Madame Jules Fournier (2p. 70-81).

UNE INTERVIEW DE M. HENRI ROCHEFORT[1]



Paris, le samedi, 30 avril.


Voici l’une des existences à coup sûr les plus dramatiques de notre époque — et de toutes les époques. Depuis cinquante ans, M. Rochefort n’a pas cessé d’être, en France, à aucun moment, le journaliste en vedette. Il a démoli l’Empire, il a jeté bas on ne sait combien de ministères. Se battant en duel trois fois dans la même journée, exilé, condamné à mort, déporté aux bagnes de la Nouvelle-Calédonie, puis s’échappant à la nage, il est un mois plus tard porté en triomphe dans Paris. Il est l’idole de la foule. Il écrit : « Je n’ai qu’un mot à dire pour faire descendre des faubourgs deux cent mille hommes. » Et c’est vrai : il le prouve. Malgré Napoléon III, il se fait élire député à une énorme majorité. À la Commune, il tient Paris et la France entière dans ses mains. — Enfin, voici le pays en république ; M. Rochefort s’arrêtera-t-il ?… Non pas, il poursuit sa marche, plus âpre et plus acharnée que jamais ; autour de lui continuent de s’amonceler les ruines et les cadavres… Et cependant cet homme, dans la vie privée, est doux, sensible, généreux à la folie. « C’est un cœur d’or », dirions-nous chez nous. Il aime la nature, les fleurs, les enfants. Il a lui-même des délicatesses et des naïvetés d’enfant. Troublante énigme, qu’en vain la critique s’est efforcée de résoudre.

Aujourd’hui, il n’a pas loin de quatre-vingts ans. Tous les jours, comme il le fait depuis près d’un demi-siècle, il écrit son article sur l’actualité. Pas un événement important dont il ne crée la véritable formule. Pas une situation dont il ne trouve le mot. Qu’il s’agisse du suicide politique de M. Clemenceau (lequel « se tire plusieurs phrases dans la tête » ) ou des votes donnés au nom des défunts le jour du scrutin ( « la fête des morts » ), c’est toujours Rochefort dont l’article s’impose…

En vain ses ennemis répètent-ils qu’il vieillit. Ce n’est pas vrai : Henri Rochefort ne vieillit pas, Henri Rochefort est toujours jeune. En doutez-vous ? Voici — au hasard — son article d’aujourd’hui. Après avoir répondu très vertement à certain socialiste qui lui rappelait, pour le railler, son origine noble, il ajoute :

« On me raconte aussi que le député de la circonscription voisine, une espèce de gnome nommé Rozier ou Rosier, se déchaîne contre moi en invectives réitérées dans les réunions Ce Tortillard m’appelle volontiers l’homme de « toutes les réactions ». Et, en effet, j’ai passé mon temps à réagir d’abord contre le despotisme impérial, puis contre les opportunistes, contre les panamistes et contre les radicaux de l’assiette au beurre. Il est impossible d’avoir réagi aussi obstinément que je l’ai fait. Cette manie de réaction m’a même valu seize ans de prison, de déportation et d’exil, tandis que les Brousse et les Rozier ont fait produire à leur socialisme plus ou moins unifié une bonne rente de quinze mille francs par an. Ces gens-là, je le reconnais, ne sont pas des réactionnaires. Ce sont des actionnaires. »

Croiriez-vous, après cela, qu’il ait près de quatre-vingts ans ? Je l’aurais cru encore moins que vous, après l’avoir vu, la semaine dernière, s’il ne me l’avait lui-même assuré.

⁂ C’est un grand vieillard, très droit et très solide encore.

Il me reçut en veston d’intérieur, dans son cabinet de travail, avec la plus grande simplicité. Il pouvait être, quand j’entrai là, comme onze heures du matin ; j’en sortis à une heure et demie, après l’une des conversations les plus intéressantes dont je me souvienne.

