Nostromo/Troisième partie/Chapitre II

Troisième partie
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Le capitaine Mitchell se posait la même question en arpentant la jetée. On pouvait toujours se demander si les paroles du télégraphiste d’Esmeralda — message fragmentaire et interrompu — avaient été bien interprétées. En tout cas, le brave homme avait-il décidé de ne pas se coucher avant l’aube.

Il croyait avoir rendu un énorme service à Charles Gould, et il se frottait les mains de satisfaction en pensant à l’enlèvement du trésor. Il était très fier, à sa façon, d’avoir participé à cet exploit remarquable. C’est lui qui avait donné au projet une forme pratique, en suggérant à ses interlocuteurs la possibilité d’accoster en mer le vapeur du Nord. Et il avait, du même coup, assuré un avantage à sa Compagnie, qui se serait trouvée frustrée d’un fret très précieux, si le trésor était resté à Sulaco pour être confisqué.

Il éprouvait aussi une grande joie en songeant au désappointement des Montéristes. Affermi dans son tempérament autoritaire par la longue pratique du commandement, le capitaine Mitchell n’était pas démocrate. Il allait jusqu’à professer un certain dédain pour le parlementarisme. — Son Excellence don Vicente Ribiera, disait-il volontiers, Son Excellence que moi-même et mon bras droit, Nostromo, avons eu l’honneur et le plaisir d’arracher à une mort cruelle, don Vincente s’en rapportait trop à son Congrès. C’était une erreur, une grosse erreur, monsieur !

Le vieux marin ingénu, commis à la direction des services de l’O.S.N., croyait que les trois dernières journées avaient clos la liste des événements stupéfiants que pouvaient faire naître les circonstances politiques du Costaguana. Il avoua plus tard que les aventures ultérieures avaient dépassé son imagination.

Pour commencer, Sulaco (du fait de la mainmise sur le câble, et de la désorganisation des services maritimes) resta pendant toute une quinzaine isolée du reste du monde comme une ville assiégée.

— On n’aurait pas cru cela possible, mais cela a eu lieu, cependant ; toute une quinzaine, monsieur !

Le récit des faits extraordinaires survenus à cette époque, et des émotions violentes qu’il en avait ressenties, empruntait un relief comique au ton emphatique de sa narration. Il commençait toujours par affirmer à son interlocuteur « qu’il s’était trouvé au plus fort des événements, du premier au dernier jour ». Puis il décrivait l’enlèvement du trésor, et disait sa légitime anxiété à l’idée que « son homme », chargé de la gabare, pût commettre quelque méprise. Une fausse manœuvre, outre qu’elle aurait causé la perte certaine d’une grosse quantité de lingots précieux, aurait mis en péril la vie de M. Martin Decoud, en livrant aux mains de ses ennemis ce jeune homme aimable, riche et bien au courant des affaires.

Le capitaine Mitchell reconnaissait avoir éprouvé aussi, au cours de sa veillée solitaire sur la jetée, un certain souci pour l’avenir du pays tout entier.

— C’est un sentiment, monsieur, développait-il, qu’explique bien la gratitude naturelle d’un homme pour les bontés que lui ont prodiguées les meilleures familles des commerçants et des hommes honorables de la Province. À peine sauvés par nous des excès de la populace, ces gens-là me semblaient destinés à devenir la proie, dans leur personne et leur fortune, de la soldatesque locale. Vous savez avec quelle déplorable barbarie en usent les troupes à l’égard des habitants, au cours des commotions intestines. Et puis, monsieur, je songeais aux Gould, le mari et la femme, envers qui leur hospitalité et leur bienveillance ne pouvaient m’inspirer que les sentiments les plus cordiaux. Je m’effrayais aussi des dangers courus par ces messieurs du Club Amarilla, qui m’avaient nommé membre honoraire, et me traitaient, eu égard à mon titre d’agent consulaire et de directeur d’un important service de navigation, avec une considération et une urbanité parfaites. Je vous avoue que je n’étais pas non plus sans inquiétude sur le sort de mademoiselle Antonia Avellanos, la plus belle et la plus accomplie des jeunes filles à qui j’aie jamais eu l’honneur de parler. Je me préoccupais fortement aussi du retentissement que pourrait avoir sur les intérêts de ma Compagnie l’arrivée imminente de nouveaux magistrats. En somme, monsieur, j’étais bien inquiet et très las, comme vous pouvez le comprendre, des événements émouvants et mémorables auxquels j’ai pu prendre une modeste part. Les bâtiments de la Compagnie, où j’avais mon logement, n’étaient situés qu’à cinq minutes de la jetée ; je m’y sentais attiré par l’idée du souper et du hamac qui m’y attendaient (je dors toujours la nuit dans un hamac, qui convient mieux qu’un lit au climat de ce pays), mais on aurait dit, pourtant, malgré l’évidente inutilité de mon attente, que je ne pouvais m’arracher à ce môle, sur lequel la fatigue me faisait de temps en temps trébucher. La nuit était excessivement sombre, la plus sombre que je me souvienne d’avoir jamais vue, et je commençais à croire que les difficultés de la navigation sur le golfe empêcheraient le transport d’Esmeralda d’arriver avant le jour. Les moustiques me mordaient avec rage : nous en étions infestés ici, avant les derniers travaux ; c’était une espèce particulière au port renommée pour sa férocité, monsieur. Ils formaient un nuage autour de ma tête, et sans doute, sans leurs agressions, me serais-je endormi au cours de ma promenade solitaire, au risque de faire une chute dangereuse. Je fumais cigare sur cigare, plutôt pour les empêcher de me dévorer tout vif que par goût particulier. Et c’est au moment précis, monsieur, où je regardais, pour la vingtième fois peut-être, ma montre à la lueur de mon cigare, et constatais avec surprise qu’il n’était encore que minuit moins dix, c’est à ce moment même que j’entendis le bruit d’une hélice de navire, bruit significatif pour une oreille de marin, et impossible à confondre avec aucun autre par une nuit si paisible. C’était un bruit bien faible, cependant, parce qu’ils avançaient avec circonspection et très lentement, tant à cause de l’obscurité que par crainte de révéler trop tôt leur présence ; précaution d’ailleurs parfaitement superflue, car je crois vraiment avoir été, à ce moment-là, le seul être vivant dans toute l’étendue de notre immense port. L’équipe même des gardiens, d’ordinaire en service, avait depuis plusieurs jours déserté son poste, à cause des émeutes.

