longue façade blanche de la Douane se développait toute la perspective de la ville, épaisse futaie endormie sur la plaine, précédée d’une porte et surmontée de coupoles, de tours, de miradors, qui dressaient au-dessus de la masse des arbres leurs silhouettes sombres, à demi noyées déjà dans la nuit.

Il songea qu’il ne pourrait plus s’en aller par les rues, reconnu par tous, grands et petits, comme chaque soir, à l’heure où la partie de monte l’attendait dans l’auberge du Mexicain Domingo. Il ne pourrait plus s’asseoir à la place d’honneur, écouter les chansons ou regarder les danses ; c’en était assez pour que la ville lui parût n’avoir plus d’existence.

Il la contempla longuement, puis laissant se refermer les branches écartées, il se dirigea vers le côté opposé du fort et regarda l’immense vide du golfe. Les Isabelles se détachaient lourdement en noir sur la longue bande de pourpre qui se rétrécissait au couchant, très bas sur l’horizon ; et le Capataz songea à Decoud, resté seul sur l’îlot avec le trésor. C’était là, réfléchit-il amèrement, le seul homme qui pût s’inquiéter de le voir tomber ou non aux mains de Montero, dans un souci d’ailleurs purement égoïste, lit nul, à part Decoud, ne savait rien : nul n’avait cure de lui. Le vieux Giorgio Viola avait bien raison de le dire un jour : les rois, les ministres, les aristocrates, les riches en général, tenaient le peuple dans la pauvreté et la sujétion : ils l’y tenaient comme on garde les chiens, pour les faire battre et chasser à leur service. La nuit était tombée du ciel sur la ligne de l’horizon, enveloppant de son ombre le golfe tout entier avec ses îlots, et l’amoureux d’Antonia, seul sur la Grande Isabelle, avec le trésor. Le Capataz des Cargadores tourna le dos à toutes ces choses qu’il sentait vivre sans les voir, et s’assit, le visage entre les mains. Pour la première fois de sa vie, il éprouva le sentiment de la pauvreté. Bien souvent, il s’était trouvé démuni d’argent, chez Domingo, après une mauvaise passe au monte, dans la pièce basse et fumeuse de l’auberge où la confrérie des Cargadores venait jouer, chanter et danser, le soir ; il avait maintes fois retourné, vidé ses poches, dans un accès de générosité publique pour quelque fille à peigne d’or dont il ne se souciait d’ailleurs nullement. Il n’éprouvait, en ces circonstances, aucun sentiment d’humiliation ou de dénuement véritable, car il se sentait toujours riche de gloire et de prestige. Mais l’impossibilité de parader par les rues, de se voir saluer avec respect dans ses lieux de plaisir habituels, infligeait au marin une conscience nette de son indigence.

Il avait la bouche sèche, sèche du sommeil profond et de l’anxieuse réflexion, sèche comme il ne l’avait jamais sentie. On peut dire que Nostromo goûtait la poussière et la cendre du fruit de la vie, où son vorace appétit de gloire avait mordu. Sans écarter la tête de ses poings, il essaya de cracher devant lui, en grommelant une malédiction contre l’égoïsme de tous les riches.

Dans le port, au pied des montagnes immenses qui profilaient leurs crêtes sur l’essaim des étoiles, sur cette nappe lisse d’eau noire et sereine, dont la future prospérité dépendait moins de l’activité que des terreurs, des appétits et des crimes des hommes à courte vue, deux navires solitaires avaient, selon les règlements, hissé leurs feux de position. Mais Nostromo ne regardait plus le port : il avait assez vu ces navires dont chacun eût pu lui servir de refuge. Il n’eût pas eu de peine à les joindre à la nage. L’un d’eux, une felouque italienne, apportait du Détroit de Puget une cargaison de traverses de chemin de fer. Nostromo connaissait l’équipage, sa qualité de contremaître des travaux du port l’ayant mis à même de rendre service au capitaine et de l’aider à remplir ses réservoirs d’eau douce. Bronzé, avec ses favoris noirs et son air d’autorité, avec la gravité d’un homme trop puissant pour se dérider, il avait été, plus d’une fois, invité à bord pour boire dans la cabine de commandement un verre de vermouth italien. Les patrons caboteurs de la côte savaient bien tout l’avantage qu’ils trouveraient à se concilier le Capataz des Cargadores par de menues politesses qu’il semblait tenir pour dues. Et de fait, grâce à l’absolue confiance du capitaine Mitchell, il avait, comme on dit, tout le port dans la poche. Au demeurant, tout le monde convenait que c’était un garçon excellent et de tous points loyal.

En sentant tout perdu pour lui à Sulaco (c’était l’impression de son réveil), Nostromo avait songé un instant à quitter le pays pour toujours. Sur ce bateau, on lui aurait donné asile et passage pour le débarquer enfin en Italie. Cette pensée évoquait pour lui, comme un nouveau rêve, une vision de côtes abruptes et sans marées, de pins sombres sur des collines, de maisons blanches au ras d’une mer très bleue. Il revoyait les quais du grand port, le glissement silencieux des felouques de cabotage, à voile latine déployée comme une aile immobile, l’extrémité des longs môles de blocs carrés, qui se projettent l’un vers l’autre et abritent, dans la conque superbe d’une montagne couverte de palais, leurs grappes de bateaux. Ce n’était point sans émotion filiale qu’il retrouvait ces souvenirs, bien qu’il eût été souvent et rudement battu, sur une de ces felouques, par son oncle, un Génois glabre, à l’allure brutale et méfiante, au cou de taureau, qui lui avait sans doute volé son héritage d’orphelin. Mais une grâce du ciel veut que les maux passés s’estompent dans le lointain. Le sentiment de la solitude, de l’abandon, de l’insuccès lui rendait tolérable l’idée de retrouver tout cela. Mais le retrouver comment ? Les pieds et la tête nus, avec une chemise de coton et une culotte de toile pour tout bagage ?

Le célèbre Capataz, les coudes aux genoux et un poing sur chaque joue, sourit de pitié et cracha de dégoût, droit devant lui, dans l’ombre. La confuse et profonde impression de désastre universel qui accable un homme de caractère, quand sa passion dominante rencontre quelque obstacle invincible, avait pour Nostromo une amertume pareille à celle de la mort. C’était un simple, prêt, comme un enfant, à devenir la proie de n’importe quelle croyance, de n’importe quelle superstition, du premier désir venu.

Sa connaissance profonde du pays lui permettait d’apprécier nettement sa situation, dont il voyait bien les données. Il était comme dégrisé, après une ivresse prolongée. On avait joué de sa fidélité. Il avait conduit les Cargadores à se ranger aux côtés des Blancos contre le reste du peuple ; il avait eu des conversations avec don José, et s’était employé pour faciliter au Père Corbelàn les négociations avec Hernandez ; on savait que don Martin Decoud l’avait, en quelque sorte, admis dans son intimité, et qu’il avait ses entrées dans les bureaux du Porvenir. Tout cela le flattait, comme d’ordinaire. Qu’avait-il donc à faire avec leur politique ? Rien du tout ! Avec leurs Nostromo-ci et Nostromo-là, Nostromo peut faire ceci et cela, travailler tout le jour et courir à cheval toute la nuit, tout n’en était pas moins fini ! On avait fait de lui un Ribiériste signalé, marqué pour la vengeance d’un Gamacho quelconque, maintenant que le parti montériste s’était rendu maître de la ville. Les Européens et les Caballeros avaient abandonné la partie. Don Martin avait bien expliqué qu’il s’agissait seulement d’un échec temporaire, et qu’il allait ramener Barrios à la rescousse ; mais où étaient maintenant les projets de don Martin (dont le langage ironique avait toujours gêné vaguement le Capataz), de don Martin échoué sur la Grande Isabelle ? Ils lâchaient tous pied ! Jusqu’à don Carlos ! L’enlèvement précipité du trésor le disait bien ! Exaspéré jusqu’à la folie par l’idée du tort qu’il venait de subir, le Capataz des Cargadores accusait le monde entier de mensonge et de couardise. On l’avait trahi !

L’ombre infinie de l’Océan, derrière lui, faisait face aux pics altiers groupés autour de la blancheur brumeuse de l’Higuerota. Nostromo, sorti de son silence et de son immobilité par un éclat de rire bruyant, se leva d’un bond, et resta sur place… Il fallait s’en aller. Mais où ?

« Ils nous élèvent et nous dressent comme des chiens pour combattre et chasser à leur intention ! fit-il lentement d’un ton de colère. Le vecchio avait raison. »

Il voyait encore le vieux Giorgio tirer sa pipe de sa bouche pour jeter par-dessus son épaule ces paroles, dans le café plein de mécaniciens et de monteurs du chemin de fer. Ce souvenir fixa le cours de ses pensées vagabondes. Il songea à retrouver le vieux Giorgio, si c’était possible. Dieu sait ce qui pouvait lui être arrivé. Il fit quelques pas, puis s’arrêta de nouveau en secouant la tête. À droite et à gauche, devant et derrière lui, les buissons touffus frémissaient mystérieusement dans l’ombre.

« Teresa avait raison aussi », ajouta-t-il d’un accent morne où perçait une note d’angoisse. Il se demanda si elle était morte irritée contre lui, ou vivait encore. Comme pour répondre à cette question, faite à moitié d’espoir et de remords, un gros hibou, au vol furtif et gauche, passa devant lui, comme une lourde masse confuse, en jetant son cri lugubre : « Ya-acabo ! Ya-acabo ! Tout est fini ! Tout est fini ! », annonciateur de malheur et de mort, selon la croyance populaire. Devant l’effondrement de toutes les réalités qui faisaient sa force, il restait désarmé en face de la superstition, et frissonna légèrement. La Signora Teresa était donc morte ; le cri de l’oiseau de mauvais augure, ce premier bruit entendu à son retour, ce salut jeté à un homme trahi, ne pouvait avoir d’autre sens. Les puissances invisibles qu’il avait offensées en refusant d’amener un prêtre à une mourante élevaient la voix contre lui. Avec une logique admirable et bien humaine, il rapportait tout à lui-même. Teresa avait toujours été femme de bon conseil et le vieux Giorgio restait seul, accablé par cette perte, au moment où Nostromo aurait eu le plus besoin des conseils de sa sagesse. Le coup allait, pour quelque temps, rendre le vieux rêveur tout à fait stupide.

Quant au capitaine Mitchell, Nostromo le considérait, selon la coutume des fidèles seconds, comme un homme appelé peut-être, par sa situation, à signer des papiers et à donner des ordres, mais à tout autre égard, comme un incapable, et, au demeurant, comme un imbécile. La nécessité quasi quotidienne de le circonvenir, aussi bien que la suffisance pompeuse et bourrue du vieux marin, avaient fini par peser, à la longue, à Nostromo. Il éprouvait d’abord une satisfaction intime à triompher de ces petites difficultés, mais cette satisfaction fit vite place à la lassitude que ressent l’homme sûr de lui devant la certitude du succès et la monotonie de l’effort. Il se méfiait d’un supérieur toujours porté à faire des embarras, et lui refusait, dans son for intérieur, un jugement sérieux. On ne pouvait espérer qu’informé du véritable état de choses, il sût garder le silence et s’abstenir de projets irréalisables. Nostromo craignait de lui confier son secret, comme on redoute de se mettre sur le dos un durable tracas ; l’homme était dépourvu de tout discernement ; il parlerait du trésor et Nostromo était arrivé à la conclusion qu’il n’en fallait pas révéler la cachette, qu’il ne fallait pas en trahir l’existence.

Ce mot de trahir revenait avec insistance dans son esprit. Son imagination trouvait, dans cette notion claire et simple trahison, une explication lumineuse à la façon dont on avait disposé de lui, dont on avait abusé de son insouciance pour l’arracher à son existence ordinaire, et pour l’embarquer dans une affaire où l’on ne tenait nul compte de sa personnalité. Un homme trahi est un homme perdu. La Signora Teresa — que Dieu ait son âme ! — voyait juste : on n’avait jamais fait de lui aucun cas réel. Perdu ! Il revoyait maintenant la forme blanche courbée sur le lit, les cheveux noirs dénoués, le large front et le visage douloureux levés vers lui ; il entendait les imprécations furieuses qui empruntaient une signification dramatique et terrible à l’approche de la mort. Car ce n’était pas pour rien que l’oiseau de malheur avait poussé au-dessus de sa tête son cri lamentable. Elle était morte : Dieu ait son âme !

Bien que Nostromo partageât les sentiments anticléricaux des masses populaires, son esprit formulait ce souhait pieux, par la force de l’habitude, mais pourtant avec une sincérité profonde. L’esprit populaire est incapable de scepticisme, et cette incapacité livre sans défense les gens du peuple aux jongleries des escrocs comme à l’enthousiasme impitoyable des visionnaires inspirés. Elle était morte. Dieu consentirait-il à recevoir son âme ? Elle était morte sans confession et sans absolution, parce qu’il lui avait refusé un dernier moment de son temps. Son mépris pour les prêtres restait entier, mais après tout, il était impossible de savoir si leurs affirmations n’étaient pas fondées. Puissance, punition, pardon : ce sont des idées simples et faciles à comprendre. Le magnifique Capataz des Cargadores, maintenant que lui faisaient défaut certaines réalités tangibles, telles que l’adulation des femmes, l’admiration des hommes, l’éclat d’un prestige reconnu, était tout prêt à sentir sur ses épaules le poids d’un sacrilège.

Tête nue, dans sa chemise et son pantalon mince, il sentait encore à la plante des pieds la chaleur du sable fin. Loin devant lui s’arrondissait la grève étroite dont la longue courbe limitait ce côté désert du port. Il marchait sur le rivage, comme une âme en peine, entre les bouquets de palmiers sombres et la nappe d’eau qui gardait, à sa droite, une immobilité de mort.

Il s’avançait à grands pas décidés, dans le silence et la solitude, comme s’il eût oublié toute précaution et toute prudence. Mais il savait que, de ce côté de l’eau, il ne risquait point d’être découvert. Le seul habitant de la côte était un Indien sauvage, apathique et silencieux gardien des palmeraies, dont il apportait parfois une charge de cocos pour les vendre en ville. Il vivait sans femme, dans un hangar ouvert, devant un feu de bois sec toujours allumé, près d’un vieux canot tiré sur la berge, la quille en l’air. Il était facile à éviter.

L’aboiement des chiens, près du rancho de l’homme, ralentit pourtant le pas de Nostromo. Il avait oublié les chiens. Il fit un crochet brusque et s’engagea sous la palmeraie, comme dans une salle immense à colonnes sans nombres ; au-dessus de sa tête, l’obscurité profonde s’animait de faibles murmures et de frémissements silencieux. Il traversa le bois, s’engagea dans un ravin et gravit une falaise abrupte, dont la crête était dépouillée de végétation.

Du sommet, à la vague clarté des étoiles, il pouvait distinguer la plaine, entre le port et la ville. Dans les bois, un oiseau de nuit faisait entendre un étrange bruit de tambour et, sur la grève, au-delà de la palmeraie, les chiens de l’Indien continuaient d’aboyer furieusement. Étonné de leur agitation, il tenta de percer la nuit, et fut surpris de constater sur le sol des mouvements étranges, comme si des morceaux allongés de la plaine se fussent mis à bouger. Les masses sombres et remuantes, qui tantôt accrochaient et tantôt éludaient le regard, semblaient pourtant s’éloigner sans cesse du port, avec une régularité qui disait l’ordre prémédité. Nostromo sentit une lumière inonder son esprit : c’était une colonne d’infanterie qui marchait dans la nuit, pour gagner les plateaux ravinés, au pied des montagnes. Mais son ignorance profonde des événements l’empêchait de se poser des questions et de risquer des conjectures.

La plaine avait retrouvé son immobilité sombre. Nostromo quitta la crête pour regagner la solitude découverte entre la mer et le port. Cette étendue, indéfiniment élargie par l’obscurité, faisait mieux sentir au Capataz son profond isolement. Son pas se ralentit : personne ne l’attendait ; personne ne songeait à lui ; nul n’espérait ou ne souhaitait son retour.

— Trahi ! Trahi ! grommelait-il en lui-même. Qui s’en inquiétait ? Il aurait bien pu être noyé, nul ne s’en serait soucié, en dehors des fillettes… peut-être ? Mais elles étaient chez la Señora anglaise et ne pensaient pas du tout à lui.

Il hésitait à se diriger vers la casa Viola. Pourquoi faire ? Qu’y pouvait-il chercher ? Tout à la fois semblait lui faire défaut dans la vie, selon la prédiction méprisante de Teresa. Il avait douloureusement conscience de l’appréhension qui ralentissait son pas. Était-ce donc là ce remords qu’elle lui avait annoncé, au moment, sans doute, de son dernier souffle ?

Il n’obliqua pas moins à gauche, obéissant à une sorte d’instinct qui le ramenait vers la jetée et le port, théâtres de sa besogne quotidienne. La Douane dressa tout à coup devant lui l’étendue morne de ses murs, semblables à des murs d’usine. Son approche n’éveilla aucun bruit ; il contourna avec prudence la façade de la bâtisse, et s’étonna d’y voir deux fenêtres éclairées.

Ces deux fenêtres qui brillaient seules sur le port, dans toute l’étendue de la bâtisse abandonnée, évoquaient la veillée solitaire de quelque gardien mystérieux. Leur isolement était presque tangible. Une forte odeur de bois brûlé flottait, avec un brouillard léger faiblement perceptible sous la lueur des étoiles. Le Capataz avançait dans le profond silence, où le cri d’innombrables cigales cachées dans l’herbe semblait positivement assourdissant à ses oreilles tendues. Lentement, pas à pas, il pénétra dans le vestibule, tout sombre et rempli d’une âcre fumée.

Un grand feu allumé contre l’escalier n’était plus qu’un mince tas de braise. Il n’avait pu incendier les marches dont le bois dur résistait à ses morsures et dont seules les premières charbonnaient avec leurs bords dessinés par une ligne mouvante d’étincelles. En haut de l’escalier, une bande de lumière sortait par une porte ouverte. Elle tombait sur le vaste palier tout embrumé par une colonne de fumée qui montait lentement. Elle sortait de la pièce qu’il cherchait. Nostromo grimpa l’escalier, puis s’arrêta : il venait de voir, sur l’un des murs, une ombre d’homme. C’était une ombre informe aux épaules levées, l’ombre d’un individu qui restait immobile, la tête baissée, hors de la portée de son regard. Le Capataz se souvint qu’il était tout à fait désarmé et fit un pas de côté. S’effaçant dans un coin sombre, tout droit, les yeux fixés sur la porte, il attendit.

L’énorme bâtisse, spacieuse comme une caserne, ruinée avant d’être achevée, et dépourvue de plafonds sous ses toits très hauts, était tout envahie par la fumée qui flottait de droite et de gauche, au gré des courants d’air, dans l’obscurité des vastes pièces et des couloirs nus. Les volets battaient et l’un d’eux frappa brusquement le mur avec un bruit sec, comme si quelque main impatiente l’eût poussé. Un morceau de papier volait sur le plancher. L’homme, quel qu’il fût, ne projetait pas son ombre sur le carré lumineux de la porte. Deux fois, le Capataz hasarda un pas hors de sa cachette, et tendit le cou dans l’espoir de deviner la raison de cette immobilité. Mais il ne distinguait dans l’ombre difforme que des épaules larges et une tête baissée. L’homme devait être occupé et ne bougeait pas d’une ligne, comme s’il eût été plongé dans la méditation ; peut-être lisait-il un journal. Nul bruit ne sortait de la pièce.

Le Capataz recula une fois encore. Il se demandait quel pouvait être cet homme : un Montériste, peut-être ? Mais il craignait de se montrer, car la découverte prématurée de sa présence à terre pouvait, pensait-il, mettre le trésor en péril. Il lui semblait impossible, possédé qu’il était par son secret, que le premier venu ne tirât pas de sa présence à Sulaco une conclusion exacte. Il n’en serait plus de même après deux ou trois semaines. Nul ne pourrait affirmer qu’il n’eût pas regagné la ville par l’intérieur des terres et ne fût descendu dans un port hors des limites de la République. L’existence du trésor rendait ses pensées confuses et le remplissait d’une angoisse toute particulière, comme si sa vie même en eût dépendu. Elle le faisait hésiter devant le mystère de cette porte éclairée. Que le diable emportât l’homme ! Il n’avait nullement envie de le voir, et son visage, connu ou non, ne lui apprendrait rien. Il était imbécile de perdre son temps à attendre ainsi.

Cinq minutes à peine après son entrée dans le bâtiment, le Capataz effectuait sa retraite. Il descendit l’escalier sans encombre, jeta par-dessus son épaule un dernier regard vers la lumière du palier et traversa furtivement le vestibule. Mais au moment précis où il franchissait la grande porte, avec l’idée d’échapper à l’attention de l’homme assis là-haut, un individu, dont il n’avait pas entendu le pas rapide devant la façade de la Douane, donna en plein contre lui. Les deux hommes laissèrent échapper une sourde exclamation de surprise, reculèrent d’un pas, et se tinrent immobiles dans l’ombre. Nostromo resta silencieux. L’autre demanda, le premier, d’une voix assourdie par la stupeur :

— Qui va là ?

Nostromo avait cru déjà reconnaître le docteur Monygham. Il ne conservait plus de doute maintenant. Il eut une seconde d’hésitation. L’idée de s’esquiver sans un mot se présenta à son esprit. Mais à quoi bon ? Une étrange répugnance à prononcer le nom que tout le monde lui donnait lui tint encore un instant la bouche close. Il finit par dire pourtant, à voix basse :

— Un Cargador.

Et il fit un pas vers le docteur. Celui-ci restait stupéfait. Il leva les bras et, oublieux de toute prudence, cria sa surprise devant le miracle de cette rencontre. Nostromo lui ordonna rudement de modérer les éclats de sa voix. La Douane n’était pas aussi déserte qu’elle le paraissait ; il y avait quelqu’un dans la chambre du premier étage.

La surprise causée par un fait prodigieux est le moins durable de ses effets. L’esprit humain, sollicité sans cesse par la crainte ou le désir, est porté à négliger, dans les événements, leur côté merveilleux. Aussi est-ce d’un ton parfaitement naturel que le docteur demanda à cet homme que, deux minutes plus tôt, il croyait noyé au fond du golfe :

— Vous avez vu un homme là-haut ? Vraiment ?

— Non, je ne l’ai pas vu !

— Alors, comment savez-vous qu’il y en a un ?

— Je fuyais son ombre, lorsque nous nous sommes rencontrés.

— Son ombre ?

— Oui, son ombre dans la pièce éclairée, fit Nostromo d’un ton dédaigneux.

Appuyé, les bras croisés, contre le mur de l’immense bâtisse, il baissa la tête et se mordit légèrement les lèvres, sans regarder le docteur.

— Maintenant, se disait-il, il va m’interroger sur le trésor.

Mais les pensées du docteur s’attachaient à un événement qui, pour n’être pas aussi prodigieux que la résurrection de Nostromo, ne laissait pourtant pas d’être, en soi, beaucoup moins clair. Pourquoi Sotillo avait-il, avec cette soudaineté et ce mystère, éloigné toutes ses troupes ? Que présageait un tel mouvement ? Le docteur s’avisa que l’homme signalé par Nostromo devait être un officier laissé par le colonel pour communiquer avec lui.

— Je crois qu’il m’attend, dit-il.

— C’est possible.

— Il faut que je m’en assure. Ne partez pas encore, Capataz.

— Partir ? Pour où ? murmura Nostromo.

Le docteur l’avait déjà quitté, et il restait appuyé contre le mur, les yeux sur la nappe sombre du port, les oreilles pleines du chant aigre des cigales. Une torpeur invincible envahissait son être et lui enlevait toute volonté.

— Capataz ! Capataz ! appela de l’étage supérieur la voix pressante du docteur Monygham.

L’idée de ruine et de trahison planait sur la sombre indifférence de Nostromo, comme au-dessus d’une mer inerte de bitume. Il s’éloigna pourtant du mur et leva les yeux. Le docteur Monygham se penchait à l’une des fenêtres éclairées.

— Venez voir ce qu’a fait Sotillo. Vous n’avez rien à craindre.

Nostromo répondit par un rire bref et amer. Craindre un homme ! Le Capataz des Cargadores de Sulaco, craindre un homme ! Il sentait monter sa colère au simple énoncé d’une telle idée. Il souffrait de se sentir désarmé, contraint à se cacher, mis en péril par ce maudit trésor, si peu important pour les gens qui le lui avaient fourré sur les bras. Il ne pouvait plus se débarrasser de cette misère ! Aux yeux de Nostromo, le docteur représentait tous ces gens-là. Et il ne s’était même pas inquiété du trésor ; il n’avait pas eu un mot pour l’expédition terrible entreprise par le Capataz des Cargadores.

Ruminant ces pensées, Nostromo affronta de nouveau le vide du vestibule où la fumée se faisait plus claire, et monta l’escalier dont les marches étaient maintenant moins chaudes sous ses pieds. Il regardait la porte éclairée où s’encadra un instant la silhouette agitée et impatiente du docteur.

— Venez ! Venez !

Au moment de pénétrer dans la pièce, Nostromo éprouva une brusque surprise. L’homme n’avait pas bougé ! Son ombre restait à la même place ! Il tressaillit et avança, sentant le mystère se dissiper.

C’était bien simple. Il eut, pendant une fraction infinitésimale de seconde, sous la lueur fumeuse des chandelles coulantes, à travers le mince brouillard bleu dont l’âcreté piquait ses yeux, la vision de l’homme tel qu’il se l’était imaginé, debout, adossé à la porte, projetant sur le mur une ombre gigantesque et difforme. Puis, rapide comme l’éclair, il eut la perception de la posture forcée, déséquilibrée de l’individu, avec les épaules saillantes et la tête penchée sur la poitrine. Il distingua les bras passés derrière le dos, et si brutalement retournés que les deux poings liés remontaient plus haut que les omoplates. Dans la même seconde, son regard saisit la courroie qui partait des poignets pour s’enrouler autour de la grosse poutre et, de là, allait s’accrocher à un crampon du mur. Point n’était besoin de regarder les jambes rigides, les pieds pendants avec leurs orteils nus, à six pouces environ du sol, pour comprendre que l’homme avait subi l’estrapade jusqu’à la syncope.

Le premier mouvement de Nostromo fut de bondir pour couper la corde. Il chercha son couteau. Mais il n’avait pas de couteau, pas même de couteau ! Il restait frémissant, tandis que le docteur, assis sur le bord de la table contemplait d’un air pensif le spectacle atroce et lamentable, et murmurait sans bouger, le menton dans la main :

— Torturé et tué d’un coup de pistolet au cœur. Il est déjà presque froid !

Cette assurance calma le Capataz. Une des chandelles grésilla sur le flambeau et s’éteignit.

— Qui a fait cela ? demanda Nostromo.

— Sotillo, évidemment. Qui voulez-vous que ce soit ? Qu’on l’ait torturé, c’est naturel ! mais pourquoi tué ?

Et le docteur regardait fixement Nostromo, qui haussa légèrement les épaules.

— Et voyez : tué brusquement, sans réflexion, c’est évident. Je voudrais bien pouvoir résoudre ce mystère.

Nostromo s’était avancé et se penchait pour regarder le cadavre.

— Il me semble avoir vu cette physionomie-là quelque part, murmura-t-il. Qui est-ce ?

Le docteur tourna de nouveau les yeux vers lui :

— Peut-être envierai-je son sort, un jour. Qu’en pensez-vous, Capataz, hein ?

Mais Nostromo n’avait pas entendu ces paroles. Il saisit la chandelle qui brûlait encore et l’approcha de la tête penchée. Le docteur restait assis, oublieux de tout, les yeux perdus. Tout à coup, le lourd chandelier roula sur le sol, comme si on l’eût arraché aux mains de Nostromo.

— Eh bien ? s’écria le docteur en levant les yeux avec un tressaillement.

Il entendait la respiration haletante du Capataz des Cargadores qui s’appuyait à la table. La brusque extinction de la lumière fit apparaître, dans l’embrasure noire des fenêtres, la clarté des étoiles.

— C’est vrai ! C’est vrai ! se dit le docteur en anglais. Il y a de quoi le faire sortir de sa peau !

Nostromo étouffait. Sa tête tournait.

— Hirsch ! C’était Hirsch, cet homme !

Il se cramponnait au bord de la table.

— Mais il se cachait dans la gabare, cria-t-il sans presque modérer sa voix.

Puis, plus bas :

— Dans la gabare, et… et…

— Et Sotillo l’a ramené en ville, fit le docteur. Vous n’êtes pas plus stupéfait que moi de le voir là. Mais je voudrais bien savoir ce qui a pu inciter une âme charitable à lui tirer un coup de pistolet.

— Alors Sotillo sait… ? demanda Nostromo d’un ton plus calme.

— Tout ! interrompit le docteur.

Il entendit le Capataz frapper la table du poing.

— Tout ? Qu’est-ce que vous me racontez-là ? Tout ? Il sait tout ? C’est impossible ! Tout ?

— Mais si ! Qu’appelez-vous impossible ? Je vous dis que j’ai assisté hier soir, dans cette même pièce, à l’interrogatoire de ce malheureux Hirsch. Il savait votre nom, celui de Decoud et l’histoire des lingots… La gabare a été coupée en deux. Une terreur abjecte le faisait ramper devant Sotillo, mais il se souvenait de cela, au moins. Que voulez-vous de plus ? C’est sur son propre compte qu’il en savait le moins… On l’a trouvé accroché à l’ancre, qui avait dû le cueillir au moment même où votre gabare sombrait.

— Sombrait ! répéta doucement Nostromo ; voilà ce que croit Sotillo ? Bueno !

Le docteur demanda avec quelque impatience ce que l’on aurait pu imaginer d’autre. Oui, Sotillo pensait que la barque avait coulé et que le Capataz des Cargadores avait été noyé avec Martin Decoud et un ou deux autres fugitifs, peut-être.

— Je vous disais bien, Señor doctor, remarqua Nostromo, que Sotillo ne savait pas tout.

— Eh ? que voulez-vous dire ?

— Il ne savait pas que je n’étais pas mort.

— Nous non plus !

— Et peu vous importait, sans doute, à vous tous, Caballeros, qui étiez venus sur le quai pour voir un homme de chair et de sang comme vous s’engager dans une folle équipée dont il ne pouvait rien sortir de bon.

— Vous oubliez, Capataz, que je n’étais pas sur le quai et que je n’ai jamais approuvé votre expédition. Inutile donc de vous en prendre à moi. Mais je vous avoue, mon ami, que nous n’avons guère eu le temps de penser aux morts. La mort nous serre tous de près, en ce moment… Et vous étiez parti…

— Oui, j’étais parti, interrompit Nostromo, mais dans quel intérêt ? Dites-le-moi ?

— Cela, c’est votre affaire, répondit brusquement le docteur. Ne me le demandez pas.

Leur murmure s’apaisa dans la nuit. Assis sur le bord de la table, ils sentaient leurs épaules se toucher, mais ne se regardaient pas. Leurs yeux restaient fixés sur le fond de la pièce, sur une forme rigide, à demi perdue dans la pénombre, qui paraissait, avec sa tête tendue, ses épaules saillantes et son immobilité sinistre, prêter une oreille attentive à toutes leurs paroles.

— Muy bien ! grommela enfin Nostromo. Soit ! Teresa avait raison. C’est mon affaire.

— Teresa est morte, fit distraitement le docteur, qui se laissait aller à des pensées nouvelles suggérées par ce qu’on aurait pu appeler la résurrection de Nostromo. Elle est morte, la pauvre femme.

— Morte sans prêtre ? demanda Nostromo avec anxiété.

— Quelle question ! Qui serait allé lui chercher un prêtre, la nuit dernière ?

— Dieu ait son âme ! s’écria Nostromo avec une ferveur sombre et désespérée.

Le docteur n’eut pas le temps de s’étonner de cet accent ; le Capataz reprenait le fil de la conversation et poursuivait d’un ton sinistre :

— Oui, Señor doctor, comme vous le disiez, c’est mon affaire. Et une très vilaine affaire encore !

— Il n’y a pas deux hommes dans cette partie du monde qui auraient pu, comme vous, se sauver à la nage, fit le docteur avec admiration.

Le silence retomba entre ces deux êtres. Ils réfléchissaient, et la diversité de leurs natures faisait diverger le cours des pensées suscitées en eux par cette rencontre. Monygham, poussé par sa loyauté envers les Gould à des actions téméraires, songeait avec gratitude à la série des événements qui avaient ramené le marin là où il pouvait le plus pour le salut de la mine. Le docteur était dévoué à la mine, qui se présentait à ses yeux de cinquante ans sous l’aspect d’une jeune femme à la longue robe souple, à la tête délicieusement chargée d’une lourde masse de cheveux blonds, dont l’âme précieuse et délicate, fine comme un bijou ou comme une fleur, se révélait dans toutes ses attitudes. Cette vision prenait, à mesure que se précisaient les dangers autour de la mine de San-Tomé, netteté, permanence, autorité absolue. Elle réclamait son concours ! Cet appel, dégagé de toute idée d’espoir ou de récompense, rendait très redoutable pour lui comme pour les autres, les pensées, les décisions, l’individualité du docteur Monygham. Devant le sentiment de fierté qu’il éprouvait à voir dans son dévouement l’unique barrière dressée entre une femme admirable et un affreux désastre, tout scrupule s’évanouissait.

C’était une sorte d’ivresse qui le rendait parfaitement indifférent au sort de Decoud, mais lui laissait l’esprit assez lucide pour apprécier son plan politique. C’était une bonne idée, dont Barrios pouvait seul amener la réalisation. L’âme du docteur, frappée et desséchée par la honte d’une disgrâce morale, empruntait à sa tendresse une implacable rigueur. Le retour de Nostromo lui paraissait providentiel. Il ne voyait pas en lui l’homme, l’homme échappé aux griffes de la mort, mais le seul messager qu’il fût possible d’envoyer à Cayta, l’homme nécessaire ! La méfiance qu’affichait pour l’humanité la misanthropie du docteur, misanthropie d’autant plus amère qu’elle prenait sa source dans le sentiment de sa propre défaillance, ne haussait pas assez son esprit au-dessus des communes faiblesses. Il subissait l’ascendant d’une réputation établie, et la fidélité de Nostromo, trompettée par le capitaine Mitchell, partout proclamée et certifiée par l’aveu général, n’avait jamais été mise en doute par le docteur Monygham. Ce n’était pas à l’heure d’un pressant besoin qu’il allait s’aviser de le faire. Comme les autres, le docteur Monygham adoptait l’opinion populaire sur l’incorruptibilité du Capataz des Cargadores, parce qu’aucune parole ni aucun acte n’étaient jamais venus y contredire. Elle semblait faire partie intégrante de l’homme, au même titre que ses favoris ou ses dents, et l’on ne pouvait se le représenter autrement.

Seulement, voudrait-il se charger d’une mission aussi redoutable ? Le docteur était assez observateur pour avoir remarqué quelque chose de nouveau dans les façons de l’homme, depuis le début de leur conversation. Sans doute ne pouvait-il se consoler de la perte du trésor.

— Il faudra m’en remettre entièrement à sa loyauté, se disait-il avec une certaine compréhension de celui auquel il s’adressait.

Chez Nostromo, le silence était plein de sombre irrésolution, de colère et de méfiance. C’est lui pourtant qui le rompit.

— La grande affaire n’a pas été de nager, fit-il. C’est ce qui s’est passé avant… et ce qui viendra après…

Il ne finit pas sa phrase, s’arrêtant court comme si sa pensée avait buté contre un obstacle matériel. Le docteur machinait en lui-même ses plans avec une subtilité machiavélique. Il reprit avec toute la sympathie dont il était capable :

— C’est très malheureux, Capataz, mais nul ne songerait à vous blâmer. C’est très malheureux. Pour commencer, le trésor n’aurait jamais dû quitter la montagne. C’est Decoud qui a voulu… Il est mort, inutile d’en parler.

— En effet, approuva Nostromo, il est inutile de parler des morts. Mais moi, je ne suis pas encore mort !

