Le Passe-port des bons beuveurs


Le Passe-port des bons Beuveurs, envoyé par leur prince pour conserver ses ordonnances, dedié à ceux quy sont capables d’en jouir.

début du XVIIe siècle



Le Passe-port des bons Beuveurs, envoyé par leur prince pour conserver ses ordonnances, dedié à ceux quy sont capables d’en jouir. Ensuitte la lettre generalle d’escorniflerie1 et l’arrest des Paresseux.
À Paris.
S. D. In-8.

À tous presens, passez et àvenir. De la part de monseigneur, monseigneur le recteur, vice-recteur, doctorateur, chancelier, garde des bouteilles, procureur general, controlleur des viandes et autres subjects du corps chancelant de l’université bachique establie pour l’erudition de ceux quy aiment à savourer le nectar, et principalement les enfans de ceste celèbre ville de Paris, soubs la protection de monseigneur, salut et dilection sempiternelle en celuy quy primus plantavit vineam.

Comme ainsy soit ceux qui font profession de bien laver leurs tripes du jus quy sort des pipes, comme a fort bien remarqué Bruscambille sur le quatrième chapitre de l’epitre Ad ebrios, in vino veritas, la verité est dans le vin, comme le vin dans la bouteille, que nous susdits, desirant satisfaire à ce point assez à la verité, savoir faisons à tous ceux qu’il appartiendra qu’aujourd’huy nostre bien-aiméqu’il appartiendra qu’aujouet tous nos consorts, après avoir esté interrogé sur plusieurs points, ayant beu en prelude à la santé du roy, à la Royale, à la Ducale, à la Turcque, à la Grecque, à la Suisse, à la Pistache, à la Romanesque, à la Grimouche, à la Comedienne, en Joueur de paume, à l’Occasion, en Vigneron, en Musicien, en Je ne sçay qui intermedium, à la Sourdine, à la Bobille, en Tirelarigot2, tanquam sponsus, sicut terra sine aqua, en Courtier, en Epilogue, etc., etc., etc., etc., etc., etc. ; après avoir recogneu par amples certificats qu’ils sont tonsurez et qu’ils peuvent d’un poignet asseuré lever le cul d’une bouteille ; que leurs escripts sçavans leur serviront de commencement à leur dessert à conter merveilles ; qu’ils boivent le vin par les nazeaux comme l’arc-en-ciel fait des eaux ; que jamais le soleil ne les a veu lever si matin qu’ils n’eussent beu, et qu’au soir jamais la nuict noire, tant fust-il tard, ne les aye veu sans boire, ont acquis honorifiquement les degrez de docteurs en la faculté de l’Université bachique.

Voulons et faisons savoir à tous ceux de nostre dicte caballe que, pour les recompenser de leurs vertus et merites, il leur sera permis de vivre jusqu’à leur mort, en depit de tous ceux quy y voudront mettre empeschement, et leur dite mort ne sera qu’un passage pour aller escorniffler en l’autre monde et in transmigrationem Babilonis, c’est-à-dire qu’ils seront logez par etiquette dans un merveilleux chasteau, dont la description s’ensuit3 :

Premierement, le pont levis dudict chasteau est faict de pain de Gonnesse.

Les fossez sont pleins de bons vins muscat, où l’on voit ordinairement potage gras et espissé à la mode des Suisses, gigots de moutons, jambons tous en vie quy se jouent dedans en guise de brochets et de carpes.

Les murailles sont faictes de grosses pièces de bœuf salé entassées les unes sur les autres en façon de pierres de taille.

Les moulures frisées, corniches et architectures sont composez de cervelas, andouilles, boudins et saucisses.

La tapisserie qui est dedans ne sont que perdrix rosties, oisons farcis, pastez chauds, levraux à la sauce douce, poulets fricassez, salades, grillades, capilotades et carbonades.

La fontaine du lieu est tousjours pleine de hachis et de salmigondis.

Les portes sont composez de belles, bonnes et friandes tartes attachez avec des gonds de macarons et biscuis.

La court est pavée de toute part de dragées, poix musquez, noix confites, muscadins et mirobolans.

La couverture est faite d’ecorce de citron, arrangée comme fines ardoises.

L’arsenac dudict chasteau est remply d’un grand attiral de poilles, de poillons, bassins, chaudrons, lechefrites, pots, pintes, chopines, cruches, assiettes, escuelles, plats, cuillers, fourchettes, grils, cousteaux, chesnets, chandeliers, lampes, broches, marmites, bancs, tables, tabourets, landiers, chaudières, seaux, nappes, serviettes, tisons, fagots, busches, bourrées, entonnoirs, verres, tasses, gondoles et autres menus fatras.

Certifions toutes lesdites choses certaines et veritables ; mandons à tous ceux quy ne le voudront croire d’y aller voir : car tel est nostre plaisir.

Enjoignons à tous nos ordres fessiers, je veux dire officiers, de ne jouir de ladicte escorniflerie sans au prealable avoir pris de nos lettres, et deffendons à tous nos subjects de l’un et l’autre sexe, de quelque qualité et condition qu’ils soient, de troubler ces presentes.

Donné en nostre chasteau de Breses, à onze heures du matin, jour de septembre trente-deuxième, quatre mille quatorze cens quatorze vingts quatorze ans, quatorze mois, quatorze septmaines, quatorze jours, quatorze heures, quatorze minutes et quatorze momens après la creation du monde.

Signé :

et Boy-sans-soif,

et Harpineau4, Secretaire.




1. Cette suite manque, malgré l’annonce du titre. La Lettre générale d’écorniferie est sans doute la même que nous avons donnée dans ce volume. Quant à l’Arrest des paresseux, nous n’avons pu le retrouver.

2. L’expression boire à tire-larigot a donné lieu à une foule d’étymologies singulières que nous ne répéterons pas ici. Selon nous, elle équivaut à celle-ci : boire à tire gosier, le vieux mot larigaude signifiant en effet gosier, d’après le Dictionnaire des termes du vieux françois, ou trésor des recherches et antiquités gauloises et françoises, par Borel. — Quant aux autres façons de boire indiquées ici, nous ne savons comment les expliquer.

3. Cette description est une imitation de celle du pays de Coquaigne, telle qu’elle se trouve fort au long dans l’un des fabliaux publiés par Méon (t. 4) : c’est li Fabliaus de Coquaigne. Rabelais s’en étoit inspiré auparavant pour le curieux tableau qu’il a fait de l’Île de Papimanie (voy. éd. de l’Aulnaye, in-12, t. 2, p. 121), et enfin Fénelon devoit un peu plus tard concevoir dans le même esprit, et sans doute d’après la même inspiration, sa fable de l’Île des Plaisirs.

4. Ce Harpineau, ou plutôt Herpinot, étoit un farceur qui jouoit ses farces aux halles. Nous publierons dans nos volumes suivants quelques pièces parues sous son nom. M. Leber a parlé de lui dans son livre sur Tabarin : Plaisantes Recherches d’un homme grave sur un farceur.