« Je restai parfaitement immobile, après avoir jeté et écrasé mon cigare, geste fort apprécié des moustiques, il faut le croire, à en juger par l’aspect de mon visage le lendemain matin. Mais ce n’était là qu’un mince inconvénient, en comparaison du traitement brutal que m’infligea Sotillo. Ce fut une chose parfaitement inconcevable, monsieur ; on aurait cru plutôt aux fureurs d’un maniaque qu’aux actions d’un homme raisonnable, quelque étranger qu’il pût être, d’ailleurs, à toute idée d’honneur ou de convenances. Mais Sotillo était enragé de voir déjoués ses projets de rapine.

En cela, le capitaine Mitchell disait juste. Sotillo était, en effet, fou de rage. Le capitaine n’avait pourtant pas été immédiatement arrêté, sur le môle, long de quelque deux cent cinquante mètres, où le clouait une curiosité aiguë et d’où il voulait voir, ou plutôt entendre, tous les détails du débarquement.

Dissimulé derrière le wagonnet qui avait servi au transport des lingots, et que l’on avait ramené près du quai, le capitaine Mitchell vit d’abord descendre un petit détachement dont les hommes s’égaillèrent en éclaireurs sur la plaine. Puis les troupes débarquèrent et formèrent une colonne qui barrait presque toute la largeur de la jetée ; la tête de cette colonne avançait peu à peu, si bien que le capitaine Mitchell la sentit arriver à quelques mètres à peine de sa cachette.

Mais les bruits confus et étouffés, les cliquetis, les piétinements cessèrent vite, et la bande resta pendant près d’une heure immobile et muette, attendant le retour des patrouilles. Sur terre, on n’entendait que le grognement sourd des dogues du chemin de fer, auxquels répondaient les aboiements faibles des roquets qui infestaient les abords de la ville. Un groupe de formes sombres se détachait en avant de la tête de colonne.

Bientôt, on entendit la sentinelle postée au bout de la jetée interpeller à mi-voix des silhouettes isolées qui revenaient de la plaine. C’étaient des estafettes envoyées par les patrouilles ; ils jetaient à leurs camarades des paroles brèves et passaient rapidement ; puis ils se confondaient avec la masse sombre de la colonne pour faire leur rapport à l’état-major. Le capitaine Mitchell venait de s’aviser du péril possible de sa situation déplaisante, lorsqu’il entendit retentir, au bout de la jetée, un cri de commandement et un appel de clairon ; il y eut aussitôt un bruit de piétinement, d’armes agitées, et un murmure courut le long de la colonne. Tout près de lui, une voix lança cet ordre brusque : — Retirez-moi ce wagon du chemin !

En entendant les pieds nus qui accouraient pour exécuter cet ordre, le capitaine Mitchell recula d’un pas ou deux ; le fourgon, brusquement repoussé par de nombreuses mains, s’ébranla sur les rails. Avant de savoir ce qui lui arrivait, le capitaine se trouva entouré et appréhendé par les bras et par le col de son vêtement.

— Nous avons mis la main sur un homme caché ici, mi teniente, s’écria l’un des soldats.

— Tenez-le jusqu’à ce que les derniers rangs soient passés, répondit la voix.