— Non, certes, et il fallait, pour se sauver dans de telles conditions, un courage comme le vôtre.

En prononçant ces paroles, Monygham était sincère. Il appréciait fort l’intrépidité de cet homme, dont il faisait d’ailleurs peu de cas. Il méprisait l’humanité en général, pour avoir lui-même failli à son idéal, dans une circonstance particulière. Il avait dû, à maintes reprises, au cours de son exil, affronter seul des dangers physiques, et il en connaissait bien l’élément le plus redoutable et commun à tous : cette sensation écrasante, paralysante aussi de faiblesse, qui annihile l’homme en lutte avec des forces naturelles, loin des yeux de ses semblables. Ses expériences passées l’avaient parfaitement préparé à apprécier la scène que lui représentait son imagination : cette brutale immersion de Nostromo, précipité, après des heures d’anxiété et de tension nerveuse, dans l’abîme de l’eau et des ténèbres, sans ciel et sans terre, ce qui ne l’avait pas empêché d’affronter le péril d’un cœur vaillant et de s’en tirer de remarquable façon. Certes, c’était, comme chacun le savait, un nageur incomparable que Nostromo ; mais, plus encore que son effort physique, le docteur appréciait ici la maîtrise de son esprit. Ce courage lui plaisait, il en augurait bien pour le succès de la mission périlleuse qu’il se proposait de confier au Capataz, rendu d’une manière extraordinaire à ses vœux. Et c’est sur un ton d’admiration flatteuse qu’il poursuivit :

— Il devait faire affreusement noir !

— C’était la plus noire des nuits du golfe, répondit brièvement Nostromo, à demi touché pourtant par la vague curiosité que le docteur semblait témoigner pour ses aventures. Il laissa tomber, avec une nonchalance affectée et dédaigneuse, quelques phrases imagées. Il se sentait communicatif et attendait des marques nouvelles d’un intérêt qu’il pourrait agréer ou dédaigner, mais qui lui rendrait au moins sa personnalité, la seule chose qu’il eût perdue dans cette redoutable affaire. Malheureusement, le docteur, absorbé par la pensée de l’aventure périlleuse où il allait se lancer lui-même, suivant son idée avec une logique inflexible, laissa échapper cette exclamation de regret :

— Je regrette presque que vous n’ayez pas appelé et allumé un feu !

Ces paroles imprévues stupéfièrent Nostromo par ce qu’elles paraissaient trahir de froid et monstrueux égoïsme. C’était dire : « Je voudrais que vous eussiez fait montre de lâcheté et que vous vous fussiez, pour votre peine, fait couper la gorge. » Il se les appliquait naturellement à lui-même, alors que, formulées avec simplicité et avec bien des réserves mentales, elles ne visaient que le trésor. Il en resta muet de surprise et de colère, et le sang qui battait violemment dans ses oreilles l’empêcha d’entendre le docteur poursuivre :

— Je suis bien convaincu que Sotillo, une fois maître des lingots, aurait viré de bord pour gagner un port quelconque de l’étranger. C’eût été une perte, au point de vue économique, mais une perte moins sérieuse que la disparition du trésor au fond de l’eau. C’eût été la meilleure solution, après celle qui consistait à le garder en main et à en distraire une partie pour acheter Sotillo. Mais je doute que Charles Gould eût jamais consenti à prendre cette décision. Il n’est pas fait pour le Costaguana, voilà qui est certain, Capataz.

Nostromo avait réussi à maîtriser la colère qui faisait dans ses oreilles un bruit de tempête ; cet effort parut le transformer, et c’est d’une voix calme, posée et réfléchie qu’il demanda, en entendant le nom de Charles Gould :

— Croyez-vous que don Carlos eût été satisfait de me voir livrer le trésor ?

— Je crois bien qu’à l’heure actuelle ils le seraient tous, répondit le docteur d’un ton bourru. On ne m’a pas consulté et on a laissé faire Decoud. Je suppose qu’ils ont les yeux ouverts maintenant. En ce qui me concerne, au moins, je sais bien que si le trésor était, par miracle, rejeté à la côte, je le donnerais à Sotillo. Et, dans l’état actuel des choses, tout le monde m’approuverait.

— Rejeté par miracle, répéta le Capataz très bas.

Puis, à voix plus haute :

— Voilà, Señor, un miracle que nul saint ne pourrait accomplir.

— Je le crois, dit sèchement le docteur. Et il se mit à expliquer à Nostromo pourquoi, à son avis, Sotillo constituait un élément dangereux dans la situation. Le marin l’écoutait comme en rêve. Il ne se sentait pas plus d’importance que ce mort dont la forme indistincte et immobile pendait toute droite sous la poutre, avec son air d’attention profonde, terrible exemple encore de l’oubli et de l’indifférence des hommes.

— Alors, c’est pour une absurde fantaisie, pour une lubie que l’on est venu me chercher ? interrompit-il brusquement. N’avais-je pas fait assez déjà pour mériter quelque considération, por Dios ! Est-ce que les beaux messieurs ne peuvent plus se donner la peine de réfléchir quand un homme du peuple est prêt à risquer pour eux son corps et son âme ?… À supposer toutefois que nous ayons une âme et ne soyons pas comme les chiens…

— Mais on avait un plan, riposta le docteur, le plan de Decoud…

— Oui ! Et le richard de San Francisco qui avait aussi quelque chose à voir avec le trésor, que sais-je moi ? Non ! j’en ai trop entendu ! Il me semble que tout est permis aux riches.

— Je comprends, Capataz… commença le docteur.

— Comment… Capataz ? s’écria Nostromo d’un ton âpre et violent. C’en est fini du Capataz ! Il est mort ! Oh ! non. Vous ne trouverez plus de Capataz des Cargadores.

— Allons ! Voyons ! C’est enfantin ! fit le docteur, et l’autre tout à coup apaisé :

— C’est vrai, je me conduis comme un enfant ! murmura-t-il.

Ses yeux se portèrent de nouveau sur le cadavre suspendu qui paraissait, dans son immobilité terrible, prêter à la conversation une attention polie, et il demanda d’un ton rêveur :

— Pourquoi Sotillo a-t-il donné l’estrapade à ce pauvre être ? Le comprenez-vous ? Pouvait-il y avoir pour lui plus affreuse torture que sa terreur ? Qu’on l’ait tué, je le comprends : son épouvante était intolérable à voir. Mais pourquoi l’avoir fait souffrir ? Il n’avait rien à dire de plus.

— Non, certes, tout homme raisonnable pouvait s’en rendre compte. Il avait dit tout ce qu’il savait. Mais écoutez, Capataz, Sotillo n’ajoutait pas foi à son récit. Pas à tout son récit, du moins.

— Qu’est-ce qu’il n’en voulait pas croire ? Je ne comprends pas.

— Moi, je comprends, parce que j’ai vu l’individu. Sotillo se refuse à admettre la perte du trésor.

— Que dites-vous ? s’écria le Capataz atterré.

— Ça vous étonne, hein ?

— Voulez-vous dire, Señor, poursuivit Nostromo d’un ton résolu mais prudent, que Sotillo s’imagine le trésor sauvé par un moyen quelconque ?

— Non ! Non ! Ce serait impossible, fit le docteur avec conviction, tandis que Nostromo poussait un grognement dans l’ombre. Ce serait impossible. Il croit seulement que la gabare ne contenait plus de lingots lorsqu’elle a été coulée. Il est convaincu qu’on a fait semblant d’emporter le trésor, et que c’est une comédie montée pour tromper Gamacho et sa Garde Nationale, Pedrito Montero, Fuentès, notre nouveau Chef politique et lui-même aussi. Seulement, à l’entendre, il n’est pas assez bête pour se laisser abuser de la sorte.

— Mais c’est insensé ! C’est le plus grand imbécile qui se soit appelé colonel, dans ce pays de malheur, gronda Nostromo.

— Il n’est pas plus fou que bien des hommes raisonnables, répliqua le docteur. Il a fini par se convaincre que l’on trouvera le trésor, parce qu’il désire passionnément mettre la main dessus. Et il a peur aussi que ses officiers se tournent contre lui ou se rallient à Pedrito, qu’il n’a ni le courage de combattre ni de rejoindre comme allié. Comprenez-vous, Capataz ? Il ne redoute point de désertion tant que subsistera un espoir de retrouver cette proie convoitée. Et je me suis donné pour tâche d’encourager en lui cet espoir.

— Vraiment ? fit Nostromo avec circonspection. Eh bien ! c’est une belle entreprise. Mais combien de temps pensez-vous jouer ce jeu-là ?

— Aussi longtemps que je le pourrai.

— C’est-à-dire ?

— Je ne puis vous le dire exactement : tant que je vivrai, déclara le docteur d’un accent résolu.

Puis il fit, en quelques paroles, le récit de son arrestation et des circonstances qui avaient amené Sotillo à le relâcher.

— Je venais retrouver ce coquin imbécile, lorsque nous nous sommes rencontrés, conclut-il.

Nostromo l’avait écouté avec une attention profonde.

— Alors vous êtes résigné à une mort prochaine ? grommela-t-il entre ses dents serrées.

— C’est possible, illustre Capataz, répondit le docteur d’un ton bourru. Vous n’êtes pas le seul homme ici qui sache regarder en face la perspective d’une vilaine mort.

— C’est probable, marmotta Nostromo assez fort pour être entendu. Peut-être même y a-t-il plus de deux imbéciles dans cette ville. Qui sait ?

— C’est mon affaire, en tout cas, répliqua brièvement le docteur.

— Oui, comme c’était mon affaire d’emporter au loin ce maudit trésor, riposta Nostromo. Je vois ! Bon ! Nous avons chacun nos raisons. Mais vous êtes le dernier homme avec qui j’aie causé avant mon départ, et vous paraissiez me prendre pour un imbécile.

Nostromo s’irritait fort du mépris sardonique que le docteur semblait affecter pour sa réputation. L’ironie légère de Decoud à son endroit l’avait gêné aussi ; mais la familiarité d’un homme tel que don Martin était flatteuse, tandis que le docteur était un homme de rien. Nostromo se rappelait l’avoir vu rôder dans les rues de Sulaco, en réprouvé sans le sou, sans amis et sans relations, jusqu’au jour où don Carlos Gould l’avait pris au service de la mine.

— Vous êtes peut-être très sage, poursuivit-il d’un ton pensif en laissant ses yeux errer dans l’obscurité de la pièce, où planait le mystère lugubre du cadavre torturé. Mais je ne suis plus aussi naïf qu’à l’heure de mon départ. Et j’ai appris au moins une chose, c’est que vous êtes un homme dangereux.

Stupéfait, le docteur ne put que s’écrier :

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Si celui-là pouvait parler, il m’approuverait, répondit Nostromo, avec un geste de la tête vaguement perceptible contre la fenêtre constellée d’étoiles.

Cette accusation fit tressaillir le docteur. Mais le dévouement absolu qui accaparait toute sa sensibilité avait aussi cuirassé son cœur contre tout sentiment de remords ou de pitié. Il éprouva pourtant le besoin, pour apaiser ses scrupules, de crier son mépris d’une telle insinuation.

— Bah ! vous osez me dire cela, vous qui connaissez Sotillo ! J’avoue n’avoir pas un instant pensé à Hirsch. C’eût été peine perdue, d’ailleurs. Il est facile de voir que le sort du malheureux fut scellé au moment précis où il a saisi l’ancre. Scellé, je vous le dis ! Il était condamné, comme je le suis moi-même, très probablement !

Telles furent les paroles du docteur Monygham, en réponse à l’observation de Nostromo, dont il sentait trop le bien-fondé pour n’en pas éprouver une certaine gêne. Le docteur n’avait pas le cœur endurci, mais l’urgence et l’importance de la besogne qu’il avait assumée obscurcissaient pour lui toutes les autres considérations d’humanité. C’était en fanatique qu’il avait entrepris cette tâche qui ne lui plaisait d’ailleurs nullement. Au détriment même du plus vil des hommes, le mensonge, la fourberie, la fraude lui étaient odieux, odieux par instinct, par éducation, par tradition. Se rendre coupable de toutes ces bassesses et jouer un rôle de traître constituait pour ses goûts et ses sentiments une épreuve exécrable et terrible. Mais il avait fait ce sacrifice en toute humilité, et s’était dit amèrement :

— Je suis le seul homme désigné pour cette sale entreprise.

Il le croyait d’ailleurs. Il n’était pas subtil et sa simplicité était si grande que, sans aucune idée de mort héroïque, il accueillait avec satisfaction et réconfort la pensée du péril très sérieux auquel il s’exposait. Devant cette exaltation, la mort de Hirsch ne comptait que pour une petite partie de l’horreur générale. Le docteur considérait l’événement par son côté pratique. Que fallait-il en conclure ? Était-ce le signe d’un revirement dangereux dans les illusions de Sotillo ? Ce que le docteur ne pouvait pas comprendre, c’est que l’on eût tué l’homme de cette façon…

— Oui ; pourquoi ce coup de revolver ? se demandait-il.

Nostromo restait parfaitement silencieux.




Chapitre IX

Tourmenté par le doute et l’espoir, épouvanté par le son des cloches qui fêtaient l’arrivée de Pedrito Montero, Sotillo avait passé la matinée à se battre avec ses pensées, lutte à quoi le rendaient inapte le vide de son esprit et la violence de ses passions. Le désappointement, la cupidité, la fureur et la crainte faisaient dans l’esprit du colonel un tumulte plus bruyant que le vacarme des cloches dans la rue. Aucun des plans qu’il avait combinés n’avait abouti ; ni Sulaco ni l’argent de la mine n’étaient entre ses mains ; il n’avait accompli aucun exploit militaire de nature à consolider sa position et n’avait point levé le tribut énorme qui lui eût permis de se retirer. Ami ou ennemi, Pedrito Montero lui inspirait une véritable terreur et le son des cloches l’affolait.

Croyant tout d’abord à la possibilité d’une attaque immédiate, il avait tenu ses hommes sous les armes, près du port. Il arpentait la salle de la Douane, s’arrêtant parfois pour ronger les ongles de sa main droite et jeter sur le plancher un regard oblique ; puis, avec un regard de sombre fureur, il reprenait sa marche de fauve solitaire. Il avait posé sur la table son chapeau, sa cravache, son épée et son revolver. Ses officiers, groupés autour de la fenêtre qui regardait la ville, se disputaient une lorgnette que leur chef avait achetée à crédit, l’année précédente, chez Anzani. Elle passait de main en main, et le détenteur temporaire était harcelé de questions anxieuses.

— Mais il n’y a rien, il n’y a rien à voir ! répétait-il avec importance.

En effet, il n’y avait rien, et lorsque les hommes embusqués dans les fourrés autour de la casa Viola eurent reçu l’ordre de rallier le gros de la troupe, aucun signe de vie ne troubla la plaine aride et poussiéreuse qui s’étendait entre la ville et le port. Pourtant on signala, fort avant dans l’après-midi, un cavalier qui sortait par la porte de la ville et se dirigeait intrépidement vers la Douane. C’était un émissaire de Señor Fuentès, qu’on laissa approcher en le voyant seul. Il descendit de cheval devant la grande porte, salua l’assistance silencieuse avec une impudence joviale et demanda à être conduit sans tarder au « muy valliente » colonel.

En inaugurant ses fonctions nouvelles de Chef politique, le Señor Fuentès avait mis toute son adresse diplomatique à s’emparer du port aussi bien que de la mine. L’homme qu’il avait choisi pour négocier avec Sotillo était un notaire public que la révolution avait trouvé languissant dans la prison commune, sous l’inculpation de faux. Libéré par la foule, en même temps que les autres « victimes de la tyrannie blanco », il s’était empressé d’offrir ses services au nouveau gouvernement.

Il était parti avec le désir de déployer tout son zèle et toute son éloquence pour amener Sotillo à venir seul, en ville, conférer avec Pedrito Montero. Mais rien n’était plus éloigné des intentions du colonel. La seule idée de se mettre au pouvoir du fameux Pedrito lui avait, à diverses reprises, causé un véritable malaise. C’était chose impossible, c’eût été folie. Mais c’eût été folie aussi que d’entrer ouvertement en rébellion contre lui. C’était rendre impossible la recherche systématique du trésor, de cette montagne d’argent qu’il lui semblait sentir dans le voisinage, flairer tout près de lui. Mais où ? Où, grands dieux ! Où ? Oh ! pourquoi avait-il laissé partir le docteur ? Imbécile qu’il était ! Pourtant, non ! songeait-il fébrilement, tandis que le messager attendait au bas de l’escalier en bavardant cordialement avec les officiers ; c’était l’intérêt de cette canaille de docteur de revenir avec des informations positives. Mais si quelque chose l’en empêchait ? Une interdiction générale de quitter la ville, par exemple ! Il devait y avoir des patrouilles !

Le colonel, la tête entre ses mains, pivotait sur place, comme un homme saisi de vertige. Le soudain éclair d’une lâche inspiration lui suggéra un expédient auquel ne dédaignent pas de recourir les hommes d’État européens, lorsqu’ils veulent différer une négociation délicate. Il bondit tout botté, tout éperonné, dans son hamac, avec une hâte exempte de dignité. La tension d’esprit et les soucis pesants avaient jauni son beau visage, pincé et creusé ses narines audacieuses. Le regard ordinairement velouté de ses beaux yeux semblait mort et décomposé ; ces yeux caressants et taillés en amande s’étaient injectés de sang à la suite de mainte insomnie sinistre. Sa voix épuisée et sourde étonna l’émissaire de Señor Fuentès. Avec une faiblesse touchante, elle sortait de dessous une vaste pile de ponchos, qui écrasaient toute la personne élégante du colonel, jusqu’à ses noires moustaches défrisées qui retombaient, exprimant la prostration physique et l’incapacité mentale de leur possesseur. La fièvre, une grosse fièvre avait abattu le très vaillant colonel. Une expression d’égarement causée par le brusque passage d’une légère colique, qui venait de se déclarer, et le claquement de dents de la terreur contenue, avaient un air de sincérité qui impressionna l’envoyé. C’était un accès de fièvre froide. Le colonel expliqua qu’il ne pouvait pas penser, pas écouter, pas parler. Il simula un effort surhumain pour balbutier qu’il n’était point en état de répondre décemment aux ordres de Son Excellence, ou de les exécuter. Mais demain ! Ah ! demain !… Son Excellence don Pedro pouvait être tranquille ! Le brave régiment d’Esmeralda tenait le port… tenait… Il ferma les yeux en roulant sa tête endolorie, comme un malade à demi délirant, sous l’œil inquisiteur de l’émissaire qui dut se pencher sur le hamac pour saisir les paroles entrecoupées et expirantes. Sotillo espérait bien, d’ailleurs, que l’humanité de Son Excellence lui ferait autoriser le docteur, le docteur anglais, à sortir de la ville pour venir le soigner avec sa boîte de drogues étrangères. Il suppliait le digne Caballero, ici présent, de vouloir bien s’enquérir du docteur anglais, en passant devant la casa Gould, où il devait se trouver, et de lui dire que le colonel Sotillo, pris par la fièvre à la Douane, requérait instamment ses services. Instamment. Sans tarder. On l’attendait avec une extrême impatience. Mille remerciements. Puis, ayant fermé les yeux d’un air épuisé, il ne consentit plus à les rouvrir, et resta parfaitement immobile, vaincu, écrasé, anéanti, annihilé par la terrible maladie.

Mais, à peine l’autre eut-il tiré derrière lui la porte du palier que, d’un bond, le colonel sortit de son hamac, dans une avalanche de couvertures de laine. Ses éperons s’empêtrèrent dans le tas des ponchos ; il faillit tomber, la tête en avant, et ne recouvra l’équilibre qu’au milieu de la pièce. Caché derrière les jalousies à demi closes, il écoutait ce qui se passait en bas.

L’envoyé était déjà remonté en selle et saluait cérémonieusement les officiers moroses groupés devant la porte d’entrée.

— Caballeros, cria-t-il d’une voix claire, laissez-moi vous recommander de prendre grand soin de votre colonel. J’ai éprouvé autant de plaisir que d’honneur à voir de beaux soldats comme vous pratiquer, dans cette situation pénible, la mâle vertu de patience. Vous endurez les morsures du soleil et l’absence presque totale d’eau fraîche, lorsqu’une ville ruisselante de vin et débordante de grâces féminines ne demande qu’à accueillir les braves que vous êtes. Caballeros, j’ai l’honneur de vous saluer. On dansera fort, ce soir, à Sulaco. Adieu !

Mais il retint son cheval et pencha la tête de côté en voyant s’avancer le vieux major. Très grand et très maigre, celui-ci était pris dans un vêtement étriqué qui tombait tout droit sur ses chevilles, comme la gaine d’un drapeau régimentaire enroulé autour de la hampe.

L’intelligent guerrier, après avoir énoncé d’un ton dogmatique l’affirmation générale que « le monde était plein de traîtres », entama résolument un panégyrique de Sotillo. Il lui attribuait, avec une prolixité emphatique, toutes les vertus du monde, et se résumant en un dicton absurde, très courant dans le langage populaire du pays, il conclut, en élevant brusquement la voix :

— Et puis, c’est un homme qui a beaucoup de dents, « hombre de muchos dientes ». Si, Señor ! Quant à nous, poursuivit-il, imposant et persuasif, Votre Honneur peut voir en nous le plus beau corps d’officiers de la République, des hommes sans pareils pour le courage et l’habileté, et des hommes qui ont beaucoup de dents !

— Comment ? Tous ? demanda le peu scrupuleux envoyé de Señor Fuentès avec un léger sourire d’ironie.

— Todos. Si, Señor, affirma gravement le major, d’un ton convaincu. Des hommes qui ont beaucoup de dents.

L’autre fit tourner son cheval, la tête vers le portail, qui ressemblait à la vaste entrée d’une grange abandonnée. Un bras tendu, il se dressa sur les étriers. C’était un coquin facétieux, qui nourrissait à l’égard des Occidentaux stupides un profond mépris, sentiment commun aux habitants des provinces centrales. La folie des Esmeraldiens lui causait particulièrement une joie dédaigneuse. Il se mit à vanter Pedro Montero d’un ton solennel. Il faisait des gestes, comme pour présenter son héros. Lorsqu’il vit tous les regards tendus, tous les yeux fixés sur ses lèvres, il énuméra une série de vertus : générosité, valeur, affabilité, profondeur, puis, arrachant d’enthousiasme son chapeau :

— C’est un homme d’État, un invincible chef de partisans ; et il ajouta, avec une inflexion soudain basse et profonde : Et un dentiste !

Il s’éloigna sur-le-champ, d’un pas rapide ; la fourche rigide de ses jambes, ses pieds écartés, son dos raide, l’obliquité cavalière de son chapeau, au-dessus des épaules hautes et carrées, exprimaient une parfaite et terrifiante impudence.

En haut, Sotillo resta longtemps sans bouger derrière sa jalousie. L’audace de cet homme l’épouvantait. Que disaient donc ses officiers ? Ils ne disaient rien et gardaient un silence absolu ! Il se mit à trembler. Ce n’était point ainsi qu’il avait envisagé l’expédition. Il s’était vu triomphant, apaisé, incontesté, idole des soldats, délicieusement libre d’opter, à son choix, pour une fortune ou une puissance également accessibles. Hélas ! quelle déception ! Inquiet, affolé, prostré, brûlant de colère ou glacé d’effroi, il se sentait menacé de partout par une terreur insondable comme la mer. Il fallait bien pourtant que ce coquin de docteur avouât ce qu’il savait. C’était évident. Seul, il ne pouvait faire aucun usage de son secret. Malédiction ! il ne viendrait donc pas ! il devait être arrêté déjà, enfermé avec don Carlos.

Le colonel eut un rire de folie :

— Ha ! ha ! ha ! ha ! c’est Pedrito Montero qui aura le secret. Ha ! ha ! ha ! et l’argent aussi.

Mais tout à coup son rire s’arrêta, et Sotillo se tint immobile et silencieux, comme pétrifié. Lui aussi avait un prisonnier, un prisonnier qui devait connaître, qui connaissait certainement la vérité tout entière. On s’arrangerait pour le faire parler ! Et pourtant Sotillo, qui n’avait jamais complètement oublié Hirsch, éprouvait une inexprimable répugnance, à l’idée d’en venir à de fâcheuses extrémités.

Cette répugnance était sans doute faite en partie de l’insaisissable épouvante qu’il sentait planer partout, autour de lui. Il revoyait trop bien aussi les yeux dilatés du marchand de peaux ; il entendait ses sanglots bruyants et ses protestations. Il n’y avait pourtant chez lui ni compassion ni même simple sensibilité nerveuse. Le fait est que, sans ajouter foi un seul instant à l’histoire de Hirsch — qui aurait pu croire à un tel tissu d’absurdités ? — l’accent de sincérité désespérée du marchand l’impressionnait péniblement. Il en était à demi malade, et soupçonnait aussi l’homme d’être devenu fou de terreur. On ne peut rien faire d’un fou ! Bah ! c’était de la simulation et rien d’autre ! Il saurait bien en venir à bout.

Il s’excitait à la fermeté nécessaire : ses beaux yeux louchaient légèrement. Il frappa des mains : un planton apparut nu-pieds et sans bruit dans la chambre ; c’était un caporal, la baïonnette sur la cuisse et un bâton à la main. Le colonel donna ses ordres, et bientôt le malheureux Hirsch, poussé dans la chambre par plusieurs soldats, le trouva assis dans un vaste fauteuil, les sourcils froncés de façon redoutable, le chapeau sur la tête, les genoux largement écartés, les mains sur les hanches, impérieux, imposant, irrésistible, hautain, sublime, terrible.

Hirsch, les deux bras ligotés derrière le dos, avait été violemment jeté dans une des petites cellules. Il était resté plusieurs heures inanimé sur le sol, oublié en apparence. Des coups de pied et de poing le tirèrent brutalement de cette solitude hantée de désespoir et de terreur. Passif, hébété, il écouta avertissements et menaces, puis fit aux questions ses réponses ordinaires, le menton tombant sur la poitrine, les mains liées derrière le dos, les yeux invariablement baissés, chancelant légèrement devant Sotillo.

Lorsqu’une baïonnette pointée sous son menton lui faisait relever la tête, il y avait dans ses yeux un regard vide et halluciné, et des gouttes de sueur grosses comme des pois coulaient sur la crasse, les écorchures et les contusions de son visage blême. Puis, tout à coup, elles se tarirent.

Sotillo le regarda en silence :

— Voulez-vous renoncer à votre obstination, canaille ? demanda-t-il.

Trois soldats tenaient déjà le bout d’une corde passée par-dessus une poutre et dont ils avaient déjà fixé l’autre extrémité aux poignets de Hirsch. Ils attendaient. Le négociant ne répondit point ; sa lourde lèvre tombait stupidement. Sotillo fit un signe. Hirsch fut brusquement hissé ; un hurlement de désespoir et d’agonie éclata dans la pièce, remplit les corridors de la vaste bâtisse, et déchira l’air du dehors. Les soldats campés sur le rivage levèrent les yeux vers les fenêtres ; quelques-uns des officiers du vestibule se mirent à pérorer avec prolixité, les yeux brillants ; d’autres, les lèvres serrées, regardaient le sol d’un air morne.

Suivi de ses soldats, Sotillo avait quitté la pièce ; la sentinelle du palier lui présenta les armes. Hirsch continuait à hurler, seul derrière les jalousies mi-closes, tandis que le soleil, reflété par l’eau du port, jetait très haut sur le mur un faisceau de lumière mobile. Le malheureux hurlait, les sourcils relevés, la bouche large ouverte, une bouche incroyablement grande, noire, énorme, pleine de dents, comique.

L’air encore brûlant d’un après-midi sans brise porta les cris de son agonie jusqu’aux bureaux de la compagnie O.S.N. Du balcon d’où il cherchait à suivre la marche des événements, le capitaine Mitchell les avait entendus, affaiblis, mais nettement distincts, et ce bruit lointain et terrifiant retentissait encore à ses oreilles lorsqu’il fut rentré dans son bureau, les joues blêmes. Il fut plusieurs fois chassé de son balcon, dans le courant de cet après-midi.

Irritable et quinteux, Sotillo s’agitait sans but, tenait conseil avec ses officiers, lançait des ordres contradictoires, au milieu de la clameur perçante qui remplissait tout l’édifice vide. Parfois, il y avait de longs silences terrifiants. Il rentra à plusieurs reprises dans la chambre de torture où son épée, sa cravache, son revolver et sa jumelle restaient sur la table, pour demander avec un calme affecté :

— Voulez-vous me dire la vérité, maintenant ? Non ? J’ai le temps d’attendre.

Mais précisément, il ne l’avait guère, et c’était bien là le mauvais côté de l’affaire ! Chaque fois qu’il entrait et sortait, en faisant claquer la porte, la sentinelle présentait les armes, pour n’obtenir en retour qu’un regard noir, fuyant et venimeux, regard qui, du reste, ne discernait rien et ne faisait que refléter l’âme cupide, haineuse, irrésolue et furieuse de Sotillo.

Le soleil était couché, lorsqu’il entra une dernière fois. Un soldat apporta deux chandelles allumées et s’esquiva, en fermant la porte sans bruit.

— Veux-tu parler, Juif ? Veux-tu parler, enfant du diable ? L’argent ! L’argent, te dis-je ? Où est-il ? Où ces bandits d’étrangers dont tu es l’ont-ils caché ? Avoue ! Sans quoi…

Un léger frisson des membres torturés agita la corde raide, mais le corps de Señor Hirsch, actif négociant d’Esmeralda, resta tout droit sous la grosse poutre, terrifiant et silencieux en face du colonel. L’air de la nuit, rafraîchi par les neiges de la Sierra, entrait dans la chambre et tempérait délicieusement la lourde chaleur.

— Parle, voleur, coquin, picaro, parle !… Ou sinon…

Sotillo avait saisi sa cravache et tenait le bras levé. Pour un mot, pour un seul petit mot, il se sentait prêt à s’agenouiller, à supplier, à ramper sur le sol, devant le regard hébété et inconscient des yeux fixes qui sortaient de cette tête souillée et échevelée, penchée et muette, avec sa bouche close et convulsée. De rage, le colonel grinça des dents et frappa. La corde vibra longuement sous le coup, comme le fil d’un pendule que l’on met en mouvement. Mais nul balancement n’agita le corps torturé. Un effort convulsif des bras tordus le fit remonter de quelques pouces et se tordre comme un poisson au bout d’une ligne. Un instant rejetée en arrière, la tête de Hirsch tira son cou. Pendant une minute, un claquement de dents troubla le silence crépusculaire de la vaste pièce, où les chandelles mettaient un halo de lumière autour de leur double flamme. Sotillo, le bras levé, attendait une parole, lorsque le misérable, avec un rictus soudain et un effort désespéré de ses épaules cruellement tendues, lui cracha violemment au visage. La cravache levée tomba, et le colonel bondit en arrière avec un cri sourd de détresse, comme s’il se fût senti aspergé d’un venin mortel. Avec la rapidité de l’éclair, il saisit son revolver et fit feu à deux reprises.

Les détonations et leurs échos parurent changer instantanément ce paroxysme de rage en un état de consternation stupide. Il resta debout, la mâchoire tombante et les yeux morts.

Qu’avait-il fait ? Sangre de Dios ! qu’avait-il fait ? Il éprouvait une horreur affolée de l’impulsion qui scellait pour toujours ces lèvres d’où il eût pu tirer des aveux si précieux. Qu’allait-il dire ? Comment expliquer son acte ? L’idée de fuir quelque part, n’importe où, droit devant lui, lui traversa l’esprit ; sa couardise lui fit entrevoir même la pensée de se cacher sous la table. Mais il était trop tard : dans un grand vacarme de sabres, ses officiers s’étaient précipités dans la pièce, avec des exclamations de stupeur.

En voyant pourtant qu’ils ne lui plongeaient pas tout de suite leurs épées dans la poitrine, Sotillo retrouva son impudence. Il passa sur son visage la manche de son uniforme et reprit son calme. Son regard impérieux, tourné à droite et à gauche, imposa partout le silence ; le cadavre raidi de feu Hirsch, négociant, fit un demi-tour, après un balancement imperceptible, et resta immobile, au milieu des murmures d’effroi et d’une agitation inquiète.

Quelqu’un jeta à haute voix :

— Voilà un homme qui ne parlera plus jamais.

Tandis qu’à l’arrière-plan, un autre demandait d’une voix timide et implorante :

— Pourquoi l’avez-vous tué, mon colonel ?

— Parce qu’il a tout avoué ! répondit Sotillo avec l’impudence du désespoir.

Il se voyait acculé et paya d’audace, avec succès d’ailleurs, grâce à sa réputation. Ses officiers le jugeaient très capable d’un tel acte et étaient disposés à admettre une explication qui flattait leurs espoirs. Nulle foi n’est aussi aveugle ni aussi ardente que celle qu’inspire la cupidité, dont l’omniprésence mesure trop bien la misère morale et intellectuelle de l’homme. Ah ! il avait tout avoué, ce Juif obstiné, ce bandit. Très bien ! On n’avait plus besoin de lui, alors !

On entendit soudain le rire épais du capitaine en premier, homme à grosse tête, aux petits yeux ronds, aux joues monstrueusement grasses et toujours immobiles. Le vieux major, grand et bizarrement vêtu de loques, comme un épouvantail, faisait le tour du cadavre en grommelant entre ses dents, avec une satisfaction ineffable que, de cette façon-là, on n’aurait plus à craindre les trahisons de ce gredin. Les autres regardaient, se tenant tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre, et échangeaient à demi-voix de brèves réflexions.

Sotillo ceignit son épée et donna des ordres secs et péremptoires, pour hâter la retraite décidée l’après-midi. Sinistre et l’air profond, le sombrero enfoncé jusqu’aux yeux, il sortit le premier, en proie à un tel trouble d’esprit qu’il oublia de donner des instructions pour le cas d’un retour possible du docteur Monygham. Ses officiers sortirent à sa suite ; quelques-uns se retournèrent pour jeter un coup d’œil furtif sur le cadavre de Señor Hirsch, négociant d’Esmeralda, qui restait dans son immobilité de pendu, seul en face des deux bougies allumées. Dans la pièce vide, l’ombre large de sa tête et de ses épaules, projetée sur le mur, prenait un air de vie.

En bas, les troupes prirent leurs rangs en silence et défilèrent par compagnies, sans tambour ni trompette. C’était le vieux major épouvantail qui commandait l’arrière-garde : il laissa des hommes derrière lui pour mettre le feu à la Douane « et pour brûler sur place le cadavre du traître de Juif » ; mais, dans leur hâte, ils ne mirent pas bien le feu à l’escalier.

Le cadavre de Hirsch resta abandonné à la solitude lugubre du vaste édifice inachevé, où battements de porte et cliquetis de loquets éveillaient des échos sinistres, où volaient çà et là des lambeaux de papier, où chaque bouffée de vent élevait sous les combles surélevés des soupirs sanglotants. Comme un signal dans la nuit, les deux chandelles qui éclairaient l’immobilité rigide et glacée du cadavre jetaient bien loin leur lueur sur la terre et sur l’eau. Et le mort restait là pour stupéfier Nostromo par sa présence et intriguer le docteur Monygham par le mystère de sa fin atroce.

— Mais pourquoi l’avoir tué ? répéta de nouveau le docteur à demi-voix.

Nostromo lui répondit, cette fois, avec un rire sec :

— Vous semblez vous inquiéter fort d’une action pourtant bien naturelle, Señor doctor. Je me demande pourquoi. Il est infiniment probable qu’avant longtemps nous serons tous fusillés l’un après l’autre, par Pedrito, sinon par Sotillo, par Fuentès ou par Gamacho. Et peut-être cette belle histoire de trésor, que vous avez été mettre dans la tête de Sotillo, nous vaudra-t-elle l’estrapade aussi, ou pis encore… Qui sait ?

— Il avait déjà cette idée en tête, protesta le docteur. Je n’ai fait…

— Oui, vous l’y avez si bien fixée que le diable lui-même…

— C’était bien mon but, en effet, interrompit Monygham.

