Les sources du Nil, journal d’un voyage de découvertes/02
LES SOURCES DU NIL, JOURNAL D’UN VOYAGE DE DÉCOUVERTES,
V
24 janvier. Kaseh. — L’Ou-n-ya-mouézi, pays de la Lune, doit avoir été un des royaumes les plus considérables de l’Afrique ; aujourd’hui il est divisé en petits États. Les instincts commerciaux des Vouanyamouézi, qui les poussent vers la côte, les ont mis de longue date en rapport avec les négociants indous ; de là ces vagues notions géographiques qui, dès les premières années de l’ère chrétienne, signalaient au centre de l’Afrique une chaîne de montagnes appelées Montagnes de la Lune.
Musa, l’ancienne connaissance du capitaine Burton, est venu à notre rencontre ; il nous comble de prévenances et de promesses. Sur le point de partir lui-même pour le Karagué, il a différé son voyage et veut faire route avec nous. « Depuis que nous ne l’avons vu, il a subi, nous raconte-t-il, une dure captivité. Jaloux des préférences que lui témoignait Manua Séra les autres Arabes de Kaseh, l’accusant de fournir de la poudre à ce prince, l’ont tenu longtemps chargé de chaînes. Il n’en a pas moins fidèlement veillé sur les marchandises que j’avais fait entreposer chez lui, mais les énormes dépenses de transport y ont déjà fait une brèche considérable. » À peine installé, j’ai reçu la visite du sheik Snay et de tous les collègues des trafiquants arabes réunis en une espèce de conclave. Ils énumèrent avec complaisance quatre cents esclaves armés de fusils qu’ils ont déjà mis sur pied pour donner chasse à Manua Séra, le détrousseur de caravanes, et restent sourds à mes paroles de paix. Vainement je leur raconte les entretiens que j’ai eus avec Manua Séra et Maula (dont le fils, par parenthèse, est secrètement installé au fond du tembé de Musa), Snay ne veut entendre à rien ; il sait mieux que personne comment il faut s’y prendre avec ces « sauvages » et brûle de se trouver en face d’eux. Ses soldats se préparent à la guerre par un grand « repas de bœuf » auquel il les a conviés selon l’usage, et il me fait ses adieux en toute hâte, vu l’imminence de son départ. Je lui remets, pour le récompenser de ses anciens services, une des montres d’or que je dois à la libéralité de l’administration anglo-indoue. Est-il vrai que lui et ses collègues aient retardé, pour me faire accueil, leur entrée en campagne ? Je suis tenté de le croire comme ils me l’ont dit, car, après m’avoir envoyé en présent un certain nombre de vaches, de chèvres et de sacs de riz, ils se mettent en route le soir même de mon arrivée. Quand ils en auront fini avec Manua Séra, ils doivent aller dans l’Ougogo secourir les trafiquants dont les caravanes y sont retenues et qu’on veut soumettre à des taxes exorbitantes. D’après l’avis de Musa, j’expédie cette nuit même le fils de Maula pour expliquer au vieux chef que l’entêtement des Arabes a fait échouer toutes mes tentatives conciliatrices. Et c’est grand dommage, car Manua Séra est très-populaire parmi les Vouanyamouézi.
25 et 26 janvier. — Ceux des Arabes qui ne font pas campagne sont venus me rendre hommage comme à un représentant de leur prince, c’est-à-dire du sultan de Zanzibar. Ils regrettent ainsi que moi l’ardeur aveugle de Snay. Un bon traité de paix, voilà ce qu’il leur fallait, car, déjà ruinés à demi, l’avenir ne leur offre guère d’espérances. Je cherche à tirer d’eux tous quelques renseignements géographiques sur la question qui me préoccupe.
Abdulla, un de nos anciens amis, persiste dans les récits qu’il m’a faits à propos de la navigation du N’yanza ; sur quoi Musa se hâte d’ajouter, d’après le témoignage des gens du nord, que pendant les crues du N’yanza, le courant est d’une violence telle qu’il déracine les îles et les emporte avec lui.