La colonne tout entière s’écoula rapidement devant le capitaine Mitchell ; les pas, qui faisaient un bruit de tonnerre sur les planches du môle, devenaient brusquement silencieux sur le quai. Les soldats tenaient ferme leur captif, sans prêter l’oreille à ses protestations : il proclamait sa qualité d’Anglais et demandait avec insistance à être conduit devant leur chef. Il finit par se renfermer dans un silence hautain. Il entendit passer, avec un bruit sourd de roues sur le plancher, une paire de canons de campagne, tirés à bras d’hommes. Puis il y eut quatre ou cinq silhouettes détachées, suivies d’un petit peloton d’escorte où l’on entendait cliqueter les fourreaux d’acier. Le capitaine se sentit alors tiré par le bras et reçut l’ordre d’avancer. Mais le trajet du môle à la douane ne s’accomplit pas pour lui sans peine ; il eut à subir toutes sortes d’outrages de la part des soldats ; poussées, bourrades, coups brutaux de crosses de fusil dans les reins. L’allure rapide qu’on lui imposait ne cadrait pas avec ses notions de dignité personnelle.

Le vaste bâtiment était entouré de troupes ; les hommes formaient les faisceaux par compagnie, et se préparaient à passer la nuit sur le sol, roulés dans leur poncho, et le sac sous la tête. Les caporaux allaient et venaient, balançant des lanternes, et postaient des sentinelles tout autour des murs, devant chaque porte et chaque ouverture. Sotillo prenait ses mesures pour assurer la protection de l’édifice comme s’il eût encore contenu le trésor. Le rêve de bâtir sa fortune sur un coup audacieux de génie avait effacé en lui toute faculté de raisonnement. Il ne voulait pas admettre la possibilité d’un échec dont la seule idée faisait bouillir son cerveau de rage, et tout ce qui en suggérait l’idée lui paraissait incroyable. Il ne pouvait pas se résigner à croire fondées les affirmations de Hirsch, si fatales à tous ses rêves. Il est vrai que ces allégations, faites de façon parfaitement incohérente, avec toutes les marques d’un égarement absolu, pouvaient, à juste titre, être tenues pour suspectes. Le récit du malheureux n’avait, comme on dit, ni queue ni tête, et il était bien difficile d’y démêler quelque chose.

À peine Hirsch amené sur le pont du navire, Sotillo et ses officiers, dans leur impatience et leur surexcitation, l’avaient pressé de questions, sans lui laisser le temps de recouvrer un peu ses esprits. Alors qu’il aurait fallu le calmer, le tranquilliser, le rassurer, on l’avait brusqué, secoué, rudoyé, on lui avait adressé des paroles de menace. Il luttait, se démenait, faisait tous ses efforts pour se jeter à genoux, pour échapper aux mains qui le tenaient, pour sauter peut-être par-dessus bord ; ses cris, ses convulsions de terreur, ses regards fous de bête traquée, après avoir rempli les assistants de stupeur, firent naître chez eux des doutes sur sa sincérité : les hommes sont toujours portés à suspecter la réalité des passions profondes. Son espagnol aussi était si bien entremêlé de mots allemands, que la plus grande partie de son récit en devenait incompréhensible. Il tentait d’amadouer les officiers en les traitant de « Hochwohlgeboren herren », ce qui sonnait à leurs oreilles de façon suspecte. Brutalement engagé à ne pas se moquer d’eux, il se remettait avec obstination à répéter en allemand ses supplications, ses protestations de loyauté et d’innocence, parce qu’il ne savait plus dans quelle langue il s’exprimait.

Sa qualité d’habitant d’Esmeralda l’avait fait reconnaître, mais cela ne rendait pas les choses plus claires. Il oubliait le nom de Decoud, et s’obstinait à le confondre avec celui de plusieurs personnes rencontrées à l’hôtel des Gould. Il semblait signaler leur présence simultanée sur la gabare, si bien que Sotillo crut, pendant un instant, avoir noyé tous les Ribiéristes de marque de la ville. L’improbabilité même d’un tel fait suffisait à jeter le doute sur l’histoire tout entière. Hirsch était fou ou jouait la comédie ; il feignait, sous l’impulsion du moment, d’être égaré par la terreur, pour mieux dissimuler la vérité. La rapacité de Sotillo, portée au comble par la perspective d’un prodigieux butin, ne pouvait se faire à l’idée d’un échec. Ce Juif avait sans doute été épouvanté par l’accident, mais il n’en savait pas moins où le trésor était caché, et son astuce sémitique inventait cette histoire pour égarer Sotillo et le lancer sur une fausse piste.

Le colonel s’était installé au premier étage, dans une vaste pièce à grosses poutres noircies. Elle manquait de plafond, et l’œil se perdait dans l’obscurité des combles, sous le toit élevé. Les volets restaient ouverts. On voyait, sur une longue table, un gros encrier, quelques tronçons de porte-plume souillés d’encre, et deux boîtes de bois carrées, contenant chacune un demi-quintal de sable. Le plancher était semé de feuilles de gros papier officiel grisâtre. Cette pièce devait être le bureau de quelque haut fonctionnaire des Douanes, à juger par le vaste fauteuil de cuir placé derrière la table, et les chaises à haut dossier disséminées çà et là. Un hamac de filet pendu à l’une des poutres servait sans doute à la sieste du fonctionnaire. Une paire de bougies, plantées dans de grands candélabres de fer, jetaient une lueur rougeâtre. Elles éclairaient le chapeau, l’épée et le revolver du colonel, jetés au milieu de la table sur laquelle s’appuyaient mélancoliquement deux de ses officiers les plus fidèles.