— C’était votre but. Bueno ! C’est comme je le disais : Vous êtes un homme dangereux.

Leurs voix, toujours basses, étaient devenues agressives. Ils se turent brusquement. Dressant son ombre contre la lueur des étoiles, le cadavre de Hirsch semblait prêter à leur dialogue une attention silencieuse et impartiale.

Mais le docteur Monygham n’entendait pas se disputer avec Nostromo. En cet instant profondément critique pour la fortune de Sulaco, il se rendait enfin compte que cet homme était vraiment indispensable, plus indispensable même que n’avait pu le croire l’infatuation du capitaine Mitchell, tout glorieux de sa découverte, plus que ne l’avait jamais imaginé l’ironie froide de Decoud, quand il parlait de « mon illustre ami, l’unique Capataz des Cargadores ». L’homme était unique, en effet ; ce n’était pas « un homme entre mille », c’était le seul homme ! Le docteur se rendait à l’évidence ; il y avait dans le génie de ce marin génois quelque chose qui exerçait une influence dominatrice sur les destinées de grandes entreprises et de nombreuses personnes, sur la fortune d’un Charles Gould et sur le sort d’une femme admirable. Cette dernière pensée fit monter à la gorge du docteur une émotion qu’il dut chasser avant de reprendre la parole.

Sur un ton tout nouveau, il démontra au Capataz que, tout d’abord, il ne courait personnellement pas grand risque. Tout le monde le tenait pour mort ; avantage énorme. Il n’avait qu’à rester à l’écart, dans la casa Viola, où l’on savait le vieux Garibaldien seul avec sa femme morte. Tous les domestiques étaient en fuite. Nul ne s’aviserait d’aller le chercher là, pas plus d’ailleurs que nulle autre part.

— Cela serait fort juste, répondit amèrement Nostromo, si je ne vous avais pas rencontré.

Le docteur garda un instant le silence.

— Est-ce à dire que vous me croyiez capable de vous trahir ? demanda-t-il d’une voix mal assurée. Pourquoi ? Quelle raison aurais-je de le faire ?

— Que sais-je ? Pourquoi ? Pour gagner un jour peut-être. Il faudrait un jour à Sotillo pour me donner l’estrapade, et tenter d’autres moyens aussi, avant de m’envoyer une balle dans le cœur, comme à ce pauvre diable… Pourquoi pas ?

Le docteur respirait avec difficulté : sa gorge s’était instantanément desséchée. Ce n’était pas de l’indignation. Douloureusement, le docteur s’imaginait avoir perdu le droit de s’indigner contre n’importe qui, pour n’importe quoi. C’était uniquement de la crainte. Cet homme-là avait-il entendu raconter son histoire ? Dans ce cas, c’en était fait de son utilité. Il perdait toute influence sur l’homme indispensable, à cause de cette tache indélébile qui le rendait propre aux louches besognes. Une sorte de nausée lui souleva le cœur ; il aurait tout donné pour savoir, mais il n’osait pas élucider la question. Le fanatisme de son dévouement, renforcé par l’idée de sa dégradation, avait mis sur sa poitrine une cuirasse de mépris et de tristesse.

— Pourquoi pas, en effet ? répliqua-t-il d’un ton ironique. Alors, le plus sûr pour vous serait de me tuer sur-le-champ. Je me défendrais, mais vous savez sans doute que je sors toujours sans armes.

— Por Dios ! fit Nostromo avec fureur. Vous voilà bien tous, les grands personnages ! Tous dangereux ! Toujours prêts à trahir les pauvres, qui sont vos chiens.

— Vous ne comprenez pas, répondit posément le docteur.

— Si ! je vous comprends tous ! cria l’autre avec un geste violent, aussi imprécis dans l’ombre, pour les yeux du docteur, que le cadavre de Señor Hirsch. Avec des gens comme vous, il faut qu’un pauvre diable se tienne sur ses gardes. Vous vous moquez bien des hommes qui vous servent ! Voyez-moi ! Me voici, tout à coup, après tant d’années, comme un des roquets qui aboient dans les rues, sans niche, sans le moindre os desséché à ronger. Caramba ! Il s’apaisa et poursuivit avec une condescendance dédaigneuse : Certes, je ne vous accuse pas de vouloir me livrer tout de suite à Sotillo, par exemple. Non, ce n’est pas cela qui m’inquiète, mais bien le fait de n’être plus rien, tout à coup !

Et, laissant retomber ses bras :

— Plus rien, pour personne ! répéta-t-il.

Le docteur respira plus librement.

— Écoutez, Capataz, fit-il, en posant la main, en un geste presque affectueux, sur l’épaule de Nostromo. Je vais vous dire une chose bien simple. Ce qui fait votre sécurité, c’est le besoin que l’on a de vous. Aucune raison imaginable ne pourrait me décider à vous trahir, car vous m’êtes nécessaire !

Nostromo se mordit les lèvres, dans l’ombre. Il avait entendu assez de paroles de ce genre, il en connaissait la valeur. Il n’en voulait plus ! Mais il se disait, en même temps, qu’il fallait agir avec prudence, et qu’il n’eût point été sage de quitter son compagnon sur une impression de colère. Le docteur, reconnu comme grand guérisseur, avait aussi, parmi le populaire de Sulaco, une réputation de malfaisance, solidement fondée sur son étrange tournure et sur la rudesse sarcastique de ses façons ; n’étaient-ce pas là des preuves visibles, sensibles et irréfutables de ses dispositions malveillantes ? Et Nostromo faisait partie du peuple. Aussi se contenta-t-il de pousser un grognement d’incrédulité.

— Pour tout dire, poursuivit le docteur, vous êtes le seul homme ici qui puissiez actuellement sauver cette ville… et tous ses habitants, de la rapacité destructive des hommes…

— Non, Señor, interrompit Nostromo d’un ton morose. Je ne saurais actuellement rapporter le trésor pour payer Sotillo, Pedrito ou Gamacho, que sais-je ?

— Personne ne demande l’impossible, répondit Monygham.

— Personne ! C’est vous qui le dites ! murmura Nostromo d’une voix sourde et menaçante.

Mais, dans son espoir, le docteur ne s’aperçut ni du ton de menace ni des paroles énigmatiques. Les yeux des deux hommes, faits à l’obscurité, commençaient à distinguer plus nettement le cadavre, comme s’il se fût rapproché. Et, pour exposer son projet, le docteur baissa la voix, comme s’il eût craint des oreilles indiscrètes. Il s’ouvrait entièrement à l’homme indispensable. L’impression flatteuse d’une telle confiance, et les allusions à de grands périls avaient pour les oreilles de Nostromo un son familier, que son esprit, flottant entre l’indécision et le mécontentement, retrouvait avec amertume. Il comprenait bien l’ardent désir du docteur de sauver de la destruction la mine de San-Tomé. Sans elle il ne serait plus rien : c’était son intérêt, comme ç’avait été l’intérêt de Decoud, des Blancos et des Européens de s’assurer le concours des Cargadores. Sa pensée s’arrêta un instant sur Decoud. Qu’allait-il devenir ?

Le silence prolongé de Nostromo inquiétait le docteur. Il lui démontra, assez inutilement, que, s’il se trouvait pour l’instant en sécurité, il ne pouvait pas vivre éternellement caché. Il n’avait que le choix entre la mission pour Barrios, avec tous ses périls et ses difficultés, et un départ furtif de Sulaco, sans gloire et sans fortune.

— Aucun de vos amis, don Carlos lui-même, ne pourrait vous récompenser et vous protéger à l’heure actuelle, Capataz.

— Je ne veux ni de vos protections ni de vos récompenses. Je voudrais seulement pouvoir me fier à votre courage et à votre raison. Quand je reviendrai triomphalement avec Barrios, comme vous le dites, je vous trouverai peut-être tous morts. Vous avez, en ce moment, le couteau sur la gorge.

Ce fut au docteur, cette fois, de rester silencieux, dans la contemplation des horreurs possibles.

— Nous nous en remettons, de notre côté, à votre courage et à votre sagesse. Vous aussi, vous avez le couteau sur la gorge.

— Je le sais ! Et qui faut-il en remercier ? Que m’importent, à moi, votre politique et votre mine, votre argent et votre constitution, votre don Carlos et votre don José ?

— Je n’en sais rien, s’écria le docteur exaspéré. Mais il y a ici des innocents menacés, dont le petit doigt vaut plus que vous et moi, et tous les ribiéristes ensemble. Je n’en sais rien. Il fallait vous poser toutes vos questions avant de vous laisser entraîner par Decoud dans cette affaire. Vous aviez le droit de réfléchir en homme, mais si vous n’avez pas su réfléchir alors, essayez d’agir en homme maintenant. Croyez-vous que Decoud se souciât beaucoup de ce qui pouvait advenir de vous ?

— Pas plus que vous ne vous souciez de ce qui m’arrivera, grommela l’autre.

— En effet ! Je me soucie aussi peu de votre sort que du mien.

— Et tout cela à cause de vos convictions de fidèle Ribiériste ? demanda Nostromo avec incrédulité.

— Tout cela à cause de mes convictions ! répondit rudement le docteur.

Nostromo resta de nouveau silencieux. Il regardait distraitement le corps de Señor Hirsch, en se disant que le docteur était dangereux de plus d’une façon. On ne pouvait se fier à lui.

— Est-ce au nom de don Carlos que vous me parlez ? fit-il enfin.

— Oui, c’est en son nom, répondit nettement Monygham, sans hésiter. Il faut le décider. Il le faut ! ajouta-t-il, dans un murmure que Nostromo ne saisit pas.

— Que dites-vous, Señor ?

Le docteur tressaillit.

— Je dis que vous devez rester vous-même, Capataz. Ce serait la pire des folies que de vous dérober, à l’heure où nous sommes.

— Rester moi-même ? répéta Nostromo. Qu’est-ce qui prouve que je ne resterais pas mieux moi-même en vous envoyant au diable avec toutes vos propositions ?

— Je n’en sais rien. C’est possible, répondit le docteur en forçant le ton pour dissimuler la défaillance de son cœur et le tremblement de sa voix. Tout ce que je sais, c’est que vous feriez mieux de partir d’ici. Des soldats de Sotillo pourraient venir me chercher.

Il descendit de la table, l’oreille aux écoutes. Nostromo se redressa aussi.

— Et si j’allais à Cayta, que feriez-vous pendant ce temps-là ? demanda-t-il.

— J’irais trouver Sotillo, dès votre départ, selon le plan que je me suis fixé.

— C’est un bon moyen, si seulement l’ingénieur en chef l’approuve. Rappelez-lui, Señor, que j’ai veillé sur le vieux richard anglais qui fournit les fonds du chemin de fer, et que j’ai sauvé la vie à quelques-uns de ses hommes, le jour où cette bande de voleurs est montée du sud pour piller un train qui portait la paye. C’est moi qui ai découvert leurs projets, au risque de ma vie, en affectant d’y prendre part. J’ai fait ce que vous voulez faire avec Sotillo.

— Oui, oui, c’est vrai. Mais j’ai de meilleurs arguments à lui présenter, répondit nerveusement le docteur. Laissez-moi faire.

— Ah ! oui, j’oubliais ! Je suis un zéro !

— Pas du tout ! Vous êtes tout pour nous.

Ils firent quelques pas vers la porte. Derrière eux, le cadavre gardait l’immobilité d’un homme auquel on n’accorde aucune attention.

— Tout ira bien avec l’ingénieur ; je sais ce qu’il faut lui dire, poursuivit Monygham à voix basse. Mais ce sera plus difficile avec Sotillo.

Le docteur s’arrêta au seuil de la porte, comme si la difficulté entrevue l’eût épouvanté. Il avait fait le sacrifice de sa vie, et croyait n’en avoir jamais trouvé meilleure occasion. Mais il ne voulait pas donner cette vie trop tôt. En feignant de trahir la confiance de don Carlos, il serait conduit à indiquer l’emplacement du trésor. Ce serait la fin de la comédie, et sa propre fin aussi, à lui, qui serait dans les mains du colonel furieux. Il voulait retarder le plus longtemps possible cet épilogue, et s’était torturé le cerveau pour trouver une cachette à la fois plausible et d’accès difficile.

Il fit part de sa perplexité à Nostromo, et conclut :

— Savez-vous, Capataz ? Je crois que, lorsque le moment sera venu de trahir mon secret, j’indiquerai la Grande Isabelle. Cela me paraît le meilleur endroit possible. Eh ! Qu’y a-t-il donc ?…

Nostromo avait laissé échapper une exclamation sourde. Surpris, le docteur attendait. Après un instant de profond silence, il entendit une voix rauque balbutier le mot « absurdité », puis se briser brusquement.

— Je ne vois pas…

— Ah ! vous ne voyez pas ! fit Nostromo rageur, et avec un mépris croissant. Il ne faudrait pas plus d’une demi-heure à trois hommes pour s’apercevoir que nul coin de l’îlot n’a été remué depuis peu. Croyez-vous que l’on puisse enfouir un tel trésor sans laisser aucune trace de son travail ? Eh ! Señor doctor ? Vous ne gagneriez pas une demi-journée de cette façon-là, et Sotillo vous couperait bien vite la gorge. L’Isabelle ! Stupidité ! Pauvre idée ! Ah ! vous êtes tous les mêmes, vous les caballeros de haute intelligence ! Vous cajolez les hommes du peuple pour leur faire entreprendre des aventures mortelles ! Et cela en vue d’un but dont vous n’êtes même pas sûrs. Mais, s’ils réussissent, tout le profit est pour vous. Sinon, peu vous importe ! Ce sont des chiens que vous avez employés. Ah ! Madre de Dios ! Je voudrais…

Il brandit les poings au-dessus de sa tête.

Le docteur eut un moment de stupeur devant cette véhémence farouche et haineuse.

— Mais, à vous entendre, je pouvais croire que les hommes du peuple étaient aussi de pauvres imbéciles, reprit-il d’un ton rogue. Eh ! voyons, vous, l’homme intelligent, avez-vous l’idée d’une meilleure cachette ?

La colère de Nostromo s’était éteinte aussi vite qu’elle s’était enflammée.

— Je suis assez intelligent pour cela, fit-il tranquillement, avec une demi-indifférence. Indiquez une cachette assez grande pour qu’il faille des jours entiers pour l’explorer, un endroit où une masse de lingots puisse être engloutie sans laisser la moindre trace de sa présence.

— Un endroit aussi qu’on ait sous la main, ajouta le docteur.

— Justement. Eh bien ! dites que le trésor est caché dans la mer !

— Cette indication-là aurait au moins le mérite de la véracité, fit dédaigneusement le docteur. Mais il ne me croira pas.

— Dites-lui qu’on a coulé le trésor en un endroit où l’on puisse espérer le retrouver, et il n’hésitera pas à vous croire. Dites-lui qu’on l’a noyé dans le port pour l’y faire rechercher ensuite par des scaphandriers. Dites-lui que vous avez connu les ordres donnés par Charles Gould ; je devais jeter doucement les caissons à l’eau, sur une ligne allant de l’entrée du port au bout de la jetée. La profondeur est assez médiocre à cet endroit-là. Sotillo n’a pas de scaphandriers, mais il possède un bateau, des canots, des cordes, des chaînes et des hommes. Laissez-le chercher l’argent et faire draguer tout le port, en long et en large par ses imbéciles, qu’il surveillera, assis sur le port, les yeux exorbités de rage.

— C’est juste, et voilà une idée admirable, murmura le docteur.

— Oui, dites-lui cela, et vous verrez s’il ne vous croira pas. Il passera des jours dans les tourments et la fureur, mais il espérera encore. Il ne pensera plus à rien d’autre. Il ne renoncera à ses recherches que quand on le chassera ; qui sait s’il n’oubliera pas même de vous tuer ? Il ne mangera ni ne dormira. Il…

— C’est cela ! C’est cela ! répétait le docteur avec agitation. Capataz, je commence à croire que vous avez du génie, à votre manière.

Nostromo s’était tu. Il reprit après un instant, se parlant à lui-même d’une voix altérée et sombre, comme s’il eût oublié la présence du docteur :

— Il y a dans un trésor quelque chose qui s’accroche à l’esprit de l’homme. Il peut prier ou blasphémer, mais il y pense toujours. Il maudit le jour où il en a entendu parler, mais il laisse arriver sa dernière heure sans cesser de songer à la fortune qui a passé tout près de lui. Il la revoit chaque fois qu’il ferme les yeux ! Il ne l’oubliera qu’à sa mort… et qui sait, même alors ? Avez-vous entendu parler, docteur, des misérables gringos de l’Azuera, qui ne peuvent pas mourir. Ha ! Ha ! C’étaient des marins comme moi. On ne se débarrasse plus d’un trésor qui s’est emparé d’un esprit.

— Vous êtes un diable d’homme, Capataz ! C’est la chose la plus plausible à dire à Sotillo.

Nostromo lui serra le bras.

— Il souffrira plus de cette idée que de la soif en mer, ou de la faim dans une ville pleine d’habitants. Savez-vous ce que cela veut dire ? Il subira des tortures plus cruelles qu’il n’en a infligées à ce pauvre être terrorisé qui n’avait pas la moindre imagination, pas la moindre ! Ce n’est pas comme moi. Je n’aurais pas eu de peine à raconter à Sotillo une histoire fantastique.

Au seuil de la porte, il se retourna avec un rire féroce vers le cadavre de défunt Señor Hirsch, qui faisait une longue tache noire dans l’obscurité à demi transparente de la pièce, entre les deux vastes rectangles des fenêtres semées d’étoiles.

— Fils de la terreur ! s’écria-t-il. Tu seras vengé par moi, Nostromo ! Allons, hors de mon chemin, docteur ! Écartez-vous ! Ou, par l’âme souffrante d’une femme morte sans confession, je vous étrangle des deux mains !

Et il bondit dans l’ombre du vestibule enfumé. Avec un grognement de stupeur, le docteur Monygham se lança intrépidement à sa poursuite. Au bas des marches brûlées, il trébucha et tomba la tête en avant ; la violence de sa chute aurait ébranlé tout homme moins ardent à son œuvre d’amour et de dévouement. Il se releva aussitôt, étourdi et tremblant, avec l’étrange impression d’avoir reçu, dans l’ombre, le globe terrestre sur la tête. Mais il en eût fallu davantage pour arrêter le docteur Monygham, dans l’exaltation de son sacrifice. C’était une exaltation raisonnée, décidée à ne rien perdre des avantages que la chance lui faisait entrevoir. Il courut aussi vite que le lui permettait sa démarche vacillante, agitant les bras comme un moulin à vent, pour garder l’équilibre sur ses pieds endommagés. Il perdit son chapeau ; les pans de sa jaquette ouverte flottaient derrière lui. Il entendait ne pas perdre de vue l’homme indispensable. Mais il dut courir longtemps, et c’est loin de la Douane qu’il put, hors d’haleine, lui saisir le bras par-derrière.

— Arrêtez ! Êtes-vous fou ?

Déjà Nostromo s’était remis à marcher lentement, la tête basse, épuisé, semblait-il, par la lassitude de l’irrésolution.

— Que vous importe ? Ah ! j’oubliais ! Vous avez besoin de moi pour quelque chose. Toujours ! Sempre Nostromo !

— Que voulez-vous dire, en parlant de m’étrangler ? demanda le docteur, tout haletant.

— Ce que je veux dire ? Je veux dire que c’est le roi des diables qui vous a envoyé, qui vous a fait sortir de cette ville de lâches et de bavards, cette nuit, entre toutes les nuits de ma vie !

Sous le ciel étoilé, la masse noire et basse de l’Albergo d’Italia Una rompait la sombre monotonie de la plaine. Nostromo s’arrêta.

— Les prêtres en font un tentateur, n’est-ce pas ? grommela-t-il entre ses dents serrées.

— Vous divaguez, mon brave ! Le diable n’a rien à faire ici, non plus que la ville, que vous pouvez bien traiter à votre gré. Don Carlos n’est ni un lâche ni un bavard inepte. Vous admettez cela ? Il attendit un instant. Eh bien ?

— Pourrais-je voir don Carlos Gould !

— Grands dieux ! Non ! Pourquoi faire ? s’écria le docteur avec agitation. Je vous dis que c’est de la folie. Je ne vous laisserai rentrer en ville sous aucun prétexte !

— Il le faut !

— Il ne le faut pas ! cria furieusement le docteur, hors de lui à l’idée que cet homme pût, pour une lubie imbécile, compromettre toute sa mission. Je vous dis que vous n’irez pas ! J’aimerais mieux…

Il s’arrêta, à court de paroles, épuisé, impuissant, tenant la manche de Nostromo pour se soutenir après sa course.

— Je suis trahi ! murmura le Capataz.

Et le docteur, qui entendit la dernière parole, fit un effort pour parler avec calme.

— Justement ! C’est ce qui vous arriverait. Vous seriez trahi !

Le cœur défaillant, il se disait avec terreur qu’un homme aussi connu ne pouvait manquer d’être signalé. La maison de l’administrateur devait être entourée d’espions. On ne pouvait se fier même aux serviteurs de l’hôtel Gould. — Réfléchissez, Capataz, fit-il d’une voix persuasive. Pourquoi riez-vous ?

— Je ris de penser que si, pour ne pas me laisser rester en ville, quelqu’un — vous me comprenez, Señor doctor ? — me livrait par exemple à Pedrito, j’aurais peut-être le moyen d’entrer en conciliation même avec lui. C’est vrai. Que dites-vous de cela ?

— Vous êtes un homme d’infinies ressources, Capataz, fit le docteur désemparé. Je le reconnais. Mais la ville tout entière parle de vous, et les quelques Cargadores qui ne se cachent pas avec les ouvriers du chemin de fer ont crié « Viva Montero ! » pendant toute la journée, sur la Plaza.

— Mes pauvres Cargadores, murmura Nostromo. Trahis ! Trahis !

— J’ai entendu dire que vous aimiez assez distribuer des coups de trique à vos pauvres Cargadores, sur le port, fit le docteur d’un ton sec, qui prouvait chez lui un retour de forces. Mais ne vous y trompez pas ! Pedrito est furieux de l’aide apportée à Ribiera et de s’être vu frustré du plaisir de fusiller Decoud. On fait déjà courir en ville le bruit que le trésor a été enlevé, et cette perte-là, non plus, n’est pas du goût du Pedrito. D’ailleurs, laissez-moi vous le dire : le trésor tout entier, si vous l’aviez en main pour votre rançon, ne vous sauverait pas.

Nostromo fit une volte-face rapide et, prenant le docteur par les épaules, approcha son visage de celui de son interlocuteur.

— Malédiction ! Vous me harcelez avec ce trésor ! Vous avez juré ma perte ! Vous êtes le dernier homme qui m’ait regardé, lorsque je l’emportais. Et Sidoni, le mécanicien, dit que vous avez le mauvais œil !

— Il doit le savoir ! Je lui ai sauvé sa jambe cassée l’an dernier, dit stoïquement le docteur, tandis qu’il sentait sur ses épaules le poids de ces mains renommées dans le peuple pour briser de grosses cordes et tordre des fers à cheval. Quant à vous, poursuivit-il, je vous offre le meilleur moyen de vous tirer d’affaire — lâchez-moi donc ! — et de regagner votre grande réputation. Vous vous targuiez de rendre fameux, d’un bout à l’autre de l’Amérique, grâce à cette misérable affaire du trésor, le nom de Capataz des Cargadores. Eh bien ! je vous offre une occasion meilleure. Lâchez-moi, que diable !

Nostromo le lâcha brusquement, et le docteur craignit de voir s’enfuir de nouveau l’homme indispensable. Mais le Capataz n’en fit rien, et se contenta de marcher lentement. Le docteur sautillait à côté de lui, lorsque, à une portée de pierre de la case Viola, son compagnon s’arrêta de nouveau.

Inhospitalière dans la nuit silencieuse, l’auberge lui paraissait transformée ; son logis, au lieu de l’accueillir, avait pour lui un aspect de mystère lugubre et hostile. Le docteur lui dit :

— Vous serez en sûreté là-dedans, entrez donc, Capataz !

— Comment pourrais-je entrer ? demanda Nostromo d’une voix sourde et basse, comme s’il eût interrogé son cœur. Elle ne peut pas retirer ses paroles, et je ne puis défaire ce que j’ai fait.

— Je vous dis que tout va bien. Viola est seul dans la maison ; je m’en suis assuré en sortant de la ville. Vous serez en parfaite sécurité dans cette maison, jusqu’au moment de votre départ pour l’expédition qui rendra votre nom fameux dans tout le Campo. Je vais aller m’en occuper avec l’ingénieur en chef, et je vous apporterai les nouvelles bien avant le jour.

Sans paraître s’inquiéter du silence de Nostromo, dont il craignait peut-être de pénétrer le sens, le docteur Monygham lui donna une petite tape sur l’épaule et s’éloigna d’un pas rapide, malgré sa boiterie, pour disparaître dans la nuit, en trois ou quatre enjambées, du côté de la voie du chemin de fer.

Arrêté entre les deux poteaux de bois où les cavaliers attachaient leur monture, Nostromo ne bougeait pas plus que s’il avait été comme eux planté solidement dans le sol. Au bout d’une demi-heure, de gros aboiements de chiens, au parc de la voie ferrée, lui firent relever la tête. C’était un vacarme assourdi, comme s’il fût sorti des profondeurs du sol. Ce boiteux de docteur au mauvais œil avait marché vite.

Pas à pas, Nostromo approchait de l’Albergo d’Italia Una qu’il n’avait jamais vue si sombre et si silencieuse. Toute noire, dans le mur pâle, la porte restait ouverte, comme il l’avait laissée vingt heures auparavant, alors qu’il n’avait rien à cacher à ses semblables. Il restait immobile, irrésolu comme un fugitif, comme un homme trahi. La pauvreté, la misère, la faim ! Où avait-il entendu ces mots-là ? C’est la colère d’une mourante qui avait annoncé à sa folie un tel destin. Et tout paraissait maintenant présager la prochaine réalisation de cette prophétie. Les va-nu-pieds riraient bien de savoir le Capataz des Cargadores à la merci d’un médecin fou, qu’ils avaient vu, si peu d’années auparavant, acheter comme l’un d’eux, à un étal de la Plaza, quelques sous de viande cuite.

En cet instant, l’idée lui traversa l’esprit d’aller trouver le capitaine Mitchell. Il tourna les yeux vers la jetée, et vit une faible lueur aux fenêtres de la Compagnie O.S.N. Mais les fenêtres éclairées ne l’attiraient pas. C’était parce qu’il avait vu de la lumière à celles de la Douane qu’il était entré dans ce bâtiment et était tombé dans les griffes du docteur. Non ! il n’approcherait plus, cette nuit-là, des fenêtres éclairées. Le capitaine Mitchell était dans son bureau. Mais que pouvait-on lui confier ? Le docteur lui tirerait les vers du nez comme à un enfant.

Du seuil de la porte, il appela à mi-voix :

— Giorgio !

Pas de réponse. Il entra dans la maison :

— Olà ! viejo ! Êtes-vous là ?

Dans l’ombre impénétrable, la tête lui tournait ; il lui semblait que l’obscurité de la cuisine était aussi vide que celle du golfe, et que le sol s’enfonçait comme une barque qui sombre.

— Holà ! le vieux ! répéta-t-il d’une voix hésitante.

Sa main, étendue pour chercher un appui, rencontra la table. Il fit un pas en avant et, en tâtonnant, sentit sous ses doigts une boîte d’allumettes ; il crut entendre un faible soupir et contenant son souffle, écouta un instant : il essaya alors, malgré son tremblement, de frotter une allumette. Au bout de ses doigts, le frêle morceau de bois flamba avec un éclat aveuglant et fit tomber une lueur vive sur la blanche chevelure léonine du vieux Giorgio assis près de la cheminée ; il était penché en avant sur sa chaise, le regard fixe, entouré et écrasé de masses d’ombre, les jambes croisées, la joue appuyée contre la main, une pipe éteinte au coin de la bouche. Il sembla à Nostromo qu’une heure s’écoulait avant que le vieillard ne tournât la tête, et au moment même où il s’y décidait, l’allumette s’éteignit et Giorgio Viola disparut, englouti par l’obscurité, comme si les murs et le toit de la maison désolée s’étaient effondrés, dans un silence spectral, sur sa tête blanche.

Nostromo l’entendit remuer et murmurer d’un ton calme :

— C’était sans doute une vision.

— Non, fit-il doucement, non, vieux, ce n’était pas une vision.

Une voix forte et timbrée demanda très haut, dans la nuit :

— Est-ce toi que j’entends, Giovann’Battista ?

— Si, viejo. Du calme ! Pas si fort !

Relâché par Sotillo, Giorgio Viola avait été ramené jusqu’à sa porte par le bon ingénieur en chef, et était rentré dans la maison d’où on l’avait arraché au moment précis de la mort de sa femme. Tout était paisible. La lampe brûlait en haut. Il faillit appeler Teresa par son nom, et la pensée que son appel n’éveillerait plus jamais de réponse le fit tomber lourdement sur une chaise. Il poussa un sourd gémissement, arraché par la souffrance, comme par une lame aiguë qui lui aurait percé la poitrine. Et jusqu’au jour, il ne bougea plus. L’aube grise succéda à l’obscurité, et la sierra dentelée se dessina, opaque et sans relief, comme un papier découpé, contre l’aube claire, incolore et glacée. L’âme enthousiaste et sévère de Giorgio Viola, marin, champion de l’humanité opprimée, ennemi des rois et, par la grâce de madame Gould, hôtelier du port de Sulaco, était descendue dans l’abîme béant de la désolation, parmi les vestiges de son passé détruit. Il se rappelait le temps où il faisait sa cour, cette brève semaine entre deux campagnes, à la saison de la cueillette des olives. Seul, le sentiment profond et désespéré de sa perte pouvait se comparer à sa passion grave de cette époque-là. Il comprenait maintenant le total empire qu’avait eu sur son cœur la voix pour toujours silencieuse de cette femme. C’est sa voix qui lui manquerait le plus. Concentré, affairé, perdu dans sa contemplation intérieure, il lui arrivait rarement, depuis quelques années, de regarder sa femme. Dans les fillettes, il ne voyait guère qu’une source de soucis et non pas de consolations. Comme cette voix lui manquerait ! Et il se souvenait de l’autre enfant, du petit garçon mort en mer. Ah ! un homme, c’eût été un soutien ! Mais, hélas ! Gian’Battista lui-même, l’homme dont sa femme, avec tant de ferveur anxieuse, avait, avant de s’endormir de son dernier sommeil, associé le nom à celui de Linda, celui de qui, à la minute de la mort, elle avait imploré bien haut le salut de ses enfants, il était mort, lui aussi ! Et le vieillard, penché en avant, la tête dans la main, était resté tout le jour dans son immobilité muette. Il n’avait pas entendu résonner les cloches de la ville. Puis, le silence retombé, il n’avait pas entendu, dans le coin de la cuisine, le bruit musical des gouttes pressées, qui coulaient du filtre de terre dans la vaste jarre poreuse.

Au coucher du soleil, il se leva pour gravir à pas lents l’étroit escalier. Il le remplissait tout entier, et ses épaules, en frottant les murs, faisaient le petit bruit d’une souris qui court derrière une cloison de plâtre. Un silence de tombe régna dans la maison, tandis qu’il restait dans la chambre. Puis, il redescendit avec le même bruit furtif. Il dut s’appuyer aux sièges et aux tables pour regagner sa chaise. Il saisit sa pipe sur le haut manteau de la cheminée, mais ne tenta point de chercher du tabac. Il la garda vide au coin de sa bouche, et reprit son attitude contemplative. Le soleil qui éclairait l’entrée de Pedrito à Sulaco, le dernier soleil de Señor Hirsch, le premier de l’abandon de Decoud sur l’Isabelle, passa sur l’Albergo d’Italia Una dans sa course vers l’Occident. Le bruit argentin des gouttes avait cessé ; la lampe, en haut, s’était éteinte, et la nuit enveloppa Giorgio Viola et sa femme morte d’une obscurité et d’un silence qui paraissaient invincibles, jusqu’au moment où Nostromo revint d’entre les morts pour mettre en fuite silence et obscurité, avec la flamme jaillie d’une allumette.

— Si, viejo ! C’est moi ! Attendez !

Il barricada soigneusement la porte, ferma les volets et chercha à tâtons, sur une étagère, une chandelle qu’il alluma.

Le vieux Viola s’était levé, et suivait des yeux, dans l’ombre, les gestes de Nostromo. La lumière le montra debout, sans appui, comme si la seule présence de cet homme brave, loyal et incorruptible, de l’homme qui était tout ce qu’eût été son fils, avait suffi à soutenir ses forces chancelantes. Il étendit la main, saisit la pipe de bruyère, au bord calciné et fronça, devant la lumière, ses lourds sourcils broussailleux.

— Tu es revenu ! fit-il avec une dignité tremblante. Ah ! c’est bien ! Je…

La voix lui manqua. Appuyé contre la table, les bras croisés sur la poitrine, Nostromo fit un petit signe de tête.

— Vous me croyiez noyé ? Non ! le meilleur chien des riches et des aristocrates, de ces beaux messieurs qui ne savent que bavarder et trahir le peuple, n’est pas encore mort.

Immobile, le vieux Garibaldien semblait boire le son de cette voix bien connue. Il inclina tout doucement la tête, comme pour approuver, mais Nostromo vit bien que le vieillard ne comprenait pas ce qu’il disait. Personne ne pouvait comprendre ; personne ne pouvait partager le secret du sort de Decoud, du sien, de celui du trésor. Ce docteur était un ennemi du peuple, un tentateur…

Le corps massif du vieux Giorgio tremblait de la tête aux pieds, dans son effort pour maîtriser une émotion puissante, à la vue de cet homme qui avait partagé, comme un grand fils, l’intimité de sa vie domestique.

— Elle savait que tu reviendrais, fit-il gravement.

Nostromo leva les yeux.

— C’était une femme de tête… Comment aurais-je pu ne pas revenir ?…

Il acheva mentalement sa pensée :

« Puisqu’elle m’avait annoncé un destin de pauvreté, de faim et de misère ? »

Ces paroles arrachées à Teresa par la colère et les circonstances dans lesquelles elles avaient été proférées, ce cri d’une âme que l’on empêche de faire sa paix avec Dieu, remuaient en lui l’obscure superstition de prédestination individuelle dont sont rarement exempts les plus grands génies, parmi les hommes d’action ou les aventuriers. La prophétie de Teresa s’imposait à l’esprit de Nostromo avec la force d’une malédiction terrible. Et quelle malédiction que celle-là ! Orphelin de bonne heure, il n’avait le souvenir d’aucune autre femme qu’il eût pu nommer sa mère… Il était donc voué à échouer dans tout ce qu’il entreprendrait. Le charme agissait déjà. La mort même ne serait plus désormais à sa portée… Il cria violemment :

— Allons, vieux ! Donnez-moi quelque chose à manger. J’ai faim ! Sangre de Dios ! J’ai le ventre tellement vide que j’en suis étourdi.

Le menton penché, les bras croisés contre sa poitrine découverte, les pieds nus, il suivait d’un regard morne le vieux Giorgio qui fouillait dans les placards. On l’aurait dit, en effet, sous l’influence d’un maléfice ; ce n’était plus qu’un Capataz sinistre et déchu.

Le Garibaldien sortit d’un coin sombre et, sans un mot, déposa sur la table quelques croûtons de pain rassis et un demi-oignon cru. Nostromo s’attaqua à ce repas de pauvre, croquant avec une voracité muette les morceaux de pain l’un après l’autre. Le vieux Viola, cependant, allait s’accroupir dans un coin de la pièce pour tirer d’une bonbonne recouverte d’osier du vin rouge, dans un pot de terre. Il avait pris sa pipe entre les dents pour avoir les mains libres, comme lorsqu’il servait ses clients du café.

Le Capataz but avidement. Une légère rougeur monta à ses joues bronzées. Le vieux Giorgio se tenait devant lui. Il ôta la pipe vide de sa bouche, pour dire d’une voix lente avec un geste de sa grosse tête blanche vers l’escalier :

— Après le coup de feu tiré d’ici, qui l’a tuée aussi sûrement que si la balle avait traversé son pauvre cœur oppressé, elle t’a supplié de sauver les petites. Oui, toi, Gian’Battista.

