Madame Jules Fournier (2p. 82-92).

UNE VISITE À MISTRAL[1]



Maillanne, le 18 mai 1910.


Vous en étiez averti, mon cher lecteur, depuis le début : nous ne devions pas suivre dans notre voyage d’itinéraire précis. Vous ne m’en voudrez donc pas si, de la Normandie, et avant même de vous avoir parlé de Honfleur, je vous transporte, sans plus de transition, dans le Midi.

Car c’est dans le Midi que nous voilà rendus. Et c’est du Café du Soleil, à Maillanne (Café doù Souleu), que je vous écris. Et je sors à l’instant de chez Mistral.

⁂ J’entends M. le Député s’écrier :

— C’est-il un ministre, cela, Mistral ?

— Non, mon cher ami… Mistral n’est pas ministre ; il n’est même pas député. C’est tout simplement un poète. Que voulez-vous, on est ce qu’on peut.

— Un poète !… Comme Chapman, alors ?

— Parfaitement : comme M. Chapman. Ni l’un ni l’autre, en effet, ne sont des poètes français. Seulement, tandis que l’auteur des Aspirations se sert d’un dialecte dont on n’a pas encore, je crois, fixé complètement la nature. Mistral, lui, n’écrit qu’en provençal.

— Le provençal ?… Connais pas !

— Le provençal, autrement dit la fameuse langue d’Oc, est encore aujourd’hui d’usage très répandu, dans un territoire peuplé par plus de douze millions de Français.

— Mais c’est tout de même un patois ?

— D’abord, vous saurez, mon cher député, que ce mot de « patois » ne comporte, pour les gens qui « savent », aucune signification méprisante, au contraire. Mais le provençal n’est pas un « patois », c’est une langue, et l’une des plus belles qui soient. Langue chantante, et poétique, et savoureuse : de la pure musique…

 
Parlez, car votre voix est la musique même,


dit Joffroy Rudel à la Princesse lointaine ; et c’est ce qu’à tout instant répète à Mireille le lecteur de Mistral… Je vous accorde que pour traiter des opérations de banque et de bourse, des bills « privés » ou des pots-de-vin, on pourrait sans peine trouver mieux, comme aussi bien pour discuter la télégraphie avec ou sans fil, les chemins de fer, les automobiles, les tramways et les mille détails de notre civilisation toute matérielle. Mais pour parler des champs, des coteaux, de l’azur, pour célébrer l’or des moissons, le bruit du vent dans les arbres, les fleurs, la femme et Dieu ; pour exalter la gloire des vendanges sous le soleil et chanter

 
La couleur délicate et changeante des mois,


il n’y a pas de langue au monde : ni l’espagnol, ni l’italien, ni le français, qui soit seulement comparable à ce « patois ». Non, mon cher député, il n’y en a pas ; et quand vous aurez appris le provençal, comme je ne doute pas que vous le fassiez quelque jour, vous saurez me le dire.

Mistral, donc, n’a jamais écrit qu’en provençal. Cela n’empêche pas qu’il soit le poète de France dont la gloire soit la plus incontestée. Dès 1859, à l’apparition de Mireille, Lamartine écrivait de Mistral, alors âgé de vingt-sept ans, que l’humanité n’avait pas produit pareil génie depuis Homère. Tous les critiques ont par la suite ratifié ce jugement, qui semble de plus en plus devoir être celui de la postérité, et Mistral aujourd’hui est unanimement reconnu comme le plus grand poète que la France ait encore eu.

Cette gloire est tellement admise, elle plane tellement au-dessus des rivalités et même des discussions, que Mistral (fait unique dans l’histoire des lettres) a été statufié de son vivant. Depuis l’an dernier, son monument se dresse en effet sur une place publique, dans la ville d’Arles.

Ce fut l’an dernier également que l’Académie française lui offrit, d’elle-même, un siège sous la Coupole. Désireuse de s’honorer en accueillant le chantre de Mireille, l’Illustre Compagnie avait décidé de rompre, en faveur de Mistral, avec des usages séculaires. Pour la première fois depuis trois cents ans, elle aurait dispensé un candidat de la corvée traditionnelle des visites, et d’avance elle lui garantissait l’élection à l’unanimité. Mistral refusa, craignant que ce nouvel honneur ne le contraignît à s’éloigner trop souvent de sa chère Provence, qu’il aime plus que tout au monde.

