Lettre d’écorniflerie


Lettre d’ecorniflerie et declaration de ceux qui n’en doivent jouyr.

début du XVIIe siècle



Lettre d’ecorniflerie et declaration de ceux qui n’en doivent jouyr.
À Paris, par Pierre Menier, portier de la porte Saint-Victor1. Sans date. In-8.

Lettre generale autentique et perpetuel privilége d’escorniflerie, soit pour l’entrée ou issue2 de quelque repas que ce soit.

Engorgevin3, par la clemence bacchique roy des Francs Pions4, duc des Movinateurs5, comte de Glace, prince des Morfondus, marquis de Frimas, archiduc de Gelée, vicomte de Froidure, damoiseau de Neige, admiral des Gresles, vicomte de Tremblay, baron de Poylen, capitaine des Paniers Vendangez, grand colonnel des Vents de Bize, viel caporal de Frepaut, seigneur de Frepillon6, commandeur des Escervelez, grand goulpharin de Grève, prevost de la cour de Miracle et premier messaire de nostre case prochaine ;

À tous nos falotissimes et mirelifiques abbez, amis et confederez, gaudichonnement fanfruchés, continuels millions de saluts7, vieux, s’ils estoient d’or ils vaudroient mieux, pris sur notre espargne, au four de Vanves.

Sçavoir faisons que pour le bon amour et zèle que tous portent à nos brocgardissimes et croustelevez cousins, tous bons pilliers de tavernes, champgaillardiers8, fins galliers9, francs lipeurs, escumeurs de marmites, vendeurs de triacle10, gueux de l’hostière11, friponniers, crieurs de vieux fer, vieux drapeaux ; repetasseurs, chicaneurs, vieux laridons, briphe-miches12, froid-aux-dents, porteurs de rogatons13, raboblineurs14, lorpidons15, garde-clapiers, morte-paye cassez16, ramonneurs de cheminée, dégresseurs de vieux chapeaux gras, trousse-lardiers, rongneux, morpionnaires, chassieux, grateleux, pediculaires, farcineux, alterez, bauquedenares17, tatonniers, malotrus, bailleurs de belles vessies, loqueteurs18, besaciers, ragoins, baille-luy-belle, bedondiers19, vielleurs, emoleurs, beffleurs, baille-luy-bon-branle, et generallement à tous nos ordinaires sujets et vassaux, tous bons bigorniers20, à ceux, pour plusieurs causes et autres à ce nous mouvans, avons donné et octroyé, donnons et octroyons ces presentes lettres authentiques perpetuelles et general privilége d’escorniflerie, duquel leur avons permis et permettons jouyr et user plainement, paisiblement et franchement par tous les lieux et endroits de nos royaumes, pays, terres, seigneuries et dominations sous la souveraineté de nostre tres-fort et invinciblissime monarque Bacchus, et en ce faisant, pourront corner au Corne, se saisir de la Croix blanche21 pour chasser le Petit Diable22, assaillir l’une et l’autre Bastille23, visiter les beuvettes des Magdelaines24, flatter et escumer la Marmitte, demander l’Audience, se ruer sur les Trois Poissons25, s’asseoir aux Chaizes, mirer au Miroir, grenouiller aux Grenouilles, jouer aux Pommes de Pin, se retirer sur le Bœuf, se deffendre au Pourcelet, heurler après le Loup, ne laissant brusler la Souche, se conduire aux Torches26 et Lanternes, prendre plaisir au Cigne blanc et rouge, s’accomoder avec le Fer de Cheval, se rafraichir à la Heure27, parfois à la Corne28, voguer la Galère29, entrer en l’Arche de Noé, contempler la Blanque, se mettre à l’ombre de l’Orme, prendre l’Escu d’Argent30 et plusieurs autres lieux estans en nostre obeyssance, et d’une mesme traitte jouer souvent des gobelets, desseicher verres, hanaps, taces, couppes, godets ; vuider brocs, barils, flacons, bouteilles, calebasses ; alleger quartes, pintes et chopines ; n’espargner vin sec, hypocras, rosette31, bastard32, Romeny, muscadet33, blanc, clairet et fauveau ; donner cargue à Beaune, Orleans, Ay, Irancy34, Gascongne, Grèce, Anjou, Seure, Seurène, Saint-Clou, Argenteuil, Icy et Panorille ; leur defendant très expressement la cervoise, la Belle Guillemette Tourne-Moulin35, la tezanne, la godalle36, la bière, si ce n’est en cas d’urgente alteration, et d’avoir trop croqué la pie37 et trop soufflé en l’encensoir, et non autrement ; donnant une allarme à jambons, andouilles, cervelats, eschignées et semblables vieux aiguillons.

