MEXICO[1],

PAR M. D. CHARNAY.
1861. — TEXTE INÉDIT.


La vallée de Mexico. — La ville. — Le Mexicain. — Aspect général. — Le saint sacrement. — Le tremblement de terre.

En quittant le Rio Frio, passage culminant de la chaîne qui sépare Puebla de Mexico, le voyageur ne voit pas sans appréhension la diligence s’engager au triple galop dans la terrible descente qui le mène au grand plateau de l’Anahuac. Au milieu de cahots effroyables, lancés de l’arrière à l’avant et de l’avant à l’arrière, les malheureux passagers ne franchissent ce malheureux défilé, endroit chéri sans doute des Salteadores, que grâce à des prodiges d’équilibre, à la protection toute spéciale de la Providence, et du reste brisés, moulus, prêts à rendre l’âme.

Mais la première éclaircie dans les noirs sapins de la route dédommage amplement le touriste des souffrances passées : la diligence, abandonnant la forêt, se trouve tout à coup au milieu de landes arides, parsemées de pommiers sauvages et de quelques champs cultivés.

De là, l’œil embrasse toute la vallée, et c’est, je vous assure, un magnifique spectacle.

À gauche, sur le second plan, par-dessus les sapins de la montagne, Ixtaccihualt (la femme de neige) vous éblouit de l’éclat de sa réverbération. Le pic est à quatre lieues au moins, et pourtant il semblerait, grâce à la pureté de l’atmosphère, qu’on le puisse toucher de la main.

Plus loin, sur la même ligne, le Popocatepetl[2], la plus haute cime du Mexique et le volcan le plus élégant du globe, élève à près de dix-huit mille pieds sa tête orgueilleuse. Au pied de ces deux rois de la Cordillère s’étend la magnifique plaine d’Amecameca, semée de moissons toujours vertes ; çà et là surgissent, rompant la monotonie des lignes, ces pitons extraordinaires, produits volcaniques à la tête couronnée de sapins, isolés dans la plaine de Mexico et sans rapport avec la Cordillère.

Voilà le Sacro Monte d’Ameca, les monticules de Halmanalco, village abandonné, mais riche en ruines.

Plus bas, vous voyez Chalco se mirant au soleil dans les eaux de sa lagune ; à vos pieds, Cordova, Buena Vista ; — Ayotla que la politique a rendu célèbre ; au loin, le Peñon, la grande chaussée qui sépare la lagune d’Ayotla du lac de Texcoco ; puis enfin la reine des colonies espagnoles, Mexico, dont les murailles blanchissent au soleil et les dômes étincellent.

Au-dessus, le regard se perd sur les coteaux où s’épanouissent San Agustin, San Angel et Tacubaya ; un peu sur la gauche, le voile de Nuestra Senora de Guadelupe se détache sur le fond noir de la montagne, et traversant le lac, l’ombre de la grande Texcoco vous arrache un dernier coup d’œil.

Ce n’est partout que villages, villes, lagunes ; un panorama splendide, un miroitement incroyable, une richesse de ligne inouïe ; sur le tout un soleil éclatant jette à profusion des teintes à désespérer un peintre ; en un mot, c’est une débauche de couleurs qui éblouit l’œil et ravit l’âme ; ajoutez à cela qu’on arrive.

Mais hélas ! vous descendez, et l’illusion tombe ; vous approchez, les couleurs s’effacent et le mirage s’évanouit. Au lieu de la plaine fertile, des palmiers verts qu’on attend, des lacs délicieux chargés de chinampas fleuris (îles flottantes), le voyageur harassé ne traverse que plaines brûlées et stériles ; le paysage devient morne et triste ; à chaque pas en avant la féerie disparaît. Le village est ruiné, le palmier n’est qu’un nain rabougri, le lac un marais fangeux aux exhalaisons fétides, couvert de nuages de mouches empoisonnées.

L’entrée de Mexico n’est que celle d’un bouge, et rien ne fait encore présager la grande ville ; les rues sont sales, les maisons basses, le peuple est déguenillé ; mais bientôt la diligence débouche sur la place d’Armes, bordée d’un côté par le palais, de l’autre par la cathédrale. Vous devinez alors une capitale ; vous passez rapidement, et l’ancien palais de l’empereur Iturbide vous prête, sous ses lambris autrefois dorés, l’hospitalité banale de l’hôtel.

Mexico perd tous les jours quelque chose de sa physionomie étrangère : les colonies allemandes, anglaises et françaises ont européanisé la cité ; l’on ne trouve plus guère de couleur locale que dans les barrios (faubourgs).

Qu’on me pardonne ici une digression :

Les géographes prêtent à Mexico deux cent mille habitants : c’est beaucoup trop ; nous croyons être plus près de la vérité en ne lui en donnant que cent cinquante mille. Nous avons du reste, en fait de géographie, de graves erreurs à nous reprocher, et nous manquons totalement de géographie commerciale.

En admettant les deux cent mille habitants de Mexico, ne serait-il pas utile de dire comment se compose cette population ? Ne serait-il pas nécessaire d’avertir l’émigrant ou l’homme d’affaires, que sur ce chiffre de deux cent mille, qui constitue en Europe une grande ville pour ce qui regarde la consommation, vous n’avez pas à Mexico plus de vingt-cinq à trente mille individus qui consomment ? Le surplus se compose de leperos, mendiants, portefaix, voleurs, et autres sans profession aucune, sans moyens d’existence et vivant au jour le jour. Cette classe, loin de rien apporter à la circulation, tend à l’arrêter chaque jour, et ne vit qu’aux dépens de la communauté.

Combien de gens, en Europe, croient n’avoir affaire, au Mexique, qu’à des sauvages à l’état de nature, et s’imaginent encore voir un peuple vivant sous des palmiers, la tête et la ceinture ornées de plumes ! Les mauvaises gravures font plus de mal qu’on ne pense ; elles parlent plus vivement à l’esprit du peuple que des livres qu’il ne lit guère, et perpétuent dans la population des erreurs déplorables. On cite, à Mexico, l’histoire d’un malheureux qui vint à Vera-Cruz avec une pacotille de verroterie, de miroirs et de petits couteaux : naturellement il fut ruiné.

Mais reprenons notre récit.

Je voudrais dépeindre le Mexicain, et je ne sais comment m’y prendre ; on peut le considérer sous tant d’aspects que c’est toute une étude à faire.

Je n’ai reçu de lui que des services faciles ; je l’ai toujours trouvé d’une politesse parfaite, souvent même trop poli, car il devient obséquieux ; il est obligeant comme on ne l’est guère en Europe, mais il oublie volontiers ; ses promesses s’envolent, sa parole passe, sa politesse, jamais.

Il a conservé de l’Espagnol cette naïve locution qu’il vous débite sans cesse : Es tambien de Vd Señor, « cela est à vous, monsieur ; » ou bien : à la disposition de Vd, « à votre disposition. » — « La belle montre ! dites-vous en admirant un bijou remarquable. — Elle est à vous, répond-il immédiatement. — Le beau cheval ! — À votre disposition. »

Ils appliquent à tout cette malheureuse formule, mais honny soit qui les prendrait au mot.

Me trouvant au bal dans la ville d’Oaxaye, j’admirais une jeune fille délicieusement jolie : « Ah ! la belle enfant ! m’écriai-je ; quelle est donc cette charmante personne ? — C’est ma sœur, » me répondit mon voisin ; et par la force de l’habitude, sans songer au sens de ses paroles, il ajouta l’une de ces deux formules banales. Je rougis, et je me tus.

Sans souci du lendemain, le Mexicain dépense l’argent qui lui vient du jeu avec la même facilité que celui de son travail ; il semble qu’à ses yeux l’un n’ait pas plus de valeur que l’autre : preuve évidente de démoralisation ! Habitué, en matière de gouvernements, aux changements à vue, le fait accompli lui devient loi ; témoin jaloux des fortunes scandaleuses de quelques traitants, faussaire éhonté des monnaies publiques, la politique le perd, la paresse le corrompt, le jeu le déprave. N’ayant reçu qu’une éducation toute superficielle (je ne parle pas des jeunes gens élevés en France), gardant de l’Espagnol une fierté malheureuse, il méprise généralement le commerce pour vivre de misère dans quelque administration. Il est volontiers soldat, et l’affaire est bonne quand on le paye, ce qui est très-rare par le temps qui court : j’ai vu de malheureux colonels me demander 2 fr. 50 c. pour dîner.