Le Capataz leva les yeux.

— Vraiment, Padrone ? De sauver les petites ? Mais elles sont chez la dame anglaise, leur riche bienfaitrice ! Hein ? vieil homme du peuple, ta bienfaitrice aussi…

— Je suis vieux, murmura Giorgio Viola. On a permis à une Anglaise de donner un lit dans sa prison à Garibaldi blessé, le plus grand homme de tous les temps. C’était un homme du peuple, lui aussi, un marin. Je puis laisser une autre Anglaise prêter un abri à ma tête. Oui… Je suis vieux. Je puis le faire ! La vie dure trop quelquefois.

— Qui sait si elle aura encore elle-même un toit sur la tête d’ici peu, si je ne… Qu’en dites-vous ? Faut-il lui garder ce toit sur la tête ? Faut-il le tenter, et sauver d’un coup tous les Blancos avec elle ?

— Oui, tu le feras, dit le vieillard d’une voix ferme. Tu le feras, comme l’aurait fait mon fils !

— Ton fils, viejo ?… Il n’y a jamais eu aucun homme comme ton fils ! Allons ! il faut que j’essaye !… Mais si ce n’était qu’un leurre destiné à faire tomber sur moi tout le poids de la malédiction ? Ainsi, elle a fait appel à moi pour sauver… ? Et après ?…

— Elle n’a plus parlé !

À la pensée de l’immobilité et de l’éternel silence du cadavre étendu là-haut sous son linceul, l’héroïque compagnon de Garibaldi détourna la tête et porta la main à son front ridé.

— Elle est morte sans que j’aie eu le temps de lui prendre les mains, balbutia-t-il d’un ton douloureux.

Les yeux grands ouverts de Nostromo regardaient l’entrée de l’escalier sombre ; il y voyait se dessiner la masse de la Grande Isabelle, comme un étrange navire en détresse lesté d’un trésor énorme et de la vie d’un homme abandonné. Il ne pouvait rien faire. Il ne pouvait que tenir sa langue, puisque personne n’était digne de confiance. Le trésor serait perdu, sans doute, à moins que Decoud… Sa pensée s’arrêta brusquement… Il sentit l’impossibilité totale d’imaginer ce qu’allait faire Decoud.

Le vieux Giorgio n’avait pas bougé. Immobile aussi, le Capataz abaissa ses longs cils soyeux, qui donnaient à la partie supérieure de son visage dur et barbu une nuance d’ingénuité féminine. Le silence se prolongea.

— Que Dieu donne la paix à son âme ! murmura-t-il d’un ton morne.




Chapitre X

La matinée du lendemain fut paisible, troublée seulement par le bruit affaibli de coups de feu tirés vers le nord, dans la direction de Los Hatos. Le capitaine Mitchell les écoutait avec anxiété, de son balcon.

— Dans ma situation délicate de seul agent consulaire du port, tout, monsieur, tout devenait cause légitime d’appréhension.

Cette phrase avait sa place dans le récit plus ou moins stéréotypé des événements qui fut servi, pendant quelques années, par le capitaine, aux étrangers de marque de passage à Sulaco. Venait ensuite une remarque sur la dignité et la neutralité du pavillon, si difficiles à faire respecter en de telles circonstances, « où l’on se trouvait pris entre le pouvoir arbitraire d’un misérable pirate, comme Sotillo, et la tyrannie, plus régulièrement établie, mais à peine moins atroce, de son Excellence don Pedro Montero ». Le capitaine Mitchell n’était pas homme à s’appesantir sur de simples dangers, mais il affirmait avoir vécu comme une journée mémorable, celle où il avait revu, vers le crépuscule, « ce pauvre garçon de Nostromo, le marin que j’avais découvert et, je puis bien le dire, formé aussi ; l’homme de la fameuse expédition à Cayta : un événement historique, monsieur ! »

La Compagnie O.S.N. avait, en raison de ses anciens et fidèles services, laissé jusqu’au terme de ses forces, au capitaine Mitchell, une situation honorable et lucrative, à la tête de ses services considérablement accrus. L’importance de cette Société, avec son armée d’employés, son annexe de ville, qui doublait le vieux bureau du port, sa division en divers services : service des passagers, du fret, des gabares, etc., laissait au capitaine un peu plus de loisir, pendant les dernières années qu’il passa dans un Sulaco régénéré, capitale de la République Occidentale. Apprécié des habitants pour sa bienveillance et la simplicité digne de ses façons un peu cérémonieuses, connu depuis des années comme « ami de notre pays », il se sentait dans la ville un homme d’importance. Il se levait tôt, pour faire un tour sur le marché, avant que l’ombre gigantesque de l’Higuerota eût fui les éventaires de fruits et de fleurs qui formaient des masses d’un coloris somptueux. Il vaquait sans trop d’effort à une besogne courante, se voyait accueilli dans toutes les demeures, récoltait les sourires des dames sur l’Alameda, avait son entrée dans tous les clubs de sa place marquée à l’hôtel Gould ; bref, il menait avec beaucoup d’aise et de solennité sa vie privilégiée de vieux célibataire mondain.

Mais les jours de courrier, il se rendait, dès la première heure, au bureau du port, près duquel l’attendait son canot monté par un élégant équipage vêtu de blanc et de bleu, tout prêt à partir à la rencontre du paquebot dès qu’il montrerait son étrave à l’entrée de la rade.

C’était dans ce bureau du port qu’il faisait entrer le passager privilégié, ramené dans sa vedette ; il l’invitait à prendre un siège, pendant une minute, le temps pour lui de signer quelques papiers. Et le capitaine Mitchell, s’asseyant à sa table, continuait à bavarder avec amabilité.

— Vous n’avez pas beaucoup de temps, si vous voulez tout voir en un jour. Nous allons partir tout de suite. Nous déjeunerons au Club Amarilla. Je suis membre de l’Anglo-Américain aussi, le cercle des ingénieurs et des hommes d’affaires, et de celui des Mirliflores, notre dernier club ; on y rencontre des Anglais, des Français, des Italiens, jeunes gens de toutes les races, et bons vivants pour la plupart, qui ont voulu faire honneur au vieux résident que je suis. Mais nous déjeunerons à l’Amarilla, que je crois devoir vous intéresser… le vrai club du pays… les hommes des meilleures familles. Le Président de la République Occidentale lui-même en fait partie, monsieur. Vous verrez, dans le patio, une belle statue d’évêque au nez cassé. Morceau remarquable de sculpture ancienne, paraît-il. Le chevalier Parrochetti — vous connaissez Parrochetti, le fameux statuaire italien ? — a travaillé ici pendant deux ans, et faisait grand cas de notre vieil évêque. Là ! voilà qui est fait ! Je suis à vos ordres, maintenant.

Fier de ses connaissances, imperturbable, pénétré de l’importance historique des hommes, des faits et des monuments, il s’exprimait pompeusement, en phrases abruptes, avec des gestes courts de son bras gros et rond, sans laisser le moindre détail échapper à l’attention de son heureux captif.

— Beaucoup de bâtiments en construction, comme vous le voyez. Avant la séparation, vous n’auriez trouvé ici qu’une plaine d’herbe brûlée, enveloppée de nuages de poussière, et une route charretière qui menait à la jetée. Rien de plus. Voici la Porte de la Mer. Pittoresque, n’est-ce pas ? Autrefois, la ville s’arrêtait ici. Nous entrons maintenant dans la calle de la Constitucion. Voyez ces vieilles maisons espagnoles. Beaucoup d’allure, n’est-ce pas ? Rien n’a changé ici, je crois, depuis le temps des vice-rois, sauf le pavé. Pavé de bois, maintenant. Là-bas, la Banque Nationale de Sulaco, avec les guérites des sentinelles, de part et d’autre de la porte. À côté, l’hôtel Avellanos, avec tous les volets du rez-de-chaussée clos. C’est une femme admirable qui l’habite, mademoiselle Avellanos, la belle Antonia. Un caractère, monsieur ! Une femme historique ! En face, l’hôtel Gould ; imposante porte cochère. Oui ! Les Gould de la Concession Gould, de cette entreprise universellement connue : eux-mêmes ! Je possède dix-sept actions de mille dollars des mines de San-Tomé. Les pauvres économies de toute ma vie, monsieur, qui me donneront une vie facile dans mon pays, quand je prendrai ma retraite. J’étais bien placé, comprenez-vous ? Car don Carlos est de mes grands amis. Dix-sept actions ! Une véritable petite fortune à laisser derrière soi. J’ai une nièce ; elle a épousé un pasteur, un digne desservant d’une petite paroisse de Sussex… un tas d’enfants. Moi, je ne me suis jamais marié. Un marin doit savoir se sacrifier. C’est de cette porte même, monsieur, où je me tenais avec quelques jeunes ingénieurs, prêt à défendre cette maison qui m’avait reçu avec tant de bonté et d’hospitalité, que j’ai assisté à la première et dernière charge des hommes de Montero contre les troupes de Barrios, maîtresses depuis peu de la Porte de la Mer. Les Montéristes ne purent soutenir le feu des nouveaux fusils apportés par le pauvre Decoud. Ce fut un désastre pour eux. En un clin d’œil, la rue fut encombrée d’une masse de cadavres d’hommes et de chevaux. Et ils n’ont pas renouvelé l’attaque.

Et sans arrêt, pendant toute la journée, le capitaine Mitchell parlait ainsi à sa victime plus ou moins résignée.

— La Plaza, magnifique, à mon gré. Deux fois la surface de Trafalgar Square.

Et du centre, sous le soleil aveuglant, il désignait les monuments.

— L’Intendancia, aujourd’hui Palais Présidentiel ; le Cabildo où siège la Chambre basse du Parlement. Vous voyez ces maisons neuves, du côté de la Plaza ? Elles appartiennent à la Compagnie Anzani ; c’est un grand magasin universel, semblable à nos coopératives anglaises. Le vieil Anzani fut tué devant son coffre-fort par les Gardes Nationaux. C’est même pour ce crime que Gamacho, le chef de la Garde, une brute sauvage et sanguinaire, fut exécuté publiquement par strangulation, sur la sentence d’un conseil de guerre présidé par Barrios. Les neveux d’Anzani ont constitué sa maison en société. Tout ce côté de la Plaza a été brûlé : il y avait là une colonnade. Ce fut un terrible incendie, dont la lueur éclaira les derniers combats et me révéla la fuite des gens de la prairie et la débandade des Nationaux. Ils jetaient leurs armes, tandis que les mineurs de la San-Tomé, tous Indiens de la Sierra, se répandaient comme un torrent dans la rue, au son des cors et des tambours, drapeaux verts au vent, masse confuse d’hommes en ponchos blancs et en chapeaux verts, à pied, sur des mules ou sur des ânes. Les mineurs avaient marché sur la ville, monsieur : don Pépé les menait du haut de son cheval noir et, derrière eux, leurs femmes juchées sur des bourricots criaient des encouragements et frappaient sur des tambourins. Je revois encore une de ces femmes, qui portait sur l’épaule un perroquet vert, placide comme un oiseau de pierre. Jamais, monsieur, jamais on ne reverra pareil spectacle. Ils venaient de sauver leur Administrateur, car Barrios, malgré sa hâte à ordonner l’avance, en pleine nuit, serait arrivé trop tard. Pedrito Montero avait déjà fait conduire don Carlos au poteau d’exécution, comme son oncle, bien des années auparavant. Lui mort, comme le disait plus tard Barrios, « il n’aurait plus valu la peine de se disputer Sulaco ». Sulaco n’était rien sans la Concession, et il y avait des tonnes et des tonnes de dynamite disposées dans la montagne, des amorces toutes prêtes, et un vieux prêtre, le Père Roman, était là pour détruire complètement la mine au premier soupçon d’un échec. Don Carlos entendait ne rien laisser derrière lui, et s’était assuré pour cela du concours des hommes nécessaires.

Le capitaine Mitchell pérorait au milieu de la Plaza, sous son ombrelle blanche doublée de vert. Mais, dans la pénombre de la cathédrale, dont une odeur d’encens parfumait la fraîche atmosphère et où l’on voyait çà et là une silhouette blanche ou noire de femme à genoux et la tête voilée, sa voix se faisait plus basse, son ton plus ému et plus solennel :

— Voici, disait-il en montrant une niche dans un des bas-côtés obscurs, voici le buste de don José Avellanos, « Patriote et Homme d’État », comme le dit l’inscription, ancien ministre auprès des cours d’Angleterre, d’Espagne, etc., mort dans les bois de Los Hatos, usé par une vie de luttes pour le Droit et la Justice, à l’aurore de l’ère nouvelle. C’est un beau portrait, œuvre de Parrochetti, d’après de vieilles photographies et un crayon de madame Gould. J’étais en relations intimes avec cet Hispano-Américain de la vieille école, homme distingué, vrai hidalgo, aimé de tous ceux qui le connaissaient. Le médaillon de marbre, encastré dans le mur selon le style antique, représente une femme voilée, assise avec les mains croisées sur les genoux ; il rappelle le sort du malheureux jeune homme qui partit avec Nostromo dans cette nuit fatale, monsieur. Lisez : « À la mémoire de Martin Decoud : sa fiancée, Antonia Avellanos. » C’est franc, simple et noble. Et toute cette jeune fille est là-dedans. C’est une personne exceptionnelle, monsieur. Ceux qui s’attendaient à la voir sombrer dans le désespoir se trompaient. Beaucoup l’ont blâmée de n’avoir pas pris le voile, comme ils l’auraient voulu. Mais doña Antonia n’est pas de l’étoffe dont se font les nonnes. L’évêque Corbelàn, son oncle, vit avec elle, dans la maison de ville des Corbelàn. C’est une sorte de prêtre terrible, qui assaille de réclamations incessantes le gouvernement, au sujet des domaines des églises et des couvents. Je crois que l’on fait grand cas de lui à Rome. Maintenant, allons déjeuner au Club Amarilla, de l’autre côté de la Plaza.

Aussitôt sorti de la cathédrale, dès les premiers degrés du noble escalier, il retrouvait les éclats pompeux de sa voix et ses gestes arrondis :

— Le Porvenir, là, au premier étage, au-dessus de ces magasins à vitrines françaises : notre plus grand quotidien, journal conservateur ou, pour mieux dire, parlementaire. Nous avons ici un parti parlementaire, dont le chef est l’actuel Président de la République, don Juste Lopez. C’est, à mon sens, un homme très avisé ; intelligence de premier ordre, monsieur. Le parti démocratique d’opposition est surtout soutenu, j’ai regret à le dire, par ces Italiens socialistes, monsieur, avec toutes leurs sociétés secrètes, camorras ou autres. Nous avons ici beaucoup d’Italiens, installés sur les propriétés du chemin de fer, manœuvres sans emploi, ouvriers, etc., tout le long de la ligne. On compte, dans le Campo des villages entiers d’Italiens. Et les indigènes aussi se laissent attirer de ce côté-là… Un bar américain ? Oui, monsieur. Et il y en a encore un autre là-bas. Ce sont surtout des New-Yorkais que l’on y rencontre… Mais nous voici à l’Amarilla. Regardez l’évêque, au pied de l’escalier, à votre droite en montant.

Ils prenaient place à l’une des petites tables de la galerie, pour faire honneur au lunch somptueux et savouré à loisir. Le capitaine Mitchell s’inclinait à chaque instant, faisait des signes de tête, se levait pour échanger quelques mots avec des fonctionnaires vêtus de noir, des commerçants en veston, des officiers en uniforme, des propriétaires de la Plaine, petits hommes blêmes et nerveux ou gros et bruns, des Européens ou des Américains du Nord, personnages notables dont le teint paraissait très blanc au milieu des physionomies basanées des autres assistants. Le capitaine Mitchell se renversait sur sa chaise en jetant autour de lui des regards de satisfaction, et tendait à son interlocuteur, par-dessus la table, un étui plein de gros cigares.

— Prenez-en un, avec votre café. C’est du tabac du pays. Et quant au café de l’Amarilla, monsieur, vous n’en trouveriez de pareil dans aucun autre endroit du monde. Il nous vient d’une plantation fameuse, située au pied des montagnes ; le propriétaire en envoie chaque année trois sacs à ses camarades du club, en souvenir du combat livré de ces fenêtres mêmes, aux Nationaux de Gamacho. Il était lui-même en ville à cette époque et prit jusqu’au bout part à la bataille, monsieur. Le chargement nous arrive sur trois mules : on ne songerait pas à le confier au chemin de fer, comme un colis banal ; la petite caravane entre dans le patio escortée par des hommes à cheval et sous la surveillance de l’intendant du domaine. Il monte l’escalier, avec bottes et éperons, et livre le café à notre comité, avec ces seules paroles : « En souvenir de ceux qui tombèrent le Trois Mai. » Nous l’appelons le café du Très de Mayo. Goûtez-le.

Et le capitaine Mitchell portait à ses lèvres la tasse minuscule, avec l’expression d’un homme qui se prépare à écouter un sermon à l’église. Dans le nuage de fumée de leurs cigares, les deux convives savouraient, dans un respectueux silence, le nectar jusqu’à la dernière goutte.

— Regardez cet homme noir qui sort, reprenait vivement le capitaine en se penchant sur la table. C’est le fameux Hernandez, notre ministre de la Guerre. Le correspondant spécial du Times, qui a écrit une série d’articles si remarquables, où il qualifiait la République Occidentale de « Trésorerie du Monde », a consacré plusieurs colonnes au ministre et à la troupe des célèbres carabiniers du Campo qu’il a organisée.

L’hôte du capitaine Mitchell jetait vers la porte un regard de curiosité. Il voyait un homme vêtu d’une redingote noire, qui marchait gravement, les paupières baissées. Il avait un visage calme et allongé, un front rayé de rides horizontales et une tête pointue dont les cheveux gris, clairsemés au sommet, et brossés soigneusement sur les côtés, tombaient en longues boucles sur son cou et ses épaules. C’était donc là le fameux bandit dont l’Europe avait suivi les exploits avec tant d’intérêt ! Il se couvrait la tête d’un sombrero à forme haute et à larges bords plats. Un chapelet à grains de bois s’enroulait autour de son poignet droit. Le capitaine Mitchell poursuivait ses explications :

— C’est lui qui protégea les réfugiés de Sulaco contre la rage de Pedrito. Il s’est distingué, comme général de cavalerie, aux côtés de Barrios, lors de la prise de Tonoro, où fut tué Fuentès avec la dernière bande des Montéristes. Il est l’ami et l’humble serviteur de l’évêque Corbelàn. Il entend trois messes par jour. Je vous parie qu’il va passer par la cathédrale pour y dire quelques prières, avant de rentrer faire sa sieste.

Le capitaine Mitchell tirait quelques bouffées en silence, avant de reprendre de son ton le plus emphatique :

— Cette race espagnole, monsieur, est féconde en individus remarquables, dans toutes les classes de la société… Je vais vous proposer maintenant d’aller chercher asile dans la salle de billard ; il y fait frais et nous pourrons y bavarder en paix, car personne n’y entre jamais avant cinq heures. Je vous raconterai des épisodes de la Révolution Séparatiste qui vous surprendront. Puis, quand la grande chaleur sera tombée, nous irons faire un tour sur l’Alameda.

Ce programme s’exécutait, inexorable comme une loi de nature, et l’invité subissait, sur l’Alameda, la lente promenade agrémentée de commentaires pompeux :

— Tout le grand monde de Sulaco vient ici, monsieur. Et le capitaine Mitchell saluait cérémonieusement à droite et à gauche. Puis, avec vivacité : Regardez la voiture de madame Gould, doña Emilia. Toujours le même attelage de mules blanches. C’est la meilleure, la plus gracieuse des femmes sur qui le soleil ait jamais brillé. Grosse situation, monsieur, grosse situation. La première dame de Sulaco, bien avant la femme du Président. Elle en est digne, d’ailleurs.

Il levait son chapeau, puis ajoutait négligemment, avec un changement de ton affecté, que l’homme assis à côté de madame Gould, avec son vêtement noir, son haut col blanc et les cicatrices de son visage renfrogné, était le docteur Monygham, Inspecteur des Hôpitaux de l’État, Médecin en chef des Mines Réunies de San-Tomé.

— C’est un familier de la maison, où on le trouve éternellement. Rien d’étonnant pour qui sait que les Gould ont fait sa fortune. C’est un homme certainement fort intelligent, mais je ne l’ai jamais aimé. Personne ne l’aime, à vrai dire. Je me rappelle l’avoir vu boitiller par les rues, avec une chemise de flanelle et des sandales du pays, et portant sous le bras un melon d’eau, sa nourriture de la journée. C’est un gros personnage, aujourd’hui, monsieur, mais il reste aussi déplaisant que jamais. Pourtant… on ne peut nier qu’il ait bien joué son rôle au moment de la Révolution. Il nous a tous sauvés de l’affreux cauchemar du Sotillo, alors qu’un homme plus scrupuleux aurait pu échouer…

Le capitaine Mitchell levait le bras.

— On a supprimé la statue qui surmontait ce piédestal, là-bas. C’était un anachronisme, ajoutait-il, obscurément. On parle de la remplacer par une colonne de marbre, monument commémoratif de la Séparation, avec des anges de la Paix aux quatre coins, et une Justice de bronze, toute dorée, balances en main, au sommet. On a obtenu du chevalier Parrochetti un projet, que vous pourrez voir, encadré et sous verre, dans le salon municipal. On gravera des noms tout autour du socle. Eh bien ! il serait juste d’y inscrire d’abord le nom de Nostromo. Ce garçon-là a fait plus que personne pour la Séparation et, à vrai dire, en a retiré moins de profit que beaucoup d’autres.

Le capitaine Mitchell se laissait tomber sur un banc de pierre, à l’ombre d’un arbre, et invitait son compagnon à prendre place à côté de lui.

— Nostromo a porté à Cayta les lettres de Sulaco, qui décidèrent le général à évacuer provisoirement Cayta pour venir à notre secours par mer. Les transports étaient, par bonheur, restés dans le port. J’ignorais même, monsieur, que mon Capataz des Cargadores fût vivant. Je ne m’en doutais pas. Ce fut le docteur Monygham qui le rencontra par hasard dans le bâtiment des Douanes, évacué une ou deux heures auparavant, par le misérable Sotillo. On ne me dit pas un mot de ce retour, comme si j’avais été indigne de confiance. Ce fut Monygham qui machina tout. Il alla trouver l’ingénieur en chef dans les chantiers du chemin de fer et l’ingénieur, par affection pour les Gould plus que pour toute autre raison, consentit à laisser partir une de ses machines pour une course effrénée de cent quatre-vingts milles, avec Nostromo dessus. C’était la seule façon d’assurer son départ. Au bout de la voie, au camp de construction, on lui procura un cheval, des armes, des vêtements, et il partit seul pour sa randonnée prodigieuse : il couvrit quatre cents milles en six jours, à travers un pays en révolte et couronna ses exploits en traversant les lignes montéristes en face de Cayta. Il y aurait un livre palpitant à écrire, monsieur, sur l’histoire de cette expédition. Le Capataz tenait nos vies à tous dans sa poche et, dans une pareille aventure, le dévouement, le courage, la fidélité et l’intelligence ne suffisaient pas. Bien entendu, Nostromo était aussi parfaitement intrépide qu’incorruptible. Mais il fallait surtout un homme qui sût se débrouiller. Et c’était bien cet homme-là, monsieur. Le 5 mai, comme j’étais pour ainsi dire prisonnier dans les bureaux de la Compagnie, j’entendis tout à coup, à un quart de mille, retentir dans le parc du chemin de fer, le sifflet d’une locomotive. Je fis un bond vers le balcon et vis sortir de l’entrepôt une machine tout enveloppée d’un nuage blanc, et qui laissait derrière elle un grand panache de vapeur. Elle sifflait frénétiquement, et ralentit brusquement son allure pour marquer presque l’arrêt en face de l’auberge du vieux Viola. J’aperçus, sans le reconnaître, un homme qui se précipitait hors de l’Albergo d’Italia Una et grimpait sur la plate-forme, et alors, monsieur, la machine me fit positivement l’effet de bondir ! Elle disparut comme la flamme d’une bougie qu’on souffle. Elle portait un mécanicien de premier ordre, vous pouvez m’en croire, monsieur. Les deux hommes essuyèrent, à Rincon et dans un autre village, un feu nourri dirigé par les Gardes Nationaux. Mais on n’avait heureusement pas touché à la voie. Ils atteignirent en quatre heures le camp de construction. Nostromo avait de l’avance. Vous savez le reste. Vous n’avez qu’à regarder autour de vous. Voilà des gens, sur cette Alameda, qui jouissent aujourd’hui de leurs équipages ou même de leur vie, parce que j’ai engagé, sur sa bonne mine, voici bien des années, un déserteur italien, comme contremaître de nos entrepôts. C’est un fait, un fait incontestable, monsieur. Le 17 mai, douze jours exactement après que j’avais vu, sans comprendre son dessein, l’homme sortir de la maison Viola pour grimper sur la machine, les transports de Barrios pénétraient dans le port ; ils venaient sauver, pour la civilisation et un immense avenir la « Trésorerie du Monde », comme le correspondant du Times appelle Sulaco dans son livre. Pedrito, pressé par Hernandez à l’ouest, et les mineurs de San-Tomé à la porte qui donne sur les champs, ne put s’opposer au débarquement. Il envoyait depuis une semaine, à Sotillo, l’ordre de se joindre à lui. Si Sotillo avait obéi, les massacres et la proscription n’auraient pas laissé en vie un homme ou une femme de qualité. Mais c’est là que le docteur Monygham entre en scène. Sourd et aveugle à tous les ordres, Sotillo restait collé à son vapeur et surveillait le dragage du port, où il croyait retrouver l’argent de la mine. Il paraît que, pendant les trois derniers jours, il était hors de lui ; la fureur de ne rien trouver le faisait écumer et délirer ; il courait sur le pont, lançait des malédictions aux bateaux dragueurs, rappelait ses hommes à bord, puis se mettait tout à coup à frapper du pied, en hurlant : « Et pourtant, il est là ! Je le vois ! Je le sens ! » Il se préparait à faire pendre au bout de la vergue d’artimon le docteur Monygham qu’il gardait près de lui à bord, lorsque le premier des transports de Barrios (un de nos bateaux, entre parenthèses), entra dans le port, se rangea près de son vapeur, et ouvrit sur lui, sans la moindre sommation, un feu de mousqueterie. Ce fut la plus parfaite surprise que l’on puisse rêver, monsieur. Les hommes de Sotillo, trop stupéfaits, au premier moment, pour descendre dans l’entrepont, tombaient à droite et à gauche, comme des quilles. C’est miracle que le docteur Monygham, qui était déjà debout, la corde au cou, sur l’écoutille d’arrière, ne fût pas percé comme une écumoire. Il m’a raconté depuis qu’il se croyait perdu, et criait, de toute la force de ses poumons : « Hissez le drapeau blanc ! Hissez le drapeau blanc ! » Tout à coup, un vieux major du régiment d’Esmeralda, dégainant près de lui, perça de son sabre Sotillo de part en part en criant : « Meurs, traître parjure », avant de tomber lui-même frappé d’une balle à la tête.

Le capitaine Mitchell se recueillait un instant.

— Pardieu, monsieur ! J’en aurais à dévider pendant des heures. Mais il est temps de partir pour Rincon. Vous ne pouvez pas être venu à Sulaco sans aller voir les lumières de la mine de San-Tomé, toute une montagne en feu, un véritable palais lumineux au-dessus de la plaine sombre. C’est la promenade à la mode. Mais laissez-moi, monsieur, vous raconter une petite anecdote, pour votre édification. Une quinzaine plus tard, alors que Barrios, nommé généralissime, s’était lancé à la poursuite de Pedrito, vers le sud, que la Junte provisoire, sous la présidence de don Juste Lopez, venait de promulguer la nouvelle Constitution, et que don Carlos Gould préparait ses malles pour une mission à San Francisco et à Washington (les États-Unis, monsieur, furent la première grande puissance qui reconnut la République Occidentale), une quinzaine plus tard, dis-je, quand nous commencions à sentir nos têtes affermies sur nos épaules, si je puis m’exprimer ainsi, un homme important, qui fournissait beaucoup de fret à notre ligne, vint me voir pour affaires, et entama la conversation par ces mots :

« — Dites-moi, capitaine Mitchell, est-ce que cet homme-là (il voulait dire Nostromo) est encore le Capataz de vos Cargadores ou non ?

« — Et pourquoi cela ? lui demandai-je.

« — Parce que, dans l’affirmative, je m’inclinerai : j’expédie et reçois force marchandises par vos navires ; mais voilà plusieurs jours que je le vois rôder sur les quais, et tout à l’heure, il m’a arrêté, sans la moindre vergogne, pour me demander un cigare. Or, vous le savez, je fume une marque spéciale de cigares, et je ne puis pas me les procurer si facilement que cela.

« — J’espère que vous avez fait un petit effort pour une fois, ai-je répondu très doucement.

« — Naturellement, mais c’est insupportable ! Voilà un homme qui ne cesse pas de mendier des cigares ! »

— J’ai détourné les yeux, monsieur, puis je lui ai demandé :

« — N’étiez-vous pas au nombre des prisonniers du Cabildo ?

« — Vous le savez bien, on m’avait même mis aux fers.

« — Et n’avait-on pas fixé votre rançon à quinze mille dollars ? »

— Il rougit, car on savait qu’il s’était évanoui de terreur lorsque l’on était venu l’arrêter, et s’était conduit devant Fuentès, de façon à faire sourire de pitié les policiers eux-mêmes qui l’y avaient traîné par les cheveux.

« — Oui, me répondit-il d’un air un peu confus… Pourquoi cela ?

« — Oh ! pour rien, lui dis-je. Vous auriez perdu un joli magot, même si vous aviez réussi à sauver vos jours. Mais qu’y a-t-il pour votre service ? »

— Il n’a même pas compris, cet homme. Et voilà comment va le monde, monsieur.

Il se levait avec quelque raideur, et la promenade à Rincon ne donnait prétexte qu’à cette seule remarque philosophique émise par l’impitoyable cicerone, devant les lumières de la San-Tomé, qui paraissaient, dans la nuit sombre, suspendues entre ciel et terre :

— C’est une grande puissance que celle-ci, monsieur, pour le bien comme pour le mal : une grande puissance.

Puis venait le dîner des Mirliflores, remarquable par sa cuisine et par l’impression qu’en emportait le visiteur, de la présence, à Sulaco, de maints jeunes gens agréables et intelligents, pourvus d’appointements manifestement trop élevés pour leur discrétion, et dont certains, Anglo-Saxons pour la plupart, semblaient versés dans l’art de « faire monter », comme on dit, l’honorable capitaine.

Le cycle se fermait enfin, ou presque, par une course rapide vers le port, dans une machine ferrailleuse à deux roues, que le capitaine Mitchell décorait du nom de cabriolet, et que tirait, au grand trot, une mule efflanquée, battue sans trêve par un cocher manifestement napolitain. Elle amenait le voyageur aux bureaux de l’O.S.N., ouverts encore et éclairés, malgré l’heure tardive, à cause du départ du bateau. C’était la fin… ou presque la fin. « Dix heures. Votre bateau ne sera pas prêt à lever l’ancre avant minuit et demi… et encore ! Entrez donc prendre un verre de brandy à l’eau de Seltz et fumer un dernier cigare. »

Et le privilégié passager de la Cérès, de la Junon ou de la Pallas, pénétrait dans l’appartement particulier du capitaine, étourdi et mentalement anéanti par une accumulation de visions, de bruits, de noms, d’anecdotes, de récits compliqués et insuffisamment digérés.

Il écoutait encore, comme un enfant fatigué écoute un conte de fées. Il entendait une voix lointaine dont l’emphase pompeuse s’accordait mal avec la familiarité, lui conter « que dans ce port même, une démonstration navale internationale avait mis fin à la guerre du Costaguana contre Sulaco ». Il apprenait que le Powhattan, croiseur des États-Unis, avait, le premier, salué le drapeau occidental, blanc, avec, au milieu, une couronne de laurier vert encadrant une fleur jaune d’amarilla ; que le général Montero, moins d’un mois après s’être proclamé Empereur du Costaguana, avait été tué d’un coup de feu (au cours d’une distribution solennelle et publique de décorations), par un jeune officier d’artillerie, frère de sa maîtresse du moment.

— L’abominable Pedrito a quitté le pays, monsieur, poursuivait la voix. Le capitaine d’un de nos navires m’a dit avoir reconnu récemment le guérillero, dans un des ports du Sud. Il portait des pantoufles violettes et une calotte de velours à gland d’or, et dirigeait une maison mal famée.

L’abominable Pedrito ? Qui diable était-ce donc ? se demandait le notable oiseau de passage, qui flottait, indécis, entre la veille et le sommeil. Il gardait pourtant les yeux résolument ouverts, et un faible sourire d’amabilité restait figé sur ses lèvres, où brûlait le dix-huitième ou vingtième cigare de cette journée mémorable.

— Il m’est apparu, dans cette pièce même, comme un fantôme, disait maintenant le capitaine Mitchell, revenu à son Nostromo avec une véritable chaleur, et un accent d’orgueil nuancé de mélancolie. Vous pouvez imaginer, monsieur, l’effet que m’a produit ce retour. Barrios l’avait ramené par mer, bien entendu. Et le premier mot qu’il me dit, quand je me trouvai en état de l’écouter, fut qu’il avait retrouvé le canot de la gabare, à la dérive sur le golfe. Cette idée paraissait le confondre. C’était, d’ailleurs, un fait assez remarquable, si vous vous souvenez que le trésor avait été coulé depuis seize jours. J’ai vu, du premier coup, que mon Nostromo était devenu un autre homme. Il regardait la mer, monsieur, comme s’il y avait vu courir une araignée ou quelque autre bête. La perte de l’argent l’accablait. Sa première question fut pour s’enquérir si doña Antonia avait appris la mort de Decoud. Sa voix tremblait. Je lui répondis que doña Antonia n’était pas encore rentrée en ville. Pauvre fille ! Je me préparais à lui poser mille questions, lorsque avec un brusque « pardon, Señor », il sortit de la pièce. Je restai trois jours sans le voir. J’avais terriblement à faire, vous le comprenez. J’appris qu’il avait erré, çà et là, par la ville, dormant deux nuits dans des baraques du chemin de fer. Il semblait parfaitement indifférent à ce qui se passait. Comme je lui demandais un jour, sur le quai :

« — Quand allez-vous vous remettre à l’ouvrage, Nostromo ? Il va y avoir force travail pour les Cargadores, maintenant ! »

— Il me dit, avec un regard interrogateur :

« — Seriez-vous surpris d’apprendre, Señor, que je me sens trop fatigué pour me remettre tout de suite à la besogne ? Quel ouvrage pourrais-je faire, d’ailleurs, et comment oserais-je regarder mes Cargadores en face, après avoir perdu cette gabare ? Je le suppliai de ne plus penser au trésor, ce qui le fit sourire. Ce sourire m’alla au cœur, monsieur.

« — Vous n’avez commis nulle faute, lui dis-je ; c’était une fatalité, quelque chose d’inévitable.

« — Oui, oui », fit-il en se détournant.

— Je crus devoir garder un instant le silence, pour lui laisser le temps de surmonter sa peine. Mais il lui a fallu des années pour cela, monsieur. J’ai assisté à son entrevue avec don Carlos. Je dois avouer que Gould est un homme plutôt froid. Il a dû, pendant tant d’années, dans ses relations avec des coquins et des bandits, réprimer ses sentiments pour écarter de sa tête et de celle de sa femme, une menace de ruine et de mort, que cette réserve est devenue chez lui une seconde nature. Ils se regardèrent longuement, puis don Carlos demanda à Nostromo, de sa façon tranquille et simple, ce qu’il pouvait faire pour lui.