En outre enjoignons à nos dits sujets que, en cas d’escorniflerie, autant maistres que valets trinquent (tanquam sposus) tant que les larmes leur en viennent aux yeux, à la mode du bon pion Biffaut et son valet Riffleandouille38, qui mieux vaut.

Et davantage, leur commandons très expressement qu’en quelque part ou lieu que ce soit, là où ils trouveront aucun de quelque estat ou qualité qu’ils soient, qui se voudront mesler d’entremettre et user du dit privilége d’escorniflerie (s’ils n’en ont lettres speciales et generales, telles et semblables que ces presentes), de ne les en laisser jouyr, ains les condamner sur le champ en telle amende qu’ils verront estre à faire par raison.

Et encore par ces dites presentes deffendons generalement à toutes personnes, tant soient mestoudins39 ou esvetez, de ne troubler ou empescher nullement nos dits subjets et vassaux, ny aucuns d’iceux, en la jouyssance de leur dit present privilége, et, en ce faisant (pour harnois de gueule), ne prendre n’exiger d’eux aucuns deniers, or, argent, ny gage quelconque, nonobstant l’ordonnance d’un commun usage qu’on dict :

À Paris, à bon usage,
Qui n’a argent si laisse gage ;

et ce sur peine d’encourir nostre perpetuelle disgrace.

Si donnons en mandement par ces mesmes presentes à nostre rubicondissime conseiller Magistrum Trigorinus Triory, ou, en son absence, à son lieutenant, le seigneur d’Ortouaillon, qu’il fasse ces presentes publier par tous les endroits de nostre obeyssance, et icelles face observer inviolablement de point en point selon leur forme et teneur, nonobstant l’amy Baudichon40, ny Gautier ou Mitaine, à ce contraires : car tel est nostre plaisante et envinée volonté. Donné en poste, à nostre chasteau d’Appetit, pres Longue-Dent, et l’avons fait sceller par nostre gand chancelier de paste d’eschaudez41, par faute de cire bleue, et signé par maistre Cruche Hebriaque42, nostre grand secretaire et premier chambelan du Port-au-Foin, baillé l’an entier, au mois qui a si a, le jour si tu n’en as cherches-en, si tu en trouves si en prend, et au-dessous la chasser, par nostre greffier Belle-Dare, autrement dit Maunourry ; voulons au surplus foy estre adjoustée au vidimus de ces presentes, comme au foye d’un canard à la dodine43, pourveu qu’elles soient collationnées à l’original d’icelles. Ce fut fait ès presances de Robinet Trinquet, seigneur de Nifles ; Grisard, chastelain de Tremblemont, controleur Gelard des Mouches Blanches ; Floquet-Javelle, grand escuyer des Mules aux talons, et autres seigneurs des Morfondus.

Declaration de ceux qui ne doivent jouyr du
privilége et droict d’escorniflerie
.

Nous n’entendons avecques nous
Recevoir le vin de Lion,
Sçavoir : gens plein d’ire et courroux
De noise et de rebellion,
Jureurs, faiseurs de millions
De blasphèmes très execrables ;
Ceux-là, avec Pigmalion,
S’en voisent boire à tous les diables.

Le vin de Bone, pareillement,
N’est receu en nostre banquet.
Sont vilains qui incessamment
N’ont que d’ordes vaines caquet,
Leur langue souillans au bacquet
D’infections à tous propos.
Arrière de nostre banquet
Bouquins de luxure supposts.

Vuidez d’icy, melancholiques,
Vieux resveurs farcis de chagrin,
Frenezieux et fantastiques ;
Vers nous de credit n’avez grain.
De vous aussi ne voulons brin,
Qui, tenant du vin de pourceau,
Vous yvrés et dormez soudain
Comme porcs après le morceau.

Responce des Lyonnistes, Boucquins et Porcelins.

La terre les eaux va beuvant,
L’arbre la boit par la tremine,
La mer espesse boit le vent
Et le soleil boit la marine ;
Le soleil est beu de la lune,
Tout boit à son ordre et compas.
Suivant ceste reigle commune,
Pourquoy donc ne boirons-nous pas ?

Ceux qui jouyront dudit privilége d’escorniflerie.

Tous ceux qui ont le vin de singe
Joyeux, disant le mot,
Soit d’Oriane ou de Marsinge,
Sont bien venus en nostre escot ;
Part auront à nostre piot
Pour leur gaillardise et plaisance,
Et tous ceux de vin de marmot
Ne tendans qu’à resjouyssance.