Mais, en toute extrémité, il reste à l’employé, comme au soldat, une ressource : le pronunciamiento.

Nous avons tous une idée du pronunciamiento.

Je perds ma place, et naturellement le gouvernement ne me convient plus : je me prononce ;

Je suis mis en demi-solde : je me prononce ;

Colonel mécontent, général à la retraite, ministre dépossédé du portefeuille, président en expectative : je me prononce, je me prononce, je me prononce ;

J’émets un plan, je groupe autour de moi quelques mécontents désœuvrés, je réunis quelques déguenillés, je forme noyau : j’arrête une diligence, j’impose un malheureux village, je dépouille une hacienda : je suis prononcé ;

J’agis pour le plus grand bien de la république. Qu’avez-vous à dire ?

Je fais boule, la paresse grossit mes rangs, le hasard me protége, je me bats bien, la fortune arrive, et je me trouve, un peu surpris je l’avoue, sur le siége de la présidence.

Hier j’étais valet dans un consulat, je suis général aujourd’hui ; je faisais, il y a cinq ans, le saut de carpe dans un cirque, je commande la place de Mexico ; il y a deux ans, j’étais simple lieutenant, me voilà substitut président ; je n’ai rien, les ressources manquent, mes troupes désertent ; j’enfonce les caisses du consulat d’Angleterre. Que voulez-vous de mieux ?

C’est ce qu’on voit tous les jours.

Mais le portrait du Mexicain a été tracé par notre honorable ami le docteur Jourdanet dans son remarquable ouvrage : les Altitudes de l’Amérique tropicale, comparées au niveau des mers[3]. Qu’on nous permette de le citer :

« Le Mexicain est de taille moyenne ; sa physionomie porte l’empreinte de la douceur et de la timidité ; il a le pied mignon, la main parfaite. Son œil est noir ; le dessin en est dur, et cependant sous les longs cils qui le voilent, et par l’habitude de l’affabilité, l’expression en est d’une douceur extrême ; la bouche est un peu grande et le trait en est mal défini ; mais sous ces lèvres toujours prêtes à vous accueillir d’un sourire, les dents sont blanches et bien rangées. Le nez est presque toujours droit, quelquefois un peu aplati, rarement aquilin. Les cheveux sont noirs, souvent plats, et couvrent trop amplement un front qu’on regrette de voir si déprimé. Ce n’est pas la un modèle académique, et pourtant, quand la suave expression féminine vous présente cette forme américaine que l’école traiterait peut-être d’incorrecte, vous imposez silence aux exigences du dessin, et vos sympathies approuvent le nouveau modèle.

« Le Mexicain des hauteurs a l’aspect calme d’un homme maître de lui ; il a la démarche aisée, les manières polies, l’œil attentif à vous plaire. Il pourra vous haïr, mais il ne saurait vous manquer d’égards en vous parlant. Quoi que vous ayez fait contre lui, quoi qu’il médite contre vous, son habitude de l’urbanité vous assure toujours une politesse exquise en dehors du cercle de ses ressentiments.

« Beaucoup de gens appellent cela de la fausseté de caractère ; je les laisse dire et je ne m’en plais pas moins à vivre parmi des hommes qui, par la douceur de leur sourire, l’aménité de leurs manières et leur obstination à me plaire, m’entourent de tous les dehors de l’amitié et de la plus cordiale bienveillance.

« Le Mexicain aime à jouir, mais il jouit sans calcul ; il prépare sa ruine sans inquiétude et se soumet avec calme au malheur. Ce désir du bien-être et cette indifférence dans la souffrance sont deux nuances du caractère mexicain bien dignes de remarque ; ces hommes craignent la mort, mais ils se résignent facilement quand elle approche : mélange étrange de stoïcisme et de timidité.

« Dans la basse classe le mépris de la mort est de bon ton, et, comme les gladiateurs romains, ils aiment à poser en mourant. C’est pour cela qu’ils font échange de coups de poignard comme nous donnerions des chiquenaudes. Et puis à l’hôpital, ils vous disent avec calme, au milieu de leurs mortelles souffrances : « Bien touché ! » rendant hommage avant d’expirer à l’adresse de leurs adversaires. »

Dans le fond, cet élégant portrait n’est pas aussi doux qu’il en a l’air.

Quoi qu’il en soit, on ne peut, en voyant l’état des choses au Mexique, s’empêcher de jeter un coup d’œil sur la république américaine sa voisine, dont le gouvernement, au dire d’un écrivain célèbre (M. de Toqueville), n’est qu’une heureuse anarchie, et qui, néanmoins, marche à pas de géant dans les voies les plus avancées du progrès matériel, soutenue par cette seule force : le travail.

Le Mexique est mieux doué ; il a tous les climats, toutes les productions, toutes les richesses : il dépérit ; je n’accuse point son organisation, je n’accuse que l’homme : il a le travail en horreur.

Ce qui surprend dans toutes les villes mexicaines, c’est le nombre prodigieux des églises, signe incontestable de la toute-puissance du clergé. Ce ne sont partout que moines gris, noirs, blancs et bleus, couvents de femmes, établissements religieux, chapelles miraculeuses. À toute heure du jour, on voit s’ouvrir les portes du sagrario ; un prêtre en sort tenant à la main le saint viatique : une voiture dorée attelée de deux mules pie l’attend au dehors, il y monte ; une espèce de lepero le précède portant sur sa tête une petite table, à la main une cloche qu’il agite à chaque instant ; aussitôt le poste du palais court aux armes, les tambours battent aux champs, la circulation s’arrête, les âmes pieuses s’agenouillent, l’étranger se découvre, le nouvel arrivé s’étonne, interroge, hésite, jusqu’à ce qu’une voix du peuple vienne le rappeler au respect de la coutume. Ce ne serait point sans danger pour sa personne qu’il se hasarderait à la braver.

Quelquefois ce n’est pas seulement une voiture simplement dorée, la voiture de tous les jours, et qui ne porte qu’aux prolétaires les derniers secours de la religion. Le riche, comme partout, demande à l’Église le luxe de ses pompes ; vivant ou mort, il réclame également l’hommage, ou tout au moins l’étonnement de la multitude.

Alors le prêtre en habits sacerdotaux, flanqué de deux diacres, monte en un superbe carrosse de gala rappelant les équipages de Louis XIV ; une foule bigarrée l’accompagne, divisée en deux longues files. Chaque individu portant un cierge allumé psalmodie d’une voix traînarde des prières, des psaumes ou l’office des agonisants.

Le prix de semblables cérémonies monte quelquefois à des sommes énormes ; tout le monde y perd, sauf l’Église.

Le Mexicain conserve encore une coutume charmante, tout imprégnée du parfum des vieux âges. À six heures sonne la Oracion, l’Angelus : tous les habitants s’arrêtent, se découvrent et se souhaitent mutuellement la buena noche. Dans l’intérieur de chaque maison la même scène se répète, et dans les champs aussi les nombreux serviteurs de l’hacienda viennent humblement baiser la main de leur maître.

À Mexico, les maisons sont à terrasse et admirablement construites ; les murs sont épais et généralement surmontés d’une large corniche. Les encoignures sont ornées de niches enjolivées d’arabesques et meublées d’une statue de saint ou de la Vierge. Le toit chargé d’une épaisse et lourde couche de terre glaise, prête à la bâtisse un appui contre les tremblements de terre si fréquents sur les hauteurs. On en compte en moyenne deux par année.

Je fus témoin pendant mon séjour d’un de ces effroyables phénomènes. Le tremblement de terre du 12 au 15 juillet 1858 fut l’un des plus terribles qu’on ait jamais ressentis. Les Mexicains en garderont le souvenir.

Un bruit souterrain l’annonce, bruit sourd, grondant, indescriptible ; l’oscillation commence lente d’abord, puis bientôt longue, précipitée, terrible ; l’épouvante vous prend à la gorge et vous assistez, sans le bien analyser, à un cataclysme épouvantable ; il semble qu’un vertige affreux fasse danser à vos yeux les édifices, se briser les arbres et s’écrouler les maisons. Dans la rue, le peuple à genoux se tord dans les convulsions de la peur, l’air se remplit de clameurs lugubres, de cris désespérés, de prières et de formules pieuses arrachées par l’épouvante ; une minute (un siècle !) passe, et vous vous étonnez de vivre, de voir les palais debout et les temples résister à l’effroyable ébranlement de ces ouragans souterrains !