Aux premières questions qu’il me posa, je vis tout de suite qu’il n’était guère renseigné sur notre pays. Tout ce qu’il connaît du Canada, de source certaine, c’est qu’un jour on y a pendu un condamné politique : Riel. Après tant d’années, cette iniquité fait encore frémir l’ancien prisonnier de l’Empire.

— Moi, dit-il, on avait voulu me fusiller, tout simplement. Si Thiers n’était pas intervenu…

Arthur Buies, au temps où il publiait sa Lanterne canadienne, lui en avait adressé des numéros ; mais cela est très vague dans sa mémoire.

Je l’amène à parler de la situation politique en France.

— C’est tout ce qu’il y a de plus mêlé, dit-il, de plus obscur, de plus indéchiffrable. Il semble que nous vivions dans le délire. La France ne sait plus sur quel pied danser. Nous nous avançons chaque jour davantage dans l’incohérence.

— Et que pourra-t-il sortir de tout cela ?

— Ne me le demandez point. Je ne vois pas de solution. (Un silence.) Et personne n’en voit. On a beau interroger les gens, ceux qui ont du savoir, ceux qui ont de l’expérience ; tous paraissent perdus comme je le suis, tous avouent ne voir partout que des ténèbres.

— On parle, depuis quelque temps, d’une réaction monarchique. Que pensez-vous de ce mouvement ?

— Oh ! écoutez… J’estime infiniment Charles Maurras, qui est certainement l’un des plus forts cerveaux que nous ayons. Il a autour de lui Jules Lemaître et quelques autres. Oui… Mais ils ne pourront jamais rien faire d’effectif. Je ne crois pas, pour ma part, à une restauration monarchique.

— Et les Camelots du Roy ?

— Ce sont des jeunes gens que j’aime beaucoup. Ils sont jeunes, généreux, enthousiastes, je les rencontre quelquefois. Un jour, ils m’ont amené, par ruse, à présider une réunion publique qu’ils avaient convoquée. C’est un tour qu’ils m’ont joué. Je ne leur en veux pas. Mais, pas plus que leurs chefs, ils ne seront jamais des hommes d’action.

— Et pourquoi donc ?

— Ils ne sont pas de la trempe de ceux qui font les révolutions. Ils parlent beaucoup du « coup de force », mais ils ne pourraient jamais le réaliser. Ils sont trop bien élevés.

Et, comme je le regardais d’un air interrogateur, il ajoute :

— Ceux qui font les révolutions, ceux qui dressent les barricades, ce sont les ouvriers aux mains noires, ce sont les hommes des faubourgs qui se ruent dans les mêlées en montrant leurs bras nus. Mais les Camelots du Roy ? (Secouant la tête d’un air d’incrédulité) Ah non ! par exemple… je vous le répète : ils sont trop bien élevés.

— Je crois, reprit M. Rochefort, poursuivant sa pensée, que la République aurait à craindre beaucoup plus une restauration bonapartiste, encore que ce dénouement soit bien improbable.

— Vous croyez vraiment que le prince Victor… ?

— Je crois qu’à un moment donné il aurait des chances… En tout cas, il en aurait certainement plus que le duc d’Orléans.

— Et comment expliqueriez-vous cela ?

— La Légende, monsieur, mais la Légende !… Vous savez bien qu’elle n’est pas morte !… qu’au contraire, elle est chaque jour plus vivante !… Napoléon est de plus en plus, en France, un demi-dieu. Il suffit de prononcer son nom pour rendre les gens à moitié fous. Pourquoi ? oh ! c’est une autre question.

