Nostromo/Troisième partie/Chapitre IV

Troisième partie
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Charles Gould revenait vers la ville. Devant lui, les pics dentelés de la Sierra se détachaient en noir sur l’aube claire. De temps en temps, au coin d’une rue herbeuse, le claquement sonore des sabots du cheval faisait fuir un lepero emmitouflé. Des chiens aboyaient derrière les murs des jardins. Sur les maisons aux fenêtres closes, dont le plâtre se détachait par plaques entre les pilastres plats des frontons et dont s’effritaient les corniches, le frisson des neiges semblait tomber du haut des montagnes avec la lumière blême. L’aurore luttait avec l’ombre sous les arcades de la Plaza, mais nul paysan ne venait disposer sur son étal, à l’abri de l’énorme parapluie de joncs, des marchandises pour le marché du jour : piles de fruits ou bottes de légumes ornées de fleurs. Le matin ne s’égayait pas du tumulte habituel des villageois, des femmes, des enfants, des ânes chargés de fardeaux. Seuls, se montraient çà et là, sur la vaste place, quelques groupes de révolutionnaires dont tous les yeux, sous le chapeau rabattu, guettaient, dans la même direction, un signal quelconque venu de Rincon. Le plus épais de ces groupes, au passage de Charles Gould, se retourna comme un seul homme, pour crier d’un ton menaçant :

— Viva la Libertad !

Charles Gould passa son chemin et pénétra sous le porche de sa maison. Dans la cour semée de paille, un infirmier, assistant indigène du docteur Monygham, assis à terre, adossé au bord de la fontaine, pinçait discrètement les cordes d’une guitare ; debout, devant lui, deux filles du bas peuple esquissaient un pas et balançaient les bras en fredonnant un air de danse populaire. La plupart des blessés des deux jours d’émeute avaient déjà été emportés par des amis ou des parents, mais il restait encore quelques hommes, assis dans les coins, qui inclinaient au rythme de la musique leur tête bandée. Charles Gould mit pied à terre ; un mozo endormi vint, par la porte de la boulangerie, prendre la bride de son cheval ; l’infirmier s’efforça vivement de cacher sa guitare, tandis que les filles reculaient en souriant, sans honte. Charles Gould, en se dirigeant vers l’escalier, jeta un coup d’œil sur un coin sombre de la cour où une femme agenouillée près d’un Cargador mortellement blessé, marmottait rapidement des prières et tentait d’introduire un quartier d’orange entre les lèvres raidies du mourant. Une cruelle futilité ressortait du spectacle de légèreté et de misère que donnait ce peuple incorrigible, la futilité de vies sacrifiées à la vaine entreprise de donner au problème politique une solution durable. À la différence de Decoud, Charles Gould ne savait pas jouer en souriant un rôle dans une farce tragique. S’il sentait, en toute conscience, l’horreur de la situation, il n’en goûtait nullement le burlesque ; l’impression d’irrémédiable folie qu’il en éprouvait le faisait trop souffrir. Il était trop rigoureusement pratique, et trop idéaliste aussi, pour en envisager avec amusement le comique macabre, comme pouvait le faire, avec son froid scepticisme, Martin Decoud, le matérialiste imaginatif. Pour Charles Gould, comme pour nous tous, la perspective d’un échec faisait éclater, dans toute leur laideur, les compromis de sa conscience ; son attitude taciturne, adoptée à dessein, l’avait empêché de mentir à sa propre pensée, mais la Concession Gould avait sournoisement corrompu son jugement. Il aurait bien dû comprendre, songeait-il, que rien de bon ne pouvait sortir du ribiérisme. Ce qui avait corrompu son jugement, c’était l’écœurante nécessité des marchandages quotidiens auxquels il avait dû se livrer pour qu’on le laissât exploiter sa mine. Pas plus que son père, il n’aimait être volé ; cela l’exaspérait. Il s’était convaincu qu’en dehors de considérations plus hautes, il était de bonne politique de soutenir les projets de réforme de don José. Il s’était engagé dans l’absurde querelle, comme s’y était engagé son pauvre oncle, dont l’épée pendait au mur de son bureau, pour défendre, comme lui, les plus élémentaires convenances d’une société organisée. Seulement, il avait pour armes les richesses de la mine, et c’était une arme plus efficace et plus subtile qu’une honnête lame d’acier, montée sur une simple garde de cuivre. Elle était plus dangereuse aussi pour celui qui la maniait, cette arme de la richesse, trempée dans tous les vices et les lâches complaisances comme dans une décoction de plantes empoisonnées, souillant la cause même pour laquelle elle s’employait, toujours prête à tourner dans la main. Il ne pouvait plus renoncer à son usage, mais il se promit de la réduire en miettes plutôt que de se la laisser arracher.