« — Mon nom est connu d’un bout à l’autre de Sulaco, répondit le marin, avec le même calme. Que pourriez-vous faire de plus pour moi ? »

— Et c’est tout ce qui se passa en cette circonstance. Plus tard, cependant, comme une très belle goélette de cabotage était à vendre, nous nous entendîmes, madame Gould et moi, pour la faire acheter et la lui offrir. Il l’accepta, mais en remboursa le prix en trois ans : les affaires abondaient dans nos parages, monsieur, et d’ailleurs cet homme-là a toujours réussi dans toutes ses entreprises, sauf dans l’aventure du trésor. La pauvre doña Antonia eut aussi, à l’issue de son terrible séjour dans les bois de Los Hatos, une entrevue avec Nostromo. Elle voulait apprendre de sa bouche des détails sur la fin de Decoud, savoir ce qu’ils avaient fait et dit, ce qu’ils avaient pensé jusqu’à la dernière minute de cette nuit fatale. Madame Gould m’a raconté qu’il avait fait montre d’un calme et d’un tact parfaits. Mademoiselle Avellanos contint ses sanglots jusqu’au moment où il dit que Decoud lui avait assuré que son plan aurait un succès glorieux… Et la chose est incontestable, monsieur. C’est un succès…

La journée allait enfin se terminer. Et tandis que le passager de marque, frémissant de volupté à l’idée de retrouver son lit, oubliait de se demander : « Quels pouvaient donc bien être les projets de ce Decoud ? » le capitaine Mitchell lui déclarait :

— Je suis fâché que nous devions nous quitter si vite ; votre sympathique intérêt m’a rendu la journée charmante. Je vais vous reconduire à bord. Vous avez pu vous faire une idée de la « Trésorerie du Monde ». C’est une appellation très juste, monsieur.

La voix d’un quartier-maître annonçait à la porte que la chaloupe était prête… Et le cycle se fermait…

Nostromo avait, en effet, aperçu au large du golfe, vide et à la dérive, le canot de la gabare qu’il avait laissé à Decoud sur la Grande Isabelle. Il se trouvait alors sur le pont du premier des transports de Barrios, à une heure de Sulaco. Barrios, toujours enchanté par un acte d’audace, et bon juge en courage, avait pris le Capataz en grande affection. Tout au long du voyage vers le sud, il l’avait gardé près de lui, et l’interpellait fréquemment, de ce ton brusque et bruyant qui était, de sa part, une marque de haute faveur.

Les yeux de Nostromo furent les premiers à découvrir, loin à l’avant, une minuscule tache, noire et mobile, seul point, avec les contours des trois Isabelles, qui tranchât sur l’immensité vide et frémissante du golfe. Il y a des heures où il ne faut tenir aucun fait pour insignifiant. Une barque à cette distance de la terre, cela voulait peut-être dire quelque chose qu’il était utile de connaître. Sur un signe d’assentiment de Barrios, le transport modifia légèrement sa route et passa assez près de la coquille de noix pour voir qu’elle ne contenait pas d’occupant : ce n’était qu’un petit bateau, parti à la dérive, avec ses rames aux taquets. Mais Nostromo, qui, depuis des jours, gardait sans cesse à l’esprit le souvenir de Decoud, avait bien vite reconnu, avec un battement de cœur, le canot de la gabare.

On ne pouvait songer à faire halte pour recueillir l’épave ; la moindre minute perdue compromettait l’avenir de la ville et la vie de ses habitants. L’avant du premier bateau, qui portait le général, fut remis dans le droit chemin ; derrière lui se détachait la silhouette des transports, noirs et fumants contre le ciel d’Occident, et déployés au large sur plus d’un mille, comme des voiliers à la fin d’une course.

— Mon général — la voix de Nostromo s’éleva, nette, mais calme, derrière un groupe d’officiers — je voudrais sauver ce petit canot. Je le reconnais, por Dios ! Il appartient à ma Compagnie.

— Et vous, por Dios ! rétorqua Barrios, avec un rire bruyant et bon enfant, vous m’appartenez. Je ferai de vous un capitaine de cavalerie, dès que nous remettrons la main sur un cheval.

— Je nage bien mieux que je ne monte, mon général, cria Nostromo en s’avançant, le regard fixe, vers le bord. Laissez-moi…

— Vous laisser. Oh ! l’orgueilleux coquin ! railla d’un ton jovial le général, sans même le regarder. Le laisser partir ? Ha ! ha ! ha ! Il veut me faire avouer que nous ne saurions prendre Sulaco sans lui ! Ha ! ha ! ha ! Veux-tu le chercher à la nage, mon fils ?

— Un grand cri, qui s’éleva d’un bout à l’autre du navire, coupa son rire. Nostromo avait bondi par-dessus bord, et sa tête noire flottait sur la mer, loin déjà du navire. De stupeur, le général poussa un cri d’effroi.

— Ciel ! malheureux que je suis ! Mais il vit d’un seul regard, que Nostromo nageait avec la plus grande aisance.

L’anxiété fit place chez lui à la fureur, et il cria d’une voix de tonnerre :

— Non ! non ! nous ne nous arrêterons pas pour sauver l’insolent ! Qu’il se noie donc, ce fou de Capataz !

La contrainte physique seule aurait pu empêcher Nostromo de sauter à la mer. Ce bateau vide, mystérieusement poussé vers lui par quelque fantôme invisible, fascinait son imagination comme un appel ou un avertissement, et répondait, de façon frappante et énigmatique, à son obsession touchant le trésor et le sort de son compagnon. Il aurait sauté, même avec la certitude de trouver la mort dans ce demi-mille d’eau. La mer était d’ailleurs calme comme un lac, et les requins, bien que pullulant de l’autre côté de la Punta Mala, sont, pour une raison quelconque, inconnus dans le golfe.

Le Capataz saisit l’arrière du canot et respira avec force. Une faiblesse étrange l’avait saisi pendant qu’il nageait. Il avait dû rejeter, dans l’eau, ses bottes et sa veste. Il resta un moment immobile, cherchant à reprendre haleine. Dans le lointain, les transports regroupés filaient droit vers Sulaco, donnant l’impression d’une lutte amicale de régates. La fumée de toutes les cheminées ne formait qu’un nuage mince, couleur de soufre, qui passait droit au-dessus de la tête de Nostromo. C’était son audace, son courage, sa décision, qui avaient lancé ces bateaux sur la mer ; ils couraient pour sauver la vie et la fortune des Blancos, les maîtres du peuple, pour sauver la mine de San-Tomé, pour sauver les enfants de Giorgio.

D’un effort vigoureux et adroit, il escalada l’arrière. C’était bien, sans aucun doute possible, le canot de la gabare numéro 3, le canot laissé à Decoud, sur la Grande Isabelle, pour lui permettre de se tirer d’affaire, si l’on ne pouvait, du rivage, lui venir en aide. Et c’était ce canot même, qui venait à la rencontre de Nostromo, vide et mystérieux ! Qu’était devenu Decoud ? Le Capataz se livra à un examen minutieux de la barque, y cherchant une marque, une écorchure, une trace quelconque. Il n’y trouva qu’une tache brune, sur le bordage, en avant du banc des rameurs. Il s’inclina et frotta la tache avec le doigt, puis il resta assis à l’arrière, inerte, les genoux serrés, et les jambes de côté.

Ruisselant de la tête aux pieds, les cheveux et les favoris pendants et dégouttants d’eau, Nostromo ressemblait, avec son regard terne fixé sur le fond de la barque, à un noyé remonté des profondeurs de la mer, pour muser au coucher du soleil, dans un petit bateau. C’en était fini de l’animation de l’aventureuse chevauchée, du retour heureux, du succès couronnant l’entreprise, de tous les sentiments d’allégresse associés à l’idée du trésor énorme et du seul homme qui en connût avec lui l’existence. Jusqu’à la dernière minute, il s’était creusé la cervelle pour trouver un moyen d’aborder à la Grande Isabelle sans perdre de temps et sans se laisser surprendre. La pensée du trésor était si bien liée dans son esprit à l’idée de mystère, qu’il s’était abstenu de révéler, même à Barrios, la présence sur l’îlot de Decoud et des lingots. Les lettres qu’il avait portées au général faisaient cependant brièvement mention de la perte de la gabare, et de son influence sur la situation de Sulaco. Mais, dans les circonstances de l’heure, le tueur de tigres, le terrible borgne, flairant de loin la bataille, n’avait pas perdu son temps à s’informer de cette affaire auprès du messager. Barrios, dans ses conversations avec Nostromo, supposait Decoud et le trésor disparus en même temps et Nostromo, à qui il ne posa pas de question sur ce point, s’abstint sous l’influence d’une sorte de méfiance et de ressentiment, de le détromper, Don Martin n’aurait qu’à tout expliquer lui-même, s’était-il dit dans son for intérieur.

Et maintenant que le destin lui procurait le moyen de gagner au plus tôt la Grande Isabelle, son désir était tombé, comme s’enfuit l’âme, en laissant le corps inerte sur une terre qu’elle n’habite plus. On aurait dit que Nostromo ne connaissait plus le Golfe. Pendant un long moment, ses paupières ne clignèrent même pas sur le vide glacé de son regard. Puis lentement, sans un frémissement de muscles ou un battement de cils, une expression, une expression vivante se répandit sur ses traits immobiles, une pensée profonde se fit jour dans le vide de ses yeux, comme si une âme exilée, une âme paisible et errante, trouvant sur son chemin ce corps inhabité était furtivement venue en prendre possession.

Le Capataz fronça les sourcils, et dans l’immobilité immense de la mer, des îles, de la côte, des nuages au ciel, et des traînées de lumière sur l’eau, ce froncement de sourcils prit l’ampleur d’un geste puissant. Pendant un moment, rien d’autre ne bougea, puis le Capataz hocha la tête et s’associa de nouveau à l’universelle immobilité de toutes les choses visibles. Tout à coup, il saisit les rames, et faisant d’un seul coup pivoter le canot, il le dirigea vers la Grande Isabelle. Mais avant de se mettre à ramer, il se pencha une fois encore sur la tache brune du bordage.

— Je connais cela, murmura-t-il avec un hochement de tête sagace. C’est du sang !

Son coup de rame était allongé, puissant et régulier. De temps en temps, il regardait, par-dessus son épaule, la Grande Isabelle, qui présentait, comme un visage impénétrable, sa falaise basse à son regard anxieux. Le canot toucha enfin la grève. Nostromo le lança plus qu’il ne le tira sur la petite plage, et, tournant aussitôt le dos au soleil, s’enfonça à grands pas dans le ravin. Il faisait jaillir l’eau du ruisseau comme s’il avait voulu en fouler aux pieds l’âme claire, légère et murmurante. Il voulait profiter de ce qui lui restait de jour. Une masse de terre, d’herbes et de broussailles écrasées était très naturellement jetée sur le creux masqué par l’arbre penché. Decoud avait caché le trésor selon ses instructions, et manié la bêche avec une certaine adresse. Mais le demi-sourire approbateur de Nostromo fit place à un rictus de dédain, à la vue de la bêche elle-même, laissée sur le sol, comme si son possesseur, pris d’un dégoût total ou d’une terreur soudaine, avait brusquement renoncé à l’entreprise. Ah ! ils étaient bien tous les mêmes, dans leur folie, ces beaux messieurs qui inventaient, pour le pauvre peuple, des lois, des gouvernements et de stériles besognes.

Le Capataz ramassa la bêche, et en sentant le manche dans sa main, le désir lui vint de jeter un coup d’œil sur les caissons en peau de bœuf qui contenaient les lingots. En quelques coups de pelle, il en découvrit plusieurs, dont il vit les angles et les arêtes ; mais en écartant mieux la terre, il s’aperçut que l’un d’eux avait été éventré à coups de couteau.

Cette constatation lui arracha un cri étouffé, et il tomba à genoux, avec un regard de crainte irraisonnée jeté alternativement à droite et à gauche derrière lui.

La rude peau s’était refermée, et il hésita avant d’introduire sa main dans la longue balafre, pour sentir les lingots. Oui, ils y étaient bien. Un, deux, trois… Oui il y en avait quatre de moins. Dérobés… Quatre lingots ! Mais par qui ? Par Decoud, évidemment. Et pourquoi ? Dans quel dessein ? Par quelle maudite fantaisie ? Qu’il vînt expliquer… Quatre lingots, emportés dans le canot, et… du sang !

Dans l’ouverture du golfe, le soleil descendait sur l’eau, clair, pur et sans nuages. On aurait cru assister au calme et serein mystère d’une immolation volontaire, d’un sacrifice consommé loin de tous les yeux, dans une majesté infinie de silence et de paix. Quatre lingots de moins !… et du sang !…

Nostromo se leva doucement.

— Peut-être s’est-il seulement coupé la main, murmura-t-il. Mais alors… ?

Il s’assit sur la terre meuble, sans résister, comme s’il se fût senti enchaîné au trésor. Embrassant ses jambes à demi ployées, il avait l’air de soumission résignée et l’attitude d’un esclave placé là comme gardien. Une seule fois, il leva brusquement la tête : il venait de saisir le bruit d’une vive fusillade, comme un bruit de pois secs lancés sur un tambour.

Après un instant d’attention, il se dit presque à voix haute :

— Il ne reviendra jamais pour expliquer tout cela.

Et baissant à nouveau la tête :

— Impossible, murmura-t-il d’un ton morne.

Le bruit des coups de feu s’éteignit. La lueur d’un grand incendie s’éleva, toute rouge, au-dessus de Sulaco et le long de la côte, jouant au fond du golfe sur les masses de nuages, et éclairant d’un sinistre reflet de pourpre les formes des trois Isabelles. Mais Nostromo ne voyait rien, bien qu’il eût redressé la tête :

— Et alors, je ne saurai jamais… prononça-t-il distinctement, avant de rester, pendant des heures, silencieux et le regard fixe…

Il ne saurait jamais. Personne ne saurait jamais. La fin de Decoud ne fut d’ailleurs, comme on peut le comprendre, un sujet de conjectures que pour le seul Nostromo.

Si on avait connu la vérité des faits, le pourquoi de cette mort se serait toujours posé en énigme. Au contraire la version de la gabare coulée ne laissait place à aucun doute. Le jeune apôtre de la Séparation était mort en luttant pour son idée, victime d’un lamentable accident. En réalité, il était mort de son isolement, de cette solitude ennemie que connaissent si peu d’hommes, et que seuls peuvent supporter les plus simples d’entre eux. Le brillant boulevardier costaguanien avait succombé à sa solitude, et à son manque de foi en soi-même et dans les autres.

Des raisons sans doute sérieuses et solides, mais inconnues des hommes, éloignent des Isabelles les oiseaux du golfe. Ils élisent domicile sur la côte rocheuse de l’Azuera dont les plateaux et les ravins pierreux retentissent de leurs clameurs sauvages et tumultueuses, comme s’ils se disputaient éternellement les trésors légendaires.

À la fin de sa première journée sur la Grande Isabelle, Decoud songea, en se tournant sur la couche d’herbes rudes qu’il avait disposée à l’ombre d’un arbre :

— Je n’ai pas seulement vu un oiseau de toute la journée.

Et, de tout le jour, il n’avait pas entendu, non plus, un seul bruit, sauf, en ce moment, le murmure de sa propre voix. Ç’avait été une journée d’absolu silence, la première qu’il eût connue de sa vie. Et il n’avait pas dormi une seconde, malgré ses nuits de veille, malgré ses jours de bataille, de travail et de discussions, malgré les dangers et l’épuisement physique de cette dernière nuit, passée sur le golfe. Il n’avait pas pu, un seul instant, fermer les paupières. Pourtant, il était resté, du lever au coucher du soleil, allongé sur le sol, tantôt sur le ventre et tantôt sur le dos.

Il s’étira et descendit à pas lents vers le ravin, pour passer le nuit à côté du trésor. Si Nostromo revenait — ce qu’il pouvait faire d’un instant à l’autre — c’était là qu’il accosterait tout d’abord, et la nuit serait évidemment le moment le plus propice à toute tentative de communication. Decoud se rappela, avec une indifférence profonde, qu’il n’avait encore rien mangé, depuis que son compagnon l’avait laissé seul sur l’îlot.

Il passa la nuit, les yeux ouverts, et c’est avec la même indifférence qu’au petit jour, il avala quelques bouchées. Le brillant « fils Decoud », l’enfant gâté de la famille, l’amoureux d’Antonia, le journaliste de Sulaco, n’était pas de taille à lutter seul contre lui-même. La complète solitude, due à des conditions involontaires de la vie, crée très vite un état d’esprit, où les affectations d’ironie et de scepticisme ne trouvent plus leur place. Elle s’impose à l’esprit et repousse la pensée dans l’exil du doute absolu. Après avoir, pendant trois jours, attendu de voir un visage humain, Decoud se surprenait à douter de sa propre individualité. Elle s’était noyée dans un monde de nuages et d’eaux, de forces naturelles et de formes ambiantes. C’est dans notre seule activité que nous puisons la réconfortante illusion d’une existence indépendante alors que nous ne sommes qu’un rouage impuissant de l’ordre général des choses. Decoud avait perdu toute foi dans la réalité de ses actions passées ou à venir. Le cinquième jour, une immense tristesse descendit sur lui de façon palpable. Il résolut de ne pas s’abandonner sans résistance à ces gens de Sulaco, à ces gens irréels et terribles, qui l’avaient entouré comme des spectres simiesques et hideux. Il se voyait, luttant contre eux avec désespoir, tandis qu’Antonia, gigantesque et adorable comme une statue allégorique, jetait sur sa faiblesse un regard de mépris.

Nul être vivant, nulle ombre de voile lointaine ne se montrait dans le champ de sa vision, et comme pour échapper à sa solitude, il s’absorbait dans sa mélancolie. La vague conscience d’une vie mal dirigée et toute livrée aux impulsions, d’une existence qui laissait un goût amer dans sa bouche, était le sentiment dominant de sa maturité. Il n’éprouvait pourtant aucun remords. Qu’eût-il donc regretté ? Il n’avait pas reconnu d’autres vertus que l’intelligence, et avait élevé ses passions au rang de devoirs. Intelligence, passions, tout sombrait dans cette solitude totale, dans cette attente sans espoir. L’insomnie avait dépouillé sa volonté de toute énergie, car en sept jours, il n’avait pas dormi sept heures ! Sa tristesse était la tristesse d’un sceptique ; dans l’univers, il voyait une succession d’images incompréhensibles. Nostromo était mort, et tout était fini, misérablement. Il n’osait plus penser à Antonia. Elle n’avait pas survécu. Vivante, d’ailleurs, il n’aurait su la regarder en face. Et tout effort paraissait absurde.

Le dixième jour, après une nuit passée sans une minute d’assoupissement, il lui sembla qu’Antonia n’avait jamais pu aimer un être aussi immatériel que lui ; la solitude prenait un aspect de vide immense, et le silence du golfe lui faisait l’effet d’une corde raide et mince, à laquelle il se tenait suspendu par les deux mains, sans l’ombre d’une crainte, d’une surprise, ou d’une émotion quelconque. C’est seulement aux approches du soir, avec le répit relatif apporté par la fraîcheur, qu’il sentit le désir de voir cette corde se briser. Il l’entendait se rompre, avec un bruit sec et plein, comme celui d’un coup de pistolet. Et ce serait le signal de sa propre fin. Cette pensée lui souriait, car il redoutait les nuits sans sommeil, où le silence total, semblable à la corde sur laquelle se crispaient ses deux mains, vibrait de phrases absurdes, toujours les mêmes, et toujours incompréhensibles, où les noms de Nostromo, d’Antonia et de Barrios se mêlaient, dans un bourdonnement ironique et puéril, à des fragments de proclamations. Pendant le jour, il voyait le silence, sous forme d’une corde immobile et tendue à se rompre par le poids de sa vie, de sa vie misérable et vide.

— Je me demande si je l’entendrai claquer avant de tomber, murmurait-il.

Le soleil était à deux heures au-dessus de l’horizon, lorsque Decoud se redressa, maigre, sale et blême, pour le regarder avec des yeux rouges. Ses membres lui obéissaient avec lenteur, comme s’ils avaient été bourrés de plomb, mais sans trembler, et le sentiment de son intégrité physique donnait à son allure la dignité d’une froide résolution. Il agissait comme s’il avait accompli quelque rite. Il descendit dans le torrent, car seule survivait pour lui, du monde extérieur, la fascination du trésor, avec tout ce qu’elle comportait de puissance.

Il ramassa sur le sol la ceinture avec son revolver, et la boucla autour de sa taille. La corde du silence ne pouvait pas se briser sur l’île ; il fallait qu’elle le laissât tomber et sombrer dans la mer. Sombrer ! Il regardait la terre fraîchement remuée au-dessus du trésor. Dans la mer ! Il avait une allure de somnambule. Il se laissa choir doucement sur les genoux, et finit, en grattant patiemment, avec les doigts, par découvrir l’une des caisses. Sans hésiter, comme s’il avait répété une besogne machinale, il en déchira le couvercle, et prit quatre lingots qu’il mit dans ses poches. Puis, recouvrant la boîte éventrée, il redescendit le ravin pas à pas. Les buissons se refermaient derrière lui en sifflant. Au troisième jour de son isolement, il avait tiré le canot près de l’eau, avec la pensée de gagner quelque rive à la rame ; mais il avait renoncé à cette idée, mû à demi par un espoir confus du retour de Nostromo, et en partie aussi par la conviction de la totale inutilité d’une telle tentative. Une petite poussée devait suffire maintenant à remettre la barque à flot. Quelques bouchées, mangées chaque jour, depuis son arrivée sur l’île, avaient conservé à Decoud une certaine vigueur. Il prit doucement les rames pour s’éloigner de la grève ; derrière lui se dressait la falaise de la Grande Isabelle, chaude de soleil et de vie, baignée de haut en bas d’une riche lumière, tout éclatante d’espoir et de joie.

Il s’en allait tout droit vers le soleil couchant. Lorsque le golfe se fut obscurci, il cessa de ramer et jeta les avirons dans la barque. Le son creux qu’ils rendirent en tombant fut le bruit le plus violent qu’il eût entendu de sa vie. C’était une révélation, un appel venu de loin pour le retenir. « Peut-être dormirai-je cette nuit… » Cette pensée traversa son esprit. Mais il ne s’y arrêta point. Il ne croyait plus à rien. Et il restait assis sur son banc.

L’aube née au sommet des montagnes mit sa lueur dans ses yeux grands ouverts. Après une claire aurore le soleil émergea glorieusement entre les pics de la chaîne. L’énorme golfe ne fut plus que scintillement, tout autour du canot, et dans la splendeur de cette solitude impitoyable, Decoud voyait le silence, comme une corde mince et sombre, tendue à se rompre.

Ses yeux la regardaient, pendant que sans hâte, il quittait son banc pour s’asseoir sur le bordage. Ils la regardaient fixement tandis que sa main, descendue à sa ceinture, déboutonnait la gaine de cuir, tirait le revolver, l’armait, dirigeait le canon vers sa poitrine, pressait la gâchette, et, d’un mouvement convulsif, faisait voler dans l’air l’arme encore fumante. Ses yeux la contemplaient, tandis qu’il tombait la tête en avant, la poitrine contre le bordage, les doigts de la main droite crispés sous le banc. Ils la contemplaient…

— C’est fini, murmura-t-il, dans un flot de sang. Sa dernière pensée fut celle-ci : « Je me demande comment Nostromo est mort. »

Ses doigts raides se détendirent, et l’amoureux d’Antonia Avellanos roula par-dessus bord, sans avoir entendu la corde du silence se briser bruyamment dans la solitude du Golfe Placide, dont la surface étincelante ne fut point ternie par la chute de son corps.

Victime de la lassitude et de la désillusion réservées aux audacieux de l’intelligence, le brillant don Martin Decoud, lesté par les lingots de la San-Tomé, disparut sans laisser de traces, absorbé par l’immense indifférence des choses. Sa silhouette fiévreuse et immobile avait cessé de veiller sur l’argent de la mine, et pendant un temps, les esprits du bien et du mal, qui rôdent autour de tout trésor caché, auraient pu croire celui-là oublié de tous les hommes.

Mais quelques jours plus tard, une forme nouvelle se dressa devant le soleil déclinant, pour venir passer dans l’étroit ravin sombre une nuit d’insomnie et d’immobilité ; les esprits du bien et du mal qui rôdent autour des trésors interdits, la virent dans la même pose, et à l’endroit même où s’était assis l’autre homme sans sommeil, qui était parti, tout doucement, pour toujours, dans un petit canot, à l’heure du soleil couchant. Et ils comprirent qu’un esclave fidèle était désormais attaché pour sa vie à l’argent de la San-Tomé !

En proie au dégoût et au désenchantement réservés aux audacieux de l’action, le magnifique Capataz des Cargadores passa dans la posture accablée d’un proscrit traqué, une nuit d’insomnie aussi douloureuse qu’aucune de celles qu’avait connues Decoud, le compagnon de sa plus terrible aventure. Il ignorait comment Decoud était mort. Mais le rôle qu’il avait joué lui-même dans le drame, il le connaissait trop bien. Il avait abandonné, dans leur besoin suprême, une femme d’abord, puis un homme, à cause de ce trésor maudit : il l’avait déjà payé de la perte d’une âme, et de la disparition d’un homme. Une bouffée d’immense orgueil chassa son effroi silencieux. Il n’y avait au monde que Gian’Battista Fidanza, Capataz des Cargadores, que l’incorruptible et fidèle Nostromo, pour payer un tel prix.

Il était décidé : rien désormais ne le frustrerait du profit de ce marché ; rien ! Decoud était mort. Mais comment ? Qu’il fût mort, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. Mais ces quatre lingots ?… Pourquoi ? Voulait-il donc venir en chercher d’autres… un jour ?

Le trésor exerçait déjà sa mystérieuse puissance. Elle troublait l’esprit clair de l’homme qui avait payé le prix voulu. Il était sûr de la mort de Decoud : l’îlot semblait résonner d’un murmure : « Disparu ! Mort ! » Et pourtant Nostromo se prenait à tendre l’oreille, à guetter un bruit de buissons écartés, de pas dans le lit du ruisseau. Mort, le beau parleur, le novio de doña Antonia !

— Ah ! grommela-t-il, la tête aux genoux, sous une aube nuageuse et livide, l’aube levée sur un golfe gris comme la cendre, et sur une Sulaco délivrée… C’est vers elle qu’il ira, vers elle…

Et ces quatre lingots ? Don Martin les avait-il emportés par manière de vengeance, et pour lui jeter un sort, comme la mourante qui, après lui avoir, dans sa colère, prophétisé échec et remords, lui avait confié la tâche de sauver ses fillettes ? Eh bien ! il les avait sauvées, les enfants. Il avait écarté d’elles la menace de la faim et de la misère. Et cela tout seul… ou peut-être avec l’aide du diable. Mais qui s’en souciait ? Il l’avait fait malgré toutes les trahisons, en sauvant, du même coup, la mine de San-Tomé, cette mine formidable et odieuse, dont la tyrannique richesse régissait le courage, le labeur, la fidélité des humbles, décidait de la paix et de la guerre, étendait sa domination sur la ville, la mer et le Campo.

Le soleil faisait flamber le ciel derrière les pics de la Cordillère. Le Capataz abaissa un instant les yeux sur l’amas de terre molle, de pierres et de broussailles écrasées qui dissimulaient la cachette du trésor.

— Il faudra que je m’enrichisse très lentement, fit-il à haute voix.




Chapitre XI

Le développement de Sulaco marcha à une allure autrement vive que Nostromo dans sa prudence : la ville s’enrichit très vite, aux dépens des trésors cachés de la terre, que hantaient les esprits inquiets du bien et du mal, mais que les mains opiniâtres des travailleurs arrachaient au sol. Ce fut pour la ville une seconde jeunesse, une vie nouvelle, pleine de promesses, d’agitation et de labeur, une prodigalité qui dispersait la richesse à tous les vents. Aux nouveaux intérêts matériels correspondaient des transformations matérielles et d’autres changements aussi, plus subtils, et moins aisément saisissables, qui affectaient les esprits et les cœurs des travailleurs. Le capitaine Mitchell était retourné dans son pays, pour y jouir de ses économies, placées dans la mine de San-Tomé, et le docteur Monygham, vieilli et grisonnant, gardait sur le visage une expression toujours identique, et abritait dans le secret de son cœur l’inépuisable source d’une tendresse cachée comme un trésor interdit.

Inspecteur Général des Hôpitaux d’État (fonction qui dépendait de la Concession Gould), Conseiller d’Hygiène de la Municipalité, Médecin Chef des Mines-Réunies de San-Tomé (dont les domaines étendent sur des milles, au pied de la Cordillère, leurs gisements d’or, d’argent, de plomb, de cuivre et de cobalt), le docteur s’était senti plus pauvre, plus misérable, plus affamé que jamais, pendant le long voyage des Gould en Europe et aux États-Unis.

Intime de la maison, ami éprouvé, célibataire sans attaches et sans autre résidence que son cabinet de médecin, il avait été convié à s’installer dans la casa Gould. Mais tout lui rappelait, dans ces pièces familières, la femme à qui il avait fait le don de son entier dévouement, et la maison, au cours des mois d’absence des propriétaires, lui était devenue intolérable. À mesure qu’approchait le jour de l’arrivée du paquebot-poste Hermès (dernière adjonction à la flotte magnifique de l’O.S.N.), l’impatience rendait plus agitée la marche inégale du docteur, et plus sardoniques les boutades qu’il décochait aux doux et aux humbles.

Ce fut avec hâte, avec enthousiasme, avec frénésie, qu’il bourra sa modeste malle, avec délices, avec ivresse qu’il lui vit franchir, sous les yeux du vieux portier, la porte de la casa Gould. Puis, comme l’heure avançait, il monta seul dans le grand landau, derrière les mules blanches, et s’y assit, un peu de côté, le visage tiré et durci par la contrainte, une paire de gants neufs dans la main gauche. Il allait au port.

Son cœur se gonfla si fort, lorsqu’il aborda les Gould sur le pont de l’Hermès, que ses souhaits de bienvenue se bornèrent à un balbutiement banal. Sur le chemin de la ville, ils restèrent tous les trois silencieux. Et dans le patio, le docteur retrouva un accent plus naturel, pour dire :

— Je vais vous laisser tranquilles. Je reviendrai vous voir demain, si vous me le permettez.

— Venez déjeuner, cher docteur, et venez de bonne heure, fit madame Gould, en se retournant, pour lui parler, sur la première marche de l’escalier. Elle était encore vêtue de son costume de voyage et son voile était baissé ; du haut de sa niche, la madone bleue avec l’enfant dans ses bras, semblait lui faire un accueil de tendresse compatissante.

— Vous ne me trouverez pas à la maison, avertit Charles Gould. Je partirai de bonne heure pour la mine.

Après le déjeuner, doña Emilia et le docteur franchirent lentement la porte intérieure du patio. Devant eux s’étendaient, avec leur cadre de hautes murailles et leurs toits de tuiles rouges, les vastes jardins de la casa Gould, les masses d’ombre de leurs arbres, et le soleil étalé sur les pelouses. Le domaine était entouré d’une triple rangée de vieux orangers. Nu-pieds, des jardiniers bruns, avec des chemises d’une blancheur de neige et de larges pantalons, franchissaient les plates-bandes, s’accroupissaient sur les parterres de fleurs, passaient entre les arbres, tiraient sur le gravier des allées de minces tuyaux de caoutchouc ; les jets d’eau sveltes se croisaient en courbes gracieuses, étincelaient dans le soleil, tombaient en pluie sur les massifs, formaient sur les gazons une rosée de diamants.

Doña Emilia tenait à la main la traîne de sa robe claire. Elle marchait à côté du docteur Monygham, qui portait une longue redingote noire et une cravate sévère sur un plastron immaculé. Elle choisit un siège bas et large, dans un groupe de petites tables et de fauteuils, disposés à l’ombre d’un bouquet d’arbres.

— Ne partez pas encore, dit-elle au docteur Monygham, qui ne pouvait se décider à quitter la maison. Le menton niché entre les pointes du col, il dévorait à la dérobée la jeune femme du regard, heureux qu’on ne pût lire ses sentiments dans ses yeux ronds et durs comme des billes opaques. Il était touché aux larmes et ressentait un apitoiement douloureux, à constater sur le visage de madame Gould les traces de l’âge, à voir des marques de fragilité et de pesante lassitude autour des yeux et des tempes de « l’infatigable Señora » comme disait avec admiration don Pépé, bien des années auparavant.

— Ne partez pas, insistait doucement madame Gould. Cette première journée est tout entière à moi. Nous ne sommes pas encore officiellement rentrés. Personne ne viendra nous voir. C’est demain seulement que s’éclaireront les fenêtres de l’hôtel, pour notre première réception.

Le docteur se laissa tomber dans un fauteuil.

— Vous donnez une tertulia ? fit-il d’un air négligent.

— Une petite soirée très simple, pour tous les amis qui voudront bien venir.

— Et demain seulement ?

— Oui, Charles sera fatigué, après sa journée à la mine. Alors moi… Ce sera bon de l’avoir tout à moi, pour le soir de notre retour, dans cette maison que j’aime. Elle a vu toute ma vie.

— Ah ! oui, grogna brusquement le docteur. Pour les femmes, la vie commence avec la cérémonie du mariage. N’aviez-vous donc pas un peu vécu, auparavant ?

— Si, mais quels souvenirs aurais-je pu garder d’un temps où je n’avais pas de soucis ?

Madame Gould soupira. Et tous deux, en amis qui, après une longue séparation, évoquent dans leurs souvenirs la période la plus agitée de leur vie, se mirent à parler de la Révolution de Sulaco. Madame Gould trouvait étrange que des gens qui y avaient joué un rôle parussent en oublier les détails et les enseignements.

— Et pourtant, remarqua le docteur, nous qui y avons pris part, nous avons eu notre récompense. Don Pépé, malgré le poids des ans, peut encore se tenir en selle. Barrios se grise à mort, en joyeuse compagnie, dans son domaine, par-delà le Bolson de Tonoro. Et l’héroïque Père Roman — je m’imagine toujours le vieux padre faisant mélancoliquement sauter la mine de San-Tomé, poussant à chaque explosion une pieuse exclamation, et se bourrant le nez de tabac, avant de mettre le feu aux poudres — l’héroïque Père Roman affirme que nul missionnaire de Holroyd ne pourra corrompre ses ouailles, tant qu’il sera vivant.

Madame Gould eut un petit frisson, en songeant à la destruction qui avait menacé la mine de San-Tomé.

— Et vous, mon vieil ami ?

— Moi, j’ai accompli la tâche pour laquelle j’étais fait.

— C’est vous qui, de tous, avez affronté les plus cruels dangers, des dangers plus rudes que la mort.

— Non, madame… Je ne risquais que la mort, la mort au bout d’une corde. Et j’ai été récompensé au-delà de mes mérites.

En voyant le regard de madame Gould fixé sur lui, il baissa les yeux.

— Je me suis fait une situation, vous le voyez, fit d’un ton léger l’inspecteur Général des Hôpitaux d’État, en touchant les revers de sa magnifique redingote noire.

Il y avait chez lui un sentiment de dignité nouvelle dont l’effet, dans l’intimité de sa conscience, avait été de bannir le Père Béron de ses rêves, et qui se manifestait à l’extérieur par ce qui semblait, à côté de sa négligence ancienne, un culte immodéré de l’élégance. Cette recherche, maintenue d’ailleurs dans des limites sévères, à l’égard de la coupe et de la nuance des vêtements, et caractérisée par leur fraîcheur perpétuelle, donnait au docteur Monygham une apparence professionnelle et, en même temps, un air de fête qui contrastaient de façon singulière avec sa démarche et avec son visage éternellement renfrogné.

— Oui, reprit-il, nous avons tous reçu notre récompense : l’ingénieur en chef, le capitaine Mitchell…

— Nous l’avons vu, interrompit madame Gould de sa voix charmante. Le pauvre homme est venu exprès à Londres, de sa campagne, pour nous faire une visite à l’hôtel. Il avait toujours sa grande dignité, mais je crois qu’il regrette Sulaco. Il s’est remis à pérorer sur les « événements historiques » et son radotage de vieillard m’aurait fait pleurer.