Sotillo se laissa tomber dans le fauteuil, et un grand nègre, dont les manches en loques s’ornaient de galons de sergent s’accroupit pour lui retirer ses bottes. La moustache d’ébène du colonel tranchait violemment sur la pâleur livide de ses joues. Ses yeux sombres s’enfonçaient très profondément dans son visage. Il semblait épuisé par les perplexités, dérouté par le désappointement ; mais lorsque la sentinelle du palier passa la tête pour annoncer l’arrivée d’un prisonnier, il parut, du coup, revenir à la vie.

— Amenez-le ici ! cria-t-il brutalement.

La porte s’ouvrit brusquement, et le capitaine Mitchell, nu-tête, le gilet déboutonné, le nœud de sa cravate sous l’oreille, fut poussé dans la chambre.

Sotillo le reconnut tout de suite. Il n’aurait su rêver capture plus précieuse ; cet homme-là pourrait lui dire, s’il le voulait, tout ce qu’il désirait savoir, et il se demanda immédiatement comment il valait mieux s’y prendre pour le faire parler. Sotillo n’était pas homme à se laisser arrêter par la crainte de la vindicte d’une nation étrangère, et la puissance de toute l’Europe en armes n’aurait pas protégé le capitaine Mitchell contre les insultes et les brutalités ; mais le colonel réfléchit qu’il avait affaire à un Anglais, dont les mauvais traitements ne feraient qu’accentuer l’obstination et l’indocilité. Aussi, à tout hasard, dérida-t-il son front contracté.

— Eh quoi ! c’est l’excellent Señor Mitchell, s’écria-t-il sur un ton de stupeur bien jouée.

La colère feinte avec laquelle il s’avança vers lui en criant : « Voulez-vous lâcher le caballero tout de suite ! » eut pour résultat de faire sauter positivement les soldats terrifiés ; ils lâchèrent leur prisonnier qui, privé ainsi d’un solide appui, chancela comme s’il allait tomber.

Sotillo le prit familièrement sous le bras, le mena vers une chaise et, avec un geste de la main :

— Sortez tous ! ordonna-t-il.

Lorsqu’on les eut laissés seuls, il resta indécis et silencieux. Les yeux baissés, il attendait que le capitaine Mitchell eût retrouvé sa voix.

Il tenait dans sa main l’un des hommes impliqués dans la disparition du trésor. La nature de Sotillo lui inspirait une envie ardente de rosser son prisonnier ; c’était le même sentiment qui faisait brûler ses doigts du désir de prendre le prudent Anzani à la gorge, au temps où il négociait avec difficulté un emprunt auprès de ce commerçant. Quant au capitaine Mitchell, il se trouvait complètement dérouté par la brusquerie, l’inattendu et tout l’extraordinaire de cette aventure. D’ailleurs, il était physiquement hors d’haleine.

— On m’a jeté trois fois par terre depuis le môle jusqu’ici, fit-il enfin d’une voix haletante. Il faudra que quelqu’un paye cela !

Il avait, en effet, trébuché plus d’une fois et avait été traîné pendant quelques pas avant de se retrouver d’aplomb sur ses pieds. À mesure que le souffle lui revenait, une indignation furieuse semblait s’emparer de lui et l’affoler. Écarlate, les cheveux hérissés, les yeux étincelants de rage, il bondit et secoua devant Sotillo les pans de son gilet en loques.

— Regardez ! Vos bandits en uniforme qui sont en bas m’ont volé ma montre !

Le vieux marin avait un aspect très menaçant ; Sotillo se vit séparé de la table où il avait posé son sabre et son revolver.

— J’exige des réparations et des excuses, fulminait Mitchell, hors de lui. Des excuses de vous ! Oui, de vous !

Pendant une ou deux secondes, le colonel resta comme pétrifié, mais voyant le capitaine Mitchell allonger le bras vers la table comme pour saisir le revolver, Sotillo bondit avec un cri d’effroi et s’éclipsa, en un clin d’œil, et fit claquer violemment la porte derrière lui.

La surprise parut apaiser la fureur du capitaine Mitchell. Sur le palier, derrière la porte fermée, il entendait les cris de Sotillo, et le tumulte de pas nombreux sur l’escalier de bois.

— Désarmez-le ! Ligotez-le ! vociférait le colonel.

Le capitaine Mitchell eut à peine le temps de jeter un coup d’œil sur l’une des fenêtres. Chacune d’elles était munie de trois barreaux de fer verticaux, et il savait qu’elles étaient situées à vingt pieds au-dessus du sol. La porte s’ouvrit violemment et les soldats se ruèrent sur lui ; en un temps incroyablement court, il se vit ficelé avec un lasso de cuir et fixé par de nombreux tours sur une chaise à haut dossier ; sa tête seule pouvait bouger. Ce fut alors seulement que Sotillo, qui était resté accoté, tout tremblant, au chambranle de la porte, se risqua à rentrer dans la pièce. Les soldats ramassèrent sur le plancher les fusils qu’ils avaient laissés choir pour se jeter sur le prisonnier et quittèrent la chambre où restèrent les officiers appuyés sur leur épée, spectateurs attentifs de la scène.

