Madame Jules Fournier (2p. 58-69).

UN GRAND EXPLORATEUR[1]



On savait depuis longtemps que M. Adolphe-Basile Routhier était un juge savant, un penseur profond, un écrivain original et substantiel. Tour à tour légiste, orateur, conférencier, critique d’art, romancier, chroniqueur, polémiste, historien, philosophe et même philologue à l’occasion, il brillait également dans tous les genres, il n’était pas de domaine où ne s’illustrât son talent.

Ce que l’on ignorait encore, c’est qu’il fût, en même temps qu’un intellectuel hors de pair, l’un des plus hardis explorateurs de notre époque. Le fait est pourtant bien réel.

En vain objecterait-on qu’une telle universalité de moyens, depuis César, ne se rencontra jamais dans le même homme ; en vain invoquerait-on l’apparente impossibilité de tant d’exploits : le Journal de Voyage que vient de publier notre éminent concitoyen ne saurait laisser le moindre doute à cet égard, et les plus sceptiques devront s’incliner avec nous devant les observations consignées dans ce document.

Je suis assuré de ne point déplaire à mes lecteurs, non plus qu’à M. Routhier, en résumant ici les premières pages de ce beau travail.

⁂ Au cours de ses explorations, M. Routhier a découvert une mer importante : l’Adriatique ; des îles qui paraissent assez considérables, entre autres Madère et les Açores ; deux villes qui ont noms respectivement Gênes et Naples ; un pays qui s’appelle l’Italie, et une ville qui s’appelle Rome.

Le savant voyageur donne peu de détails sur les Açores, ces îles « l’ayant peu intéressé » ; mais il nous parle longuement de Madère. Il ne nous dit pas si c’est d’après le vin du même nom que les indigènes qui l’habitent ont baptisé ce pays, et c’est sans doute pure distraction. En revanche, il nous apprend, à notre grand émerveillement, que cette île, qui touche presque au nord de l’Afrique, n’est pas aussi froide qu’Antiscosti. « Les rayons du soleil, dit-il, y sont très chauds. » De plus, les végétaux des tropiques y croissent en plus grande abondance qu’au Lac-Saint-Jean. « Tous les produits de la flore la plus luxuriante et la plus riche », ajoute en effet M. Routhier, y « germent » et y « fleurissent ».

⁂ M. Routhier n’est pas très complet sur l’Adriatique. Le peu qu’il nous en dit nous porterait toutefois à penser que ce doit être une mer terrible à affronter, et que l’intrépide voyageur y courut plus d’un danger. C’est du moins ce qui paraît ressortir de cette réflexion datée de Madère :

Ah ! quel paradis terrestre que cette île enchantée, et qu’il est triste de reprendre la mer SI FÉCONDE EN TEMPÊTES.[2]

Évidemment, il ne saurait s’agir ici d’une mauvaise figure de style, du reste indigne d’un lettré comme M. Routhier, et il nous faut conclure que cette mer perfide et inconnue a réellement failli dérober à notre belle province de Québec l’une de ses gloires les plus pures.

Remercions le Ciel de nous avoir épargné cette calamité nationale, et poursuivons, avec notre explorateur, le cours de ses étonnantes découvertes.

⁂ Naples, s’il en faut croire M. Routhier, n’a rien qui ressemble à New-York ou à Boston. C’est une ville « d’une incomparable beauté ». M. Routhier affirme qu’on peut facilement « s’y abandonner aux délices du far niente ». Elle « est bâtie en amphithéâtre », et « toute (sic) inondée de soleil ». Détail caractéristique : la baie de Naples est « enchanteresse ».

⁂ Rome paraît être une ville d’une certaine civilisation. Elle contient plusieurs églises. Deux monuments y ont particulièrement frappé le grand découvreur ; l’un s’appelle « le Château Saint-Ange » et l’autre « Saint-Pierre ». M. Routhier en rapporte des photographies qui ne manqueront pas d’intéresser les architectes des deux mondes.