Cette année-là néanmoins, le dommage fut grand, et l’on a estimé à plus de dix millions les désastres de la journée.

Portrait de M. D. Charnay. — Dessin de Mettais d’après une photographie.


La vie à Mexico. — Les coutumes. — Le Paseo. — L’Alameda. — Les toros. — Le théâtre. — Les chaînes.

Nous avons dit qu’à Mexico le centre de la ville était européen, presque français. Dans les rues Plateros, San Francisco, de la Professa, del Espiritu Santo, etc., on entend aussi souvent le français que l’espagnol ; presque tous les gens bien élevés parlent notre langue.

Dans ces quartiers, le paletot et la redingote dominent, le chapeau noir est bien porté ; les jeunes gens y sont mis à la dernière mode. Chaque mois le packet anglais les éclaire à ce sujet, aussi les tailleurs font-ils fortune.

Le Mexicain d’un accès si facile dans la rue, point trop poseur, est liant, mais jusqu’à la porte de sa maison. Il laisse difficilement l’étranger pénétrer dans l’intérieur de sa famille. La table qui chez nous est l’instrument social par excellence, la salle à manger, le lieu où se déclarent le plus volontiers les vives sympathies, où les coudes appuyés, se prolongent les longues causeries, n’existent pas pour les Mexicains. La table semble chose honteuse qu’ils cachent au besoin. Il s’y assoit solitaire.

La femme, demi-nue jusqu’à une heure avancée, laisse flotter sur ses épaules une chevelure généralement abondante, mais grossière, qu’elle lave tous les jours. Dans bien des maisons, la Mexicaine riche même s’accroupit plus volontiers sur son petate (paillasson), devant quelque fricot pimenté, un plat de frigoles (haricots) et la tortille à la main, qu’elle ne s’assoit à une table élégamment servie. Le matin la Mexicaine est chrysalide, le soir c’est un papillon ; elle en a les ailes légères, les riches couleurs et la grâce. Alors la créature que vous avez regardée sans la voir dans le désordre de son intérieur, est le soir une femme élégante dont vous admirez les fraîches toilettes et le luxe éblouissant.

L’heure du paseo approche, et comment vivre sans paseo ? qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il tonne, elle part, son carrosse l’attend ; elle court étaler ses grâces, sourire à son amant, saluer de la main l’amie qui passe, écraser une rivale.

Comme elle, le Mexicain n’est plus le soir l’homme du matin ; vous avez rencontré sur le trottoir un dandy du boulevard de Gand, vous le retrouvez à cheval ; cavalier remarquable, il monte une bête de prix, couverte d’une selle de luxe.

Pour lui, ses jambes sont emprisonnées dans des calzoneras, dont chaque bouton d’argent est un petit chef-d’œuvre, et lorsque le temps n’est pas sûr, des chaparderas de peau de tigre lui descendent du genou au cou-de-pied. Une veste bien coupée fait valoir sa taille gracieuse que ceint un filet de soie rouge. Le vaste sombrero aux ailes galonnées, à la toquille d’or, a remplacé l’ignoble chapeau noir. Quand il pleut, le zarape aux mille couleurs est négligemment jeté sur ses épaules, et quand il fait beau, fixé sur l’arrière de la selle.

Puis il va, faisant caracoler sa monture, alternant du pas au galop, distribuant des poignées de main à droite, un salut à gauche, et jetant, comme le tambour-major de la fable, un regard satisfait à quelque fenêtre privilégiée.

Deux heures environ, il va, vient, passe et repasse, repart, s’arrête et voit défiler devant lui les équipages de la cité. Mais sept heures sonnent, la nuit tombe, les visiteurs deviennent rares ; alors, abandonnant à regret son exercice favori, il rentre, et la journée du lendemain sera celle de la veille.

L’hiver, le théâtre, dont tout Mexicain à son aise est l’abonné, lui dépense trois soirées par semaine : quant à la Mexicaine, elle y vient toujours élégante et parée comme les ladies de Hay-Market ou de Drury-Lane. Chaque représentation exige une toilette nouvelle, et elle se soumet à l’exigence, vous le pensez, avec bonheur.

L’été, c’est le cirque, les combats de taureaux, combats anodins, où la victime, toujours la même, vient régulièrement s’enferrer sur la lame de l’espada.

Le jeu des taureaux n’a véritablement d’attrait que la première fois qu’on y assiste. L’œil s’amuse de cette mise en scène brillante, des costumes élégants et légers des banderilleras, de leurs voiles multicolores, de la tenue matamoresque des picadores et des chamarrures de l’espada.

L’entrée du taureau vous émeut ; il semble que rien ne doive résister à l’élan de la bête furieuse, et le picador imprudent qui l’oserait affronter serait culbuté sans merci ; mais tourmenté par les banderilleras, aveuglé par leurs voiles trompeurs, il épuise en vain sa rage contre d’insaisissables ennemis ; le picador n’arrive que lorsque, écumant, essoufflé, à demi vaincu, il ne se précipite plus qu’en un choc souvent impuissant sur la rosse qu’on lui sacrifie d’avance. Souvent aussi le directeur du cirque ne lance sur l’arène que des taureaux en bas âge, roquets de taureaux dont le peuple hue l’entrée (fuera la vacca ! à la porte la vache !), et qu’on remplace quelquefois pour le satisfaire.’

L’Alameda est un joli parc situé au centre de Mexico ; de beaux ombrages, des fleurs malgré l’incurie des gardiens, de l’eau vive, une fontaine assez remarquable, en font un lieu de promenade assez agréable, mais presque uniquement à l’usage des enfants et des gens paisibles. Là, l’homme studieux arrive avec son livre, la china (grisette) y donne ses rendez-vous, quelques dames aussi parfois. Le Français y domine. Ceci me rappelle que je ne dois pas oublier mes compatriotes.

La société française à Mexico est composée de gens énergiques qui, partis de bas, sont arrivés à la fortune grâce à un travail obstiné et à des facultés incontestables. Presque tous libéraux, ils infusent au Mexique des principes qui ne sont point du goût des conservateurs : aussi ont-ils les vives sympathies des uns et la haine envenimée des autres. La colonie française a grandement souffert sous la présidence de Miramon, dont les emprunts forcés se renouvelaient chaque jour. Comme partout à l’étranger, les Français de Mexico se dénigrent entre eux, les femmes s’y jalousent avec fureur, et la colonie n’y est guère qu’un immense foyer de cancans.

La promenade des « Chaînes » qui s’étend au pied de la cathédrale n’est fréquentée que le soir ; la société s’y rend au clair de lune, si brillante en ces climats ; les toilettes y sont belles, le châle porté sur la tête y abrite les belles señoras contre la fraîcheur de la nuit. Les accroche-cœurs y font quelques captifs, et le caballero quelques conquêtes.


Le peuple à Mexico. — Les Indiens. — Les pulquerias. — Les enterrements d’enfants. — Le clergé. — Les voleurs de grands chemins. — Utilité d’un rabat.

Le peuple de Mexico est composé de métis de toutes les teintes, et de quelques Indiens fournissant au commerce les domestiques mâles ou femelles, les cargadores et les porteurs d’eau. Dans les faubourgs, c’est une fourmilière de femmes et d’enfants en guenilles, d’ignobles bouges d’où s’échappent des odeurs méphitiques. Tous ces êtres rongés de vermine, les cheveux épars, ne présentent que l’aspect d’une population étiolée par le mauvais air, la mauvaise nourriture et la débauche. Souvent, sur la porte des masures une femme accroupie tient entre ses genoux la tête d’un enfant ; elle semble s’efforcer, mais en vain, d’arrêter la fécondité de la population parasite qui le dévore ; quelquefois c’est un heureux soldat qui jouit de ce doux privilége. En vérité, cela rappelle les singes du Jardin des Plantes.

Les barrios ou faubourgs sont des quartiers qu’un étranger, la nuit venue, ne peut parcourir sans danger. Les habitants nous portent une haine étrange, en grande partie inspirée, il faut bien le dire, par les prédications du clergé.

À leurs yeux, nous ne sommes que des hereges, hérétiques sans foi ni loi : notre présence n’est pour la république qu’un sujet de troubles, de discordes et de malheurs mérités : nous modifions leurs habitudes, nous rions de leurs cérémonies religieuses, nous bafouons leurs ministres ; c’en est assez, malgré la fausseté d’une accusation si absolue et si générale, pour attirer sur nous les poignards.