Après tout, sa naissance et son éducation anglaises faisaient de lui un aventurier au Costaguana, le descendant d’autres aventuriers engagés dans une armée étrangère, d’hommes qui avaient cherché fortune dans une guerre révolutionnaire, qui avaient fomenté des révolutions, qui avaient cru aux révolutions. Malgré toute sa droiture de caractère, il gardait la morale facile de l’aventurier qui, dans l’appréciation de ses propres actes, porte à son crédit ses risques personnels. Il était prêt, s’il le fallait, à faire sauter jusqu’au ciel toute la montagne de San-Tomé, et à l’effacer à jamais du territoire de la République. Cette résolution traduisait la ténacité de son caractère, en même temps que son remords de la subtile infidélité conjugale, en vertu de laquelle sa femme n’était plus la seule maîtresse de ses pensées. Il y avait aussi dans sa résolution un peu de la faiblesse des rêveries paternelles ; un peu encore du courage du boucanier qui jette une allumette enflammée dans la soute aux poudres, plutôt que de rendre son navire.

En bas, dans la cour, le Cargador blessé avait rendu le dernier soupir ; la femme poussa un grand cri, brusque et perçant, qui fit sursauter tous les blessés.

L’infirmier bondit sur ses pieds et, guitare en mains, la considéra longuement, les sourcils levés. Les deux filles accroupies de chaque côté d’un parent blessé, les genoux au menton et de longs cigares aux lèvres, échangeaient des signes de tête significatifs.

Charles Gould regardait toujours par-dessus la balustrade. Il vit entrer dans la cour, par la porte de la rue, trois hommes cérémonieusement vêtus de redingotes noires et de chemises blanches, la tête coiffée de chapeaux ronds à l’européenne. L’un d’eux, qui dépassait ses compagnons de la tête et des épaules, marchait devant, avec une gravité pompeuse. C’était don Juste Lopez, qui venait, à cette heure matinale, avec deux de ses amis, membres de l’Assemblée, voir l’administrateur de la mine de San-Tomé. En l’apercevant, ils lui firent de la main un signe empressé et montèrent solennellement l’escalier, comme à la procession.

Don Juste, transformé de surprenante façon par la totale ablation de sa barbe endommagée, avait perdu avec elle les neuf dixièmes de sa dignité d’apparat. Même en cet instant de grave préoccupation, Charles Gould ne put s’empêcher de remarquer combien ce nouvel aspect de l’homme révélait chez lui de parfaite ineptie. Ses compagnons paraissaient abattus et accablés de sommeil. L’un d’eux passait constamment le bout de sa langue sur ses lèvres sèches et l’autre laissait errer un regard morne sur le sol de briques du corridor, tandis que don Juste, un peu en avant, haranguait le « Señor Administrador » de la mine de San-Tomé. Il désirait vivement que l’on observât les formes officielles. On envoie toujours aux nouveaux gouverneurs des députations du Conseil municipal, du Consulat et de la Chambre de commerce. Il fallait que l’Assemblée Provinciale envoyât aussi une députation, ne fût-ce que pour affirmer la vitalité des institutions parlementaires. Don Juste proposait que don Carlos Gould, en sa qualité de citoyen éminent de la Province, se joignît à la députation de l’Assemblée. Sa situation était exceptionnelle et sa personnalité bien connue, d’un bout à l’autre de la République. Il ne fallait pas négliger les courtoisies officielles, dût-on s’en acquitter avec un cœur saignant. L’acceptation du fait accompli pouvait encore sauver les précieux vestiges des institutions parlementaires. Les yeux de don Juste luisaient d’un morne éclat ; il croyait aux institutions parlementaires, et le bourdonnement convaincu de sa voix se perdait dans le silence de l’habitation, comme le vrombissement profond d’un gros insecte.

Charles Gould s’était retourné pour écouter patiemment, le coude appuyé sur la balustrade. À demi touché par le regard suppliant que lui jetait le président de l’Assemblée Provinciale, il fit pourtant de la tête un léger signe de refus. Il n’entrait pas dans sa politique de mêler la mine de San-Tomé aux transactions officielles.

— Je vous conseillerai, messieurs, dit-il, d’attendre dans vos demeures que votre sort se décide. Rien ne vous oblige à vous rendre formellement à Montero. Il est parfait de se soumettre à l’inévitable, comme le dit don Juste, mais quand l’inévitable s’appelle Pedrito Montero, point n’est besoin de marquer trop nettement l’étendue de votre capitulation. Le plus grand défaut de ce pays, c’est le manque de mesure dans la vie politique. Ce n’est pas en acceptant servilement l’illégalité accompagnée d’une réaction sanguinaire, que vous trouverez, Señores, les bases d’un avenir solide et prospère.