— Hum ! grommela le docteur, il doit se faire vieux, en effet. Nostromo lui-même vieillit, sans changer cependant. Et, à propos de cet homme-là, je voulais vous dire quelque chose…

La maison était, depuis un instant, pleine de rumeur et d’agitation. Tout à coup, deux jardiniers occupés à tailler les rosiers d’une tonnelle tombèrent à genoux et inclinèrent la tête au passage d’Antonia Avellanos, qui s’avançait aux côtés de son oncle.

Doté du chapeau rouge après une courte visite à Rome, où il avait été invité par la Propagande, le Père Corbelàn, missionnaire auprès des Indiens sauvages, conspirateur, ami et patron d’Hernandez le voleur, s’avançait à pas allongés et lents. Maigre, voûté, ses deux mains robustes nouées derrière le dos, le premier Cardinal-Archevêque de Sulaco avait gardé son aspect fanatique et morose de chapelain de bandits. On voyait, dans son accession imprévue à la pourpre, une manœuvre dirigée contre l’invasion protestante de Sulaco, organisée par la Société des Missions Holroyd.

Antonia dont la beauté s’était un peu fanée et la silhouette élargie, s’avançait d’un pas léger et d’une allure sereine vers madame Gould, à qui elle souriait de loin. Elle amenait son oncle pour voir un instant, sans cérémonie, sa chère Emilia, avant la sieste.

Ils s’assirent. Le docteur Monygham, qui détestait cordialement toute personne admise dans l’intimité de madame Gould, se tenait à l’écart et feignait d’être plongé dans une méditation profonde, lorsqu’une phrase d’Antonia, prononcée avec chaleur, lui fit lever la tête.

— Comment abandonner à une cruelle oppression ceux qui étaient naguère, ceux qui sont encore nos compatriotes ? disait mademoiselle Avellanos. Comment rester sourds et aveugles, sans pitié pour les maux cruels supportés par nos frères ? Il y a un remède.

— Annexer le reste du Costaguana, en lui imposant l’ordre et la sécurité de Sulaco, ricana le docteur. Il n’y a pas d’autre remède.

— Je suis convaincue, Señor doctor, fit Antonia avec le calme des résolutions invincibles, que telle était, dès le premier jour, l’intention du pauvre Martin.

— Oui, mais les intérêts matériels ne voudront pas laisser compromettre leur développement par une simple idée de pitié et de justice, grommela le docteur d’un ton bourru. Et cela vaut peut-être autant.

Le Cardinal-Archevêque redressa son grand corps osseux.

— Nous avons travaillé pour eux, nous les avons faits, ces intérêts matériels des étrangers, prononça le dernier des Corbelàn d’une voix profonde et accusatrice.

— Et que seriez-vous donc sans eux ? lança de loin le docteur. Soyez tranquilles, d’ailleurs, ils ne vous laisseront pas faire.

— Qu’ils prennent garde alors ! Le peuple trompé dans ses aspirations pourrait bien se soulever un jour pour réclamer sa part de richesses et de puissance, déclara d’un ton significatif et menaçant le populaire Cardinal-Archevêque de Sulaco.

Il y eut un silence. Son Éminence regardait le sol, les sourcils froncés. Antonia, forte de sa conviction, restait assise toute droite, pleine de grâce, la respiration calme. La conversation, prenant alors une allure plus mondaine, roula sur la tournée des Gould en Europe. Pendant son séjour à Rome, le Cardinal-Archevêque avait souffert de continuelles névralgies faciales. C’était le climat, le mauvais air.

L’oncle et la nièce prirent congé ; les domestiques retombèrent à genoux ; presque impotent et aveugle, le vieux portier qui avait connu Henry Gould se tramait pour baiser la main de Son Éminence. Le docteur Monygham les regardait s’éloigner et ne prononça qu’un mot :

— Incorrigibles !

Madame Gould leva les yeux au ciel et se laissa retomber sur son siège ; l’or et les pierreries de ses bagues brillaient sur ses deux mains blanches.

— Ils conspirent, oui ! fit le docteur. La dernière des Avellanos et le dernier des Corbelàn conspirent avec les réfugiés de Santa Marta, qui affluent ici après chaque révolution. Le café Lambroso, au coin de la Plaza, est rempli de ces gens-là, et l’on dirait, à les entendre jacasser, de l’autre côté de la rue, une volière de perroquets. Ils complotent l’invasion du Costaguana. Et savez-vous où ils veulent chercher hommes et troupes nécessaires ? Dans les sociétés secrètes d’immigrants et d’indigènes, dont Nostromo, ou le Capitaine Fidanza plutôt, est le grand homme. À qui doit-il une telle situation ? Qui le sait ? Certes, il a du génie et jouit aujourd’hui d’une popularité plus grande que jamais. On dirait qu’il possède un pouvoir mystérieux, un moyen secret pour garder son influence. Il tient des conciliabules avec l’archevêque, comme aux jours que nous rappelions tout à l’heure. Barrios ne compte plus, mais ils possèdent, comme chef militaire, le pieux Hernandez. Et ils pourront soulever le pays avec leur promesse de richesses pour le peuple.

— N’y aura-t-il donc jamais de paix, jamais de repos ? soupira madame Gould. Je croyais que nous…

— Non, interrompit le docteur. Les intérêts matériels ne souffrent, dans leur développement, ni paix ni repos. Ils ont leurs lois et leur justice, une justice inhumaine et fondée sur des expédients, une justice qui ne s’embarrasse d’aucune loyauté et ne comporte ni la continuité ni la force que donnent seuls les principes moraux. Le temps est proche, madame Gould, où les intérêts de la Concession Gould pèseront aussi lourdement sur le peuple que tout ce que nous avons connu autrefois de cruauté, de barbarie et de désordre.

— Comment pouvez-vous dire cela, docteur Monygham ? s’écria madame Gould, comme si ces paroles l’avaient touchée au point le plus sensible du cœur.

— Je ne dis que la vérité, insista le docteur. Ils pèseront aussi lourdement et appelleront les haines, le meurtre et la vengeance. Les hommes ont changé depuis quelques années. Croyez-vous que les mineurs marcheraient aujourd’hui sur la ville pour sauver leur Administrateur ? Le croyez-vous ?

La jeune femme passa sur ses yeux le revers de ses doigts entrelacés, en murmurant, avec un accent de détresse :

— Est-ce donc pour cela que nous avons travaillé ?

Le docteur baissa la tête ; il suivait ce cours des pensées silencieuses de sa compagne. Était-ce donc pour cela qu’elle avait vu sa vie frustrée de toutes les félicités profondes, d’une intimité quotidienne, d’une affection aussi nécessaire à sa tendresse que l’air à un être vivant ? Et plein d’indignation contre l’aveuglement de Charles Gould, le docteur se hâta de changer de sujet.

— C’est de Nostromo que je voulais vous parler. Ah ! le gaillard a de la force et de la suite dans les idées. Rien ne viendra à bout de lui. Mais peu importe. Il se passe une chose inexplicable, ou peut-être trop facilement explicable. Vous savez que Linda est, en somme, la véritable gardienne du phare de la Grande Isabelle. Le Garibaldien est trop vieux maintenant. Il se contente de nettoyer les lampes et de faire la cuisine de la maison, mais ne peut plus grimper les escaliers. La brune Linda dort tout le jour pour passer la nuit dans la lanterne. Pas tout le jour, cependant ; elle se lève l’après-midi, vers cinq heures, pour recevoir Nostromo qui, chaque fois qu’il se trouve avec sa goélette dans le port, gagne l’îlot avec son canot, pour y faire sa cour.

— Ils ne sont donc pas encore mariés ? demanda madame Gould. La mère, si je m’en souviens bien, désirait ce mariage depuis que Linda était toute petite. Lorsque j’ai eu les fillettes à la maison, pendant l’année de la guerre de la Séparation, cette extraordinaire Linda m’affirmait tranquillement qu’elle serait la femme de Gian’Battista.

— Non, ils ne sont pas encore mariés, fit brusquement le docteur. J’ai un peu veillé sur ces enfants.

— Merci, cher docteur Monygham, fit madame Gould, dont les petites dents blanches brillaient dans l’ombre des grands arbres, sous les lèvres écartées par un clair sourire d’affectueuse malice. Nul ne se doute de votre réelle bonté. Vous ne la laissez pas voir, comme pour me vexer, moi qui ai mis, depuis si longtemps, toute ma confiance dans votre bon cœur.

Le docteur retroussa sa lèvre supérieure comme un animal qui veut mordre, et s’inclina avec raideur sur sa chaise. Il était pris tout entier, en homme à qui l’amour s’est révélé très tard, non plus comme la plus merveilleuse des illusions, mais comme une révélation douloureuse et d’un prix infini. La vue de cette femme, dont il venait d’être privé depuis dix-huit mois, lui suggérait des idées d’adoration, le désir de baiser l’ourlet de sa robe. Et l’excès de ces sentiments se manifesta par une recrudescence de son ordinaire causticité.

— J’ai peur d’être accablé par trop de gratitude. À vrai dire, ces gens-là m’intéressent. Je suis allé plusieurs fois au phare de la Grande Isabelle, pour soigner le vieux Giorgio.

Ce qu’il ne disait pas à madame Gould, c’est qu’il allait là pour trouver, en son absence, la douceur d’une atmosphère de sentiments analogues aux siens, l’admiration austère du vieux Garibaldien pour la Señora anglaise, la bienfaitrice ; l’affection passionnée, volubile et impétueuse de la brune Linda pour « notre doña Emilia, cet ange », l’adoration de la blonde, de la blanche Gisèle, dont le regard, tourné d’abord vers le ciel, glissait ensuite vers lui, en une œillade à demi candide et à demi coquette qui faisait murmurer au docteur en lui-même :

— Si je n’étais pas aussi vieux et aussi laid, je croirais que cette petite coquine me fait les yeux doux. Et qui sait, après tout ? Elle en ferait sans doute autant à n’importe qui !

Mais le docteur Monygham ne dit rien de tout cela à Madame Gould, la providence de la famille Viola, et revint à celui qu’il appelait « notre grand Nostromo » :

— Voici ce que je voulais vous dire : notre grand Nostromo n’a pas paru, pendant plusieurs années, se soucier beaucoup du vieillard et des jeunes filles. Il faut avouer que ses expéditions de cabotage le tenaient bien absent dix mois sur douze. Il s’occupait de faire fortune, ainsi qu’il le disait un jour au capitaine Mitchell, et il y a réussi de remarquable façon, comme on pouvait, il est vrai, s’y attendre. C’est un homme plein de ressources, plein de confiance en lui-même, prêt à tenter toutes les chances et à courir tous les risques. Je me souviens, me trouvant un jour dans le bureau de Mitchell, de l’y avoir vu entrer avec l’air calme et grave qu’il a toujours. Il venait de faire du commerce dans le golfe de Californie, et nous dit en regardant la mer par-dessus nos têtes, selon son habitude, qu’il avait été heureux d’apprendre, à son retour, que l’on construisait un phare sur la falaise de la Grande Isabelle.

« — Très heureux ! insista-t-il.

— Mitchell lui expliqua que c’était la Compagnie O.S.N. qui, sur son propre avis, élevait ce phare pour la commodité de ses services. Le capitaine Fidanza voulut bien admettre l’utilité d’une telle décision. Je le vois encore tortiller ses moustaches et regarder la corniche tout autour de la pièce, avant de nous proposer la nomination du vieux Giorgio comme gardien du feu.

— Oui, on m’a raconté la chose, et l’on m’a consultée à ce sujet, dit madame Gould. Je me demandais s’il serait bon pour ces pauvres filles d’être enfermées sur cet îlot comme dans une prison.

— La proposition flattait les goûts du Garibaldien. Pour Linda, tout endroit choisi par Nostromo était un lieu de joie et de délices. Elle pouvait, sur cet îlot, aussi bien que partout ailleurs, attendre le bon plaisir de son Gian’Battista. À mon avis elle a toujours été amoureuse de ce grave et incorruptible Nostromo. Enfin, le père et la sœur désiraient soustraire Gisèle aux attentions d’un certain Ramirez.

— Ah ! fit madame Gould avec intérêt. Ramirez ? Quelle espèce d’homme est-ce donc ?

— Un simple mozo de la ville. Son père était Cargador, et on a vu courir ce grand gamin en haillons sur les quais, jusqu’au jour où Nostromo le prit en main pour en faire un homme. Lorsqu’il eut grandi, le Capataz des Cargadores le plaça sur une gabare et lui donna bientôt le commandement du numéro 3, la barque même qui a emporté le trésor. Nostromo avait choisi cette allège comme la plus solide et portant le mieux la toile de toutes celles de la Compagnie. Le jeune Ramirez fut l’un des cinq Cargadores chargés du transport des lingots, de la Douane au quai, dans la fameuse nuit. Comme sa gabare était au fond de l’eau, Nostromo en quittant le service de la Compagnie, le recommanda pour sa succession, au capitaine Mitchell. Il lui avait appris la routine du métier, et c’est ainsi que, de vagabond famélique, M. Ramirez devint homme et Capataz des Cargadores de Sulaco.

— Grâce à Nostromo, fit madame Gould, avec une approbation chaleureuse.

— Grâce à Nostromo, répéta le docteur. Ma parole ! la puissance de ce garçon m’épouvante, quand j’y songe. Il n’est pas étonnant que le pauvre vieux Mitchell n’ait été que trop heureux de nommer un homme au courant de sa tâche et capable de lui épargner toute peine. Mais ce qui est plus surprenant, c’est que les Cargodores de Sulaco aient accepté Ramirez comme chef, simplement parce que tel était le bon plaisir de Nostromo. Bien entendu, ce n’est pas un second Nostromo, comme il se flattait de le devenir, mais sa situation ne laisse pas d’être brillante. Aussi s’est-il enhardi à faire la cour à Gisèle Viola, qui est, vous le savez, la beauté reconnue de toute la ville. Mais le vieux Garibaldien l’a pris en profonde aversion. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce qu’il n’est pas, comme son Gian’Battista, le modèle de la perfection, l’incarnation du courage, de la fidélité, de l’honneur du peuple. Viola ne fait pas grand cas des indigènes de Sulaco. Aussi le vieux Spartiate et la grande Linda, avec son visage pâle, sa bouche écarlate et ses yeux de charbon, surveillent-ils étroitement la blonde Gisèle. Ils ont chassé Ramirez, et le vieux Giorgio, à ce que l’on m’a dit, l’a menacé un jour de son fusil.

— Et Gisèle elle-même ? demanda madame Gould.

— Je la crois assez coquette, repartit le docteur, mais elle ne me paraissait pas attacher grande importance à tout cela. Elle prise très fort les attentions des hommes et Ramirez n’était pas seul à tourner autour d’elle, je puis vous l’affirmer. Elle a eu au moins un autre adorateur, un jeune homme du chemin de fer, qui a connu aussi la menace du fusil. Le vieux Giorgio n’admet pas que l’on plaisante avec son honneur. Il s’est fait inquiet et soupçonneux depuis la mort de sa femme, et a été fort heureux de pouvoir éloigner de la ville sa seconde fille. Mais voyez ce qui arrive, madame : Ramirez, le pauvre amoureux évincé, s’est vu interdire l’accès de l’îlot. C’est bien ! il respecte la consigne, mais n’en tourne pas moins fréquemment les yeux vers la Grande Isabelle. Il a pris l’habitude, paraît-il, de contempler le phare très avant dans la nuit. Et pendant ces veillées sentimentales, il voit Nostromo, le Capitaine Fidanza plutôt, revenir très tard de ses visites aux Viola. À minuit parfois.

Le docteur s’arrêta, en lançant à madame Gould un regard significatif.

— Soit, mais je ne comprends pas, fit-elle, l’air surpris.

— C’est ici que les choses s’embrouillent, poursuivit le docteur. Viola, qui est roi dans son île, n’y tolère aucun étranger, une fois la nuit tombée. Le capitaine Fidanza lui-même doit partir au coucher du soleil, lorsque Linda est montée pour veiller sur le feu. Et Nostromo s’en va docilement, tout le monde le sait. Que se passe-t-il donc après, et que fait-il sur le golfe, entre six heures et demie et minuit ? On l’a vu, plus d’une fois, rentrer tranquillement au port à cette heure tardive. Ramirez est rongé de jalousie. Il n’a pas osé aborder le vieux Giorgio, mais il s’est armé de courage, un dimanche matin, pour faire une scène à Linda, venue à terre entendre la messe et visiter la tombe de sa mère. Il y a eu sur le quai une altercation violente, dont le hasard m’a rendu témoin. Il était très tôt, et Ramirez avait dû attendre la jeune fille. C’est fortuitement que je me suis trouvé là, appelé pour une consultation urgente par le médecin d’une canonnière allemande. La jeune fille accablait de sa colère et de son dédain le pauvre Ramirez, qui paraissait hors de lui. C’était un spectacle étrange que celui de ce Cargador frénétique, à la ceinture rouge, et de cette jeune fille tout en noir, au bout de la longue jetée. L’ombre des montagnes tombait sur la paix silencieuse d’un petit matin de dimanche ; on ne voyait circuler entre les bateaux à l’ancre qu’un ou deux canots et la chaloupe de la canonnière allemande qui venait me chercher. Je suis sûr que la jeune fille avait été surprise, sûr qu’elle ne savait rien de ce que lui racontait Ramirez. Elle passa à un pied de moi, et je remarquai l’égarement de ses yeux. Je l’appelai : « Linda ! » Elle ne m’entendit pas ! Je la regardais pourtant en face, et son visage était terrible à voir, de colère et de douleur.

Madame Gould se dressa, ouvrant des yeux très grands.

— Que voulez-vous dire, docteur ? Dois-je croire que vous soupçonnez la cadette ?

— Quien sabe ? Que peut-on savoir ? répondit le docteur, en haussant les épaules, comme un vrai Costaguanien. Ramirez vint à moi, sur le quai. Il titubait et paraissait fou. Il se tenait la tête dans les mains. Il fallait qu’il parlât à quelqu’un ; il le fallait. L’égarement de son regard ne l’empêcha pas de me reconnaître. Les gens d’ici me connaissent bien ; j’ai vécu trop longtemps parmi eux pour n’être pas devenu le docteur au mauvais œil, qui sait guérir tous les maux de la terre et peut, d’un regard, attirer le destin funeste. Il vint à moi ; il s’efforçait d’être calme et tenta de m’expliquer qu’il voulait seulement me mettre en garde contre Nostromo. Le capitaine Fidanza m’aurait, paraît-il, dénoncé dans une réunion secrète comme le pire ennemi des pauvres et du peuple. C’est bien possible ; il m’honore d’une impérissable aversion. Et un mot du grand Fidanza pourrait bien me valoir un coup de couteau dans le dos. La Commission sanitaire que je préside n’est pas en faveur auprès de la populace. — « Gardez-vous de lui ; brisez-le, Señor doctor ! » Ramirez me sifflait ces paroles en pleine figure. Puis, éclatant, tout à coup : « Cet homme, bredouilla-t-il, a jeté un sort sur les deux filles. » Quant à lui, il en avait trop dit, il n’avait plus qu’à se sauver, à aller se cacher quelque part. Il exhalait des lamentations tendres à l’adresse de sa Gisèle, puis l’accablait de noms que je ne saurais répéter. S’il avait cru pouvoir l’amener à l’aimer, par un moyen quelconque, il l’aurait enlevée, et emportée dans les bois. Mais c’était inutile… Il partit à grands pas, en agitant les bras au-dessus de sa tête. J’aperçus alors un vieux nègre, qui se tenait assis derrière une pile de caisses et pêchait dans le port. Il enroula ses lignes et s’esquiva aussitôt. Il avait dû entendre quelques mots et a sans doute parlé depuis, car des amis du vieux Garibaldien, employés du chemin de fer, je suppose, ont mis celui-ci en garde contre Ramirez. Mais Ramirez a disparu de la ville.

— Je me sens un devoir envers ces jeunes filles, fit madame Gould d’un ton troublé. Nostromo est-il à Sulaco, en ce moment ?

— Oui, depuis dimanche.

— Il faudrait lui parler tout de suite.

— Qui l’oserait ? Ramirez lui-même, malgré sa frénésie d’amour, fuit devant la seule ombre du Capitaine Fidanza.

— Je puis le faire, et je le ferai, déclara madame Gould. Il suffira d’un mot, avec un homme comme Nostromo.

Le docteur eut un sourire amer.

— Il faut en finir avec une situation qui prête… Mais je ne puis croire cela de cette enfant, poursuivit madame Gould.

— C’est un homme bien séduisant, grommela le docteur d’un ton morose.

— Il comprendra la nécessité d’en finir, j’en suis sûre, et d’épouser Linda sans tarder, déclara la première dame de Sulaco avec une décision énergique.

Par la porte du jardin pénétra Basilio, devenu gras et luisant, le visage glabre et paisible, des rides au coin des yeux, ses rudes cheveux de jais lissés et plaqués sur la tête. Il se baissa doucement derrière un massif de plantes décoratives, pour poser à terre, avec précaution, un petit enfant qu’il portait sur ses épaules ; c’était son dernier né, le fils de Léonarda, car la dédaigneuse et gâtée camériste avait épousé, depuis quelques années, le premier mozo de la casa Gould.

Il resta un instant accroupi sur ses talons, contemplant avec amour son rejeton, qui lui rendait son regard avec une imperturbable gravité, puis, solennel et digne, il s’avança dans l’allée.

— Qu’y a-t-il, Basilio ? demanda madame Gould.

— Le bureau de la mine a envoyé un message téléphonique : le maître couchera ce soir à la montagne.

Monygham s’était levé et regardait au loin. Un profond silence régna quelque temps sous l’ombre des grands arbres, dans les merveilleux jardins de l’hôtel.

— C’est bien, Basilio, répondit madame Gould. Elle le regarda s’éloigner dans l’allée, regagner l’abri de la corbeille fleurie, reparaître avec l’enfant assis sur ses épaules. Soigneux de son léger fardeau, il franchit à pas feutrés la porte qui faisait communiquer les jardins et le patio.

Tournant le dos à madame Gould, le docteur contemplait un massif de fleurs étalées au soleil. On le croyait méprisant et aigri, alors que son véritable caractère était fait de passion et de timidité profonde. Ce qui lui manquait, c’était l’insensibilité polie des gens du monde, l’indifférence qui rend l’indulgence facile, pour soi-même et pour les autres, indulgence qui n’a rien à voir d’ailleurs avec la vraie sympathie et la compassion. C’est ce manque d’insensibilité qui lui donnait un tour d’esprit sardonique et tirait de sa bouche des paroles mordantes.

Les yeux obstinément fixés, dans le profond silence, sur la corbeille claire, le docteur Monygham déversait sur la tête de Charles Gould un flot d’imprécations mentales. Derrière lui, l’immobilité de madame Gould ajoutait aux lignes de sa personne un charme artistique, le charme d’une attitude saisie et fixée par une interprétation définitive.

Le docteur se tourna brusquement pour prendre congé. Madame Gould resta assise dans l’ombre des grands arbres plantés en cercle. Elle se laissait aller en arrière, les yeux clos et les deux mains mollement appuyées aux bras du fauteuil. Le demi-jour tamisé par les masses épaisses de feuillages faisait ressortir la grâce jeune de son visage et paraître lumineuses l’étoffe légère et la dentelle blanche de sa robe. Petite et frêle, source de lumière sous l’ombre dense des branches entrelacées, elle semblait une fée bienfaisante, lasse de sa carrière de bienfaitrice, mordue par le soupçon desséchant de l’inutilité de ses peines, de l’impuissance de son art magique.

Si on lui avait demandé l’objet de sa rêverie dans les jardins de son hôtel, dans sa maison fermée sur la rue comme une demeure déserte où son mari, parti pour la mine, l’avait laissée seule, sa franchise aurait dû éluder la question. Elle venait de s’aviser que la vie, pour être large et pleine, doit, à chacun des moments du présent fugitif, retenir le souci du passé et de l’avenir. Notre tâche quotidienne doit être accomplie à la gloire des morts ou pour le bien de la postérité. Voilà ce que pensait madame Gould, tout en soupirant, sans ouvrir les yeux, sans faire le moindre mouvement. Son visage se figea, pendant une seconde, en une expression rigide, comme pour laisser passer, sans frémir, une vague de solitude qui roulait sur sa tête. Et la pensée lui vint aussi à l’esprit que nul ne lui demanderait jamais avec sollicitude à quoi elle songeait. Personne ; aucun être. Sauf peut-être l’homme qui venait de s’éloigner. Non ! aucun être à qui elle pût répondre avec une sincérité parfaite, au nom d’une confiance idéale et absolue.

Le mot d’ « incorrigibles » lancé peu avant par le docteur Monygham flottait dans le silence attristé de sa rêverie. Incorrigible, l’administrateur, dans son culte de la grande mine d’argent ; incorrigible dans la rude besogne volontaire qu’il s’imposait au nom de ces intérêts matériels où s’attachait sa foi dans le triomphe de l’ordre et de la justice. Pauvre garçon ! Elle voyait si bien les cheveux gris sur ses tempes ! Il était parfait ! Qu’eût-elle pu désirer de plus que ce succès, ce succès colossal et durable ? L’amour n’était qu’un court moment d’oubli, un bref enivrement dont on se rappelait les délices avec une nuance de tristesse, comme on renonce à un chagrin profond. Il y avait dans la nécessité même du succès quelque chose qui entraînait la dégradation de l’idéal. Elle voyait la mine de San-Tomé écrasant le Campo et tout le pays, redoutée, détestée, formidable, plus impassible qu’aucun tyran, plus impitoyable et autocratique que le pire des gouvernements, prête à broyer des vies innombrables, dans l’expansion de sa puissance. Mais lui ne voyait pas cela ; il ne pouvait pas le voir. Ce n’était pas sa faute. Il était parfait ; mais elle ne l’aurait plus jamais à elle seule. Jamais, pas même une heure, une pauvre heure, dans cette vieille maison espagnole qu’elle aimait tant !

« Incorrigibles », avait dit le docteur du dernier des Corbelàn et de la dernière des Avellanos. Mais elle, elle voyait nettement la mine de San-Tomé posséder, brûler, consumer la vie du dernier des Gould du Costaguana, dompter l’esprit énergique du fils, comme elle avait dominé la faiblesse lamentable du père. Oh ! le terrible succès pour le dernier des Gould ! Le dernier ! Elle avait longtemps, longtemps espéré que peut-être… Mais non ! Il n’y en aurait plus ! Une immense désolation, l’effroi devant la vie à poursuivre, s’abattit sur la première dame de Sulaco. Avec une vision prophétique, elle se vit survivre seule à son jeune idéal détruit, à son idéal d’action, d’amour, de travail, seule dans la Trésorerie du Monde. L’expression profonde, aveugle, douloureuse d’un pénible rêve se figea sur son visage aux yeux clos, et avec la voix indistincte d’un dormeur agité par les affres d’un impitoyable cauchemar, elle balbutia dans le vide ces paroles :

— Les intérêts matériels !…




Chapitre XII

Nostromo s’était enrichi très lentement. C’était un effet de la prudence qu’il savait observer, même aux heures de vertige. C’est pourtant un événement rare et troublant que de devenir, en toute connaissance de cause, l’esclave d’un trésor. Sa prudence était d’ailleurs commandée en grande partie aussi, par la difficulté de donner à l’argent du trésor une forme utilisable. Le seul fait d’aller peu à peu le chercher sur l’île pour l’en emporter par lingots, comportait des difficultés sérieuses et de gros risques de découverte. Il fallait que, dans l’intervalle de ses voyages, source ostensible de sa fortune, Nostromo se rendît furtivement à la Grande Isabelle. Les marins mêmes de sa goélette étaient redoutés comme autant d’espions par leur terrible capitaine. Il n’osait pas rester trop longtemps au port. À peine son bateau déchargé, il repartait pour un nouveau voyage, craignant d’éveiller les soupçons par un délai d’un seul jour. Parfois, il ne pouvait, pendant une semaine ou plus de relâche, faire qu’une seule visite au trésor. Et c’était tout : une paire de lingots. Ses terreurs lui causaient autant de souffrance que sa prudence forcée. Il était humilié d’avoir à se cacher. Et il souffrait plus encore de sentir ses pensées concentrées sur le trésor.

Une grosse faute ou un crime, qui surviennent dans la vie d’un homme, la rongent comme une tumeur maligne, la consument comme une fièvre. Nostromo avait perdu la paix : l’essence même de toutes ses qualités était détruite. Il s’en rendait compte lui-même et maudissait souvent l’argent de la San-Tomé. Son courage, sa munificence, ses plaisirs, son travail, tout cela subsistait, mais tout cela n’était plus que mensonge. Seul, le trésor restait réel. Il s’y cramponnait avec une énergie tenace et désespérée. Mais le contact des lingots lui était odieux. Parfois, quand il en rangeait une couple dans sa cabine, à la suite d’une secrète expédition nocturne à la Grande Isabelle, il regardait fixement ses doigts, comme s’il avait été surpris de ne pas voir sur sa peau les traces du métal maudit.

Il avait pu disposer, dans des ports lointains, de ses blocs d’argent, et la nécessité de s’écarter fort du Costaguana, dans ses tournées de cabotage, rendait rares ses visites à la maison Viola.

Il était destiné pourtant à y trouver sa femme. Il l’avait dit un jour à Giorgio lui-même, mais le Garibaldien avait écarté le sujet d’un geste noble de sa main, armée d’une pipe de bruyère noire et charbonneuse. On avait du temps devant soi et il n’était pas homme à imposer ses filles à qui que ce fût.

Avec le temps, Nostromo s’était découvert une préférence marquée pour la seconde des jeunes filles. Il y avait, entre elle et lui, ces similitudes profondes de nature nécessaires à une pleine confiance et à une entente parfaite, quelle que puisse être l’action des différences superficielles pour exercer, par contraste, leur fascination particulière.

Il fallait que sa femme pût partager son secret, ou la vie serait impossible. Il était attiré par cette fille au regard candide et à la gorge blanche, par cette docile et silencieuse Gisèle, que l’on sentait avide de plaisir sous son air d’indolence paisible.

Linda, au contraire, avec la pâleur de son visage énergique et passionné, Linda, toute en feu et en paroles, un peu mélancolique et dédaigneuse, rejeton de la vieille souche, vraie fille de l’austère républicain, mais avec la voix de Teresa, Linda lui inspirait une méfiance profonde. De plus, la pauvre fille ne pouvait cacher son amour pour Gian’Battista. C’était une passion violente, exigeante, soupçonneuse, intransigeante, comme son âme. Nostromo la redoutait, tandis que la beauté blonde et chaude de Gisèle, l’apparente placidité d’une nature qui promettait la soumission, et un charme de mystère virginal, exaltaient son désir et tempéraient ses craintes pour l’avenir.

Ses absences de Sulaco étaient longues. Au retour d’une tournée plus lointaine que les autres, il aperçut, sous la falaise de la Grande Isabelle, des gabares chargées de blocs de pierre ; sur l’îlot se dressaient des grues et des échafaudages ; des silhouettes de travailleurs allant de-ci de-là, et un petit phare commençait à émerger de ses fondations, sur la crête de la falaise.

Ce spectacle imprévu, stupéfiant, insoupçonné, fit entrevoir à Nostromo son irrémédiable perte. Comment maintenant sauvegarder son secret ? C’était impossible. Il se sentit saisi de terreur panique devant ce coup du destin, devant le hasard qui allait jeter une lumière aveuglante sur le seul coin obscur de sa vie, cette vie dont l’essence même, dont la valeur et la réalité ne tenaient qu’à son reflet dans les yeux admiratifs des hommes. Toute sa vie, sauf cette chose que le commun des hommes n’aurait pu comprendre. Là régnait la nuit, une nuit que peu d’hommes connaissaient.

Et l’on allait y projeter la lumière ! La lumière ! Il la voyait éclairer sa disgrâce, sa pauvreté méprisée. Sûrement, on allait… On avait peut-être déjà…

L’incomparable Nostromo, le Capataz respecté, le redoutable capitaine Fidanza, l’oracle incontesté des sociétés secrètes, républicain comme le vieux Giorgio, et révolutionnaire de cœur (mais de façon différente), fut sur le point de sauter par-dessus le bord de sa propre goélette. Orgueilleux presque à la folie, cet homme regarda délibérément le suicide en face. Mais il ne perdit pas la tête et fut retenu par la pensée qu’une telle fin n’était point une solution. Il se voyait mort, et assistait à l’éclosion de sa disgrâce et de sa honte. Ou, pour mieux dire, il ne pouvait pas se voir mort. Il était trop fortement possédé par le sentiment de son existence, d’une vie indéfiniment persistante à travers ses multiples péripéties, pour en pouvoir concevoir la fin. La terre continue toujours à tourner.

Il était courageux aussi, et son courage, pour être d’essence douteuse, n’avait pas moins la valeur d’un courage normal. Il rasa la falaise de la Grande Isabelle et jeta un regard pénétrant sur l’embouchure du ravin, enfouie dans une masse inculte de broussailles. Il passa assez près de l’îlot pour échanger des saluts avec les ouvriers qui, debout sur l’arête de la falaise, dominée par le bras d’une grue puissante, abritaient leurs yeux. Il comprit qu’aucun d’eux n’avait de raison de s’approcher du ravin où dormait le Trésor, moins encore d’y pénétrer. Au port, il apprit que personne ne couchait dans l’île. Les équipes de travailleurs rentraient en ville chaque soir, en chantant des chœurs dans les gabares vides que traînait un remorqueur du port. Pour l’instant, il n’avait rien à craindre.

Mais plus tard, se demanda-t-il, plus tard, lorsqu’un gardien viendrait occuper la maisonnette bâtie à quelque cent cinquante mètres derrière la tour basse et à quatre cents à peine du ravin sombre, abrité, broussailleux, qui recelait le secret de son salut, de son influence, de sa magnificence, de son empire sur l’avenir, de son dédain pour l’adversité, de son mépris pour toute trahison possible des riches ou des pauvres, qu’arriverait-il, alors ? Il ne pourrait jamais se dépêtrer de ce trésor. Son audace, supérieure à celle des autres hommes, lui avait coulé cet argent dans les veines. Et le sentiment d’une sujétion mêlée d’ardeur et de crainte, le sentiment de son esclavage, si irrémédiable et si absolu qu’il se comparait aux gringos légendaires enchaînés, ni morts ni vivants, à leur proie interdite de l’Azuera, ce sentiment pesait d’un poids écrasant sur l’indépendant capitaine Fidanza, propriétaire et patron d’une goélette de cabotage, et aussi fameux par son élégance que par sa fabuleuse chance en affaires, sur la côte occidentale d’un vaste continent.

On vit, ce jour-là, comme d’habitude, le capitaine Fidanza vaquer à ses occupations dans les rues de Sulaco. Il montrait toujours le même visage grave et orné de favoris redoutables, mais son allure était un peu moins souple peut-être. La vigueur et la symétrie de ses membres musculeux se dissimulaient sous la vulgarité d’un costume de serge brune fabriqué par des Juifs dans des taudis de Londres et acheté dans les magasins de la Compagnie Anzani.

Comme à l’ordinaire, il laissait courir le bruit qu’il avait tiré, de sa cargaison, de gros bénéfices. C’était un chargement de poisson salé, et le Carême approchait. On le vit circuler dans des tramways, entre la ville et le port ; il entra dans un ou deux cafés, pour parler, de sa voix calme et mesurée. Il se montra dans la ville, où la génération n’était pas née encore qui pût ignorer la fameuse course à Cayta.

Nostromo, comme on avait, à tort, appelé le Capataz des Cargadores, s’était créé, sous son nom réel, une seconde existence publique, modifiée par des circonstances nouvelles et moins pittoresques. Il trouvait plus de peine à soutenir son prestige, en face de l’accroissement incessant de la population cosmopolite de Sulaco, capitale moderne de la République Occidentale.