Le jour, les pulquerias ou débits de pulqué, liqueur tirée du muguet, espèce de boisson épaisse, blanchâtre et fort vineuse, ne cessent de verser au métis comme à l’Indien une ivresse abrutissante. Vous les voyez alors se traîner l’œil mort, la bouche bavante, murmurant des paroles incompréhensibles ; d’autres se précipitent sous l’impulsion d’une folie furieuse, et d’autres roulés dans la fange offrent au passant le plus déplorable des spectacles.

Cette population des faubourgs est en même temps le réservoir où vient puiser chaque parti pour s’en faire de vaillants soldats. C’est la chair à pâté de l’armée, et telle est la soumission ou l’abrutissement de ces malheureux, que deux recruteurs cernant une pulqueria, ou pénétrant dans une de ces cours populeuses, ramènent avec la plus grande facilité tout un troupeau de ces pauvres créatures. On les conduit au palais, et là, mettant entre les mains de chacun un sabre ébréché et quelque carabine impossible, le malheureux est fait soldat par la grâce du commandant de place et pour le plus grand malheur de la république. Chaque nouvel engagement de l’armée demandant des contingents nouveaux, la leva, la levée recommence.

La campagne ouverte, la femme suit l’homme et le nourrit en campagne ; aussi rien de plus original qu’une armée mexicaine : les femmes, les enfants, les chiens la font ressembler à une émigration ; c’est l’armée de Xerxès en guenille. Il est facile de comprendre qu’au premier tournant de la route, au premier bois qui peut déguiser sa fuite, le soldat improvisé reprend le chemin de son faubourg ou de son jacal ; il lui arrive ainsi d’un moment à l’autre de servir coup sur coup les deux partis contraires.

Quelquefois il vend son équipage, fusil, sabre et giberne, le tout pour une piastre ; le gouvernement le rachète pour dix ou quinze. C’est un commerce assez heureusement pratiqué, et dont le bénéfice pour la république est des plus clairs. Malgré la beauté de son climat, l’inaltérable sérénité de son ciel et l’état de fainéantise dans lequel il semble croupir avec délices, le lepero de Mexico considère la vie comme une terrible épreuve, puisqu’il se réjouit de la mort des siens. Il rappelle alors ces tribus des Thraces qui jetaient des cris de désespoir à la naissance de leurs enfants, et chantaient à leur mort des actions de grâce. À Mexico, la basse classe semble avoir hérité de cette barbarie.

Un enfant meurt, on le couche dans une bière ouverte, puis on l’ensevelit sous les fleurs ; sa pauvre petite figure livide est seule visible au milieu des héliotropes, des jasmins et des roses. Un parent, quelquefois le père lui-même, charge le cadavre sur sa tête ; puis il part suivi des siens qui causent gaiement et se promettent une belle journée. L’on arrive à quelque logis où la fête funèbre doit avoir lieu ; les libations commencent, les jeux s’organisent, la partie s’échauffe, les danses enivrent ; l’orgie est si douce, qu’on oublie parfois le petit mort sur une table, ou qu’on trouve au matin le cadavre profané loin de sa bière, au milieu des débris de toutes sortes. Pauvres mères ! Combien doivent hurler de désespoir, écrasées par la tyrannie des coutumes !

Gabriel Ferry, dans ses études sur le Mexique, nous a conté ces enterrements scandaleux, en même temps qu’il nous laissait de magnifiques types de moines qui disparaissent chaque jour. On ne saurait faire rien de mieux ni de plus exact.

Les moines et les padres forment avec les leperos une alliance indissoluble. Ils se traitent de père à fils, et ces derniers habitent presque tous des maisons appelées de vecindad et qui appartiennent aux corporations religieuses ou au clergé. L’un est toujours le débiteur de l’autre ; mais celui qui reçoit le plus n’est pas celui qu’on pense : aussi le padre peut-il impunément traverser des routes infestées de voleurs ; on les dépouille rarement, et quelques esprits forts se hasardent seuls à leur demander la bourse ou la vie. On appelle ordinairement les voleurs du nom familier de compères, compadres.

En revenant de Tehuacan de las Granadas, nous fûmes arrêtés contre toute vraisemblance aux portes de la ville même par un monsieur fort bien vêtu, accompagné de son domestique. C’était, je crois, un colonel de la brigade Cobos qui, sachant qu’il y avait deux étrangers dans la diligence, crut à une bonne aubaine. Cet aimable officier nous demanda cinquante piastres d’une voix terrible. Je fis la quête, et nous ne pûmes, malgré toute notre bonne volonté, en réunir plus de dix à onze. Je les lui offris le plus gracieusement du monde, fort désolé de ne pouvoir mieux faire, et sur son refus de les prendre, alléguant que nous voulions le tromper, je les remis tranquillement dans ma poche. Il visita la diligence, et voyant qu’en somme il se pourrait bien que nous n’eussions pas davantage, il se décida, maugréant et jurant, à les accepter.

Ce vol insolite était une véritable surprise : on n’avait jamais arrêté la diligence en cet endroit, les compadres ayant marqué la route par étape comme une chose réglée d’avance.

De Tehuacan à Puebla, il fallut se résigner trois fois à l’aimable invitation de retourner ses poches.

Nous avions parmi nos compagnons de route un homme grand et sec, porteur d’une figure entièrement rasée, auquel il ne manquait que la tonsure pour laisser croire à un curé de village. Le lecteur doit être averti que les prêtres au Mexique, surtout à la campagne, portent rarement le costume ecclésiastique. Un simple rabat nommé cuello, garni de perles ou simplement bordé d’un liséré blanc, suffit pour distinguer un membre du clergé.

À peine remis de notre mésaventure, mon voisin, c’était l’homme en question, se tourna vers moi, et tirant de sa poche un rabat assez sale, me dit en me le montrant : « Amigo, voici mon arme, et vous verrez qu’elle en vaut bien une autre. » Il n’expliqua son stratagème, mit son rabat et attendit.

Je m’inquiétais peu des voleurs pour mon compte. Je n’avais rien à perdre. En sortant de Tecamachalco, deux ou trois milles au delà, nous vîmes un petit berger dans un champ, qui de loin nous faisait signe, en nous désignant le lit encaissé d’une rivière à sec. En effet, deux compères à cheval, la figure voilée par des mouchoirs à carreaux, enjoignirent au postillon d’arrêter, et aux voyageurs de descendre. Le respect de l’autorité me paraît être, en principe, une vertu ; aussi nous hâtâmes-nous d’obéir. Mais en voyant nos poches vides, ces gentilshommes de grande route jetèrent des cris de paon ; jamais l’indignation vertueuse d’un galant homme, arrêté dans la plus louable entreprise, n’égala celle de ces délicieux détrousseurs.

« On nous avait déjà volés ! » C’était indigne, cela ne s’était jamais fait ; ils n’en voulaient rien croire, et le conducteur lui-même fut obligé de donner sa parole d’honneur que le fait, tout extraordinaire qu’il fût, était exact. Il fallut se rejeter sur les bagages, chose assurément fort désagréable : le volume est gros, la valeur problématique, la vente difficile, enfin !

En ce moment l’un d’eux aperçut le cuello, le rabat de notre ami : sa figure rébarbative s’adoucit aussitôt d’un sourire. Je vois encore la scène. L’autre voleur était fourré sous la bâche de la voiture, se faisant ouvrir et visitant en toute sécurité les coffres qu’elle abritait.

« Ah ! padrecito (petit père), s’écria celui d’en bas, avez-vous aussi des bagages ? » Et comme son acolyte demandait en montrant une malette : « À qui cela ? — La mienne, répondit l’homme au rabat. — La vôtre, petit père ? répond le voleur. Hé ! la-haut ! laisse cette malle, mon ami : c’est celle du padrecito. »

Puis se retournant vers le padre de circonstance :

« Ah ! padrecito, lui dit-il nous ne sommes point des voleurs ; vous n’en croyez rien, n’est-ce pas ? Mais les temps sont si durs ! Nous avons des enfants à nourrir. Cher père, donnez-moi votre bénédiction, nous sommes d’honnêtes gens, je vous le jure. »

L’homme au rabat s’empressa de lui octroyer une faveur si humblement demandée et qui lui coûtait si peu.

La diligence repartit. « Le tour est joué, » me dit mon vis-à-vis. Pour moi, je ne pus qu’éclater de rire.