Charles Gould s’interrompit devant la stupeur affligée, devant les regards étonnés et apeurés de ses interlocuteurs. Un sentiment de pitié pour ces hommes qui mettaient toute leur confiance dans des mots, alors que le meurtre et la rapine se déchaînaient sur le pays, l’avait entraîné à ce qui lui apparaissait comme un vain bavardage. Don Juste murmura :

— Vous nous abandonnez, don Carlos… Et pourtant, les institutions parlementaires…

L’émotion lui coupa la parole. De la main, il couvrit un instant ses yeux. Charles Gould, dans son horreur pour les paroles creuses, ne releva pas l’accusation. Il rendit en silence les saluts cérémonieux. Sa taciturnité était son refuge. Il sentait bien le désir de ces hommes d’avoir dans leur parti la mine de San-Tomé. Ils voulaient, sous l’égide de la Concession Gould, envoyer au vainqueur une mission propitiatoire. D’autres corps officiels, le Conseil municipal, le Consulat, allaient sans doute venir aussi quêter l’appui de la puissance la plus efficace et la plus durable qu’ils eussent jamais connue dans leur province.

Le docteur arriva peu après, de son pas brusque et saccadé. On lui dit que le maître de la maison s’était retiré dans sa chambre, et avait interdit de le déranger sous aucun prétexte. Le docteur Monygham n’était d’ailleurs point désireux de voir Charles Gould tout de suite. Il consacra quelques instants à un examen rapide des blessés. Il les considérait l’un après l’autre, en se frottant le menton entre le pouce et l’index, et ne répondait à la silencieuse interrogation de leurs yeux que par un long regard sans expression. Tous les malades allaient bien. En face du Cargador mort, il s’arrêta un peu plus longtemps. Il ne s’intéressait pas à l’homme qui avait cessé de souffrir, mais à la femme agenouillée devant le cadavre, dont elle contemplait en silence le visage rigide, au nez pincé et aux paupières mi-closes où apparaissait la blancheur de l’œil.

Elle leva lentement la tête et dit, d’une voix morne :

— Il n’y a pas longtemps qu’il était Cargador, quelques semaines seulement. Son Excellence le Capataz avait fini par l’agréer, cédant à ses supplications.

— Je ne suis pas responsable des actes du grand Capataz, murmura le docteur, en s’éloignant. Il monta l’escalier, et se dirigea vers la chambre de Charles Gould ; mais, au dernier moment, il se ravisa et, haussant ses épaules inégales, il lâcha le bouton de la porte et prit vivement le corridor, à la recherche de la camériste de madame Gould. Léonarda lui dit que sa maîtresse n’était pas encore levée. Elle lui avait confié les fillettes de l’aubergiste italien, et elle, Léonarda, les avait couchées dans sa propre chambre. La blonde s’était endormie à force de pleurer, mais la brune — l’aînée — n’avait pas encore fermé les yeux. Elle restait assise sur le lit, tirant les draps jusqu’à son menton, avec un regard farouche de petite sorcière. L’entrée dans la maison des petites Viola ne plaisait pas à Léonarda, et le ton indifférent dont elle demanda si la mère était morte accusait bien ce sentiment. Quant à la Señora, elle devait dormir. Depuis qu’elle était rentrée dans sa chambre, après avoir assisté au départ d’Antonia et de son père mourant, nul bruit ne s’y était fait entendre.

Le docteur, semblant sortir d’une songerie profonde, enjoignit brusquement à Léonarda d’aller tout de suite chercher sa maîtresse, et gagna en boitillant le grand salon pour attendre madame Gould. Très las, mais trop agité pour s’asseoir, il se mit à arpenter au hasard cette pièce où son cœur, après tant d’années arides, s’était enfin senti rafraîchi, où son âme de révolté avait accepté sans murmure bien des regards de travers. Il vit enfin arriver madame Gould, qui marchait d’un pas vif, vêtue d’un peignoir matinal.

— Vous savez que je n’ai jamais été partisan de l’enlèvement du trésor, lança le docteur, comme un brusque préambule au récit de ses aventures nocturnes avec le vieux Giorgio, l’ingénieur en chef et le capitaine Mitchell, au quartier général de Sotillo. Sa conception particulière de cette crise politique lui faisait tenir une telle mesure pour absurde et dangereuse. C’était le geste d’un général qu’un prétexte subtil conduirait à éloigner, à la veille d’une bataille, la meilleure partie de ses troupes. On aurait pu trouver pour le stock d’argent une cachette sûre, où il eût été facile de le rechercher pour écarter les périls qui menaçaient la Concession Gould. L’administrateur avait agi comme si l’immense et puissante prospérité de la mine eût été basée sur des méthodes de probité et sur la notion de l’intérêt général. Mais il n’en était pas ainsi ; on avait usé de la seule méthode possible, et la Concession Gould avait dû, pendant des années, se laisser rançonner pour poursuivre son exploitation. Un tel état de choses était répugnant, et le docteur comprenait bien que Charles Gould, écœuré, eût voulu quitter le chemin tracé pour soutenir une tentative de réformes vouée pourtant à un échec fatal. Le docteur ne croyait pas, lui, à des réformes possibles au Costaguana. Et maintenant, la Concession était retombée dans la voie ancienne, avec un bâton de plus dans ses roues ; à l’avenir, elle n’aurait plus seulement à compter avec la convoitise éveillée par ses richesses, mais aussi avec le ressentiment provoqué par sa tentative de libération ; la servitude de la corruption pèserait plus que jamais sur elle ; c’était la rançon de l’échec subi. Ce qui troublait le docteur, c’est que Charles Gould lui paraissait faiblir au moment précis où le retour résolu aux anciennes méthodes offrait la seule chance de succès : c’était une faiblesse, en effet, que d’avoir prêté l’oreille aux projets insensés de Decoud.