Ici, notre interlocuteur fit une pause. Puis, appuyant ses deux mains sur la table, il ajouta :

— Toute l’histoire de Napoléon est un tissu de mensonges. Je ne comprends pas la vénération que l’on peut avoir pour cet homme-là, qui fut certainement le plus grand menteur de tous les temps — et un monstre par-dessus le marché… On dit qu’il a gagné des batailles. C’est vrai, mais d’abord il en a perdu autant qu’il en a gagné. Il eut certes des qualités militaires ; mais où il brilla principalement, ce fut dans l’art de s’attribuer les mérites des autres. Quand il était vaincu, il mettait naturellement la faute sur ses généraux ; au contraire y avait-il un coup d’éclat de signalé quelque part, vite Napoléon en prenait toute la gloire. »

M. Rochefort s’arrêta de nouveau un instant, puis il reprit ;

— Ainsi, à Toulon, il aurait pris le fort de l’Aiguillette. Il passe pour avoir indiqué la manœuvre qui livra la ville aux Français. Eh bien, c’est faux, c’est tout ce qu’il peut y avoir de plus faux ! C’est le général… eh ! comment s’appelait-il donc ?… son nom m’échappe… enfin, le prédécesseur de Dugommier — qui avait trouvé cette idée. La vérité, au contraire, donne à Napoléon, dans cette circonstance, le plus triste rôle. »

M. Rochefort se leva, alla chercher dans sa bibliothèque de vastes paperasses et les étendit sur la table.

— Voici, dit-il, un document que je garde comme mes yeux. C’est une pièce extrêmement rare. C’est le Bulletin de la Convention Nationale, séances de l’an II. Or, à cet endroit que je vous désigne, se trouve le procès-verbal de la séance du 4 nivôse, au cours de laquelle fut produit le compte-rendu officiel de la prise de Toulon. Si vous voulez, nous allons lire ensemble…

(Nous parcourons alors une longue liste de soldats et d’officiers cités pour leurs actions d’éclat au cours du siège et de la bataille qui le termina.)

« Cela est signé « Dugommier, général ».

« Eh bien, vous le voyez, le nom de Napoléon n’est seulement pas mentionné. Et cependant, aujourd’hui et depuis un siècle, c’est Napoléon qui passe pour avoir pris Toulon ! C’est stupéfiant !

« Cet homme-là nous a tué on ne sait combien de millions d’hommes, pendant vingt ans il n’a cessé de saigner à blanc la nation. Fît que nous a-t-il donné en retour ? Il avait pris la France avec la frontière du Rhin, la Belgique et la Hollande : il nous l’a remise ayant perdu la frontière du Rhin, la Belgique et la Hollande. Je ne puis le comparer qu’à un joueur, qui, ayant gagné beaucoup au début, se retrouve encore perdant le matin, après avoir tout recraché (sic).

« Et pourtant, on en fait un héros, plus que cela : un bienfaiteur national. C’est incroyable !…

« Mais le peuple est si bizarre. On est si bête, en France ! (Tout ceci est textuel.) On peut leur faire croire ce qu’on veut. Tenez, j’ai vécu en 71, quand je n’avais qu’un mot à dire pour faire fiche mes collègues par la fenêtre… J’aurais pu dire au peuple ce que j’aurais voulu ; je lui aurais dit : « Il y a une mine d’or dans mon jardin. » Il l’aurait cru et il aurait pris des actions. C’est comme je vous dis. Ah ! si j’avais voulu en abuser, comme tant d’autres… Mais je n’ai pas voulu. Je n’ai jamais pu être ambitieux, moi.

« Alors le peuple rêve encore de Napoléon, et de plus en plus. C’est pourquoi je vous dis que c’est le prince Victor qui, de tous les prétendants, aurait encore le plus de chances de réussir.

— Mais enfin, dis-je, c’est là une hypothèse infiniment improbable. Pour le moment…

— Pour le moment, interrompit M. Rochefort, il n’y a rien de certain, si ce n’est que nous assistons au règne de l’ouvrier. Vous voyez en ce moment ce Jullian, qui avait été condamné à l’interdiction de séjour et qui cependant reste dans Paris malgré la loi, malgré le gouvernement, malgré tout. Les ouvriers ont dit : « On ne le chassera pas ! » et on ne l’a pas chassé. On ne le chassera pas non plus. Des situations comme celle-là se présentent, vous le savez, pour ainsi dire à tout moment. Les ouvriers font ce qu’ils veulent. Le gouvernement peut bien, à une certaine heure, réprimer plus ou moins leurs entreprises, mais deux jours plus tard ils ont repris le terrain perdu.