Ce respect du peuple et de la classe moyenne pour les padres est si tenace que, quoi que beaucoup de ces derniers fassent pour l’éloigner d’eux, par leur conduite et la publicité d’une vie scandaleuse, ils ne peuvent y parvenir. Chacun sait aussi bien que moi que le clergé mexicain n’offre pas le modèle de toutes les vertus.

Malgré tout, rien ne peut dessiller des yeux si aveuglément prévenus. Aussi quand, par suite d’une révolution quelconque, les moines sont en masse expulsés d’une ville, la route de l’exil est semée de femmes à genoux qui viennent accompagner de leurs larmes le départ de leurs chers confesseurs. Elles s’empressent à baiser la tunique du martyr et remplissent à l’envi la main du cordelier de pièces de monnaie, ou, à défaut, de bijoux de toute valeur.

Quand ils reviennent, c’est un triomphe.


Les monuments de Mexico et de sa banlieue.

Mais laissons l’étude des hommes et consacrons quelques lignes aux monuments de Mexico et de ses environs.

Le premier, le plus important, sans contredit, est la cathédrale.

La cathédrale forme le côté nord de la place d’Armes, dont le palais forme l’est, la députation le sud, et le portail de las Damas l’ouest. Commencée sous le règne de Philippe II, en 1573, elle ne fut véritablement terminée qu’en 1791, au prix de 2 446 000 piastres, soit 12 330 000 fr.

Vu de la place, l’édifice se présente sous l’aspect majestueux des églises de la seconde moitié du seizième siècle. La façade est remarquable par le contraste frappant de la simplicité qui la distingue des autres édifices religieux de la ville. Elle a trois portes placées entre des colonnes doriques ; ces portes communiquent avec la grande nef et les deux nefs latérales.

Portail de la cathédrale de Mexico. — Dessin de Catenacci d’après une photographie de M. D. Charnay.

Au-dessus de la porte principale, deux étages superposés et ornés de colonnes doriques et corinthiennes supportent un petit clocher de forme élégante, couronné de trois statues, représentant les vertus théologales. De chaque côté s’élèvent les tours, d’un style sévère, terminées en coupole, et dont la hauteur est de 78 mètres.

L’intérieur est tout or. Un chœur immense remplit toute la grande nef et se relie par une galerie de composition précieuse au maître autel, imité, m’a-t-on dit, de celui de Saint-Pierre de Rome.

Les deux nefs latérales sont destinées aux fidèles, et l’on n’y voit ni chaises ni bancs d’aucune sorte. Les Mexicaines qui s’empressent à l’office divin s’agenouillent ou s’asseyent sur les dalles humides, la ferveur leur défendant probablement une position moins humiliée qu’exigerait pourtant leur santé délicate. Les hommes ont le loisir de se tenir debout ; ils sont rares, du reste, à l’intérieur de l’église ; ils s’arrêtent plutôt à la porte où ils attendent en causant l’arrivée des dames et la fin du service, se trouvant récompensés au delà de leur patience par une œillade discrète ou par un gracieux salut.

Parmi les objets d’art que renferme la cathédrale, il faut rappeler une petite toile de Murillo, connue sous le nom de Vierge de Belen, et qui n’est pas une des meilleures du grand peintre. L’église la considère comme son joyau le plus précieux. La toile est en assez mauvais état et le tableau demanderait un rentoilement immédiat.

Il faut citer encore une Assomption de la Vierge en or massif, du poids de 1 116 onces.

La lampe en argent massif suspendue devant le sanctuaire a coûté 350 000 francs.

Le tabernacle également en argent massif est estimé 800 000 francs.

Citons encore des monceaux de diamants, d’émeraudes, de rubis, d’améthystes, de perles et de saphirs, une quantité prodigieuse de vases sacrés en or et en argent, pour une somme inimaginable.

La cathédrale renferme le tombeau d’Iturbide, le plus terrible ennemi de l’indépendance, son soutien plus tard.

Contre le mur de la tour gauche et regardant l’ouest, se trouve le fameux calendrier aztèque, découvert le 17 décembre 1790 tandis qu’on travaillait à la nouvelle esplanade de l’Impedradillo. Il fut enchâssé dans les murs de la cathédrale par ordre du vice-roi, qui en fit prendre soin comme du monument le plus précieux de l’antiquité indienne. Nous pourrions donner ici un résumé de l’œuvre de Gama en ce qui concerne le calendrier ; mais faute de place, nous sommes forcé de nous abstenir, nous réservant de publier plus tard des documents aussi intéressants. En tout cas, voici le titre de l’ouvrage où chacun pourra puiser d’amples renseignements :

Description historique et chronologique de deux pierres indiennes trouvées à Mexico en 1790, par D. Antonio de Léon y Gama. — Mexico, 1832.

Le Sagrario est une immense chapelle formant dépendance de la cathédrale. Là se font les mariages, les enterrements et les baptêmes, et le saint sacrement y reste sans cesse exposé à la vénération des fidèles.

Il est impossible de ne point s’arrêter devant la porte du Sagrario, et quoique l’ensemble soit d’assez mauvais goût, on ne saurait s’empêcher d’admirer le luxe inouï de ses sculptures et de son ornementation.

Nous avons parlé de la coutume religieuse qui impose encore aujourd’hui à chaque piéton de s’agenouiller dans la rue, ou tout au moins de s’arrêter et de se découvrir au passage du saint sacrement ; nous trouvons dans certaines chroniques de l’époque qu’il fallait jadis se joindre à la procession et accompagner le saint viatique jusqu’à la demeure du malade, si bien que la foule grossissant à chaque pas, finissait par constituer une masse énorme. Le vice-roi lui-même n’en était pas exempt, et plusieurs fois il se vit obligé de prendre la tête de la colonne[4].

En sortant de Mexico par la porte de Belen, et suivant l’aqueduc qui se dirige du côté de Tacubaya, on arrive au château de Chapultepec. Véritable oasis dans la vallée, Chapultepec s’élève sur un monticule volcanique d’environ deux cents pieds ; il est entouré d’eau vive et couvert d’une végétation splendide, d’où le voyageur peut admirer à son gré une vue panoramique des plus délicieuses. On y remarque de magnifiques sabinos, espèces de cyprès, dont quelques-uns atteignent soixante-quinze et quatre-vingts pieds de circonférence, et dont la vieillesse vigoureuse brave les ravages des siècles.

Le château de Chapultepec. — Dessin de Catenacci d’après une photographie de M. D. Charnay.

Chapultepec est un des plus anciens souvenirs du Mexique. Au huitième siècle, suivant de vieilles chroniques, la colline était déjà le siége d’une colonie d’habitants industrieux et remarquables par leur civilisation.

Pendant une longue période, les peuples nomades venant du Nord, se pressent, se succèdent et se mêlent sur ce terrain si souvent disputé, jusqu’à ce que l’avant-garde des hordes mexicaines accueillies par Jolotl, roi des Chichimèques, obtint la permission de s’établir à Chapultepec.

Depuis la fondation définitive de Mexico, Chapultepec s’est converti en un lieu de pèlerinage. Plus tard, la dévotion populaire se refroidissant, les rois aztèques en firent un musée historique, et ses rocs furent destinés à transmettre à la postérité la physionomie des grands souverains du Mexique.

Axayacatl, suivant Tezozomoc, li-t placer sa statue sur un rocher de la colline, et le P. Acosta prétend avoir vu de beaux portraits, en bas-relief, de Montézuma II et de ses fils, sur pierre vive.

Au temps de Montézuma II, Chapultepec devint résidence impériale.

Le château moderne élevé par les soins du vice-roi Matias de Galvez, s’est transformé, en 1841, en école militaire, et dernièrement Miramon, après l’avoir restauré, en avait fait sa résidence.

Mais revenons à Mexico.

Sur la place de la Douane, place toujours encombrée d’attelages de mules et de chariots vides, se trouve le couvent de Santo Domingo, bien déchu de son ancienne splendeur. Il sert, en temps de guerre civile, de forteresse aux prononcés qui, du haut des clochers, fusillent à leur aise leurs ennemis logés sur les azoteas des maisons, ou sur les tours des couvents voisins. À défaut, l’on choisit pour point de mire le piéton hasardeux que la nécessité chasse de son logis, l’étranger surtout, quand on le reconnaît au loin.