— Decoud ! Decoud ! s’écriait le docteur en levant les bras. Il parlait avec des éclats de rire brefs et rageurs, tout en parcourant le salon d’un pas boiteux.

Bien des années auparavant, ses deux chevilles avaient été sérieusement endommagées, au cours d’un interrogatoire que lui avait fait subir, au château de Santa Marta, une commission militaire dont les membres avaient été brusquement, au milieu de la nuit, avisés de leur nomination, par Guzman Bento. Le front sombre, les yeux étincelants, la voix furieuse, affolé par un de ses accès soudains de soupçons, le vieux tyran mêlait à des imprécations et à d’horribles menaces des appels bredouillants à leur fidélité. Dans le château de la montagne, cellules et casemates étaient bourrées de prisonniers, parmi lesquels les commissaires étaient chargés d’éclaircir l’inique conspiration dirigée contre le Citoyen-Sauveur du pays.

La férocité hâtive de leur procédure trahissait leur terreur du tyran furieux. Le Citoyen-Sauveur n’avait pas l’habitude d’attendre ; il fallait découvrir une conspiration. Les cours du château retentissaient du cliquetis des fers, du bruit des coups et des hurlements de douleur. Les officiers supérieurs de la commission travaillaient fébrilement, dissimulant leur détresse et leurs craintes à leurs voisins, et surtout à leur secrétaire, le Père Beron, aumônier de l’armée et très avant, à cette époque, dans la faveur du Citoyen-Sauveur. Ce prêtre était un homme grand et voûté, au teint jaune et sombre ; il portait, sur le sommet d’une tête plate, une tonsure trop large, d’aspect sale. Il était plutôt replet, et son uniforme de lieutenant, constellé de taches grasses, montrait sur le côté gauche de la poitrine une petite croix brodée en coton blanc. Il avait le nez lourd et la lèvre pendante. Le docteur Monygham le revoyait encore, en dépit de l’effort intense que faisait sa volonté pour oublier. Le Père Beron avait été adjoint aux commissaires par Guzman Bento, pour apporter à leurs travaux l’appui de son zèle éclairé. Rien n’aurait pu faire perdre au docteur Monygham le souvenir de ce zèle ou de ce visage, non plus que du ton monotone de la voix impitoyable qui prononçait ces mots :

— Voulez-vous avouer, maintenant ?

Ce souvenir ne le faisait plus frissonner, mais avait fait de lui ce qu’il était aux yeux des gens respectables, c’est-à-dire un homme insoucieux des convenances, placé à mi-chemin entre le vagabond intelligent et le médecin marron. Mais tous les gens respectables n’auraient pas eu la délicatesse de sentiment nécessaire pour comprendre l’horreur frémissante du docteur Monygham, médecin de la mine de San-Tomé, devant l’évocation précise du Père Beron, ex-aumônier d’armée et secrétaire de commission militaire. Après tant d’années, le docteur Monygham, du fond de sa chambre située au bout du bâtiment de l’hôpital dans la gorge de San-Tomé, revoyait le Père Beron aussi distinctement que jamais. Il le revoyait la nuit, dans ses rêves, et il gardait alors sa bougie allumée jusqu’au jour, arpentant ses deux pièces, regardant ses pieds nus, les bras serrés au corps. Il le revoyait assis à l’extrémité d’une longue table noire, derrière laquelle apparaissaient en rang les têtes, les bustes et les épaulettes des officiers. Le prêtre mordillait son porte-plume, écoutant avec un mépris lassé et impatient les protestations d’un prisonnier qui attestait le ciel de son innocence ; il finissait par s’écrier :

— À quoi bon perdre notre temps à ces sornettes ? Laissez-moi l’emmener un instant dans la cour.