Dépouillé de son pittoresque, mais toujours un peu mystérieux, le capitaine Fidanza fut suffisamment reconnu sous la haute voûte de verre et d’acier de la gare de Sulaco. Il prit un train de banlieue et en descendit à Rincon, pour faire une visite à la veuve du Cargador mort de ses blessures à l’aube de l’ère nouvelle, comme don José Avellanos, dans le patio de la casa Gould. Il consentit à s’asseoir et à boire un verre de limonade fraîche, dans la cabane où la femme, debout près de lui, déversait sur sa tête un flot impétueux de paroles qu’il n’entendait pas. Il lui laissa un peu d’argent, selon son habitude. Les orphelins, grandissants et bien stylés, le traitaient d’oncle et imploraient à grands cris sa bénédiction. Il la leur donna aussi et s’arrêta un instant, sur le seuil de la porte, pour regarder avec un léger froncement de sourcils le versant aplati de la montagne de San-Tomé. Cette contraction légère de son front bronzé, qui mettait sur son visage, généralement impassible, une nuance marquée de sévérité, fut obervée à la séance de la Loge, mais s’évanouit avant le banquet. Elle lui revint de nouveau, dans une assemblée de bons camarades italiens et occidentaux réunis en son honneur, sous la présidence d’un petit photographe malingre et quelque peu bossu, au visage blême et maladif, dont l’âme généreuse avait été teinte en écarlate par une haine sanguinaire pour tous les capitalistes, oppresseurs des deux hémisphères. L’héroïque Giorgio Viola, le vieux révolutionnaire, n’aurait rien compris à son discours d’ouverture. Le capitaine Fidanza, follement généreux, selon sa coutume, pour quelques camarades pauvres, ne prit point la parole. Il écouta, les sourcils froncés, l’esprit ailleurs, et s’en alla seul, inabordable et silencieux, comme un homme accablé de soucis.

Le froncement de ses sourcils s’accentua lorsqu’il vit, au petit jour, les maçons partir pour la Grande Isabelle, dans des gabares chargées de blocs de pierre équarris. Ils en emportaient de quoi ajouter une assise à la tour trapue ; une assise par jour, c’était la besogne imposée.

Le capitaine Fidanza méditait. La présence d’étrangers sur l’île lui interdisait toute visite au trésor. L’entreprise était déjà, auparavant, assez délicate et assez hasardeuse. Il éprouvait autant de crainte que de colère et réfléchissait avec la volonté d’un maître et l’astuce d’un esclave dompté. Il descendit à terre.

C’était un homme de ressources et d’ingéniosité et, une fois de plus, l’expédient dont il s’avisa, en ce moment critique, était de nature à modifier, du tout au tout, la situation. Il avait le talent de sortir intact de tous les dangers, cet incomparable Nostromo, cet homme « unique entre mille ». Avec Giorgio installé sur la Grande Isabelle, il n’aurait plus besoin de se cacher. Il pourrait aller ouvertement voir ses filles — une de ses filles — dans la journée, et s’attarder à des causeries avec le vieux Garibaldien. Une fois la nuit tombée… soir après soir, il n’aurait plus à craindre de s’enrichir trop vite. Il brûlait de saisir, d’embrasser, d’absorber, de subjuguer, en une indiscutable possession, ce trésor dont la tyrannie avait pesé sur son esprit, sur ses actes, sur son sommeil même.

Il alla trouver son ami, le capitaine Mitchell, et la chose se décida, comme le docteur Monygham l’avait conté à madame Gould. Lorsqu’on agita la question avec le vieux Garibaldien, l’ombre pâle, le fantôme confus d’un très ancien sourire passa sous les énormes moustaches blanches du vieil exécrateur des rois et des ministres. Ses filles étaient l’objet de son souci incessant, surtout la plus jeune. Linda, l’aînée, dont la voix rappelait celle de Teresa, avait plus spécialement pris la place de sa mère. Son appel profond et vibrant « Eh ! padre ! » semblait, malgré le changement de terme, l’écho du « Giorgio ! » passionné et grondeur de la pauvre Padrona. Le vieillard avait l’opinion bien décidée que la ville n’était pas le séjour qui convînt à ses filles. L’infatué, mais sincère Ramirez était l’objet de son aversion profonde, et il le chargeait de tous les péchés d’un pays où les hommes étaient d’aveugles et de vils esclaves.

À la première de ses relâches, le capitaine Fidanza trouva les Viola installés dans la maisonnette des gardiens du phare. Son expérience des manies du vieux Giorgio ne l’avait point trompé. Le Garibaldien s’était refusé à admettre près de lui aucune autre compagnie que celle de ses filles. Et le capitaine Mitchell, désireux de faire plaisir à son pauvre Nostromo, avait, par une de ces inspirations heureuses que donne seule la vraie affection, nommé formellement Linda Viola gardienne en second du phare de l’Isabelle.

— Ce phare est une propriété particulière, expliquait-il. Il appartient à ma Compagnie. J’ai le droit d’y nommer qui je veux, et je nommerai Viola. C’est à peu près la seule faveur que m’ait jamais demandée Nostromo, un homme qui vaut son pesant d’or, notez-le bien.

À peine son bâtiment ancré en face de la nouvelle Douane, à qui son toit plat et sa colonne donnaient un faux air de temple grec, le capitaine Fidanza sortit du port, dans son canot, qu’il dirigea vers la Grande Isabelle. Il allait là-bas ouvertement, aux yeux de tous, sous la lumière du soleil déclinant, avec le sentiment d’avoir vaincu la destinée. Il lui fallait une situation régulière. Il allait demander au vieillard la main de sa fille. Tout en ramant, il songeait à Gisèle. Linda l’aimait peut-être, mais le Garibaldien serait heureux de garder son aînée, qui avait la voix de sa femme.

Il ne se dirigea pas vers la plage étroite où il avait débarqué avec Decoud, puis seul, plus tard, lors de sa première visite au trésor. Il gagna la grève située à l’autre bout de l’île et gravit la pente douce et régulière, qui donnait à l’Isabelle sa forme de coin. Giorgio Viola, qu’il aperçut de loin, sur un banc, devant le mur de la chaumière, leva légèrement le bras, en réponse à son cri d’appel. Il monta. Ni l’une ni l’autre des jeunes filles n’étaient près de leur père.

— Il fait bon ici, fit le vieillard, de son ton grave et un peu distrait.

Nostromo approuva de la tête, puis, après un instant de silence :

— Vous avez vu passer ma goélette, voici moins de deux heures ? Savez-vous pourquoi je suis ici, avant que mon ancre ait, pour ainsi dire, mordu le sable du port de Sulaco ?

— Tu es le bienvenu, comme un fils, déclara le vieillard, d’une voix calme, les yeux fixés au loin sur la mer.

— Ah ! ton fils. Je sais. Je suis ce que ton fils aurait été. C’est bien, viejo. C’est la meilleure des bienvenues. Écoutez : je suis venu pour vous demander…

Une soudaine terreur saisit l’intrépide, l’incorruptible Capataz : il n’osait pas proférer le nom qu’il avait dans l’esprit. Sa pause brève ne fit qu’ajouter du poids et de la solennité à la chute modifiée de sa phrase :

— Vous demander ma femme !… Son cœur battait très fort. Il est temps que vous…

Le vieux Garibaldien l’arrêta d’un geste du bras :

— C’était à toi qu’appartenait de choisir le moment.

Il se leva lentement. Sa barbe, inculte depuis la mort de Teresa, tombait drue et neigeuse sur sa large poitrine. Il tourna la tête vers la porte et appela d’une voix forte :

— Linda !

On entendit sortir de la maison un cri de réponse, bref et assourdi. Nostromo s’était levé, atterré, mais il restait muet et regardait la porte.

Il avait peur, peur non pas de se voir refuser la femme qu’il aimait, — (nul refus n’aurait pu le faire renoncer à une femme désirée) — mais le spectre du trésor s’était dressé en face de lui, réclamant, dans un silence impératif, sa soumission. Il avait peur parce que, comme les gringos de l’Azuera, il appartenait corps et âme, ni mort ni vivant, à son crime audacieux. Il avait peur de s’entendre interdire l’accès de l’île. Il avait peur, et ne dit rien.

En voyant les deux hommes debout, côte à côte, Linda s’arrêta sur le seuil de la porte. Nulle émotion ne pouvait échauffer la mortelle pâleur de son visage passionné, mais ses yeux noirs semblaient avoir capté et concentré, au fond de leurs profondeurs obscures, toute la lumière du soleil déclinant, en une flambée ardente, vite masquée par la tombée lente de leurs lourdes paupières.

— Voici ton mari, ton maître et ton bienfaiteur !

La voix du vieux Giorgio sonnait avec une puissance qui semblait emplir tout le golfe.

Elle s’avança, les yeux presque clos, comme une somnambule dans un rêve extatique.

Nostromo fit un effort surhumain :

— Il est temps, Linda, que nous soyons fiancés, fit-il posément, avec un accent d’impassibilité indifférente et glacée.

La jeune fille mit les doigts dans la paume ouverte, tandis que son père posait un instant la main sur sa tête baissée, où jouaient des reflets de bronze.

— Ainsi se trouve satisfaite l’âme de la morte.

Ces paroles sortaient de la bouche de Giorgio Viola, qui parla, quelques minutes, de sa femme défunte. Les deux jeunes gens, assis côte à côte, ne se regardaient pas. Puis le vieillard se tut, et Linda, toujours immobile, donna libre cours à sa passion :

— Depuis que j’ai pris conscience de la vie, sur cette terre, j’ai vécu pour vous, Gian’Battista. Et cela, vous le saviez ! Vous le saviez… Battistino.

Elle prononça ce nom avec l’intonation exacte de sa mère. Une ombre de sépulcre tomba sur le cœur de Nostromo.

— Oui, je le savais, dit-il.

Assis près d’eux, le Garibaldien baissait sa tête chenue ; sa vieille âme vivait seule avec ses souvenirs, tendres ou violents, terribles ou lugubres, toute seule sur cette terre peuplée d’hommes.

Et Linda, sa fille bien-aimée, soupirait :

— J’ai été à vous du plus profond de mes souvenirs. Il me suffisait de penser à vous, pour que le monde devînt vide à mes yeux. Quand vous étiez près de moi, je ne pouvais voir personne d’autre. J’étais à vous. Il n’y a rien de changé. Le monde vous appartient et vous m’y faites vivre…

Elle étouffa encore le ton de sa voix vibrante et trouva de nouvelles tendresses, de nouvelles tortures pour l’homme assis à son côté. Son murmure coulait, ardent et impétueux.

Elle parut ne pas voir sa sœur, qui sortait de la maison, portant une nappe d’autel qu’elle brodait, et passa devant eux, silencieuse, fraîche et blonde, avec un regard furtif et un demi-sourire, pour s’asseoir un peu à l’écart, de l’autre côté de Nostromo.

C’était un soir de paix. Le soleil rasait la ligne pourpre de l’océan ; le phare blanc, livide sur l’arrière-plan des nuages amassés à l’entrée du golfe, dressait sa lanterne, rouge et ardente comme une braise vive allumée au feu du ciel. Indolente et réservée, Gisèle levait de temps en temps la nappe d’autel, pour dissimuler des bâillements de jeune panthère.

Tout à coup, Linda se précipita vers sa sœur, lui saisit la tête et lui couvrit le visage de baisers. Nostromo sentit son cerveau chavirer. La jeune fille laissa enfin Gisèle, tout étourdie de caresses, et les mains molles aux genoux, tandis que l’esclave du trésor sentait monter en lui un désir de meurtre. Le vieux Giorgio leva sa tête léonine.

— Où vas-tu, Linda ?

— Au phare, padre mio.

— Oui, oui ! C’est ton devoir.

Il se leva aussi, pour regarder s’éloigner sa fille aînée, puis, sur un ton dont l’accent de fête semblait l’écho de joies perdues dans la nuit des temps :

— Je vais rentrer pour faire un peu de cuisine. Ah ! mon fils ! Le vieux saura bien dénicher une bonne bouteille.

Et, se tournant vers Gisèle, avec une voix d’austère tendresse :

— Quant à toi, petite, ne prie pas le Dieu des prêtres et des esclaves, mais le Dieu des orphelins, des pauvres, des opprimés et des petits enfants, de te donner pour mari un homme comme celui-là.

Sa main se posa un instant, de tout son poids, sur l’épaule de Nostromo, puis il rentra dans la maison. Le fol esclave du trésor de la San-Tomé sentit, à ces paroles, les griffes empoisonnées de la jalousie labourer profondément son cœur. Il était atterré de cette sensation nouvelle, de sa violence, de ce que le mot de mari comportait d’intimité physique. Un mari pour Gisèle ! Il était pourtant bien naturel qu’elle eût un jour un mari. Mais il n’avait jamais encore imaginé cela. À sentir que sa beauté pourrait appartenir à un autre, il éprouvait aussi le désir de tuer cette cadette du vieux Giorgio. Il murmura d’un ton farouche :

— On dit que vous aimez Ramirez.

Elle secoua la tête sans le regarder. Des reflets cuivrés passaient çà et là dans la profusion de ses cheveux d’or. Son front lisse avait le pur et doux éclat d’une perle sans prix, dans la splendeur d’un soleil couchant, où l’ombre mystérieuse des espaces étoilés, la pourpre de la mer et le ciel cramoisi mêlent leur magnifique sérénité.

— Non, fit-elle lentement. Je ne l’ai jamais aimé… Je crois n’avoir jamais… Lui m’aime… peut-être…

Sa voix lente, au timbre charmeur, s’éteignit dans l’air, et ses yeux levés restèrent perdus dans le vague, comme indifférents et sans pensée.

— Ramirez vous a dit qu’il vous aimait ? demanda Nostromo en se contenant.

— Ah ! oui… Une fois… Un soir…

— Le misérable ! Ah !…

Il avait bondi, comme si un taon l’avait piqué, et se tenait debout devant elle, muet de colère.

— Miséricorde divine ! Vous aussi, Gian’Battista ! Pauvre malheureuse que je suis !

Elle trouvait, pour se lamenter, des accents enfantins :

— Je l’ai dit à Linda, qui m’a grondée… grondée… Suis-je donc condamnée à passer mon existence comme une aveugle, comme une sourde-muette ? Elle a conté la chose à notre père, qui a décroché son fusil, pour le nettoyer. Pauvre Ramirez ! Puis vous venez, et elle vous en parle, à votre tour.

Il la contemplait. Il attachait ses yeux sur le creux de la gorge blanche, qui avait un charme invincible de jeunesse palpitante, délicate et vivante. Était-ce là l’enfant qu’il avait connue ? Était-ce possible ? Il s’avisa que, depuis quelques années, il l’avait, en somme, fort peu ou pas du tout vue. Pas du tout. Elle arrivait au monde comme un être inconnu. Elle s’imposait à son attention par surprise. Elle était pour lui un danger, un danger terrible. L’instinctive et froide résolution, qui n’avait jamais fait défaut au Capataz en face des périls de la vie, ajoutait sa force calme à la violence de sa passion. Et la jeune fille poursuivait, avec un son de voix qui lui rappelait la chanson de l’eau courante et le tintement d’une clochette d’argent :

— Vous m’avez, tous les trois, amenée ici, en captivité, entre le ciel et l’eau. Il n’y a pas autre chose : le ciel et l’eau ! Oh ! Sainte Mère de Dieu ! Mes cheveux blanchiront sur cette île odieuse. Je vous déteste, Gian’Battista !

Il eut un éclat de rire bruyant. La voix de la jeune fille l’enveloppait comme une caresse. Elle continuait à se lamenter et répandait sans s’en douter, comme une fleur qui exhale son parfum dans la fraîcheur du soir, l’indéfinissable séduction de sa personne. Était-ce sa faute, si personne n’avait jamais admiré Linda ? Dès leur petite enfance, lorsqu’elles allaient à la messe avec leur mère, elle se rappelait que les gens ne faisaient nulle attention à Linda, qui n’avait peur de rien, et l’épouvantaient au contraire, elle, petite créature timide, par leurs regards curieux. Sans doute étaient-ils attirés par ses cheveux d’or.

Il éclata :

— Par vos cheveux d’or et vos yeux de violettes, par vos lèvres de roses, par vos bras ronds et votre gorge blanche…

Imperturbable dans l’indolence de sa pose, elle rougit jusqu’à la racine des cheveux. Elle n’était pas vaniteuse, et, pas plus qu’une fleur, n’avait conscience de sa beauté. Mais elle n’en fut pas moins heureuse, et peut-être une fleur aime-t-elle aussi s’entendre admirer. Nostromo baissa les yeux et poursuivit impétueusement :

— Par vos petits pieds.

Adossée au mur rude de la maison, elle paraissait jouir languissamment de l’ardeur du flot rose qui l’avait envahie. Son regard s’abaissa vers ses petits pieds.

— Alors, vous allez enfin épouser notre Linda. Elle est terrible ! Ah ! elle comprendra peut-être mieux, maintenant que vous lui avez dit votre amour. Elle ne sera plus aussi farouche.

Chica ! fit Nostromo ; je ne lui ai rien dit du tout.

— Hâtez-vous, alors. Venez le lui dire, dès demain, pour qu’elle fasse trêve à ses gronderies et me permette… qui sait ?

— Qu’elle vous permette d’écouter votre Ramirez ? Oh ! C’est bien cela ? Vous…

— Merci de Dieu ! Comme vous êtes violent, Giovanni, fit-elle, sans émoi. Qu’est-ce qu’un Ramirez ? Un Ramirez ? répéta-t-elle d’un ton rêveur.

Dans le crépuscule triste du golfe que couvraient les nuages, une raie de pourpre mettait à l’Occident une barre de fer étincelant, pour interdire l’entrée d’un monde obscur comme une caverne, où le magnifique Capataz avait amassé ses trésors d’amour et d’argent.

— Écoutez, Gisèle, fit-il d’un ton mesuré, je ne dirai pas un mot d’amour à votre sœur. Voulez-vous savoir pourquoi ?

— Hélas ! Je ne comprendrais sans doute pas, Giovanni. Papa affirme que vous n’êtes pas comme les autres hommes, que personne ne vous a jamais bien compris, que les riches auront encore des surprises… Oh ! Saints du ciel ! Je suis lasse !…

Elle leva sa broderie pour cacher le bas de son visage, puis la laissa retomber sur ses genoux. La lanterne du phare était masquée du côté de la terre, mais ils pouvaient voir, du haut de la sombre colonne, le long faisceau de lumière, allumé par Linda, glisser sur la mer à la rencontre de la lueur expirante à l’horizon de pourpre.

Gisèle Viola, la tête appuyée contre le mur de la maison, les yeux mi-clos, ses petits pieds croisés l’un sur l’autre, dans leurs bas blancs et leurs mules noires, semblait s’abandonner toute, avec un fatalisme paisible, au crépuscule assombri. Le charme de son corps, le mystère plein de promesses de son indolence mettaient dans la nuit du Golfe Placide, un parfum frais et enivrant, qui en pénétrait l’ombre et en imprégnait l’air. L’incorruptible Nostromo aspirait, de son souffle ardent et tumultueux, cette séduction ambiante. Il avait, en quittant le port, rejeté, pour ramer plus à l’aise, dans sa longue course en mer, la défroque citadine du capitaine Fidanza. Il se tenait devant la jeune fille, en ceinture rouge et en chemise rayée, comme autrefois, sur les quais de la Compagnie, dans son costume de marin méditerranéen, descendu à terre pour chercher fortune. La pénombre empourprée l’enveloppait aussi, douce, profonde, ouatée, comme elle s’était, à moins de cinquante mètres de là, épaissie, soir après soir, autour du total scepticisme de Decoud pour en faire une passion destructrice, et l’exalter, dans la solitude, jusqu’à la mort.

— Il faut que vous m’entendiez, reprit enfin Nostromo, avec une parfaite maîtrise de lui-même. Je ne dirai pas un mot d’amour à votre sœur, avec qui je suis fiancé, depuis ce soir, parce que c’est vous que j’aime ; c’est vous !…

Le crépuscule lui laissa voir encore le sourire tendre et voluptueux, instinctivement monté aux lèvres faites pour l’amour et les baisers, se figer en une expression douloureuse et hagarde de terreur. Il n’eut plus la force de se maîtriser, et malgré le frisson que lui causait l’approche du Capataz, les bras de Gisèle se tendirent vers lui, en un abandon alangui, en un geste de royale dignité. Nostromo tenait sa tête à deux mains et laissait tomber une pluie de baisers sur le front levé, qui brillait, lisse et blanc comme du satin, dans le soir empourpré. Dominateur et tendre, il prenait peu à peu possession de son esclave. Mais il s’aperçut que la jeune fille pleurait. Alors, l’incomparable Capataz, l’homme des insouciantes amours, se fit doux et caressant, comme une femme penchée sur un chagrin d’enfant. Il lui murmurait des mots de tendresse. Il s’assit près d’elle, pour serrer sa tête blonde contre sa poitrine. Il l’appelait son étoile et sa petite fleur.

La nuit était tombée. De la salle commune des gardiens du phare, où Giorgio, l’un des Mille Immortels, penchait sur un feu de charbon de bois sa tête de vieux lion héroïque, venait, avec un parfum de savante friture, un bruit grésillant.

Dans le désarroi d’un événement survenu comme un cataclysme, c’était la jeune fille qui conservait une lueur de raison. Nostromo, tout à l’extase de leur étreinte muette, ne voyait plus le monde. Mais elle soupira dans son oreille :

— Dieu de miséricorde ! Que vais-je devenir, maintenant, entre cette terre et cette eau, que j’exècre ? Linda ! Linda ! Je la vois !… Elle s’arracha violemment aux bras que ce nom avait desserrés. Mais nul n’approchait de leurs formes sombres, enlacées et palpitantes sur le fond blême du mur.

— Linda ! Pauvre Linda ! Je tremble ! Je mourrai de peur devant ma pauvre sœur Linda, fiancée aujourd’hui même à Giovanni, mon amoureux ! Giovanni ! Il faut que vous ayez été fou. Je ne vous comprends pas ! Vous n’êtes pas comme les autres hommes ! Je ne renoncerai jamais à vous, jamais, que pour Dieu seul ! Mais pourquoi avoir fait cette folie, cette chose atroce, cruelle, terrible ?

Elle s’était dégagée, et, la tête basse, laissait pendre ses mains. La nappe d’autel était tombée loin d’eux, comme si un grand souffle l’avait emportée, et faisait une tache blanche sur le sol noir.

— Par peur de vous perdre tout entière, fit Nostromo.

— Vous saviez bien que vous possédiez mon âme ! Vous savez tout ! Elle était faite pour vous ! Pouvait-il donc y avoir quelque chose d’assez fort pour nous séparer ? Quoi ? Dites-le ? répétait-elle, sans impatience, avec un accent d’assurance superbe.

— Votre mère morte, répondit-il très bas.

— Ah ! Pauvre mère ! Elle a toujours… C’est aujourd’hui une sainte du ciel, et je ne puis, pour elle, renoncer à vous. Non, Giovanni ! Pour Dieu seul ! Vous avez été fou, mais le mal est fait. Oh ! Qu’avez-vous fait ? Giovanni, mon amour, ma vie, mon maître, ne me laissez pas ici, dans ce sépulcre de nuages ! Il faut m’emmener tout de suite, à l’instant même, dans la petite barque. Giovanni, emmène-moi ce soir ; soustrais-moi à la terreur que je ressentirai sous les yeux de Linda, avant de pouvoir la regarder en face !

Elle se blottissait contre lui, et l’esclave du trésor sentait le poids d’une chaîne sur ses membres, la pression d’une main froide sur ses lèvres. Il luttait contre le charme.

— C’est impossible, fit-il. Pas encore ! Il y a un obstacle entre nous et la liberté.

Elle se pressait contre son corps, avec un instinct subtil et naïf de séduction.

— Tu divagues, Giovanni, mon amour, soupirait-elle, d’une voix tentatrice. Que peut-il y avoir ? Emporte-moi, dans tes bras, chez doña Emilia, — loin d’ici… Je ne suis pas bien lourde !

Elle s’attendait peut-être à ce qu’il l’enlevât tout de suite, dans les deux mains. Elle avait perdu toute notion de l’impossible. Tout pouvait arriver, dans cette nuit prodigieuse. Mais, voyant que Nostromo ne faisait aucun mouvement, elle s’écria, à voix presque haute :

— Je vous dis que j’ai peur de Linda ! Et comme il ne bougeait toujours pas, elle usa de cajolerie : Qu’y a-t-il donc, dis ? insista-t-elle avec tendresse.

Nostromo la sentait toute chaude, toute palpitante, toute vibrante au creux de son bras. L’exaltante notion de sa force, la triomphante griserie de son cœur le décidèrent à frapper un grand coup pour recouvrer sa liberté.

— C’est un trésor, fit-il. Et voyant qu’elle restait muette, sans comprendre, il répéta : Un trésor. Un trésor d’argent pour t’acheter une couronne d’or.

— Un trésor ? fit en écho la voix de la jeune fille qui semblait sortir d’un rêve. Que dites-vous donc là ?

Elle se dégagea doucement. Il se leva et abaissa les yeux sur elle, sur son visage, ses cheveux, ses lèvres, sur les fossettes de ses joues, sur toutes les grisantes séductions de sa personne.

— Un trésor d’argent ! balbutia Gisèle dont la voix nonchalante et tendre tremblait maintenant de terreur admirative et d’indicible curiosité. Où cela ? Comment l’avez-vous trouvé, Giovanni ?

Il luttait contre les liens de sa captivité. Et c’est comme on frappe un coup héroïque qu’il lança :

— Comme un voleur !

L’ombre dense du Golfe Placide parut tomber sur sa tête. Il ne voyait plus la jeune fille, noyée dans un long, obscur et sombre silence, d’où émergea enfin sa voix, avec une lueur faible qui marquait la place de son visage :

— Je t’aime ! Je t’aime !

Ces paroles donnèrent à Nostromo une impression nouvelle de liberté ; elles nouaient un charme plus puissant que le charme maudit du trésor ; elles muaient en une exaltante certitude de puissance sa sujétion lasse à cette chose morte. Il l’adorerait ; il lui donnerait une splendeur égale à celle de doña Emilia. Les riches vivaient de ce qu’ils dérobaient au peuple, mais lui n’avait rien pris aux riches, rien que n’eût déjà perdu leur folie et leur traîtrise. Car on l’avait trahi, trompé, tenté. Il avait gardé le trésor dans un but de vengeance. Mais que lui importait le trésor maintenant ? C’est elle seule qu’il aimait. Il encadrerait sa beauté d’un palais placé sur une colline couronnée d’oliviers, une colline blanche au-dessus d’une mer bleue. Il la garderait là comme un joyau dans une cassette. Il lui achèterait des terres, dans son pays fertile en vignes et en blé ; des terres pour poser ses petits pieds. Il les baisait ces pieds… Il les avait déjà payées de l’âme d’une femme et de la vie d’un homme… Le Capataz des Cargadores goûtait la griserie suprême de sa générosité. Il jeta superbement à ses pieds le trésor vaincu, dans l’obscurité impénétrable du golfe. Mais il fallait qu’elle le laissât d’abord s’enrichir.

Elle écoutait, sans bouger, les doigts dans les cheveux de Nostromo, qui se releva titubant, tremblant et vidé comme s’il avait lancé son âme loin de lui.

— Hâte-toi, alors, soupira-t-elle. Hâte-toi, Giovanni, mon amant, mon maître, car je ne renoncerai à toi que pour Dieu. Et j’ai peur de Linda.

Il la sentit frissonner, et jura de faire tout son possible. Il s’en remettait au courage de Gisèle, qui promit d’être brave pour être toujours aimée… bien loin, dans un palais juché sur une colline blanche, dominant une mer bleue. Puis avec une ardeur timide et tentatrice, elle murmura :

— Où est-il, ce trésor ? Où ? Dis-le-moi, Giovanni.

Nostromo ouvrit la bouche, et resta silencieux, atterré.

— Non ! Pas cela ! Pas cela ! fit-il, d’un ton haletant, avec l’épouvante du sortilège qui l’avait rendu muet devant tant de gens et qui scellait à nouveau ses lèvres avec une force intacte. Même pas à cette enfant ; même pas. C’était trop dangereux. Je te défends de me le demander, cria-t-il, en étouffant son accent de fureur.

Il n’avait pas regagné sa liberté. Le spectre du trésor interdit surgissait, statue d’argent, debout à côté de la jeune fille, impitoyable et mystérieuse, avec un doigt sur ses lèvres pâles. Nostromo sentait son âme mourir en lui à l’idée de s’en aller bientôt ramper dans le ravin, avec l’odeur de terre humide et de feuilles pourries aux narines, de ramper vers un but qui l’écœurait et de repartir chargé d’argent, l’oreille aux aguets. Et c’est ce soir même qu’il fallait accomplir cette besogne de lâche esclave.

Il s’inclina très bas, pressa contre ses lèvres l’ourlet de la robe de Gisèle, et d’un ton autoritaire :

— Dis-leur que je n’ai pas voulu rester.

Il était parti, sans un bruit de pas dans la nuit sombre, et Gisèle restait immobile, la tête mollement appuyée au mur, les petits pieds croisés l’un sur l’autre. Le vieux Giorgio, quand il sortit, ne parut pas aussi surpris de ce qu’elle lui disait qu’elle l’avait redouté. Elle était pleine maintenant d’une crainte inexplicable, d’une crainte de tout et de tous, excepté de son Giovanni et du trésor. Mais cela, c’était incroyable.

Le vieux Garibaldien accepta le brusque départ de Nostromo avec une indulgence sagace. Il se rappelait ses propres sentiments en semblable occurrence, et pénétrait avec une compréhension toute masculine les motifs du jeune homme.

— Va bene. Qu’il s’en aille. Ha ! ha ! Pour belle que soit la jeune fille, cela saisit toujours. La liberté ! Il en est de plus d’une espèce. Il a prononcé le grand mot, et ce n’est pas une poule mouillée que mon fils Gian’Battista. Et s’adressant à la frémissante Gisèle… Il ne faut pas qu’un homme soit trop soumis, ajouta-t-il d’un ton dogmatique. Son immobilité et son silence lui parurent suspects. Ne va pas être jalouse du sort de ta sœur, grommela-t-il, de sa voix profonde et grave.

Il dut bientôt revenir sur le seuil de la porte pour appeler la jeune fille. Il était tard. Il dut lancer son nom trois fois pour lui faire bouger la tête. Restée seule, elle s’était sentie paralysée de stupeur. Elle entra dans la chambre qu’elle partageait avec Linda comme une somnambule. Elle semblait si absente que le vieux Giorgio levant des pages de la Bible ses yeux chaussés de lunettes, hocha la tête en lui voyant fermer la porte derrière elle.

Gisèle traversa la chambre sans rien regarder et alla droit à la fenêtre ouverte. Linda, descendant de la tour dans l’exubérance de son bonheur, la trouva assise en face de la nuit noire, pleine de soupirs du vent et du bruit d’ondées lointaines, une vraie nuit du golfe, trop épaisse pour l’œil de Dieu et l’astuce du diable. Elle ne tourna pas la tête, quand la porte s’ouvrit.

Il y avait, dans cette immobilité, quelque chose qui troubla le ciel de Linda. La sœur aînée s’irrita : l’enfant pense à ce misérable Ramirez, se dit-elle. Elle avait soif de paroles et lança un impérieux : « Gisèle ! » qui resta sans effet sur la jeune fille immobile.

Celle qui se préparait à vivre dans un palais, sur un domaine à elle, défaillait de terreur. Pour rien au monde, elle n’eût tourné la tête et regardé sa sœur. Son cœur battait follement. Elle dit précipitamment, d’une voix faible :

— Ne me parle pas. Je prie.

Désappointée, Linda sortit de la chambre, et Gisèle resta devant la fenêtre, incrédule, perdue, éblouie, patiente, comme si elle eût attendu confirmation de l’incroyable. L’obscurité des nuages semblait aussi faire partie de son rêve. Elle attendait.

Elle n’attendit pas en vain. L’homme dont l’âme était morte et qui se glissait hors du ravin avec sa charge d’argent, avait vu la lueur de la fenêtre ouverte et ne put s’empêcher de remonter de la grève.

Gisèle vit, comme par un prodigieux miracle, surgir de l’ombre impénétrable l’esclave du trésor. Et elle accueillit ce retour, comme si le monde n’eût plus eu pour elle ce soir-là, de surprises.

Elle se leva, toute raide, obéissante, et bien avant que la lumière de la pièce ne fût tombée sur le visage de l’homme, se mit à soupirer :

— Tu es revenu pour m’emporter. C’est bien ! Ouvre tes bras, Giovanni, mon amant ! Me voici.

Il suspendit sa marche prudente et, les yeux brillant d’un éclat sauvage, répondit d’une voix rauque :

— Pas encore, il faut que je m’enrichisse tout doucement…

Un accent de menace passa dans sa voix :

— N’oublie pas que tu as un voleur pour amant !

— Oui ! oui ! soupira-t-elle fiévreusement. Viens plus près ! Écoute !… Ne m’abandonne pas, Giovanni ! Jamais ! Jamais !… Je serai patiente…

Sa silhouette se penchait avec tendresse, par la fenêtre basse, vers l’esclave interdit. La lumière s’éteignit dans la chambre, et le magnifique Capataz des Cargadores alourdi par le poids des lingots, étreignit, dans l’ombre du golfe, le cou blanc de la jeune fille, comme s’accroche à un fétu de paille un homme qui se noie.




Chapitre XIII

Le jour où madame Gould devait, selon l’expression du docteur Monygham, « donner une tertulia », le capitaine Fidanza descendit de sa goélette, ancrée dans le port de Sulaco, avec un air de calme et froide résolution, prit place dans son canot et se mit aux avirons. Il partait plus tard que de coutume, et l’après-midi était déjà avancé lorsqu’il accosta la grève de la Grande Isabelle, pour gravir d’un pas ferme la pente de l’îlot.

Il reconnut de loin Gisèle, assise sous la fenêtre de sa chambre. Adossée sur sa chaise au mur de la maison, elle tenait sa broderie à la main et l’élevait à la hauteur de ses yeux. La placidité de cette silhouette juvénile exaspéra le sens de contradiction et le besoin de lutte que le Capataz portait toujours en lui. Il se sentit irrité. Il lui semblait que la jeune fille aurait dû entendre, de loin, le bruit de ses chaînes, de ses chaînes d’argent. Et puis, ce jour-là, il avait rencontré à terre le docteur au mauvais œil, qui l’avait regardé avec insistance.

Il s’apaisa en voyant Gisèle lever les yeux. La fraîcheur de leur sourire de fleur lui allait droit au cœur. Mais elle fronça aussitôt les sourcils, pour lui recommander la prudence.

Il s’arrêta donc à quelques pas d’elle et dit, d’une voix forte et indifférente :

— Bonjour Gisèle ! Linda est encore là-haut ?

— Oui, elle est dans la grande chambre, avec papa.

Il s’approcha alors, et inspecta par la fenêtre l’intérieur de la pièce. Linda, en y rentrant pour une raison quelconque, aurait pu les surprendre.

Il demanda avec un simple mouvement des lèvres :

— Vous m’aimez ?

— Plus que ma vie !

Elle continuait sa broderie sous le regard admiratif de Nostromo, et poursuivit, les yeux fixés sur son ouvrage :

— Je ne pourrais pas vivre sans cet amour. Je ne le pourrais pas ! La vie ici, c’est la mort. Oh ! Giovanni, je mourrai, je mourrai, si vous ne m’en faites pas sortir.

Il eut un sourire nonchalant :

— Je viendrai à la fenêtre lorsqu’il fera nuit, dit-il.

— Non, Giovanni ; pas ce soir ! Linda et mon père ont eu un long conciliabule, aujourd’hui.

— À quel propos ?

— Je crois qu’il s’agissait de Ramirez. Je ne sais pas. J’ai peur ; j’ai toujours peur ! Je me sens mourir mille fois par jour. Votre amour est pour moi ce qu’est pour vous votre trésor. Je l’ai toujours en moi, mais je ne l’ai jamais assez.