Aussi le cloître de Santo Domingo ne présente plus que l’aspect de la désolation. Les tableaux qui ornaient les galeries sont à moitié crevés, et les murailles sont noires de la fumée des camps. Les beaux jours de Santo Domingo remontent à l’Inquisition, dont il fut le siége. Les annales font remonter à l’an 1646 les fêtes qui célébrèrent le premier auto-da-fé de Mexico. Quarante-huit personnes succombèrent à l’inauguration du terrible tribunal dont les décrets s’exécutèrent jusqu’au commencement du siècle.

Place de Santo Domingo, à Mexico. — Dessin de Catenacci d’après une photographie de M. D. Charnay.

Autre chose est le couvent de San Francisco. Placé entre la rue du même nom, celle San Juan de Letran et Zuletta, il couvrait une superficie de près de soixante mille mètres carrés. Coupé de cloîtres magnifiques, de cours et de jardins, c’était à notre avis le plus considérable et le plus riche de Mexico.

Deux églises, dont les intérieurs sont couverts de gigantesques autels de bois sculpté et doré, trois chapelles délicieuses, des cloîtres couverts de tableaux, en faisaient un monument des plus remarquables ; mais la politique a renversé le couvent, percé des rues au travers des cloîtres et vendu les jardins. Les garnisons qui occupèrent l’édifice aux jours de lutte ont, comme à Santo Domingo, laissé les tristes marques de leur passage ; le couvent est dans un état déplorable.

La façade qui regarde la rue de San Francisco présente un portail magnifique.

Cette porte est un composé bizarre de pilastres renaissance, couverts de figures en bas-relief, surmontés de chapiteaux composites, et séparés par des niches ornées de statues. Le tout est d’une richesse d’ornementation extraordinaire, d’un goût peut-être douteux, mais d’un remarquable, fini de détail, et l’on admire d’autant plus ces sculptures, qu’au dire de la chronique, elles ne sont point dues au ciseau de l’artiste, mais au pic granier du tailleur de pierre.

Aujourd’hui, m’a-t-on dit, la porte de San Francisco n’existe plus ; le couvent est démoli, les matériaux dispersés, le terrain vendu.

On regrette que le gouvernement libéral, dans sa hâte de détruire les couvents, n’ait point su conserver ce magnifique échantillon de l’art mexicain.

Le couvent de la Mercie n’est qu’une immense bâtisse dont rien, ni l’église, ni la façade, ne peut attirer l’attention du passant ; mais son cloître est le plus admirable de Mexico.

Couvent de la Mercie, à Mexico. — Dessin de Catenacci d’après une photographie de M. D. Charnay.

De blanches colonnes aux arceaux dentelés forment d’immenses galeries encerclant une cour dallée, dont une fontaine bien modeste orne le centre. Ces colonnes légères et les dentelures finement découpées rappellent le style grenadin qu’on voit se développer avec tant de splendeur dans la cour de l’Alhambra.

Placé au centre d’un faubourg des plus populeux, le cloître, par sa solitude et son silence, forme un contraste frappant avec le tumulte et l’agitation du dehors. Rien ne peut se comparer à la tristesse qui règne dans ses murs. De temps à autre un aguador vient remplir à la fontaine ses cantaros et ses chochocoles (urnes et pots qui lui servent à transporter l’eau). Quelquefois la tunique blanche d’un religieux vient animer une seconde le désert des galeries pour disparaître aussitôt dans l’ombre des vastes corridors, peuplés de cellules désertes pour la plupart.

Aux murailles des galeries sont suspendus de nombreux cadres avec personnages, grandeur nature, représentant des scènes religieuses, les martyrs de l’ordre, et les saints qui l’ont rendu célèbre. Toutes ces physionomies muettes, dans l’extase de la prière ou de la douleur, n’offrent aux yeux que poses violentes et tableaux d’horreur. Ce ne sont que dislocations, bûchers, supplices de tous genres.

Parmi ces personnages, les uns lèvent au ciel leur tête coupée dont le sang les inonde, d’autres vous tendent a l’envi leurs moignons sanglants ou leurs membres calcinés. Un dégoût invincible envahit tout votre être ; vous vous reportez à ces temps, d’une part de persécution monstrueuse, d’autre part d’exagération pieuse, où l’on croyait se faire aimer de Dieu en provoquant contre soi jusqu’au crime, où, détestant la vie, l’on avait soif de supplices, et vous abandonnez le cloître remerciant le ciel d’avoir dissipé toutes ces ténèbres d’un fanatisme qui recherchait le martyre dans un sentiment beaucoup plutôt égoïste que charitable.

La Mercie possède encore une belle bibliothèque où l’amateur pourrait découvrir des trésors ; et le chœur de l’église, composé d’une centaine de siéges en chêne sculpté, est un des plus beaux que je connaisse.

Le Salto del Agua est la seule fontaine monumentale que possède Mexico. Placé en dehors des grandes voies de circulation et dans le centre d’un faubourg, il termine l’aqueduc qui partant de Chapultepec amène à Mexico les eaux de ses sources. C’est une construction oblongue, ornée d’une façade fort médiocre. Au centre un aigle aux ailes déployées soutient un écu meublé des armes de la ville. De chaque côté des colonnes torses avec chapiteaux corinthiens supportent deux figures symboliques de l’Amérique et de l’Europe, qu’accompagnent huit vases à moitié brisés. Suivant les historiens de la conquête et les anciens auteurs mexicains, le Salto del Agua et l’aqueduc qu’il termine avaient remplacé l’ancien aqueduc de Montézuma, bâti par Netzahualcoyotl, roi de Texcoco, sous le règne de Izcoatl, c’est-à-dire de 1427 à 1440. Nous lisons aussi dans Clavijero, que deux aqueducs amenaient l’eau de Chapultepec à la capitale. La bâtisse était un mélange de pierre et de mortier, la hauteur des aqueducs de cinq pieds, la largeur de deux pas. Ces aqueducs occupaient une chaussée qui leur était exclusivement réservée, et amenaient l’eau jusqu’à la ville et de là dans les palais impériaux.

Le Salto del Agua (fontaine), à Mexico. — Dessin de Catenacci d’après une photographie de M. D. Charnay.

Quoique double, l’eau n’arrivait que par un seul aqueduc à la fois, facilitant ainsi la réparation de l’autre afin que l’eau arrivât toujours pure. Il faut avouer que les Mexicains d’autrefois avaient plus de prudence et plus de soin de leurs monuments que ceux de nos jours, qui laissent tomber les leurs en ruine.

En parcourant les environs de Mexico, on trouve à Popotlan, à deux lieues environ de la ville, l’un des plus poétiques souvenirs de la conquête. Ce fut à l’ombre du vieil Altuahuete (cyprès) que Cortez vint reposer ses membres endoloris et pleurer son effroyable défaite du 1er  juillet. L’arbre fut appelé depuis : Arbre de la nuit triste. Il a été représenté à la page 277. Rappelons rapidement les causes qui amenèrent ce déplorable événement.

Montézuma était prisonnier des Espagnols, et la noblesse mexicaine voulant encore fêter son roi dans les fers, offrit au monarque malheureux un bal au palais même qui lui servait de prison. Alvarado commandait en l’absence de Cortez, mais il ne voulut permettre la réunion qu’à la condition expresse que les Mexicains s’y rendraient sans armes. Le palais se remplit à l’heure fixée des nobles mexicains vêtus de leurs plus riches parures et de leurs joyaux les plus précieux. C’était un océan de plumes aux vives couleurs, une richesse incroyable de plaques d’or, un amas prodigieux de perles, de diamants et de pierres précieuses. À l’aspect de tant de richesses, les Espagnols furent éblouis, leur convoitise s’éveilla terrible, leurs regards s’allumèrent, la soif de l’or les enivra, et l’assurance de l’impunité leur fit commettre la plus infâme des trahisons. D’un commun accord ils se précipitèrent comme des tigres sur la noblesse sans défense, et se gorgèrent à l’envi de carnage et d’or.

La nation frémit à la nouvelle de cet attentat sans nom, mais le respect inspiré par le roi prisonnier la maintint encore. Cortez, du reste, était absent, et l’on comptait sur sa justice et le châtiment des coupables. Cependant il arrivait, vainqueur de Narvaez et son entrée fut triomphale. Aveuglé par le succès, Cortez se borna à quelques réprimandes, espérant que le temps apaiserait l’indignation populaire.