— La montre ! La montre ! hurlait le colonel en arpentant la pièce comme un tigre en cage ! Donnez-moi la montre de cet individu !

Il est exact qu’en fouillant le capitaine Mitchell dans le vestibule pour s’assurer qu’il n’avait pas d’armes cachées, avant de le conduire en présence de Sotillo, on l’avait soulagé de sa montre et de sa chaîne ; mais les vociférations du colonel firent assez facilement retrouver ces objets. Un caporal vint les apporter précieusement, dans la paume de ses mains jointes. Sotillo lui arracha la montre, et la brandit dans son poing fermé devant le visage du capitaine Mitchell.

— Et maintenant, insolent Anglais ! avisez-vous un peu de traiter de voleurs les soldats de l’armée ! La voici, votre montre !

Il agitait le poing devant le nez du prisonnier comme pour le frapper. Aussi empêtré qu’un enfant au maillot, le capitaine Mitchell considérait avec anxiété le chronomètre d’or de soixante guinées que lui avait offert, bien des années auparavant, une compagnie d’assurances, pour le remercier d’avoir sauvé de la destruction totale un navire en feu.

Sotillo parut s’apercevoir aussi de la valeur de l’objet. Soudain calmé, il s’approcha de la table, et se mit à examiner soigneusement la montre à la lueur des bougies. Il n’avait jamais rien vu de si beau. Ses officiers se pressaient autour de lui, et tendaient le cou derrière lui.

Le colonel semblait si intéressé qu’il en oublia, pour un instant, son précieux prisonnier. Il y a toujours, dans la rapacité des races passionnées du Midi et dans leur esprit délié, quelque chose d’enfantin qui manque à l’idéalisme brumeux des Septentrionaux, qui n’ont besoin, eux, que du plus minime encouragement pour rêver la conquête du monde. Sotillo était grand amateur de bijoux, de colifichets d’or, de parures voyantes. Il se retourna, au bout d’un instant, et d’un geste impérieux fit reculer ses officiers. Puis, posant la montre sur la table, il la recouvrit négligemment de son chapeau.

— Ah ! reprit-il en se rapprochant de la chaise. Vous osez traiter de voleurs mes vaillants soldats du régiment d’Esmeralda ! Quelle audace ! Quelle impudence ! Vous autres, étrangers, qui venez dépouiller notre pays de toutes ses richesses, qui ne vous tenez jamais pour satisfaits, dont la rapacité ne connaît pas de bornes !

Il regarda le groupe des officiers, d’où sortit un murmure d’approbation. Le vieux major, tout ému, appuya :

— Oui, mon colonel, ce sont tous des traîtres !

— Je ne dis rien, poursuivit Sotillo, fixant un regard furieux, mais un peu gêné, sur le malheureux Mitchell impuissant et immobile, je ne dis rien de la perfidie avec laquelle vous avez essayé de vous saisir de mon revolver. Vous vouliez m’assassiner, tandis que j’essayais de vous traiter avec une considération que vous ne méritez pas. Vous avez compromis votre vie, et votre seul espoir réside dans ma clémence.

Il examinait le capitaine pour voir l’effet de ses paroles ; mais le visage du vieux marin ne témoignait d’aucune terreur. Ses cheveux blancs étaient, comme le reste de sa personne, saupoudrés de poussière. Il crispait un de ses sourcils, comme s’il n’eût rien entendu, pour chasser un brin de paille qui pendait de sa tête.

Sotillo avança une jambe et se campa les poings sur les hanches :

— C’est vous, capitaine Mitchell, lui dit-il avec emphase, c’est vous et non mes hommes, qui êtes le voleur !

En dirigeant vers son prisonnier un index à l’ongle allongé et taillé en amande :

— Où est l’argent de la mine de San-Tomé ? dit-il. Je vous demande, Mitchell, où se trouve l’argent qui était déposé dans ce bâtiment ? Répondez-moi ! Vous l’avez volé ! Vous vous êtes joint à ceux qui l’ont volé, qui l’ont dérobé au gouvernement ! Ah ! ah ! vous croyez que je ne sais pas ce que je dis ? Mais je les connais vos mauvais tours d’étrangers ! Il est parti, l’argent. Non ? On l’a emporté dans l’une de vos gabares, misérable ! Comment avez-vous eu cette audace ?

Cette fois, il avait produit son effet.

« Comment diable Sotillo a-t-il pu savoir cela ? se demanda Mitchell », et sa tête, seule partie de son corps qui pût remuer, trahit sa surprise par un brusque hochement.

— Ah ! vous tremblez ! hurla tout à coup Sotillo. C’est une conspiration, c’est un crime contre l’État ! Ne saviez-vous pas que cet argent appartient à la République jusqu’à la pleine satisfaction des revendications gouvernementales ? Où est-il ? Où l’avez-vous caché, misérable bandit ?