Et le Père Beron sortait derrière le prisonnier dont les fers cliquetaient, entre les deux soldats commis à sa garde. Pendant bien des jours, il y eut, à maintes reprises des intermèdes de ce genre, avec de nombreux prisonniers. Quand l’accusé rentrait, il était prêt à tous les aveux, ainsi que l’affirmait le Père Beron, qui se penchait en avant avec la mine de lassitude repue des gloutons après un gros repas. Ce prêtre à âme d’inquisiteur n’était pas embarrassé par le manque des instruments classiques de l’inquisition. Jamais, dans l’histoire du monde, les hommes ne furent embarrassés pour infliger à leurs semblables des souffrances morales ou physiques. Cette aptitude grandit en eux de bonne heure, avec la complexité de leurs passions et les raffinements de leur ingéniosité. On peut avancer hardiment que l’homme des premiers âges ne se donnait pas la peine d’inventer des tortures. Indolent et pur de cœur, il cassait la tête de son voisin avec une hache de pierre, par nécessité mais sans méchanceté. L’esprit le plus simple peut trouver une phrase venimeuse, ou lancer contre un innocent une calomnie cruelle. Un morceau de ficelle et une baguette, quelques fusils reliés par un nerf de bœuf, un vulgaire maillet de bois lourd et dur, abattu sur les doigts ou les articulations d’un homme suffisent à infliger les plus raffinées tortures. Le docteur avait fait preuve d’une grande obstination, et cette « mauvaise disposition », comme disait le Père Beron, l’avait fait soumettre à une épreuve terrible et décisive. D’où sa boiterie prononcée, ses épaules tordues et les cicatrices de ses joues. Ses aveux enfin arrachés avaient été très décisifs aussi. Parfois, la nuit, lorsqu’il faisait les cent pas dans sa chambre, il s’émerveillait, en grinçant des dents de honte et de rage, de la fertilité d’une imagination stimulée par des douleurs qui font de la vérité, de l’honneur, de l’amour-propre, de la vie même, des choses sans importance.

Et il ne pouvait oublier les paroles monotones du Père Beron, ce : « Voulez-vous avouer, maintenant ? », qui revenait avec une régularité effroyable et un sens trop clair, au milieu du délire provoqué par d’intolérables souffrances. Il ne pouvait pas oublier. Et pourtant, il y avait pis encore. Le docteur Monygham sentait que, s’il avait rencontré le Père Beron dans la rue, après tant d’années, il aurait reculé devant lui. Cette éventualité n’était d’ailleurs plus à craindre, le Père Beron étant mort ; mais cette pensée dégradante empêchait le docteur de regarder en face les autres hommes.

Le docteur Monygham était ainsi devenu la proie d’un fantôme. Il ne pouvait évidemment pas retourner en Europe avec cette hantise du Père Beron. En se laissant arracher des aveux par le tribunal militaire, le docteur ne cherchait pas à fuir la mort : il l’appelait de tous ses vœux. Assis pendant des heures, à demi nu, sur le sol humide de son cachot, dans une telle immobilité que les araignées, ses compagnes, attachaient leur toile à la broussaille de ses cheveux, il apaisait sa douleur morale en se redisant à satiété qu’il avait avoué assez de crimes pour mériter une condamnation capitale et qu’avec lui on avait poussé trop loin les choses pour lui laisser le loisir d’en faire jamais le récit.

Mais, comme par un raffinement de cruauté, on laissa le docteur Monygham languir dans l’obscurité de la fosse qui lui servait de cachot. Sans doute espérait-on en finir ainsi avec lui, sans se donner la peine d’une exécution. On avait compté sans sa constitution de fer. Ce fut Guzman Bento qui succomba, non point aux coups d’un conspirateur, mais à une attaque d’apoplexie, et on relâcha vivement le docteur. On brisa ses fers à la lueur d’une chandelle, dont l’éclat, après des mois d’obscurité, lui brûla les yeux au point de l’obliger à se cacher le visage dans les mains. On le mit debout ; son cœur battait à rompre de la crainte de cette liberté. Lorsqu’il voulut marcher, l’extraordinaire légèreté de ses pieds lui donna le vertige et le fit tomber. On lui plaça deux bâtons dans les mains et on le poussa dans le couloir. C’était au crépuscule et des lumières brillaient déjà dans la cour, aux fenêtres des chambres d’officiers, mais le ciel assombri ne l’en éblouit pas moins de son éclat formidable et écrasant. Une cape mince pendait sur la nudité de ses épaules osseuses ; son pantalon en haillons ne lui descendait plus qu’aux genoux ; ses cheveux de dix-huit mois tombaient en mèches gris sale sur ses pommettes saillantes. En le voyant se traîner, un soldat appuyé à la porte du corps de garde, mû par quelque impulsion obscure, courut à lui et lui posa sur la tête, avec un rire étrange, un vieux chapeau de paille défoncé. Et le docteur Monygham, tout chancelant, poursuivit sa route. Il avançait une canne, puis un pied mutilé, puis la seconde canne ; l’autre pied suivait péniblement, traîné de quelques pouces sur le sol, comme s’il eût été trop lourd pour bouger. Pourtant les jambes, que l’on voyait sous les angles du poncho, n’étaient guère plus grosses que les deux cannes. Un tremblement incessant agitait son corps courbé, ses membres décharnés, sa tête osseuse et la couronne trouée du sombrero conique dont le large bord plat tombait sur ses épaules.