1. Cette pièce est, pour le titre et quelques détails, une imitation de la Lettre de Corniflerie de Jean d’Abundance, imprimée d’abord à la suite des Quinze Signes (Voy. Brunet, Manuel du libraire, à ce mot), puis séparément à Lyon. La Lettre d’écorniflerie reproduite ici a déjà trouvé place dans le Recueil de pièces joyeuses, etc., mentionné par Debure dans sa Bibliographie instructive, t. 2, p. 40, nº 3630. Elle est aussi indiquée, mais à tort, comme venant à la suite d’une pièce du même genre que nous donnons plus loin.

2. Issue étoit synonyme de dessert.

3. Dans la Lettre de Corniflerie de Jean d’Abundance, c’est Taste-Vin qui se donne aussi pour roi des Pions, duc de Glace, comte de Gelée, etc.

4. Francs buveurs, comme les gaillards pions de Rabelais (liv. 2, chap. 27) et ceux que Villon nous montre ainsi en enfer, dans son Grand Testament :

Pions y feront mate chere,
Oui boyvent pourpoinct et chemise,
Puis que boyture y est si chere.

5. Il faut sans doute lire popinateur (buveur).

6. Dans les rues Phelypeaux, ou Frepaux, et Frepillon se vendoient les vieux meubles et les vieilles hardes. V. notre édition des Caquets de l’accouchée, p. 255, et notre tome 3, p. 78.

7. Le salut étoit une monnoie d’or avec une image de la Vierge recevant la salutation angélique. V. notre tome 2, p. 191.

8. Coureurs des mauvais lieux dont étoit remplie la rue du Champgaillard. V. notre tome 3, p. 44.

9. Coureurs de galas, hommes de joyeuse humeur.

10. Vendeurs de thériaque, la grande panacée du moyen âge. Triacleur se disoit encore alors pour charlatan. V. Régnier, satire 13, v. 230.

11. Gueux de l’hôpital, selon Oudin, au mot Hostière de son Dict. franç.-espagnol. Pasquier (Recherches de la France, liv. 8, ch. 42) et après lui Furetière, dans son Dictionnaire, prétendent à tort qu’on les appeloit ainsi parcequ’ils alloient fleuretant les huis des maisons. Rabelais parle des gueux de l’hostière (liv. 1er, ch. 1er, et liv. 5, ch. 11).

12. Grand mangeur de miches. Je croirois volontiers que c’est par ces mots, et non par ceux de brise-miches, qui n’en sont qu’une altération, qu’on désigna d’abord une rue bien connue de Paris, dans le quartier Saint-Merry.

13. Vendeurs de reliques et d’oraisons (rogatum, prière). Rabelais se sert de cette expression, et Henri Estienne veut qu’on appelle ainsi les moines, « pour ce que, dit-il, ils ne vivent que des aumosnes des gens de bien. » (Apologie pour Hérodote, t. 1er, p. 536.)

14. Raccommodeurs de souliers et autres rapetasseurs. (Est. Pasquier, Lettres, liv. 10, lettre 7.)

15. Lourpidon, vieux sorcier qui joue un rôle dans l’Amadis.

16. Par morte-paye, pour l’homme de guerre, on entendoit ce que nous appelons aujourd’hui demi-solde.

17. Il faut peut-être lire poquedenares, gens peu pourvus d’argent.

18. Mendiant couvert de loques. On disoit plutôt loqueteux.

19. Joueurs de bedon, sorte de cornemuse. Dans les comptes d’Isabeau de Bavière, on trouve nommés Pierre de Ryon et Jehan Chevance en cette qualité. V. le Roux de Lincy, Femmes célèbres de l’ancienne France, t. 1er, p. 637, 641.

20. Ceux qui entendent bigorne, c’est-à-dire l’argot.

21. Cabaret fréquenté par Chapelle, et qui se trouvoit près du cimetière Saint-Jean, dans la petite rue à laquelle il avoit donné son nom.

22. Le Petit-Diable étoit près du Palais. V. Ode à tous les cabarets, dans le Concert des enfants de Bacchus.

23. L’un des deux cabarets qui s’appeloient Bastille se trouvoit encore, en 1788, rue de l’Arbre-Sec, près du cul-de-sac qui en a gardé le nom.

24. Taverne qui se trouvoit sans doute près de l’église de la Magdelaine en la Cité, non loin, par conséquent, de la Pomme-de-Pin, et dont Saint-Amant a parlé quand il a dit, dans sa pièce des Cabarets :

Paris, qui prend pour son Helène
Une petite Madelaine.