Mais le désespoir et la colère des Mexicains arrivèrent à leur paroxysme, et la mort de Montézuma ne permit plus l’espérance d’aucun arrangement. Ce fut alors une guerre à mort, sans trêve ni merci. Les arquebuses et les coulevrines furent impuissantes contre ce flot toujours renouvelé d’assaillants désespérés. Les Espagnols indécis, troublés, durent songer à la retraite. Cortez lui-même perdit en cette circonstance la présence d’esprit qui ne l’avait jamais abandonné. Devant l’énormité du péril, son courage chancela ; il voulut fuir et crut déguiser sa retraite à la faveur d’une nuit pluvieuse.

La troupe espagnole, suivie des Tlascastlecas ses alliés, abandonna donc cette ville témoin de tant de triomphes. Chaque soldat chargé d’or suivait péniblement la route obscure ; nul danger apparent n’arrêtait sa marche, la ville était silencieuse. Quelques heures encore tout était sauvé. Mais au moment de franchir les ponts de la rue de Tlacopan, des milliers de guerriers surgirent de tous côtés. Ce fut une mêlée horrible, un mélange épouvantable de cris de douleur et des hurlements de rage, un combat sans nom, où l’élite de la troupe espagnole périt sans gloire dans les eaux bourbeuses des fossés et sous la hache impitoyable des Mexicains. Cortez, Ordaz, Alvarado, Olid et Sandoval échappent avec peine suivis d’une poignée des leurs. Ils fuient et s’éloignent désespérés, n’osant rappeler cette nuit sanglante.

Ils arrivèrent ainsi jusqu’à Popotlan où Cortez, pleurant, dit-on, vint s’étendre sous les vieux cyprès.

« Ô Cortez ! s’écrie un de nos compatriotes[5], Alvarado et vous tous valeureux comme Thésee, mais insatiables comme Cacus, vous ne méritez pas des statues de marbre, mais d’argile. Loin d’être les apôtres de la civilisation, votre valeur n’a servi qu’à l’abrutissement du peuple dont vous deviez améliorer le sort en l’initiant aux mystères d’une destinée supérieure.

« Que reste-t-il de vos actions héroïques ? Un peuple déchu de son ancienne splendeur ; d’un christianisme douteux et s’enfonçant chaque jour dans une abjecte barbarie : quelques pages glorieuses, mais impures, une rue du nom d’Alvarado, un vieil arbre décrépit et solitaire, devant bientôt mêler ses cendres à celles des malheureux dont il rappelle le souvenir funèbre. »


Les ruines de Tlalmanalco. — Les deux routes conduisant du plateau de Mexico au rivage du golfe.

C’est encore à notre savant ami, M. Jules Laverrière, que le voyageur de la vallée de Mexico doit la découverte des ruines de Tlalmanalco et quelques renseignements sur leur origine. Du reste, nul mieux que lui ne connaît le plateau, et personne n’est plus capable de le mieux dépeindre. À une lieue et demie de Chalco, le touriste se dirigeant vers les volcans monte une petite côte, passe devant la magnifique filature de Miraflores, et se, trouve à quelques milles au delà, devant le village à demi ruiné de Tlalmanalco. Au milieu du cimetière, près de l’église moderne, s’élèvent les superbes arceaux dont la création remonte aux premiers temps de la conquête. Ces ruines, selon M. Laverrière, sont les restes d’un couvent de franciscains, dont les travaux restèrent inachevés.

Ruines de Tlamanalco (voy. p. 365). — Dessin de Catenacci d’après une photographie de M. D. Charnay.

L’architecture de ces arceaux est vraiment extraordinaire, et la forme des colonnes, les chapiteaux et les sculptures tiennent du mauresque, du gothique et de la renaissance. La création est tout espagnole et reporte l’imagination de la cathédrale de Burgos à l’Alhambra. L’ornementation porte un cachet mexicain, riche, capricieux, fantastique et mi-symbolique.

Mais si le dessin est espagnol, l’exécution est toute mexicaine, et l’ensemble de l’œuvre a l’empreinte des deux civilisations. Les ruines de Tlalmanalco sont uniques dans leur genre au Mexique, et l’on ne retrouve nulle part rien qui leur puisse être comparé.

Il reste au voyageur, pour bien connaître la vallée, une excursion a San Agustin, à Tacubaya et à Nuestra Senora de Guadelupe. San Agustin est un assez joli village à quatre lieues au sud de Mexico. Toute sa célébrité lui vient du jeu qui, à la fête patronale, attire les Mexicains et les étrangers qui viennent y tenter la fortune. Il faut avoir, au moins une fois dans sa vie, assisté à cette réunion extraordinaire où la dignité la plus exquise préside aux arrêts de l’aveugle déesse.

Dans une salle immense s’étend un vaste tapis vert, disparaissant sous des amas d’or. On y joue au monte, espèce de lansquenet. Le banquier n’a qu’une chance raisonnable, et les probabilités sont bien partagées, à l’opposé des jeux de Hombourg, qui sont une véritable duperie.

L’enjeu est considérable ; rien ne vient contrarier la chance du joueur, la ponte étant illimitée.

Vous pouvez, en principe, si vous en avez les moyens, ponter le total de la banque sur table, c’est-à-dire de quatre à cinq cent mille francs. Cela s’appelle tapar et monte. Il faut ajouter que ce cas est rare, mais un bonheur quelque peu suivi arrive à ce résultat.

Entrons. La salle est pleine. L’or seul est admis. Les cartes s’étalent et s’appellent. Perdants ou gagnants reçoivent ou repontent sans qu’un geste malheureux ou qu’une parole déplacée vienne interrompre la partie qui se continue. Au milieu de cette assemblée où se déroulent les péripéties de la plus terrible des passions humaines, on entendrait voler une mouche, le silence est absolu. Combien cependant s’éloignent désespérés !

On parle d’un padre riche, qui quelquefois arrive suivi d’un domestique porteur d’un talegue d’or (quatre-vingt-cinq mille francs). Il s’arrête, regarde un instant les coups, combine, observe, calcule et se décidant pour une carte qui lui plaît, dépose comme enjeu la somme entière.

Le croupier appelle, il écoute sans émotion apparente, gagne ou perd avec le même calme, allume tranquillement une cigarette et se retire.

Les fêtes de Tacubaya n’ont point la même célébrité ; on y joue comme partout au Mexique. Mais la merveille de Tacubaya, c’est la propriété de don Manoel Escandon, résidence délicieuse, entourée d’eau, coupée de lacs et de cascades, et contenant toutes les flores du globe. Un horticulteur émérite en dirige l’entretien, et nous rendons hommage à l’urbanité charmante du propriétaire de la villa et de son neveu don Pepe Amor, qui en font les honneurs avec tant de grâce.

Guadelupe est un village à deux lieues au nord de Mexico. Un chemin de fer vous y mène en quelques minutes.

Guadelupe est le grand pèlerinage du Mexique. La Vierge y possède une chapelle privilégiée où les miracles se succèdent sans relâche. Placée au sommet d’une pointe de rocher relié à la chaîne principale, et qui fait promontoire dans la plaine, la chapelle regarde Mexico et permet au voyageur de parcourir de l’œil tout le panorama de la vallée.

Au pied du rocher une fontaine merveilleuse, couverte d’un dôme magnifique, prodigue, moyennant redevance, à tous les infirmes du globe, les vertus curatives de ses eaux sacrées.

Chaque jour, l’Indien crédule y vient renouveler sa provision épuisée, réciter ses humbles prières aux pieds de la Vierge, et s’en retourne satisfait d’avoir un instant contemplé la divine image. Les jours de fête, c’est une masse énorme de population accourue de tous les points du Mexique ; tous les costumes y sont réunis, tous les types s’y confondent : ce ne sont partout que cris de joie et bruit de cloches. Les marchands de toute espèce étalent aux yeux des promeneurs des fruits de tous les climats ; l’Indienne y fabrique des tortilles et de grandes galettes à la graisse rance, dont l’odeur vous prend à la gorge. Le pulqué coule à plein bord. Vous vous retirez fatigué de ces bruits, la tête embarrassée par ces parfums de rôtisseur, couverts de poussière, et vous rentrez avec une vague réminiscence de la foire aux jambons de Paris.