Cette question rendit au capitaine Mitchell son énergie défaillante. Si Sotillo avait pu, d’incompréhensible façon, connaître le départ de la gabare, au moins ne l’avait-il pas capturée. C’était évident. Dans son cœur ulcéré, le capitaine Mitchell s’était juré que rien ne lui tirerait un mot, tant qu’on le laisserait ainsi honteusement ligoté, mais son désir de faciliter l’évasion du trésor le fit renoncer à cette résolution. Son esprit était en éveil : il constatait chez Sotillo un certain air de doute et d’indécision.

« Cet homme-là, se dit-il, n’est pas certain de ce qu’il avance. »

La solennité dont il faisait montre dans les rapports sociaux n’empêchait pas le capitaine Mitchell d’apporter dans les actes de la vie quotidienne un esprit net et résolu. Une fois surmontée la première émotion causée par un traitement abominable, il sentait revenir sa présence d’esprit ; l’immense mépris qu’il éprouvait pour Sotillo le soutenait aussi, et c’est d’un ton mystérieux qu’il affirma :

— Soyez sûr qu’il est bien caché maintenant.

Sotillo, lui aussi, avait eu le temps de s’apaiser.

— Fort bien, Mitchell, fit-il d’un ton froid et menaçant. Mais pouvez-vous nous montrer le récépissé de la taxe du gouvernement et le permis d’embarquement de la Douane ? Hein ? Le pouvez-vous ?… Non ? Alors, l’argent a été frauduleusement emporté et, si on ne le rapporte pas d’ici cinq jours, le coupable devra en pâtir.

Il ordonna à ses hommes de délier le prisonnier et de l’enfermer dans une des petites cellules du rez-de-chaussée. Il arpentait la chambre en silence, d’un air morne, puis voyant le capitaine Mitchell se secouer et taper du pied entre les quatre hommes qui lui tenaient les bras :

— Cela vous plaisait d’être ficelé, Mitchell ? demanda-t-il d’un ton ironique.

— C’est le plus incroyable, le plus infâme abus du pouvoir, déclara le capitaine d’une voix forte, et quel que soit votre but, je puis vous affirmer que vous ne l’atteindrez pas par des moyens pareils.

Le grand colonel, dont les boucles et la moustache accentuaient la pâleur, se ramassa en quelque sorte, pour regarder dans les yeux le petit homme trapu, aux cheveux blancs en broussaille et au visage cramoisi.

— C’est ce que nous verrons. Vous apprécierez mieux ma puissance lorsque je vous aurai fait attacher pendant tout un jour à un poteau, en plein soleil.

Et se redressant d’un air hautain, il fit signe à ses hommes d’emmener le prisonnier.

— Et ma montre ? cria Mitchell en résistant aux efforts des soldats qui le tiraient vers la porte.

Sotillo se tourna vers ses officiers :

— Non ! mais écoutez ce voleur, messieurs, fit-il avec un mépris affecté qui souleva comme un concert de rires gouailleurs. Il réclame sa montre !

Et courant au capitaine Mitchell avec une violente envie de le bourrer de coups, de le faire souffrir, pour se soulager :

— Votre montre ! Vous êtes prisonnier de guerre ! Vous n’avez plus ni droits, ni rien à vous ! Caramba ! Le dernier souffle même de votre corps m’appartient ! Souvenez-vous de cela !

— Peuh ! fit le capitaine Mitchell, pour dissimuler l’impression déplaisante que lui causaient ces paroles.

En bas, le grand vestibule, dont un monticule élevé par les fourmis blanches soulevait en un coin le sol de terre battue, était éclairé par un feu improvisé ; les soldats avaient allumé des débris de table et de chaises, près de la porte cintrée, par où passait le murmure des eaux du port contre la grève.

Tandis qu’on faisait descendre l’escalier au capitaine Mitchell, un officier le gravissait quatre à quatre, pour annoncer à Sotillo la capture de nouveaux prisonniers. Le feu pétillait, une fumée dense obscurcissait la vaste pièce, et le capitaine distingua confusément, comme dans un brouillard, les têtes de trois individus de haute taille entourés par des soldats trapus, baïonnette au canon. Il reconnut le docteur, l’ingénieur en chef et la blanche crinière léonine du vieux Viola, qui restait un peu à part de ses deux compagnons, le menton sur la poitrine et les bras croisés. L’étonnement de Mitchell ne connut plus de bornes : il poussa une exclamation, à laquelle répondirent les deux autres en le voyant. Mais on tirait le capitaine à travers la grande pièce, vaste comme une caverne. Il sentait passer en rafale dans sa tête des pensées, des conjectures, des avis de sagesse qu’il aurait voulu lancer en passant.

— Est-ce qu’il vous retient vraiment ? cria l’ingénieur en chef, dont le monocle brillait à la lueur du foyer.

Un officier braillait du haut de l’escalier.

— Faites-les monter !… Tous les trois !…

Dans le bruit des voix et le fracas des armes, la voix du capitaine Mitchell ne put lui parvenir que confusément :

— Seigneur Dieu ! Le misérable m’a volé ma montre !

L’ingénieur, déjà sur l’escalier, résista un instant aux soldats pour demander :

— Comment ? Que dites-vous ?