C’est dans cet état et dans cet appareil que le docteur Monygham reprit possession de la liberté. Ces conditions semblaient l’attacher inéluctablement à la terre du Costaguana : c’était un mode affreux de naturalisation qui le mêlait plus intimement à la vie nationale que n’aurait pu le faire une accumulation d’honneurs et de succès. C’en était fini pour lui de sa qualité d’Européen, car le docteur Monygham s’était fait de son déshonneur une conception tout imaginative, pure conception d’officier et de gentleman. Avant de débarquer au Costaguana, en effet, le docteur Monygham avait été chirurgien dans un régiment d’infanterie de Sa Majesté britannique. Son idée ne tenait nul compte des faits physiologiques ou des arguments raisonnables, mais elle n’était pas pour cela absurde. Elle était seulement simple. Toute règle de conduite fondée sur des formules rigoureuses l’est nécessairement. Le docteur Monygham considérait avec une sévérité excessive les devoirs de sa vie ultérieure, mais son intransigeance n’était que l’exagération, par un imaginatif, d’un sentiment droit. Elle émanait aussi, dans sa force, sa persistance et son efficacité, des inspirations d’une nature éminemment loyale.

Il y avait un grand fonds de dévouement dans l’âme du docteur Monygham. Il en avait fait le don total à madame Gould, qu’il croyait digne de tout dévouement. Il éprouvait, au fond du cœur, une irritation inquiète contre la mine de San-Tomé, dont la croissante prospérité coûtait à la jeune femme sa paix intérieure. Le Costaguana n’était pas fait pour une femme de ce genre. Qu’avait bien pu penser Charles Gould de l’amener dans ce pays ? C’était une folie ! Et le docteur avait attendu les événements, avec la réserve morose et hautaine qu’il croyait dictée par son lamentable passé.

Maintenant, son dévouement même envers madame Gould lui faisait prendre à cœur le salut de son mari. Le docteur s’était décidé à venir en ville, au moment critique, parce qu’il se méfiait de Charles Gould. Il le trouvait désespérément atteint de la folie révolutionnaire. Et c’est ce qui le faisait boitiller ce matin-là dans le salon de l’hôtel Gould, et répéter sur un ton de pitié courroucée :

— Decoud ! Decoud !

Les joues toutes roses et les yeux brillants, madame Gould regardait fixement devant elle. Elle songeait à l’énormité du désastre imprévu. Elle posait légèrement sur une table basse les doigts d’une de ses mains, et son bras tremblait jusqu’à l’épaule.

Le soleil, qui se lève tard à Sulaco, émergeait dans toute sa gloire, très haut dans le ciel, derrière le sommet étincelant de l’Higuerota. Il avait chassé la lumière délicate, légère et perlée qui baigne la ville aux premières heures du matin, pour projeter des masses brutales d’ombre noire sur des nappes de jour aveuglant et chaud. Trois rectangles allongés de soleil tombaient par les fenêtres du grand salon, tandis que, de l’autre côté de la rue, la façade de l’hôtel Avellanos, plongée dans l’ombre, paraissait toute noire à travers un flot de lumière.

Une voix s’éleva au seuil de la porte :

— Que dites-vous de Decoud ?

C’était Charles Gould, qu’ils n’avaient pas entendu marcher dans le corridor. Son regard passa sur sa femme pour s’arrêter sur le docteur.

— Apportez-vous des nouvelles, docteur ?

Monygham lui fit en gros, sans ménagement, tout le récit. Quand il se tut, l’administrateur le regarda quelque temps sans mot dire. Madame Gould s’était laissée tomber sur un siège bas, les mains aux genoux, et le silence se prolongeait entre ces trois êtres immobiles. Charles Gould finit par dire :

— Vous devez avoir besoin de déjeuner ?

Il s’effaça pour laisser passer sa femme. Elle lui saisit la main pour la serrer, en s’éloignant, puis porta son mouchoir à ses yeux. La vue de son mari lui avait rappelé la situation d’Antonia, et elle ne pouvait contenir ses larmes en songeant à la pauvre fille. Lorsqu’elle rejoignit les deux hommes dans la salle à manger, après s’être baigné le visage, Charles Gould disait au docteur assis à table, en face de lui :

— Non ! il ne paraît pas y avoir de doute possible.

Et le docteur approuvait :

— Je ne crois pas que nous puissions douter du récit de ce malheureux Hirsch. Tout cela, je le crains, n’est que trop véritable.

Madame Gould s’assit avec accablement au bout de la table, et regarda tour à tour les deux hommes qui, sans détourner absolument la tête, essayaient pourtant d’éviter ses yeux. Le docteur tenta même de faire montre d’appétit : il saisit son couteau et sa fourchette et se mit à manger avec ostentation, comme s’il avait été en scène. Charles Gould ne se donnait pas cette peine ; les deux coudes écartés du corps, il tortillait les extrémités de ses moustaches de flamme, si longues que ses doigts restaient très loin de son visage.