Il la regardait, immobile. Elle était belle et le désir avait grandi en lui. Il avait deux maîtres, désormais. Mais il la sentait incapable d’une émotion soutenue ; elle était sincère dans ses paroles, et n’en dormait pas moins paisiblement la nuit. Elle s’exaltait à chacune de leurs rencontres, mais le seul changement manifeste chez elle était une recrudescence de sa taciturnité. Elle avait peur de se trahir, peur des paroles acerbes et des colères déchaînées, peur d’assister à la peine des autres. Car son âme était légère et tendre, avec une spontanéité païenne dans ses impulsions.

Elle supplia :

— Renoncez au palais, Giovanni, et à la vigne du coteau. Notre amour souffre trop d’attendre.

Elle se tut, en voyant paraître Linda, toute droite et silencieuse, au coin de la maison.

Nostromo se tourna vers sa fiancée avec des paroles de bienvenue, mais resta stupéfait de lui voir les yeux enfoncés, les joues creuses et, sur le visage, une expression de douleur et d’angoisse.

— Avez-vous été malade ? s’enquit-il, en s’efforçant de mettre dans sa question un accent d’intérêt.

Les yeux noirs lancèrent vers lui un regard étincelant.

— Ai-je donc maigri ? demanda-t-elle.

— Oui, peut-être, un peu…

— Et vieilli aussi ?

— Chaque jour compte… pour nous tous.

— Je crains de voir blanchir mes cheveux avant de sentir l’anneau à mon doigt, fit-elle lentement, les yeux toujours rivés sur le Capataz.

Elle attendait sa réponse, en déroulant ses manches retroussées.

— N’ayez pas peur de cela, dit-il distraitement.

Elle se détourna, comme si ces paroles lui avaient semblé décisives, et s’occupa des soins du ménage, tandis que Nostromo causait avec son père.

La conversation n’était pas facile avec le vieux Garibaldien. L’âge, qui avait laissé ses facultés intactes, paraissait seulement les avoir refoulées dans quelque coin très profond de son être. Ses réponses, très lentes à venir, en prenaient un effet de gravité auguste. Pourtant, ce jour-là, il était plus animé, plus vif ; il semblait y avoir plus de vie chez le vieux lion. Inquiet de l’intégrité de son honneur, il s’attachait aux avertissements de Sidoni, touchant les vues de Ramirez sur sa plus jeune fille. Il n’avait pas confiance en elle, et la trouvait étourdie. Mais il ne dit rien de ses soucis au « fils Gian’Battista ». Par une pointe d’amour-propre sénile, il voulait prouver qu’il était à la hauteur de sa tâche et capable de veiller seul sur l’honneur de sa maison.

Nostromo partit de bonne heure. En le voyant disparaître sur le chemin de la grève, Linda franchit le seuil de la porte, et vint, avec un sourire égaré, s’asseoir à côté de son père.

Depuis le dimanche où le fol et désespéré Ramirez l’avait attendue sur le quai, elle n’avait plus aucun doute. Le délire jaloux de l’homme ne lui avait rien appris, mais avait seulement affermi en elle, de façon précise, comme un clou planté dans son cœur, cette impression de duplicité et de déception qu’elle avait trouvée au lieu de la sécurité et du bonheur attendus, dans ses rapports avec son futur mari. Elle avait passé son chemin, accablant Ramirez d’un mépris indigné, mais, ce dimanche-là, elle pensa mourir de douleur et de honte sur la tombe de Teresa. C’était une pierre gravée, acquise par souscriptions, par les mécaniciens et les monteurs du chemin de fer, en témoignage d’estime pour le héros de l’unité italienne. Le vieux Giorgio n’avait pas pu, selon son désir, jeter à la mer le corps de sa femme, et Linda pleurait sur la tombe.

Cette insulte gratuite, dont elle était victime, l’atterrait. Si Gian’Battista voulait briser son cœur, c’était bien ; libre à lui. Tout lui était permis ! Mais pourquoi en piétiner les morceaux ? Pourquoi chercher à humilier son orgueil ?

Ah ! non. Il ne le briserait pas ! Elle sécha ses pleurs. Et Gisèle ! Gisèle ! La petite qui, dès ses premiers pas, venait se réfugier dans ses jupes. Quelle duplicité ! Mais, ce n’était pas sa faute, sans doute. Dès qu’il y avait un homme en cause, la pauvre tête de linotte ne se possédait plus.

Linda avait sa bonne part de stoïcisme des Viola. Elle résolut de ne rien dire. Mais, en vraie femme, elle mit de la passion dans son stoïcisme. Les réponses brèves de Gisèle, inspirées par une prudence tremblante, mettaient hors d’elle sa sœur, qui voyait dans leur sécheresse une marque de dédain. Un jour, elle se jeta sur la chaise où reposait l’indolente fille, et imprima la marque de ses dents à la naissance du cou le plus blanc de Sulaco. Gisèle cria ; mais elle pouvait aussi se réclamer de l’héroïsme des Viola ; prête à défaillir de terreur, elle se contenta de soupirer d’une voix mourante :

— Mère de Dieu ! Tu veux donc me manger toute vive, Linda ?

Et cette explosion passa, sans rien changer à la situation.

« Elle ne sait rien ; elle ne peut rien savoir ! » se disait Gisèle.

« Peut-être n’est-ce pas vrai. Cela pourrait n’être pas vrai ! » voulait se persuader Linda.

Mais dès qu’elle revit le capitaine Fidanza, après sa rencontre avec l’insensé Ramirez, elle retrouva la certitude de son malheur. Elle le regardait, du seuil de la porte, regagner son canot, et se demandait stoïquement :

« Vont-ils se retrouver ce soir ? »

Elle prit la résolution de ne pas quitter la tour d’une seconde. Lorsque Nostromo eut disparu, elle sortit de la maison et s’assit près de son père.

Le vénérable Garibaldien se sentait « encore un jeune homme », selon sa propre expression. De côté et d’autre, il avait, depuis quelque temps, trop entendu parler de Ramirez, et son mépris, son aversion pour un homme qui n’était évidemment pas ce que son fils aurait été, lui causaient de l’inquiétude. Il dormait très peu, maintenant, mais au cours des nuits précédentes, au heu de lire ou de rester assis devant sa Bible ouverte, les lunettes d’argent de madame Gould sur le nez, il avait activement parcouru toute l’île, avec son fusil, en faction pour la défense de son honneur.

Linda, posant sur le genou du vieillard sa main brune et nerveuse, s’efforça d’apaiser son agitation. Ramirez n’était pas à Sulaco ; nul ne savait où il se trouvait. Il était parti. Tout ce qu’il pouvait dire de ses intentions ne signifiait rien.

— Non, interrompit le vieillard. Mais mon fils Gian’Battista m’a dit, de lui-même, que le lâche esclave buvait et jouait avec la canaille de Zapiga, là-bas, à la rive nord du golfe. Il trouverait à racoler les pires bandits dans cette ville de bandits nègres, pour l’aider dans une tentative contre la petite… Mais je ne suis pas si vieux… Ah ! non.

Linda lui remontra avec véhémence l’improbabilité d’un tel coup de main, et le vieillard finit par se taire, en mordillant sa moustache blanche. Les femmes ont des entêtements qu’il faut tolérer ; sa pauvre morte était comme cela, et Linda ressemblait à sa mère. Un homme ne s’attardait pas à discuter.

— C’est possible, c’est possible ! grommela-t-il.

La jeune fille ne se sentit nullement rassurée. Elle aimait Nostromo. Elle tourna les yeux vers Gisèle, assise dans le lointain, avec un reste de tendresse maternelle, et toute la rage jalouse d’une rivale, exaspérée par la défaite. Puis, se levant, elle alla droit à elle.

— Écoute, toi, fit-elle rudement.

L’immuable candeur du regard de violette et de rosée levé sur elle excita sa colère et son admiration. Elle avait de beaux yeux, cette vile créature de chair blanche et de noire perfidie. Elle se demandait si elle allait arracher ces yeux avec des cris de vengeance, ou couvrir de baisers de pitié et d’amour leur innocence mystérieuse et pure. Mais tout à coup, ils se firent ternes ; ils n’eurent plus qu’un regard vide, où subsistait pourtant la nuance de terreur que Gisèle ne savait pas enfoncer assez loin dans son cœur, avec toutes ses autres émotions.

Linda lui dit :

— Ramirez se vante en ville de venir t’enlever d’ici.

— Quelle folie ! répondit l’autre.

Puis, avec une perversité née d’une trop longue contrainte, elle ajouta :

— Ah ! non, pas cet homme-là !

L’accent de raillerie masquait la terreur que lui causait son audace.

— Ah ! vraiment ? gronda Linda, entre ses dents serrées. Ce n’est pas celui-là qu’il te faut ? Eh bien, alors, fais attention, car notre père se promène toute la nuit, avec un fusil chargé !

— Mais cela ne lui vaut rien. Il faut lui dire de ne pas le faire, Linda. Moi, il ne m’écouterait pas !

— Je ne dirai plus rien, plus jamais, à personne, cria Linda avec fureur.

Cet état de choses ne pouvait plus durer, se disait Gisèle. Il fallait que Giovanni l’emmenât, à sa prochaine visite. Elle ne voulait plus, pour le plus gros trésor du monde, souffrir de telles terreurs. Parler à sa sœur, la rendait malade. Mais la faction de son père ne lui causait aucune inquiétude. Elle avait supplié Nostromo de ne pas venir, ce soir-là, à la fenêtre, et il avait promis, pour cette fois, de s’en abstenir. Comment eût-elle su, deviné ou supposé qu’il pût y avoir un autre motif pour l’attirer sur l’île ?

Linda était allée droit à la tour ; il était l’heure d’allumer les lampes. Elle ouvrit la serrure de la petite porte, et gravit lourdement l’escalier en spirale, portant comme un fardeau sans cesse plus pesant de chaînes honteuses, son amour pour le magnifique Capataz des Cargadores.

Non, elle ne pouvait pas s’en défaire !… Non ! Le Ciel n’avait qu’à disposer des deux autres. Et tournant dans la lanterne où le crépuscule et l’éclat de la lune mettaient un demi-jour, elle alluma les lampes, avec des mouvements précis. Puis ses deux bras tombèrent le long de son corps.

— Et sous l’œil de notre mère ! murmura-t-elle. Ma petite sœur ! La chica !

La machinerie du phare avec ses montures de cuivre et ses prismes arrondis brillait comme une châsse étincelante de diamant, taillée en dôme, qui aurait abrité pour dominer la mer, une flamme prodigieuse et non point une simple lampe. Linda, la vestale, tout en noir et le visage livide, s’était effondrée sur un siège de bois, seule avec sa jalousie, bien loin au-dessus des passions et des hontes de la terre. Une souffrance étrange, une sensation d’arrachement, lui fit porter les mains à ses tempes, comme si on l’avait brutalement tirée par sa chevelure aux reflets de bronze. Ils allaient se rencontrer. Ils allaient se rencontrer. Et elle savait bien où. À la fenêtre. Une sueur d’angoisse coulait à grosses gouttes sur ses joues, tandis qu’au large, la lune barrait d’une colossale chaîne d’argent l’entrée du Golfe Placide, sombre royaume des nuages et du silence, creusé dans une côte usée par le ressac.

Linda Viola se dressa tout à coup, un doigt sur les lèvres. Il n’aimait ni elle ni sa sœur. Toute l’affaire lui paraissait si dénuée de sens qu’elle en concevait, à la fois, de l’espoir et de l’effroi. Pourquoi n’enlevait-il pas Gisèle ? Quel obstacle trouvait-il ? C’était incompréhensible. Qu’attendaient-ils donc, ces deux-là ; dans quel but usaient-ils de mensonge et de duplicité ? Ce n’était pas pour servir leur amour ; il n’y avait pas d’amour entre eux ! L’espoir de retrouver le cœur de son fiancé la décida à faillir à son vœu de ne point quitter le phare, ce soir-là. Il fallait parler sans tarder à son père, qui était raisonnable et saurait comprendre. Elle descendit en courant l’escalier en spirale. Au moment où elle ouvrait la petite porte du bas, elle entendit le bruit du premier coup de feu tiré sur la Grande Isabelle.

Elle ressentit un choc, comme si la balle l’eût frappée au cœur. Elle courait sans s’arrêter. La maison était sombre. Elle cria à la porte : « Gisèle ! Gisèle ! » Puis, contournant le coin du mur, elle appela très haut sa sœur par la fenêtre ouverte. Nul bruit ne lui répondit, mais comme elle courait à demi folle, autour de la maison, elle vit sortir, par la porte, Gisèle, qui bondit devant elle, sans un mot, les cheveux dénoués, les yeux fixés au loin. Elle paraissait effleurer les herbes de la pointe des pieds, et s’évanouit bientôt dans l’ombre.

Linda marcha lentement, les bras étendus devant elle. Tout était paisible sur l’îlot, et elle ne savait pas où elle allait. L’arbre sous lequel Martin Decoud avait, pendant ses derniers jours, contemplé la vie comme une succession d’images vides de sens, jetait sur l’herbe une large tache d’ombre noire. Tout à coup, elle aperçut son père, debout, tout seul, dans le clair de lune.

Grand, droit, blanc de cheveux et de barbe, appuyé sur son fusil, le Garibaldien prenait, dans son immobilité, un aspect de statue. Linda posa doucement la main sur son bras, sans qu’il bougeât d’une ligne.

— Qu’avez-vous fait ? demanda-t-elle, d’un ton calme.

— J’ai tué Ramirez, l’infâme ! répondit-il, les yeux tournés vers le point où l’ombre était la plus dense. Il est venu comme un voleur, et comme un voleur il est tombé. Il fallait protéger l’enfant ! »

Il ne songeait pas à faire un mouvement, à avancer d’un seul pas. Il restait farouche et rude, statue de vieillard gardant l’honneur de sa maison. Linda retira sa main tremblante du bras ferme et rigide comme un bras de pierre et, sans un mot, fit quelques pas dans l’ombre noire. Elle s’arrêta court : un bruit de larmes et de gémissement parvenait à ses oreilles tendues :

— Je t’avais supplié de ne pas venir ce soir, ô mon Giovanni ! Et tu m’avais promis. Oh ! pourquoi, pourquoi es-tu venu, Giovanni ?

C’était la voix de Gisèle, qui se brisa dans un sanglot. Et la voix du puissant Capataz des Cargadores, maître et esclave du trésor de la San-Tomé, surpris à l’improviste par le vieux Giorgio, au moment où il gagnait le ravin pour y chercher de nouveaux lingots, la voix du Capataz monta du sol, indifférente et froide, mais singulièrement affaiblie :

— Il me semblait que je ne pourrais pas vivre jusqu’au matin, sans t’avoir revue encore une fois, mon étoile, ma petite fleur !

…………………

La brillante tertulia venait de prendre fin : les derniers invités s’étaient retirés et l’administrateur avait déjà regagné sa chambre lorsque le docteur Monygham, que l’on avait attendu en vain toute la soirée, arriva dans sa voiture, qui roulait sans bruit sur le pavé de bois de la rue de la Constitution. Il vit, à la lueur des grandes lampes électriques, la porte de l’hôtel ouverte encore sur la rue déserte.

Il entra, gravit les degrés quatre à quatre et trouva le gras et luisant Basilio sur le point d’éteindre les lumières du grand salon. Cette intrusion tardive laissa bouche bée l’avantageux majordome.

— N’éteignez pas ! ordonna le docteur. Je veux voir madame.

— Madame est dans le cabinet du Señor Administrador, répondit Basilio d’une voix onctueuse. Le Señor doit partir dans une heure pour la montagne. On craint, paraît-il, des troubles parmi les ouvriers. Race impudente, sans raison ni décence. Des paresseux, monsieur. Des paresseux !

— Vous êtes honteusement fainéant et imbécile vous-même, grogna le docteur, avec cette facilité d’exaspération qui le faisait si généralement amer. N’éteignez pas !

Basilio se retira avec dignité. Le docteur Monygham attendait dans le grand salon brillamment éclairé ; il entendit bientôt une porte se fermer, à l’autre bout de la maison. Un bruit d’éperons mourut dans le lointain. L’administrateur était parti pour la mine.

Le frou-frou rythmé d’une longue traîne annonça l’arrivée de madame Gould, tout étincelante du feu des bijoux et de l’éclat des soieries, la tête fine penchée et comme courbée sous le poids d’une masse de cheveux blonds, où se perdaient les fils d’argent. « La première dame de Sulaco », selon l’expression du capitaine Mitchell, s’avançait dans le corridor illuminé, plus riche que ne peuvent le rêver les songes les plus hardis, considérée, aimée, respectée, honorée, et aussi seule qu’aucun être humain le fût jamais, peut-être, sur cette terre.

L’appel du docteur, « Madame ! Une minute ! », la fit arrêter, avec un tressaillement, au seuil du salon lumineux et vide. L’analogie de ses pensées et des circonstances, aussi bien que la vue du docteur, debout au milieu des groupes de meubles, ramenaient à son esprit le souvenir de son entrevue inopinée avec Martin Decoud ; il lui semblait entendre, dans le silence, la voix de cet homme, mort lamentablement, depuis tant d’années, prononcer ces paroles :

— Antonia a laissé ici son éventail !

Mais c’était la voix du docteur qui s’élevait, un peu altérée par l’émotion. Madame Gould remarqua l’éclat de ses yeux.

— Madame, on a besoin de vous. Savez-vous ce qui est arrivé ? Vous vous rappelez ce que je vous disais hier, de Nostromo ? Eh bien ; il paraît qu’un bateau ponté venant de Zapiga, avec quatre Noirs à bord, s’est entendu, en passant à portée de la Grande Isabelle, héler du haut de la falaise par une voix de femme, la voix de Linda ; on lui demandait (c’était une nuit de lune) d’accoster à la grève et d’emporter un blessé en ville. Le patron, qui m’a raconté tout cela, a naturellement obéi aussitôt. Il m’a dit qu’en abordant la côte basse de l’île, ils trouvèrent Linda qui les attendait. Ils la suivirent et elle les mena vers un arbre, non loin de la maison. Ils trouvèrent là Nostromo, étendu à terre, la tête sur les genoux de la plus jeune des deux sœurs, et virent, à quelques pas, le père Viola, debout, appuyé sur un fusil. Sous la direction de Linda, ils allèrent chercher une table dans la maison et en brisèrent les pieds pour en faire une civière. Ils sont ici, madame ; je veux dire Nostromo et… Gisèle. Les Noirs l’ont déposé à l’infirmerie du port. Il a envoyé l’infirmier me chercher. Mais ce n’est pas moi qu’il veut voir ; c’est vous, madame, c’est vous !

— Moi ? murmura madame Gould, avec un léger mouvement de recul.

— Oui, vous ! s’écria le docteur. Il m’a prié, moi qu’il considère comme un ennemi, de vous amener à lui sans tarder. Il paraît vouloir vous confier quelque chose, à vous seule.

— Impossible ! fit madame Gould.

— Il m’a dit : « Rappelez-lui que j’ai fait mon possible pour lui garder un toit sur la tête !… » poursuivit le docteur, au comble de l’exaltation. Vous souvenez-vous, madame, du trésor, du trésor qui fut perdu avec la gabare ?

Madame Gould s’en souvenait bien. Mais elle ne dit pas que la simple mention de ce trésor lui faisait horreur. C’est au sujet de cet argent qu’elle se rappelait avoir, elle, la droiture même, caché la vérité à son mari, pour la première et la dernière fois de sa vie. Cette pensée lui causait une peine excessive : elle ne s’était jamais pardonné de s’être laissée, sur le moment, pousser par la crainte. De plus, ce trésor, qui n’aurait jamais quitté la mine si son mari avait été tenu au courant des nouvelles apportées par Decoud, avait failli, d’une façon détournée, causer la mort du docteur Monygham. Et tout cela lui paraissait atroce.

— A-t-il jamais été vraiment perdu ? poursuivait le docteur. J’ai toujours flairé un mystère autour de notre Nostromo, depuis ce jour-là. Et je crois qu’aujourd’hui il veut, avant de mourir…

— Avant de mourir ? répéta madame Gould.

— Oui, oui !… Il veut peut-être vous dire quelque chose de ce trésor, que…

— Non ! non ! fit à voix basse madame Gould. N’est-il pas perdu, oublié ? Ne reste-t-il pas, sans lui, assez d’argent pour faire le malheur de tout le monde ?

Le docteur se tut, soumis et désappointé. Il finit par hasarder, très bas :

— Il y a aussi cette petite Viola, Gisèle. Que faire ? Il paraît que son père et sa sœur avaient…

Madame Gould avoua se sentir tenue de faire un effort pour les deux jeunes filles.

— J’ai un cabriolet à la porte, dit le docteur. Si vous ne craignez pas d’y monter…

Il attendit, tout impatient, le retour de madame Gould qui reparut avec un manteau gris à large capuchon passé sur sa robe.

C’est ainsi que cette femme pleine de force et de compassion s’approcha, avec un vêtement et un capuchon monacal sur sa robe de soirée, du lit où gisait, sur le dos, immobile, le splendide Capataz des Cargadores.

La blancheur des draps et des oreillers donnait un relief sombre et énergique à sa face bronzée et à ses grandes mains nerveuses et brunes. Si adroites à la barre, à la bride d’un cheval, à la détente d’un fusil, elles restaient maintenant paresseusement ouvertes sur la couverture blanche.

— Elle est innocente, disait le Capataz d’une voix profonde et égale, comme s’il avait eu peur de rompre, par un mot trop fort, le lien ténu qui unissait encore son esprit à son corps. Elle est innocente. C’est moi le seul coupable. Mais peu importe. Je n’ai à répondre de tout cela à nul être ici-bas, homme ou femme.

Il s’arrêta. Le visage de madame Gould, très pâle dans l’ombre du capuchon, se penchait sur lui avec une invincible expression de tristesse. Et les sanglots étouffés de Gisèle agenouillée au bout du lit, avec ses cheveux d’or à reflets de cuivre, dénoués et répandus sur les pieds du Capataz, troublaient à peine le silence de la pièce.

— Ha ! Vieux Giorgio, gardien de ton honneur ! Songer à cet exploit d’être arrivé sur moi d’un pas si léger, d’avoir eu la main si ferme pour viser ! Je n’aurais pas mieux fait moi-même. Mais il aurait pu économiser une charge de poudre. L’honneur était sauf… madame, elle aurait suivi jusqu’au bout du monde Nostromo le voleur… J’ai dit le mot ! Le charme est rompu !

Un gémissement sourd de la jeune fille lui fit baisser les yeux.

— Je ne puis la voir… Tant pis, poursuivit-il avec un écho de son ancienne insouciance magnifique. Un baiser suffit, à qui n’a pas le temps d’en prendre deux. C’est une âme délicate, madame, brillante et chaude comme un rayon de soleil, vite évanoui, vite reparu. Les deux autres l’étoufferaient vite, entre eux. Señora, jetez sur elle votre regard de compassion, aussi renommé, d’un bout à l’autre du pays, que le courage de l’homme qui vous parle. Elle se consolera à la longue. Et Ramirez, après tout, n’est pas un mauvais homme. Je n’ai pas de colère. Non ! ce n’est pas Ramirez qui a vaincu le Capataz des Cargadores de Sulaco !

Il se tut, fit un effort, et siffla d’une voix plus forte, un peu égarée :

— Je meurs trahi, trahi par…

Mais il ne dit pas par qui ou par quoi il mourait trahi.

— Elle ne m’aurait pas trahi, elle, reprit-il en ouvrant les yeux très grands. Elle était fidèle. Nous devions bientôt nous en aller très loin. Pour elle, je me serais arraché à ce maudit trésor. Pour cette enfant, j’aurais abandonné des coffres et des coffres d’argent, des coffres pleins ! Et Decoud en a pris quatre. Quatre lingots ! Pourquoi ? Picardia ! Pour me trahir ? Comment pouvais-je rendre le trésor avec quatre lingots de moins. On m’aurait accusé de les avoir volés. Le docteur n’y aurait pas manqué. Hélas ! ce trésor me tient encore !

Madame Gould se penchait de plus en plus, fascinée, glacée par l’appréhension.

— Qu’est-il arrivé à don Martin, cette nuit-là, Nostromo ?

— Qui sait ? Je me demandais ce qu’il adviendrait de moi ? Maintenant, je le sais. La mort devait me surprendre à l’improviste. Il est parti. Il m’a trahi ! Et vous, vous croyez que je l’ai tué ! Vous êtes tous les mêmes, vous, les grands de ce monde. Cet argent m’a tué. Il m’a possédé ; il me possède encore. Personne ne sait où il se trouve. Mais vous êtes la femme de don Carlos qui me l’a confié, en me disant : « Sauvez-le, sur votre vie ! » Et à mon retour, alors que vous me croyiez tous perdu, que m’apprend-on ? Que ce trésor n’avait aucune importance. N’en parlons plus ! Mais allons ! Nostromo le fidèle ! Lève-toi et saute en selle ; viens à notre secours, sauve-nous la vie !

— Nostromo ! murmura madame Gould penchée très bas ; moi aussi, j’ai exécré, du fond du cœur, la seule idée de cet argent !

— Merveilleux !… Ainsi l’une de vous déteste ces richesses que vous savez si bien arracher aux mains des pauvres. Le monde repose sur les pauvres, comme dit Giorgio. Et vous, vous avez toujours été bonne pour les pauvres. Mais il y a, dans la richesse, quelque chose de maudit ! Señora, voulez-vous que je vous dise où se trouve le trésor ? À vous seule… L’argent brillant… incorruptible…

Il y avait, dans sa voix et dans ses yeux, une involontaire nuance de douloureux regret, que perçut cette femme, avec un génie d’intuition sympathique. Épouvantée, ne voulant plus rien savoir du trésor, elle détourna la tête pour ne plus voir la sujétion misérable du mourant.

— Non, Capataz, dit-elle, personne n’en a plus besoin, aujourd’hui. Qu’il reste à jamais perdu.

En entendant ces paroles, Nostromo ferma les yeux et ne prononça plus un mot, ne fit plus un mouvement. À la porte de la chambre, le docteur Monygham, au comble de l’agitation et les yeux brillants de curiosité, vint à la rencontre des deux femmes.

— Eh bien, madame, demanda-t-il avec une impatience presque brutale, dites-moi si j’avais raison ? Il y a un mystère dont vous avez la clef, n’est-ce pas ? Il vous a dit…

— Il ne m’a rien dit ! fit posément madame Gould.

L’expression de son hostilité foncière pour Nostromo s’effaça dans les yeux du docteur Monygham. Il se soumit humblement. Il ne croyait pas ce que lui disait madame Gould, mais sa parole était la loi pour lui. Ainsi s’affirmait la victoire du génie de Nostromo. Même devant cette femme, à qui allait son adoration secrète, le docteur était battu par le magnifique Capataz des Cargadores, par l’homme qui avait basé toute sa vie sur une fausse assise de fidélité, de droiture et de courage !

— Voulez-vous envoyer chercher tout de suite ma voiture ? ajouta-t-elle.

Puis se tournant vers Gisèle Viola :

— Venez plus près de moi, mon enfant ; tout près. Nous allons attendre ici.

Enfantine et désespérée, le visage masqué par ses cheveux dénoués, Gisèle se serrait contre sa bienfaitrice. Madame Gould passa sa main sous le bras de l’indigne fille du vieux Giorgio, le républicain intègre, le héros sans tache. Et lentement, doucement, comme tombe une fleur flétrie, se posa sur l’épaule de doña Emilia, la première dame de Sulaco, la tête de la jeune fille prête naguère à suivre un voleur jusqu’au bout du monde. Madame Gould, en la sentant nerveuse, agitée, toute secouée de sanglots contenus, se permit, pour la première et l’unique fois de sa vie, un accès d’amertume digne du docteur Monygham lui-même.

— Consolez-vous, mon enfant ; il vous aurait bien vite oubliée pour son trésor.

— Il m’aimait, Señora, il m’aimait ! gémit Gisèle d’un ton désespéré. Il m’aimait comme nulle femme ne fut jamais aimée.

— J’ai été aimée aussi, fit sévèrement madame Gould.

Gisèle se cramponna convulsivement à elle :

— Oh ! vous, Señora, vous serez adorée jusqu’à la fin de vos jours, sanglotait-elle.

Madame Gould garda le silence jusqu’à l’arrivée de la voiture. Elle y fit monter la jeune fille à demi évanouie. Quand le docteur eut fermé la portière du landau, elle se pencha vers lui :

— Vous ne pouvez rien ? demanda-t-elle tout bas.

— Non, madame. D’ailleurs, il ne veut pas que je le touche. Mais cela n’a pas d’importance. Un regard m’a suffi. Tout serait inutile.

La rumeur du drame, d’un accident survenu au capitaine Fidanza, s’était propagée sur les nouveaux quais, éclairés par leurs rangées de réverbères et barrés par les bras sombres de leurs grues puissantes. Un groupe de rôdeurs nocturnes, pauvres entre les plus pauvres, s’agitait devant la porte de l’infirmerie et chuchotait dans la rue vide, au clair de lune.

Il n’y avait personne près du blessé que le photographe blême, le chétif, frêle et sanguinaire exécrateur des capitalistes ; il était perché sur un haut tabouret, au chevet du lit, les genoux remontés et le menton dans ses mains. Il avait été prévenu par un camarade qui, travaillant tard au port, avait entendu dire par un matelot nègre que le capitaine Fidanza, mortellement blessé, venait d’être apporté à terre.

— Avez-vous quelques dispositions à prendre, camarade ? demandait-il anxieusement. N’oubliez pas que nous avons besoin d’argent pour la cause. Il faut combattre les riches avec leurs propres armes.

Nostromo ne répondit pas, et l’autre n’insista point. Il restait perché sur sa chaise, échevelé, velu, hirsute, comme un singe bossu. Puis, après un long silence :

— Capitaine Fidanza, reprit-il d’un ton solennel, vous avez refusé les secours de ce docteur. Est-ce réellement un dangereux ennemi du peuple ?

Dans la pénombre de la pièce, Nostromo roula lentement sa tête sur l’oreiller, et lança à l’étrange individu, juché près de son lit, un regard de mépris ironique et moqueur. Puis sa tête retomba en arrière, ses paupières s’abaissèrent, et le Capataz des Cargadores mourut sans un mot et sans un gémissement, après une heure d’immobilité rompue par de brefs frissons, qui témoignaient des plus atroces souffrances.

Le docteur Monygham, du canot de la douane qui l’emportait vers les îles, vit la lumière de la lune scintiller sur le Golfe, cependant que la Grande Isabelle envoyait au loin un faisceau de lumière sous le dais des nuages.

— Doucement ! fit-il aux rameurs, en se demandant ce qu’il allait voir dans l’île. Il essayait de se représenter Linda, en face de son père, et reculait d’avance devant ce spectacle. Doucement ! répéta-t-il.

…………………

Depuis l’instant où il avait tiré sur le larron de son honneur, Giorgio Viola n’avait pas bougé d’un pas. Il restait debout, la main crispée sur le canon de son vieux fusil.

Lorsque la cancha qui emportait Nostromo loin d’elle eut quitté la grève, Linda remonta et s’arrêta devant le vieillard. Il ne parut pas s’apercevoir de sa présence, mais lorsqu’elle lui cria, en sortant de son calme forcé :

— Savez-vous qui vous avez tué ?

Il répondit :

— Ramirez le vagabond.

Livide, avec un regard de folie sur son père, Linda lui rit au visage. Après un instant de surprise, il mêla, avec hésitation, à ces éclats, ceux de son rire profond et lointain. Puis la jeune fille se tut, et le vieillard reprit, avec un accent de doute :

— Il a crié avec la voix de mon fils Gian’Battista.

Le fusil tomba de sa main ouverte, mais son bras resta un moment étendu, comme s’il eût conservé son point d’appui. Linda le saisit rudement.

— Vous êtes trop vieux pour comprendre. Rentrons à la maison.

Il se laissait conduire. Sur le seuil, il trébucha lourdement et faillit tomber avec sa fille. Son agitation et son activité des jours précédents avaient été l’éclat ultime d’une lampe prête à s’éteindre. Il s’accrocha au dossier d’une chaise.

— Avec la voix de mon fils Gian’Battista ! reprit-il d’un ton sévère. Je l’ai entendu, Ramirez, le misérable…

Linda l’installa dans son fauteuil, puis se pencha pour lui crier à l’oreille :

— C’est Gian’Battista que vous avez tué !

Le vieillard sourit sous son épaisse moustache. Les femmes ont d’étranges imaginations.

— Où est l’enfant ? demanda-t-il, surpris du froid pénétrant de l’air et du manque d’éclat singulier de la lampe, sous laquelle il passait d’ordinaire la moitié de la nuit, avec la Bible ouverte devant les yeux.

Linda eut une seconde d’hésitation, puis détourna les yeux :

— Elle dort ! répondit-elle. Nous parlerons d’elle demain.

Elle ne voulait plus regarder le vieillard, qui lui inspirait une terreur et un sentiment de pitié presque insurmontables. Elle avait remarqué le changement survenu en lui ; il ne comprendrait jamais ce qu’il avait fait ; pour elle aussi, d’ailleurs, les choses restaient incompréhensibles. Il articula avec peine :

— Donne-moi le livre.

Linda posa sur la table le volume à reliure de cuir usée, la Bible qui lui avait été donnée à Palerme par un Anglais, dans un temps très ancien.

Après un long moment d’immobilité, il ouvrit le livre et se mit à regarder de loin, à travers les lunettes, les petits caractères rangés sur deux colonnes. Une expression dure et sévère figea ses traits et fit froncer légèrement ses sourcils, comme pour manifester une pensée douloureuse ou une sensation déplaisante. Mais il ne détachait pas les yeux du livre, et ce fut doucement, graduellement, que son corps se pencha en avant et que sa tête blanche vint se poser sur les pages ouvertes. Une pendule de bois faisait entendre son tic-tac méthodique sur le mur nu, et peu à peu refroidi, le Garibaldien resta seul, sévère, intact, comme un vieux chêne déraciné par un coup de vent sournois.

Le feu de la Grande Isabelle brûlait en paix au-dessus du trésor perdu de la mine de San-Tomé. Dans l’éclat bleuâtre d’une nuit sans étoiles, la lanterne lançait son pinceau de lumière jaune vers le lointain horizon. Accroupie sur la galerie extérieure, et détachée comme un point noir contre les glaces étincelantes, Linda appuyait sa tête au garde-fou. La lune, qui descendait au large sur la mer, l’éclairait de son éclat pur.

Au pied de la falaise s’éteignit un bruit régulier de rames, et le docteur Monygham se leva à l’arrière de la barque.

— Linda ! cria-t-il, en levant la tête. Linda !

Linda se redressa. Elle avait reconnu cette voix.

— Est-il mort ? demanda-t-elle, en se penchant par-dessus la barrière.

— Oui, ma pauvre fille. Je viens ! répondit d’en bas le docteur. Accostez à la grève, ordonna-t-il aux rameurs.

Toute noire sur l’éclat de la lanterne, la silhouette de Linda se détachait, droite, les bras levés au-dessus de sa tête, comme si elle eût voulu sauter à terre.

— C’est moi qui t’aimais ! disait-elle, le visage dur et blanc comme le marbre sous la lumière de la lune. Moi. Moi seule ! Elle t’oubliera, toi qui t’es fait tuer misérablement pour sa jolie figure. Je ne comprends pas ? Je ne puis pas comprendre ! Mais je ne t’oublierai jamais !

Elle resta un instant silencieuse et immobile, comme si elle avait voulu ramasser ses forces pour jeter toute sa fidélité, toute sa douleur, toute sa stupeur, tout son désespoir, dans un grand cri :

— Jamais ! Gian’Battista !

Le docteur Monygham, qui s’approchait dans le canot des douaniers, entendit ce nom voler au-dessus de sa tête. C’était une dernière victoire de Nostromo, la plus grande, la plus enviable, la plus sinistre de toutes. Par ce cri profond d’amour et de douleur, qui semblait retentir de l’Azuera à la Punta Mala et jusqu’à la ligne brillante de l’horizon, surplombée par l’argent massif d’un lourd nuage blanc, le génie du magnifique Capataz des Cargadores proclama sa domination sur le Golfe sombre, tombeau de ses conquêtes de richesses et d’amour.



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