25. Il existoit à Paris, au XVIe siècle, deux cabarets de ce nom : l’un faubourg Saint-Marceau, dont il est parlé dans les Contes d’Eutrapel ; l’autre près du Palais, cité par Larivey à la scène 6, acte 2, de la comédie de la Vefve.

26. Les Torches, mentionnées avec honneur dans l’Ode à tous les cabarets, se trouvoient au cimetière Saint-Jean. En 1690, selon le Livre commode des adresses, c’est un nommé Martin qui étoit maître de cette taverne.

27. Il y avoit en 1603 un cabaret de la Hure rue de la Huchette (L’Estoille, édit. Michaut, t. 2, p. 347).

28. Ce cabaret existoit dès le temps d’Erasme dans le quartier des Écoles. On lit dans l’Ode à tous les cabarets :

Je prefère au meileur collége
La Corne en la place Maubert.

29. Il y avoit à Paris plusieurs tavernes de ce nom. La meilleure étoit rue Saint-Thomas-du-Louvre.

30. Ce cabaret, qui se trouvoit dans le quartier de l’Université, est cité comme l’un des plus fameux dans la mazarinade ayant pour titre : Discours facecieux et politique, en vers burlesques, sur toutes les affaires du temps, etc. ; Paris, 1649, in-4. C’est le maître de cette taverne qui avoit inventé ces soupes nommées à cause de lui soupes à l’écu d’argent, et dont Boileau a donné la recette quand il a dit dans sa 3e satire :

Que vous semble. . . . du goût de cette soupe ?
Sentez-vous le citron dont on a mis le jus
Avec un jaune d’œuf mêlé dans du verjus ?

31. Vin de teinture (aligant), selon Cotgrave.

32. Vin de Grèce, célèbre depuis long-temps en France, comme on le voit par un passage de Gringore. Sa vogue se maintint mieux encore en Angleterre ; on en trouve la preuve dans les vieux dramatistes anglois. V. aussi le Henri IV de Shakspeare.

33. Vin de friandise alors très recherché. Courval-Sonnet en parle ainsi dans une de ses satires :

Les exquis muscadets, appelés vins de couche,
Sont toujours reservés pour la friande bouche
De ces bons financiers qui n’espargnent nul prix.

34. Le vin d’Irancy, petite ville à trois lieues d’Auxerre, étoit célèbre. Larivey en parle à la scène 6 de l’acte 2 de la Vefve, et l’Auxerrois Roger de Collerye fait dire à monsieur de Deça :

Or il est temps partir d’icy
Pour aller boire à Irency
Et engager robe et pourpoint.

Les œuvres de Roger de Collerye, nouvelle édition, donnée par M. Ch. d’Héricault, Biblioth. elzevirienne, p. 152.)

35. Sans doute une marchande de coco de ce temps-là, portant sur sa fontaine, comme ses confrères d’aujourd’hui, un petit moulin de fer blanc toujours ailes au vent.

36. De good ale (bonne bière), boisson angloise qui avoit été importée chez nous lors de la conquête, et qui n’y avoit pas fait fortune. On la renvoyoit volontiers à ceux qui l’avoient apportée et aux Flamands. V. Froissard, chap. 59, et Marot, Ballade sur l’arrivée de M. d’Alençon en Hainaut.

37. Croquer la pie, boire, sucer le piot, être bon pion. Selon Leroux (Dict. comique), pie se disoit pour « ivre, saoul, imbu de vin. »

38. Ce personnage burlesque figure aussi dans l’étrange pièce de Sigongne, le Ballet dus Quolibets, dansé au Louvre et à la maison de ville par Monseigneur frère du roy, le quatrième janvier 1627. Seulement Rifflandouille n’y est pas valet ; il est passé capitaine.

39. Garçons fringants et bien mis, mirolets, selon Cotgrave.

40. Personnage d’une très ancienne chanson qu’on trouve déjà dans les mystères. L’ami Baudichon étoit si bien devenu un type de joyeuseté que l’on disoit, selon Cotgrave, faire le mibaudichon, ou simplement faire le mib, pour vivre follement.

41. Ce passage seul suffiroit pour prouver que les échaudés ne sont pas une invention du pâtissier Favart, père du poète ; mais on savoit déjà que, dès le XIIIe siècle, on les connoissoit. Ils sont désignés dans une charte de cette époque par cette périphrase : Panes qui dicuntur eschaudati.

42. Bonne pour l’ivresse, de ebrius, ivre.

43. La dodine étoit une fameuse sauce à l’oignon, bonne surtout pour les canards. Rabelais (liv. 4, ch. 32) parle déjà de canars à la dodine.