Deux routes conduisent de Mexico à la Vera-Cruz ; toutes deux sont jalonnées de grands souvenirs historiques. La plus courte, celle qui se dirige au sud-est par Puebla de los Angeles, traverse, à une vingtaine de lieues de la capitale, le territoire de l’antique Cholula, une des cités les plus populeuses et les plus florissantes de l’Amérique avant l’arrivée des Européens, et dont la fondation était attribuée aux races primitives qui précédèrent les Aztèques sur le sol mexicain. Comptant plusieurs centaines de temples, Cholula était pour les anciens habitants du pays ce qu’est la Mecque pour les musulmans, Jérusalem pour les chrétiens : c’était la ville sainte de l’Anahuac. Là, selon la tradition, avait résidé vingt ans Quetzalcoalt, réformateur déifié des aborigènes, et c’est de là qu’il partit pour les contrées de l’Orient, en annonçant le retour de ses descendants après une période de plusieurs siècles : prédiction qui fut le plus puissant auxiliaire des conquérants espagnols.

Vue de Puebla, prise d’El Alto. — Dessin de Catenacci d’après une photographie de M. D. Charnay.

Le principal sanctuaire de Quetzalcoalt surmontait une pyramide immense, qui, envahie aujourd’hui par une luxuriante et sauvage végétation, semble due au jeu de la nature plutôt qu’au travail de l’homme. Cette masse de briques, dont la base quadrangulaire couvre près de dix-huit hectares de terrain, s’élève encore à soixante mètres de hauteur.

« On ne saurait imaginer rien de plus grandiose que le tableau qui se présentait jadis aux yeux du haut de la plate-forme formant le sommet de la pyramide. Du côté du nord, s’étendait cette haute barrière de roches porphyroïdes dont la nature a entouré la vallée de Mexico, et au-dessus de laquelle se dressent les grands pics de Popocatepetl et d’Iztaccihuatl, comme deux géants placés en sentinelle à l’entrée de cette région enchantée. Bien loin au sud, on apercevait la cime conique de l’Orizaba, qui se perdait dans les nuages, et sur un plan plus rapproché, la sierra de Malinche, chaîne aride, mais aux formes pittoresques, qui jetait ses grandes ombres sur les plaines de Tlascala. Trois de ces montagnes sont des volcans, plus élevés qu’aucune des montagnes de l’Europe, et enveloppés de neiges éternelles qui résistent aux ardeurs du soleil des tropiques. Aux pieds du spectateur s’étalait la ville sainte de Cholula, avec ses tours et ses flèches étincelant au soleil, au milieu des jardins et des ombrages verdoyants qui ornaient à cette époque les environs cultivés de la capitale. Tel était le magnifique tableau qui frappa les regards des conquérants et qui s’offre encore, avec quelques légers changements, au voyageur moderne qui, du haut de la grande pyramide, promène ses yeux sur la plus belle portion du beau plateau de Puebla[6]. »

Panorama de la ville de Puebla : côté de l’ouest. — Dessin de Catenacci d’après une photographie de M. D. Charnay.

La ville de Puebla de los Angeles fut fondée par les Espagnols, peu de temps après la conquête, sur l’emplacement d’un village insignifiant du territoire de Cholula, à quelques milles à l’est de cette capitale. C’est peut-être, après Mexico, avec laquelle elle rivalise de beauté, la ville la plus considérable de la Nouvelle-Espagne. Elle paraît avoir hérité de la prééminence religieuse de l’ancienne Cholula, et se distingue, comme celle-ci, par le nombre et la splendeur de ses églises, par la multitude de prêtres qu’on y rencontre, par le luxe de ses cérémonies et de ses fêtes. On peut consulter à cet égard les relations des voyageurs qui ont traversé cette ville en se rendant, par cette voie, de Vera-Cruz à la capitale[7].

Panorama de la ville de Puebla : côté de l’est. — Dessin de Catenacci d’après une photographie de M. D. Charnay.

La deuxième route, contournant par le nord le lac de Tescuco, passe par cette vallée d’Otumba où le 8 juillet 1520 Cortez termina par une sanglante victoire la désastreuse retraite commencée pendant la nuit triste. Un peu au delà on atteint les hauteurs qui dominent la vallée de Tlascala, en vue des vénérables pyramides de Teotihuacan, qui sont probablement, sans en excepter le temple de Cholula, les plus anciennes ruines qui existent sur le sol mexicain. Les Aztèques, si l’on en croit leurs traditions, trouvèrent ces monuments à leur arrivée dans le pays. Teotihuacan, « l’habitation des dieux, » qui n’est aujourd’hui qu’une misérable bourgade, était alors une cité florissante, rivale de Tula, la grande capitale toltèque. Les deux principales pyramides étaient dédiées à Tonatiuh, le soleil, et à Metzli, la lune. Il résulte de mesurages récents que la première, beaucoup plus grande que l’autre, a six cent quatre vingt-deux pieds de longueur à sa base et cent quatre-vingts pieds de haut, dimensions qui ne sont point inférieures à celles de quelques-uns des monuments analogues de l’Égypte. Ces pyramides se composaient de quatre assises, dont trois sont encore aujourd’hui reconnaissables, quoique les traces des gradations intermédiaires soient presque effacées. Le temps, en effet, les a tellement maltraitées, elles ont été tellement envahies et défigurées par la végétation perfide des tropiques, qui recouvre ses propres dégradations de son manteau de fleurs, qu’il n’est pas facile de distinguer, au premier abord, la forme primitive de ces monuments. La ressemblance de ces masses énormes avec les tumuli de l’Amérique du nord a fait croire à quelques personnes qu’elles n’étaient que des éminences naturelles, auxquelles la main de l’homme avait donné une forme régulière, et qu’elle avait ensuite ornées de terrasses et de temples, dont les ruines couvrent encore leurs flancs.

D’autres, ne voyant pas d’élévations semblables dans la vaste plaine où elles se trouvent, en ont conclu, avec plus de vraisemblance, qu’elles étaient d’une construction entièrement artificielle.

Autour de ces pyramides principales s’élèvent un grand nombre de monuments du même genre, mais de moindre dimension, et dont bien peu dépassent dix mètres en hauteur. La tradition locale veut qu’ils aient été dédiés aux étoiles et qu’ils aient servi de tombeaux aux grands chefs des anciennes peuplades. La plaine qu’ils dominent s’appelait Micoatl ou chemin des morts. Souvent encore, l’humble laboureur d’aujourd’hui, en retournant la terre pour lui confier la semence de la moisson prochaine, met à jour des pointes de flèches et des lances d’obsidienne, qui attestent le caractère belliqueux des anciens habitants du pays.

Le voyageur qui gravit un sommet de la pyramide du Soleil est bien dédommagé de sa fatigue par la vue magnifique qui se déroule devant lui : — vers le sud-est, se dressent les monts de Tlascala, entourés de leurs vertes plantations et de champs cultivés, au milieu desquels on distingue un petit village, jadis fière capitale de cette république ; un peu plus au sud, l’œil traverse les belles plaines qui s’étendent autour de Puebla de los Angeles ; loin dans l’ouest, c’est la vallée de Mexico, qui s’étale comme une carte, avec ses lacs rapetissés, sa noble capitale, sortie plus glorieuse de ses ruines, et ses montagnes accidentées, qui l’entourent de leur sombre rideau comme au temps de Montézuma.

D. Charnay.

Nota. Les dessins originaux de deux planches reproduites dans la livraison 23, pages 293 et 304, ont été par erreur attribués à M. Dauzats ; ils sont de notre collaborateur, M. Blanchard.

  1. Voy. pages 241, 257, 273, 289.
  2. Voy. tome IV, page 161.
  3. Baillière et fils, 1861.
  4. Ces renseignements nous sont fournis par un savant travail de M. Jules Laverrière.
  5. M. Jules Laverrière.
  6. Prescott, Hist. de la conquête du Mexique, liv. III, chap. vi.
  7. Bullock, Mexico, vol. I, chap. vi. — Ward. t. II, p. 270. — Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, vol. II et IV. Enfin M. E. Vigneaux, dans un livre qui, nous l’espérons, ne tardera pas à paraître, attribue à Puebla soixante églises, une trentaine de couvents et plus de cent clochers ou dômes. Parmi les localités du voisinage il cite le village d’Attixco, où l’on voit encore le vénérable cyprès Alhuahuete, beaucoup plus vieux certainement que ceux du bois de Chapultepec, et que Humboldt proclame le roi du règne végétal ; sa circonférence est de vingt-trois mètres. Il est creux ; et le diamètre intérieur de la cavité est d’environ cinq mètres.