— Cela ne me surprend pas, murmura-t-il enfin en abandonnant ses moustaches pour passer un bras sur le dossier de sa chaise. Son visage calme avait cette expression figée qui trahit l’intensité d’un combat intérieur. Il sentait que cet accident mettait en jeu toutes les conséquences de sa ligne de conduite, avec ses intentions conscientes ou subconscientes. Il fallait en finir maintenant avec cette réserve silencieuse, avec cet air impénétrable derrière lequel il avait abrité sa dignité. Une telle forme de dissimulation était pour lui la moins basse ; elle lui avait été commandée par les événements, par cette parodie d’institutions civilisées qui blessait son intelligence, sa loyauté et son sens de l’honneur. Pas plus que son père, il ne voyait les choses avec ironie, il ne jetait un regard amusé sur les absurdités qui prévalent en ce monde. Elles le touchaient dans sa gravité naturelle. Il sentait que la mort du pauvre Decoud l’atteignait dans l’inaccessible situation où sa force s’était jusque-là retranchée. Il lui faudrait désormais s’exposer au grand jour ou renoncer à la lutte, ce qui était impossible. Les intérêts matériels exigeaient le sacrifice de sa réserve hautaine, voire peut-être de sa sécurité. Et il se disait que le plan séparatiste de Decoud n’avait pas sombré avec l’argent du trésor. La seule chose qui ne fût pas modifiée, c’était sa position vis-à-vis de M. Holroyd. Le grand maître de l’acier et de l’argent s’était lancé dans les affaires du Costaguana avec une sorte de frénésie. Le Costaguana était devenu une nécessité dans sa vie. La mine de San-Tomé lui valait des satisfactions d’esprit que d’autres demandent à la comédie, à l’art, aux jeux périlleux et passionnants. C’était la forme particulière d’une extravagance de gros personnage, sanctionnée d’ailleurs par des intentions morales, et assez énorme pour flatter sa vanité. Cette aberration même de son esprit servait le progrès du monde.

Charles Gould sentait donc qu’il serait compris avec intelligence, et jugé avec une indulgence née de leur passion commune. Rien ne pouvait plus surprendre ou troubler le grand homme. Et Charles Gould libellait déjà, en pensée, la lettre qu’il allait écrire à San Francisco :

«… Les chefs du mouvement sont morts ou en fuite ; c’en est fini pour l’instant de l’organisation civile de la Province ; à Sulaco, le parti blanco s’est effondré honteusement, selon la manière caractéristique de ce pays. On peut pourtant compter encore sur Barrios, dont l’armée reste intacte à Cayta. Je me vois obligé de fomenter ouvertement une révolution provinciale, seul moyen de garantir, de façon définitive, les énormes intérêts matériels qui dépendent de la prospérité et de la paix à Sulaco… » C’était bien net. Il voyait ces mots comme s’ils eussent été écrits en lettres de feu sur le mur qu’il regardait distraitement.

Madame Gould contemplait avec crainte la rêverie de son mari, redoutable symptôme qui assombrissait et glaçait pour elle le foyer comme une nuée d’orage qui passe sur le soleil. Les accès de songerie de Charles Gould représentaient la concentration vigoureuse d’une volonté hantée par l’idée fixe. L’homme que hante une idée fixe cesse d’être raisonnable et devient dangereux, même si cette idée est une idée de justice, car il ferait tomber impitoyablement le ciel sur une tête aimée.

Les yeux de madame Gould, fixés sur le profil de son époux s’emplirent à nouveau de larmes ; il lui sembla assister encore une fois au désespoir de la malheureuse Antonia.

— Qu’aurais-je fait si Charley s’était noyé pendant nos fiançailles ? se demandait-elle avec horreur.

Elle sentait son cœur se glacer, tandis que ses joues s’enflammaient comme si les avait brûlées l’ardeur du bûcher funéraire où se seraient consumées ses affections terrestres. Les larmes jaillirent de ses yeux.

— Antonia va se tuer ! s’écria-t-elle.

Cette exclamation, tombant dans le silence de la pièce, n’y produisit pas beaucoup d’effet. Seul, le docteur qui roulait une boulette de pain, la tête penchée, leva le visage en fronçant légèrement des sourcils touffus, aux longs poils raides. Le docteur Monygham jugeait avec sincérité que Decoud était un objet singulièrement indigne d’une affection de femme. Puis il baissa de nouveau la tête, la lèvre dédaigneuse, mais le cœur plein d’une tendre admiration pour madame Gould.

— Elle pense à cette jeune fille, se disait-il ; elle pense aux petites Viola ; elle pense à moi, aux blessés, aux mineurs ; elle pense toujours à ceux qui sont pauvres ou malheureux ! Mais que pourra-t-elle faire, si Charles a le dessous dans cette infernale affaire où l’ont entraîné les maudits Avellanos ? Personne ne semble penser à elle.

Charles Gould, les yeux fixés sur le mur, poursuivait le cours de ses pensées subtiles.

— J’écrirai à Holroyd que la San-Tomé est de taille à prendre en main la constitution d’un nouvel État. Une telle idée lui plaira et le fera passer par-dessus tous les risques.