⁂ Il habite, depuis son enfance, le petit village de Maillanne, à trois heures environ de Marseille. C’est ici même que s’éteignit le père de Mistral, à quelques arpents à peine de la ferme où naquit le poète et où s’écoulèrent ses premiers ans : car Mistral est fils de paysan.

Maillanne est un petit village de deux cents âmes tout au plus, qui forme le centre à peu près de la Commune (nous dirions chez nous : de la paroisse). Villageois ou paysans, Mistral connaît tout le monde dans sa petite patrie. Ayant toujours vécu parmi ces braves gens, il les tutoie presque tous ; et il n’a pas de plus grande joie que de s’entretenir familièrement avec eux — en provençal, cela va sans dire…

Pour aller à Maillanne, de la plus proche station de chemin de fer, il n’y a pas moins de six kilomètres. On s’y rend en diligence, par de grandes routes bordées de platanes, à travers les blés verts et les vignes. Le trajet, sous la pluie qui tombe par torrents (chose presque inouïe en Provence), prend bien près d’une heure.

Enfin, nous entrons dans le village… Nous passons le bureau de poste, deux ou trois cafés, puis la voiture oblique à gauche et s’arrête ; j’entends le conducteur me crier :

— C’est là chez M. Mistral.

Je saute dans la rue, et me voici devant une humble maison blanche, en tout pareille à celles des voisins, et dont se contenterait à peine le moindre notaire de campagne de mon pays. C’est là qu’habite le grand homme de la Provence, le chantre inspiré de l’âme latine, l’illustre poète devenu, de son vivant même, légendaire…

Je frappe à la porte, et, l’instant d’après, me voici en présence du Maître.

C’est dans sa bibliothèque qu’il me reçoit, pièce de moyenne grandeur, dont les fenêtres donnent sur le jardin, du côté du soleil levant. Je le trouvai debout à la cheminée, qui se chauffait à un grand feu pour se consoler du mauvais temps.

En me voyant entrer, il s’avança, la main largement tendue :

— Ah ! vous êtes du Canada… me dit-il. Et vous êtes venu voir notre Provence. Vraiment, vous ne tombez pas bien. La Provence sous la pluie, la Provence sans le soleil, ce n’est plus la Provence… Mais asseyez-vous, et causons un peu de votre pays.

Il me parla alors longuement du Canada et des Canadiens. Je vis qu’il était fort bien au courant de notre situation, du moins dans l’ensemble.

— Votre histoire, dit-il, m’a toujours passionné, et, si je n’étais pas si casanier, votre pays est un de ceux que j’aurais voulu visiter des premiers.

Il me questionne avec intérêt sur la littérature canadienne. Il connaît, au moins de nom, quelques-uns de nos auteurs. Il s’émerveille à l’idée des sources d’inspiration qu’offrent à nos poètes l’histoire et la nature canadiennes. Pour lui, s’il n’avait pas chanté la Provence, il aurait voulu pouvoir chanter un pays comme le Canada français.

C’est d’une voix chantante, nuancée d’un sensible accent provençal, qu’il me dit ces choses. Tout en l’écoutant, je l’observe ; et je ne puis en croire mes yeux : mon interlocuteur a soixante-dix-huit ans bien comptés, il vient de me le dire, et cependant, ma parole d’honneur, c’est à peine si on lui en donnerait soixante. Non-seulement, comme Rochefort, dont je vous parlais l’autre semaine, Mistral est toujours droit et ferme, mais encore il a toute la souplesse d’un homme de vingt-cinq ans. Réellement, c’est du miracle, et cela ne s’explique pas. Sa démarche et ses gestes sont d’un jeune homme. Il étend les deux bras, il se renverse le buste en arrière, il se jette négligemment sur un fauteuil, avec absolument l’aisance qu’il pouvait avoir il y a cinquante ans.

Je lui demande comment il a pu se conserver de la sorte.

— Mon Dieu, me dit-il, que voulez-vous ? J’ai toujours vécu à la campagne, ici même, à Maillanne, bien tranquille et bien calme.

— Mais vous allez quelquefois à Paris ?

— Oh ! encore trop souvent… Tous les huit ou dix ans, depuis l’apparition de Mireille, j’y ai fait un séjour d’une semaine ou deux. Chaque fois, j’en suis revenu harassé. Il me fallait répondre à je ne sais combien d’invitations, aller déjeuner ici, aller dîner là, et ça n’en finissait plus.

— Et c’est une des raisons qui vous ont fait refuser d’entrer à l’Académie ?