— Y a-t-il longtemps qu’ils ont cette influence ?

— Oh ! depuis quelques années… Une profonde transformation s’est opérée dans les syndicats. Autrefois, les ouvriers protestaient contre les injustices, ils réclamaient de plus hauts salaires, des conditions de travail plus favorables. Mais aujourd’hui ce n’est plus la même chose : ce qu’ils exigent, c’est l’abolition même du salariat, c’est la révolution sociale la plus radicale, et par tous les moyens.

« En même temps que leurs revendications, en effet, leur caractère a tout-à-fait changé. À un moment donné, ils seraient capables de se livrer aux pires violences, de brûler les maisons, de tout mettre à feu et à sang… Pour moi, c’est là le grand problème de demain.

— Est-ce que le gouvernement, jusqu’ici, n’a pas réussi à réprimer, ou du moins à contenir, les tentatives d’émeute ou de troubles graves ?

— Cela ne prouve rien. Une révolution se réprime toujours jusqu’au moment où elle ne se réprime plus.

— En d’autres termes, on ne meurt qu’une fois ?

— Oui. Maintenant, quant à vous dire avec certitude ce qui arrivera, c’est une autre affaire. Pour le savoir, il faudrait d’abord connaître exactement les forces qui sont au fond du peuple, — forces formidables, mais dont la nature, jusqu’ici, nous échappe plus ou moins. »

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⁂ M. Rochefort nous parle ensuite de ses contemporains : Drumont, Cassagnac, Henry Maret, dans le journalisme ; Edmond Rostand, Jules Lemaître, Maurice Barrès, dans les lettres ; Clemenceau, Briand, dans la politique.

De ces deux derniers, il préfère M. Briand. « Clemenceau, dit-il, est un de ces ambitieux comme je ne les aime pas. Moi, il trouve que je suis un imbécile, parce que je ne me suis jamais enrichi… Je lui préfère de beaucoup M. Briand : il est très « orateur », et je le crois aussi plus honnête. »

Il se souvient très bien de Louis Veuillot, qui voulait à toute force le faire fusiller, mais en qui il se plaît à reconnaître un journaliste que nul encore n’a remplacé.

Sur Victor Hugo, dont il fut l’ « enfant gâté », et qui l’hébergea pendant quinze mois dans son exil, M. Rochefort est intarissable. 11 s’indigne à la pensée qu’on ait pu accuser d’avarice le grand poète. « Tout le temps que je l’ai connu, dit-il, il n’a jamais dîné sans qu’il n’eût vingt ou trente convives à sa table. »

C’est avec des éclairs dans les yeux qu’il raconte ses luttes contre l’Empire aux côtés du « père » Raspail :

— Alors, je leur dis : « il se peut que le spectacle que j’offre soit bien comique. Mais, quoi que je fasse, je ne pourrai jamais être aussi ridicule que le monsieur qui s’est promené, l’autre jour, dans les Tuileries (Napoléon III, alors empereur), avec un aigle sur son épaule et un morceau de lard dans son chapeau. »

À l’entendre répéter, en serrant les dents et en plissant les sourcils, ces paroles qu’il prononçait cependant il y a plus de quarante ans à la Chambre des députés, il vous faut absolument oublier que c’est un vieillard qui vous parle, devant l’énergie et le feu de votre interlocuteur.

Il m’explique longuement ce qu’est devenu à cette heure le journalisme en France… me raconte ses procédés de travail, etc., etc.

Mais je n’en finirais plus si je devais tout vous rapporter de cette conversation. Je crois bien, du reste, que je dois être rendu, depuis longtemps, au bout de mes deux colonnes ; et si vous le voulez bien nous reprendrons un autre jour cet entretien.

  1. Publiée dans la Patrie du 24 mai 1910, au cours d’une série de lettres de France.