Mais pouvait-on vraiment compter sur Barrios ? Peut-être. Seulement, on ne pouvait le joindre. Impossible d’envoyer un bateau à Cayta, puisque Sotillo tenait le port et avait un vapeur à sa disposition. D’autre part, avec le soulèvement de tous les démocrates de la province et la révolte des villes du Campo, il était bien difficile de trouver un cavalier qui consentît à porter un message à Cayta, et à entreprendre une course de six jours au moins. Il aurait fallu un homme de courage et de résolution qui déjouât traquenards et embuscades et sût, en cas d’arrestation, avaler fidèlement un papier. Le Capataz des Cargadores aurait été cet homme-là. Mais le Capataz n’était plus.

Charles Gould détourna ses yeux du mur pour dire doucement :

— Ce Hirsch ! Quelle aventure extraordinaire ! Sauvé en s’accrochant à une ancre, m’avez-vous dit ? Je le croyais bien loin de Sulaco, reparti par la route pour Esmeralda, depuis plus d’une semaine. Il était venu ici pour me parler de son commerce de peaux et d’autres affaires. Je lui avais fait comprendre qu’il n’y avait rien à tenter.

— Il avait peur de repartir à cause de la bande d’Hernandez qui rôdait dans la campagne, remarqua le docteur.

— Et sans lui, nous n’aurions rien su de ce qui s’est passé, s’émerveilla Charles Gould.

Madame Gould s’écria :

— Il ne faut pas qu’Antonia sache ! Il ne faut rien lui dire ! Pas maintenant !

— Qui donc pourrait lui porter les nouvelles ? fit le docteur. Personne n’y a intérêt. D’ailleurs, les gens d’ici craignent Hernandez comme le diable.

Puis, se tournant vers Charles Gould :

— C’en est même incommode, car il serait impossible de trouver un messager pour communiquer avec les réfugiés. Lorsque Hernandez campait à cent milles de Sulaco, la populace frémissait au récit des gens qui l’accusaient de griller ses prisonniers tout vifs.

— Oui, murmura Charles Gould. Le Capataz du capitaine Mitchell était, en ville, le seul homme qui eût vu Hernandez face à face. Le Père Corbelàn le lui avait adressé, et il avait établi les premières communications. C’est un malheur que…

Sa voix fut couverte par le bruit du bourdon de la cathédrale. Trois coups isolés retentirent brusquement, l’un après l’autre, pour s’éteindre en vibrations profondes et harmonieuses. Puis, les cloches de toutes les églises, des couvents, des chapelles, celles mêmes qui étaient restées muettes depuis des années, toutes les cloches entrèrent en branle à grand fracas. Il y avait dans ce torrent furieux de sons, dans ce vacarme métallique une telle suggestion de combats et de violence que les joues de madame Gould en pâlirent. Basilio, qui servait à table, se fit tout petit et s’appuya au buffet en claquant des dents. On ne s’entendait plus parler.

— Ferme ces fenêtres, lui cria Charles Gould avec violence.

Terrifiés par ce qu’ils prenaient pour un signal de massacre général, les autres domestiques, habitants obscurs et toujours invisibles du rez-de-chaussée, se précipitaient en se bousculant vers l’étage supérieur. Les femmes criaient : « Miséricorde ! » et se ruaient dans la pièce pour se jeter à genoux contre les murs, en se signant convulsivement. Des hommes au visage hagard encombraient la porte — garçons d’écurie, jardiniers, vagues extras, qui vivaient des miettes d’une maison somptueuse — et Charles Gould put compter tous les domestiques de sa maison jusqu’au portier, vieillard à demi paralytique dont les longues mèches blanches tombaient sur les épaules, héritage accepté par la piété filiale de Charles Gould. Celui-là avait connu Henry Gould, Anglais et Costaguanien de la seconde génération, chef de la Province de Sulaco. Il avait été son mozo en des temps très anciens, pendant la paix et la guerre ; il avait été autorisé à le servir en prison et, le matin fatal, avait suivi le peloton d’exécution. Caché derrière un cyprès, le long du mur du couvent franciscain, il avait vu, avec des yeux exorbités, don Enrique lever les bras et tomber la face dans la poussière. Charles Gould distingua, derrière celle des autres domestiques, la tête de patriarche de cet ancien témoin. Mais il fut surpris d’apercevoir une ou deux silhouettes ratatinées de vieilles sorcières dont il ignorait l’existence entre les murs de sa maison. Ce devaient être les mères, les grands-mères peut-être, d’autres serviteurs. Il y avait aussi quelques bambins, à peu près nus, qui criaient et s’accrochaient aux jambes de leurs parents. Il n’avait jamais aperçu d’enfants dans le patio.

Léonarda, la camériste, accourait, terrifiée, se frayant un chemin parmi la foule des serviteurs ; elle conduisait par la main les petites Viola, et montrait un visage boudeur de soubrette favorite et gâtée. La porcelaine sonnait sur la table et le dressoir, et la maison tout entière semblait danser sur une vague assourdissante de sons.


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