— Voici. On m’avait fait l’honneur de m’offrir un siège sous la Coupole. Mais je ne pouvais accepter. On me disait, il est vrai : « Restez à Maillanne, nous vous élirons sans que vous ayez à faire un pas… » Seulement, une fois nommé, j’aurais dû, naturellement, me rendre à Paris pour ma réception, et plus tard aussi, par politesse au moins, pour quelques circonstances. Or, cela eût entièrement gâté ma vie. Que voulez-vous, je suis un paysan et je ne puis respirer dans les villes.

Mistral a connu la plupart des grands écrivains du siècle. Tout jeune, il fut en relations avec Lamartine, qui se fit, à l’apparition de Mireille, le garant de cette œuvre auprès du public. Aux murs, j’aperçois toute une collection de photographies et d’autographes, envoyés par les admirateurs du poète. Il y a là le portrait de Lamartine, celui de Leconte de Lisle, celui de Sully-Prudhomme. La comtesse de Noailles écrit au bas du sien :

« Au grand Mistral, au frère d’Homère, hommage d’une admiration éperdue… » Et combien d’autres !

Plus loin, une grande photographie représente deux hommes, beaux comme des dieux, assis en face l’un de l’autre dans une prairie. Ce sont Mistral et Daudet.

Mistral et Daudet, vous le savez, furent de grands amis. Tous deux enfants du Midi, aimant d’un amour passionné leur Provence et sa langue, ils donnèrent le spectacle d’une des plus illustres amitiés littéraires du siècle dernier. Après tant d’années, Mistral ne peut parler de Daudet qu’avec une profonde émotion. Il me raconte cependant, à son sujet, une anecdote assez plaisante.

Un jour, il revenait, avec l’auteur des Lettres de mon moulin, d’une promenade aux alentours d’Arles, lorsque chemin faisant les deux amis rencontrèrent une noce. Daudet, qui au déjeuner avait pris un peu plus de vin qu’à l’ordinaire, trouva la mariée de son goût, et le déclara hautement. Même, il voulut à toute force l’embrasser. « Nous faillîmes nous faire écharper… »

Saviez-vous que Tartarin a véritablement existé ? Il vivait encore voilà seulement quelques années ; Mistral l’a connu. Seulement, dans la réalité il s’appelait Reynaud ; et il n’était pas de Tarascon mais de Nîmes. C’était un cousin-germain de Daudet. Il possédait parfaitement l’arsenal décrit dans Tartarin, et, comme Tartarin, il était allé en Afrique chasser les fauves. Après la publication du chef-d’œuvre de Daudet, il se brouilla avec ce dernier. Il ne devait pardonner que plusieurs années plus tard.

⁂ Enfin, après une longue heure de conversation, je prends congé de l’illustre poète.

— Vous reviendrez en France l’an prochain, peut-être ? me dit-il en me reconduisant. Eh bien ! si vous vous rendez alors en Provence, comme cette année, il ne faudra pas oublier vos amis de Maillanne.

⁂ Je suis ensuite allé au cimetière voir le tombeau que Mistral s’y est fait préparer, et dans lequel il reposera plus tard, parmi les siens.

Puis je suis revenu au Café du Soleil, pour vous écrire ces lignes. C’est ici que Mistral, tout dernièrement encore, avait l’habitude de se rendre presque chaque soir, pour y converser avec villageois et paysans. Comme il n’est pas seulement un grand poète mais encore un conteur incomparable, il y contait souvent, jusqu’à une heure avancée de la nuit, toute sorte d’histoires merveilleuses. Non pas en français, mais en provençal ; et qui toutes tendaient à prouver « qu’un bon Provençal doit toujours parler sa langue ».

Enfin, avant de repartir, j’ai voulu profiter de l’occasion pour voir un tambourinaire — un vrai. J’en suis donc allé trouver un, que Mistral lui-même m’avait indiqué et que le poète compte parmi ses meilleurs amis. C’est un nommé Laville (en provençal Lavillo), qui, avec la meilleure grâce du monde, consentit à me donner un échantillon de la double harmonie du galoubet et du tambourin. Ensuite, sa fillette (Mireille à quinze ans) nous chanta, en provençal, la chanson de Magali. Je leur dis à tous deux que je ne regrettais pas d’être venu de Montréal pour les entendre.

  1. Publié dans la Patrie du 7 juin 1910, au cours d’une série de lettres de France.