— Mon chronomètre ! hurla le capitaine Mitchell, au moment précis où on le lançait, tête en avant, par une porte étroite, dans une petite cellule toute noire et si exiguë qu’il alla heurter la paroi opposée.

La porte battit violemment sur lui. Il savait où on l’enfermait ; c’était la chambre des trésors de la Douane, d’où l’on avait, quelques heures auparavant, extrait les lingots d’argent. Étroite comme un couloir, elle ne s’ouvrait, à son extrémité, que par un petit soupirail carré, grillé de lourds barreaux de fer.

Le capitaine Mitchell tituba un instant, puis s’assit sur le sol de terre, le dos au mur. Rien ne venait troubler sa méditation, pas même un soupçon de lumière. Il se mit à réfléchir profondément. Ses pensées, confinées dans un cercle assez restreint, n’étaient pas trop sombres. En dépit de toutes ses faiblesses et de ses absurdités, le vieux marin n’était pas homme à s’appesantir bien longtemps sur le souci de sa sécurité personnelle. D’ailleurs, ce n’était point tant chez lui force de caractère que manque d’une certaine espèce d’imagination, de cette imagination même dont l’anormal développement causait à Señor Hirsch de si cruelles souffrances, de cette imagination qui ajoute la terreur aveugle de la souffrance physique et de la mort, considérée aussi comme un pur accident matériel, à toutes les autres appréhensions sur lesquelles se fonde notre sens de la vie.

Malheureusement, le capitaine Mitchell n’était doué d’aucun genre de pénétration. Les menus faits de la vie, les paroles, les actions, les gestes significatifs lui échappaient totalement. Il était trop impérieusement, trop naïvement pénétré de sa propre existence pour observer celle des autres. Par exemple, il ne pouvait croire que Sotillo eût réellement eu peur de lui, simplement parce qu’il ne lui serait jamais entré en tête de tirer sur un homme autrement qu’en cas d’absolue nécessité.

On ne pouvait guère le prendre pour un assassin, se disait-il gravement. Pourquoi donc cette accusation indigne et injurieuse ? Mais c’est surtout à cette question stupéfiante et insoluble que s’attardait sa pensée :

— Comment diable cet homme-là a-t-il pu apprendre, que l’on a emporté le trésor dans la gabare ?

Évidemment, il ne s’en était pas emparé ; c’était d’ailleurs chose impossible ! Cette conclusion erronée s’était imposée à l’esprit du capitaine Mitchell au cours de sa longue attente sur le môle. L’observation du ciel lui avait fait croire à l’existence, sur le golfe, d’une brise plus fraîche qu’à l’ordinaire, alors qu’en fait c’était le contraire qui s’était produit.

« Comment, au nom de tout ce qu’il y a de fantastique, ce maudit animal a-t-il eu vent de la chose ? »

Cette question lui venait à l’esprit au moment même où le bruit sec de la porte (ouverte et refermée avant qu’il n’ait eu le temps de relever la tête) l’avertissait de la présence d’un compagnon de captivité. La voix du docteur Monygham cessa de grommeler des jurons en anglais et en espagnol.

— C’est vous, Mitchell ? fit-il d’un ton hargneux ; je me suis cogné le front contre ce satané mur, avec une force à assommer un bœuf. Où êtes-vous donc ?

Accoutumé à l’obscurité, le capitaine Mitchell pouvait voir le docteur étendre les mains comme un aveugle.

— Je suis assis par terre devant vous. Ne vous heurtez pas à mes jambes, fit le capitaine, d’un ton plein de dignité, tandis que Monygham accédait à sa prière et, renonçant à marcher dans l’ombre, se laissait à son tour tomber sur le sol. Les deux prisonniers de Sotillo, la tête toute proche, se mirent à échanger leurs impressions.

— Oui, conta à voix basse le docteur, pour satisfaire l’ardente curiosité du capitaine Mitchell, nous avons été arrêtés dans la maison du vieux Viola. Une de leurs patrouilles, sous les ordres d’un officier, avait poussé jusqu’à l’entrée de la ville. Elle avait pour ordre de n’y pas pénétrer, mais de ramener toute personne trouvée dans la plaine. Nous bavardions dans l’auberge, la porte ouverte, et ils ont dû voir la lueur de notre lampe. Ils se sont sans doute approchés très doucement ; l’ingénieur venait de s’étendre sur un banc, près de la cheminée, et moi j’étais monté pour jeter un coup d’œil dans la chambre. En me voyant entrer sur la pointe des pieds, le vieux Viola lève le bras pour m’imposer silence. Seigneur ! Sa femme était couchée et venait de s’endormir. Cette femme-là venait de s’endormir… réellement !

« — Monsieur le docteur, me souffla le Garibaldien, on dirait que son oppression s’atténue.

« — Oui, dis-je, très surpris, votre femme est vraiment extraordinaire, Giorgio !