Les naturels de ce pays ont aussi, semble-t-il, certaines notions de peinture et de statuaire. Ils parlent une langue « harmonieuse et pittoresque », et même ils n’ignorent pas le français. La religion qu’ils pratiquent est solennelle et « impressionnante ». Leur chef spirituel s’appelle indifféremment « le Souverain-Pontife » ou « le Papa ». M. Routhier a pu suivre de près, dans leur temple principal, quelques-unes de leurs cérémonies. Il les a trouvées « imposantes ».

⁂ Toutefois, comme dans cette nature exceptionnelle le lettré ne se sépare jamais complètement du savant. M. Routhier n’a pu s’empêcher de juger à leur strict mérite les sermons prononcés en sa présence.

C’est ainsi qu’il dit d’une « adresse au Souverain-Pontife », lue par un évêque du nom de « Monseigneur Touchet » :

C’était un beau discours, MAIS IL ÉTAIT TROP LONG.

Critique sans nul doute fondée.

Mais comme d’autre part M. Routhier est un homme plein d’équité, il veut bien donner à chacun son dû :

La réponse du Pape, déclare-t-il, était en français : j’étais assez près pour l’entendre bien, ET J’AI TROUVÉ QU’IL L’AVAIT TRÈS BIEN LUE.

Voilà au moins qui va faire plaisir au Pape, quand il lira cela dans la Revue canadienne, et si pour cette flatteuse appréciation M. Routhier n’est pas fait comte romain d’ici trois mois, ce ne sera vraiment pas faute de l’avoir mérité.

⁂ Il n’y a pas que dans ce trait que s’accuse la haute intellectualité de M. Routhier. Son Journal de voyage ne contient pour ainsi dire pas une ligne où n’abondent les vues neuves, les expressions originales et piquantes.

Le temps est beau, ET LA MER EST À PEINE RIDÉE PAR UNE JOLIE BRISE…

Ils viennent la voir élevée (Jeanne d’Arc) dans les hauteurs du plus beau temple de l’Univers, AU MILIEU D’ENCENS ET D’HARMONIE, COURONNÉE DE GLOIRE ET D’IMMORTALITÉ, COMME UNE MARTYRE DE SON PATRIOTISME ET DE SA RELIGION.

COMMENT DÉCRIRE LES INOUBLIABLES SPECTACLES auxquels je viens d’assiter ?…

Un profond silence s’est fait… Chacun retient son souffle.

Pour M. Routhier, les hommes ne sont plus seulement « les hommes », ni même « les mortels » : ce sont « les exilés de la terre ».

Jeanne d’Arc n’est plus seulement « Jeanne d’Arc », ni même « la Pucelle d’Orléans » : c’est « l’humble bergère de Domrémy, debout sur le gazon d’un pré fleuri… »

Et ainsi de suite, tout le long du récit.

Veut-il dépeindre l’émotion qui s’empare du peuple en prières ?

Les cœurs sont émus, dit-il, les yeux se mouillent de pleurs et les âmes s’envolent sur les ailes de la prière et de l’amour.

Et immédiatement il ajoute :

AH ! QUE SONT LES MERVEILLES DE L’AVIATION, COMPARÉES À CE VOL DES ÂMES QU’UN ESPRIT PLUS PUISSANT QUE TOUS LES MOTEURS SOULÈVE DE TERRE ET EMPORTE VERS LES RÉGIONS SEREINES, OÙ VIVENT TOUJOURS CEUX QUE L’ONT CROIT MORTS ?

En voilà assez, je pense, pour montrer que pas un instant au cours de ce long voyage le souci de la forme pure, non plus que le sens de l’observation précise, n’abandonna ce géographe doublé d’un homme de lettres.

⁂ Comment aurait-il pu, du reste, échapper à cette préoccupation, avec le talisman qui l’accompagnait ? Car M. Routhier avait apporté un talisman. C’était le Centurion.

Homère a fait l’Iliade et Dante la Divine Comédie, Shakespeare a créé Hamlet et Molière Tartuffe ; Rabelais a écrit Pantagruel et César a dicté les Commentaires. Mais le juge Routhier est l’auteur du Centurion.