« À ce moment précis, un coup de feu tiré dans la cuisine nous fait sauter et trembler comme un coup de tonnerre. Les soldats étaient arrivés tout près de la maison, et l’un d’eux s’était glissé jusqu’à la porte. Il jette un coup d’œil, voit qu’il n’y a personne et entre tout doucement, le fusil au bras. L’ingénieur, à ce qu’il m’a dit, venait de fermer les yeux. Il les rouvre et aperçoit, au milieu de la pièce, l’homme qui explorait les coins sombres. Il est si interloqué que, sans réfléchir à ce qu’il fait, il saute de son coin, vers la cheminée. Non moins surpris, le soldat lève son fusil, presse la détente, assourdit l’ingénieur, lui roussit les cheveux, et, dans sa précipitation, le manque totalement. Mais voyez l’ironie du sort ! Au bruit du coup de feu, la femme endormie bondit sur son séant, comme mue par un ressort :

« — Les enfants ! Gian’Battista ; sauve les enfants !

« J’ai encore ce cri dans les oreilles, le cri de détresse le plus sincère que j’aie jamais entendu. Je reste paralysé, mais le vieux court au lit, les mains en avant. Elle s’y cramponne ; je vois ses yeux devenir vitreux ; son mari la repose sur les oreillers et me regarde. Elle était morte ! Tout cela en moins de cinq minutes. Je suis descendu pour voir de quoi il s’agissait. Il n’y avait point à résister, et tous nos raisonnements auprès de l’officier ne nous menaient à rien. Je me suis donc décidé à monter, avec deux soldats, chercher le vieux Giorgio. Assis au pied du lit, il regardait le visage de sa femme, et ne paraissait pas entendre mes paroles. Mais après m’avoir vu tirer le drap sur la tête de la morte, il s’est levé et m’a suivi silencieusement, comme dans un rêve. On nous a emmenés sur la route, en laissant la porte ouverte et la bougie allumée. L’ingénieur marchait sans mot dire, mais moi je me suis retourné une ou deux fois vers la petite lumière. Après un temps assez long, le Garibaldien, qui était près de moi, m’a dit tout à coup :

« — J’ai enterré bien des hommes sur les champs de bataille de ce continent. Les prêtres parlent de terrains consacrés. Bah ! Toute la terre faite par Dieu est sacrée ; mais la mer, qui ne connaît ni rois, ni prêtres, ni tyrans est plus sacrée encore. Docteur, je voudrais la voir ensevelie dans la mer. Pas de mômeries, de cierges ni d’encens, pas d’eau bénite lancée par les prêtres ! L’esprit de liberté règne sur la mer ! » Quel extraordinaire bonhomme ! Il disait tout cela à mi-voix, comme s’il avait parlé pour lui seul.

— Oui, oui, interrompit le capitaine Mitchell avec impatience. Pauvre vieux ! Mais avez-vous la moindre idée de la façon dont ce brigand de Sotillo a pu obtenir ses informations ? Il n’a pas mis la main sur un des Cargadores qui ont aidé à charger le wagon, n’est-ce pas ? C’est impossible ! C’étaient des hommes choisis, depuis cinq ans à notre service ; je leur ai donné, moi-même, une solde spéciale pour ce travail, en leur recommandant de disparaître pendant vingt-quatre heures au moins, et je les ai vus, de mes propres yeux, s’en aller avec les Italiens, vers les parcs du chemin de fer. L’ingénieur a promis de leur fournir leurs rations tant qu’ils y resteraient.

— Eh bien ! fit lentement le docteur, vous pouvez dire adieu pour toujours, laissez-moi vous le dire, à la meilleure de vos gabares et au Capataz des Cargadores.

L’excès de la surprise fit bondir sur ses pieds le capitaine Mitchell. Sans lui laisser le temps de se récrier, le docteur lui expliqua brièvement le rôle joué par Hirsch au cours de la nuit.

Le capitaine Mitchell était effondré :

— Noyé ! murmura-t-il sur un ton de stupeur atterrée. Noyé !

Puis il resta silencieux, attentif en apparence, mais trop absorbé, en fait, dans la pensée de la catastrophe, pour suivre fidèlement le récit du docteur.

— Celui-ci avait adopté une attitude d’ignorance parfaite, jusqu’à ce que Sotillo se fût décidé à faire amener Hirsch pour qu’il répétât son histoire. On la lui arracha avec la plus grande peine, car, à chaque instant, il se répandait en lamentations. On finit par l’emmener, plus mort que vif, et par l’enfermer, pour le garder sous la main, dans une des pièces de l’étage supérieur.

Le docteur qui voulait faire croire à Sotillo que l’administration de la San-Tomé le tenait à l’écart de ses conciliabules secrets, déclara que l’affaire paraissait incroyable. Quant à lui, affirma-t-il, il ne pouvait savoir ce qu’avaient fait les Européens, ayant été exclusivement absorbé par le pansement des blessés et les soins prodigués à don José Avellanos.

Il avait su adopter un tel accent d’indifférence que Sotillo paraissait convaincu de son parfait détachement. Jusque-là, on avait fait un simulacre d’enquête régulière : l’un des officiers, assis à la table, notait les questions et les réponses ; les autres, dispersés dans la pièce, écoutaient attentivement, les yeux fixés sur le docteur, en tirant des bouffées de leurs longs cigares. Mais, à ce moment, Sotillo fit sortir tout le monde.


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