Rien ne dira jamais assez la supériorité de ce livre. Autant M. Gouin dépasse Donat Caron, autant le Centurion efface Marie Calumet. Autant Joe Tarte est au-dessus d’Eugène, autant le roman de M. Routhier est au-dessus des vers de l’abbé Burke. Dans deux ou trois cents ans, quand depuis longtemps on aura perdu le souvenir de Jules Allard et de Jérémie Décarie ; quand la mémoire même du juge Cimon ne sera plus qu’une ombre ; quand au fond de quelque musée le squelette athlétique de M. Jetté achèvera de tomber en poussière ; quand dans les bureaux de la Presse, hantés par le spectre de Dansereau, on n’entendra plus à minuit que le heurt des assiettes contre les bouteilles et le roulement sourd des tonneaux de scotch sur les planchers ébranlés, on n’aura pas encore cessé de lire le Centurion.

M. Routhier sait cela. Il sait que, depuis les plages de Gaspé jusqu’aux rives du Pacifique, il n’y a d’égale à la pureté de son style que la pureté de son âme.

Il sait qu’il a du génie, et que le Centurion est un chef-d’œuvre.

⁂ Et ce chef-d’œuvre est un talisman, et ce talisman l’a suivi dans ses explorations.

Or, notre auteur a le cœur large ; il n’a pas voulu garder pour lui seul ce trésor unique.

Bien au contraire, il paraît en avoir fait profiter tous ses compagnons de voyage, depuis l’aristo de la première jusqu’au prolétaire de l’entrepont, et depuis le capitaine jusqu’au dernier des moussaillons.

Dès le 26 février, il nous confie qu’il a réussi à faire lire son livre, du commencement à la fin, par quatre passagers.

Un jour (voir page 413) c’est à un religieux qu’il impose cette douce obligation ; et l’instant d’après (p. 413 encore), c’est à un « politicien » retiré des affaires.

Tantôt il rencontre une veuve inconsolable (p. 416), qui vient de lire un roman de Pierre de Coulevain dont elle est fort dégoûtée :

Essayez de lire celui-ci, lui dis-je, ET JE LUI DONNAI LE CENTURION.

Et tantôt (p. 414), il s’attaque à une Juive libre-penseuse :

La controverse, dit-il, s’engagea entre nous, ET JE LUI PARLAI DE MON CENTURION. Elle exprima le désir de le lire, et je le lui mis en mains.

« Mon Centurion » : c’est ainsi qu’il désigne son livre, tout uniment, et jamais certes l’illustre Tartarin, parlant de ses lions, ne fut à la fois plus simple et plus grand.

Ah ! où est-il, le peintre inspiré qui fixera ce poème sur la toile ? Où est-il, le sculpteur de génie qui immortalisera dans le marbre le geste de cet apôtre ? Quel artiste refera pour nous la Coronia, cette nef qui porta, non pas César et sa fortune, mais le juge Routhier et son roman ? Qui nous le montrera lui-même, cet homme admirable, se prodiguant sans repos à ses nombreux compagnons de voyage, et, Dieu sait au prix souvent de quels efforts ! leur distribuant à tous le pain de l’esprit, sous les espèces du Centurion ?…

⁂ Il était écrit que les Kelley feraient parler d’eux en l’an de grâce 1909.[3]

C’est en effet à un religieux de ce nom que M. Routhier passe tout d’abord son livre.

LE R. P. Kelley, écrit-il, l’a lu le premier, EN DEUX JOURS ! et il a résumé son opinion en me disant : “It is a capital book. Je voudrais le voir traduit en anglais et répandu aux États-Unis.”

Pour un coup d’essai, l’éminent écrivain n’était pas mal tombé. Il paraît avoir été moins heureux avec quelques autres voyageurs, par exemple avec cet « ancien politicien américain », probablement un boodler fuyant la justice de son pays, qui se contenta de lui déclarer :

Votre livre est très intéressant et édifiant. Peut-être intéressera-t-il plus les protestants que les catholiques.

De même, on ne saurait tirer de conclusion bien définie de l’expérience qu’il tenta sur « un couple juif ». M. Routhier nous donne, pourtant, sur ce « couple juif », des détails d’une scrupuleuse précision.

D’abord, ces Juifs ne sont pas de n’importe où, mais de New-York. Ensuite, « le mari est avocat ».

Oui, il est avocat, le mari.

Seulement, il ne pratique plus sa profession. « Depuis plusieurs années il s’est fait courtier ».

Enfin, « il a une grande fortune ».

Mais avec tout cela, hélas ! il ne parcourt même pas le Centurion.

Sa femme, par contre, le lit, car « elle est intelligente et distinguée ». Même, le grave magistrat ne va-t-il pas jusqu’à remarquer qu’elle est « jeune et jolie » ?

Est-ce pour cela que M. Routhier entreprend de la convertir ? Nous l’ignorerons peut-être toujours. Mais ce que nous savons dès maintenant, c’est que, les présentations à peine faites, M. Routhier lui commençait un cours d’apologétique.

La controverse s’engagea entre nous, dit-il, et je lui parlai de mon Centurion. Elle exprima le désir de le lire, etc. (Voir plus haut.)

Le 1er mars, M. Routhier a revu la belle inconnue.

ELLE A LU LE CENTURION, écrit-il en effet ce jour-là, et elle m’assure qu’elle en est profondément impressionnée, et que je lui ai appris à mieux connaître Jésus-Christ.

Toutefois, elle persévère autant que jamais dans les voies de l’erreur. Le Centurion n’a pas su toucher cette âme.

Notre distingué compatriote ne se décourage pas encore. Il entasse arguments sur arguments. Mais à la fin il doit confesser sa défaite :

La controverse a duré longtemps, dit-il, et je ne saurai PROBABLEMENT jamais si elle a produit quelque fruit.

Est-ce illusion de notre part, mais il semble que cet échec ait affecté M. Routhier au point de lui faire douter de lui-même, et de son livre.

Une autre femme, dit-il en effet quelques lignes plus bas, une autre femme A VOULU lire AUSSI mon CENTURION et me dire son impression.

C’est une veuve qui paraît avoir 50 ans, et dont le sort est bien triste[4].

Le vrai mérite est toujours modeste, et l’éminent auteur, ici, exagère évidemment ; nous connaissons plusieurs personnes qui ont lu son livre et qui ne s’en portent pas plus mal ; le tout est de savoir par où le commencer.

⁂ Quant à son Journal de Voyage, c’est une relation que nous voudrions voir entre les mains de tous les bons Canadiens. Espérons qu’elle paraîtra bientôt en volume, et qu’alors le gouvernement de sir Lomer Gouin, dans sa patriotique sollicitude, en achètera des ballots pour les enfants de nos écoles.

Tout comme les Souvenirs politiques de M. Charles Langelier, ce livre ne contribuerait pas peu, sans doute, à fortifier dans les jeunes poitrines, avec l’amour du beau style, le sentiment de la fierté nationale…

  1. Paru dans le Nationaliste du 28 novembre 1909, avec une référence à la Revue Canadienne du même mois.
  2. Les majuscules, dans cette citation et celles qui suivent, sont de Jules Fournier.
  3. Allusion évidente à l’enquête Prévost-Kelley, qui, à l’époque, eut quelque retentissement dans le monde politique.
  4. « C’est une veuve qui parait avoir 50 ans, ET DONT LE SORT EST BIEN TRISTE. Son mari, son enfant, ses autres parents les plus proches sont morts. Elle est seule au monde et sans fortune. Elle est anglaise, protestante, et elle voyage pour changer d’horizon, et pour oublier ses chagrins dans l’étude de l’histoire et des arts.

    « Elle parle très peu le français, mais elle le lit facilement. Quand nous avons fait connaissance, elle achevait de lire Ève victorieuse, de Pierre de Coulevain.

    « — Comment trouvez-vous ce livre ? lui ai-je demandé.

    « — Il m’a plu tout d’abord, m’a-t-elle répondu ; mais la fin m’a dégoûtée. Car, si je devais en croire l’auteur, c’est dans le Boudhisme (sic) qu’il me faudrait chercher des consolations.

    « — ESSAYEZ DE LIRE CELUI-CI ; ET JE LUI DONNAI LE CENTURION.

    « Elle l’a lu EN TROIS JOURS et elle m’a dit : VOTRE LIVRE M’A FAIT DU BIEN. Il m’a fait verser DE DOUCES LARMES. Je veux le relire et le méditer… » (P. 416 et 17.)