Ce dernier propos me jetait dans un certain embarras, car j’ignorais alors que le lac et le Nil — de même que toutes les masses d’eau — portent en général le nom de N’yanza. C’est précisément cette confusion verbale qui, lors de mon premier voyage, m’avait empêché de déterminer d’une manière exacte le point où finit le lac et où le Nil commence.
Les changements survenus dans l’Ounyanyembé depuis que j’ai quitté ce pays, sont tout à fait surprenants. Chez les Arabes, le caractère du trafiquant semble s’être effacé pour faire place à celui d’agronome ; ils s’adonnent à la culture en grand ; ils ont maintenant de vastes étables à portée de leur résidence. Les villages indigènes, au contraire, sont dans l’état le plus pitoyable. Pour me procurer le grain nécessaire à la subsistance de mes hommes, il a fallu faire battre le district dans un rayon de plusieurs journées de marche et payer au prix de famine ce qui s’y trouvait de disponible. La disette qui sévit ainsi de tous côtés n’est pas seulement le résultat de la guerre ; les pluies de la dernière saison n’ont pas été assez abondantes et les récoltes ont manqué presque partout.
27 et 28 janvier. — J’ai distribué a mes gens de quoi compenser les souffrances par eux subies pendant la traversée du désert, mais non sans leur dire expressément ce que je pense de leurs impitoyables voleries. Une bagatelle de surplus que j’accorde aux trois pagazi exceptionnellement restés fidèles à ma fortune, soulève un mécontentement général. C’est à grand-peine et après des heures d’argumentation futile, que Baraka parvient à faire accepter ma conduite pour ce qu’elle est : celle d’un bon maître disposé à s’acquitter envers ses serviteurs, lors même qu’il n’a plus rien à espérer d’eux.
Je combine, avec Musa, les moyens d’arriver au Karagué. L’Ounyanyembé ne peut pas me procurer les hommes dont j’ai besoin ; tous les habitants en état de porter les armes ont péri dans les guerres passées ou sont engagés dans la guerre actuelle. Musa fera donc partir quelques recruteurs pour le pays de Rungua, ou il a résidé jadis et dont le chef, nommé Kiringuana, est favorablement disposé pour lui. Mon hôte me permet aussi d’enrôler, parmi les esclaves attachés à son établissement, tous ceux qui voudront me suivre ; mais bien que cette combinaison lui profite, il m’avertit généreusement que des portefaix de louage me donneront beaucoup moins d’embarras. Il est au reste d’accord avec moi lorsque je lui dis que pour avancer au delà du Karagué, il faudra me trouver complétement indépendant des secours que les naturels pourraient me fournir. J’estime à une centaine le nombre d’hommes armés que je devrais emmener avec moi, et pour arriver à ce nombre, j’ai besoin de soixante recrues.
29 et 30 janvier. — Jafu, autre commerçant arabe, ancien associé de Musa, est rentré après une tournée de dix jours qu’il vient de faire dans le district pour se procurer des grains. Ses récits sont désolants. La faim, de tous côtés, décime les populations. Il ne pense pas que nous puissions jamais traverser l’Ousui, dont le chef, Suwarora, renommé pour ses extorsions, doit, paraît-il, nous « écorcher vifs. » Mieux vaudrait attendre que la guerre fût finie ; les Arabes, alors, ne demanderaient pas mieux que de combiner une expédition et de marcher avec nous. Musa lui-même manifeste quelques craintes, mais j’obtiens de lui qu’il enverra un message à Rumanika pour lui annoncer notre visite et le supplier en même temps d’employer son influence à nous ménager un libre passage dans l’Ousui.
Il est peut-être bon d’expliquer ici que l’Onsui relève du Karagué par une espèce de lien féodal, et qu’une partie du butin obtenu par les exactions du terrible Suwarora passe dans les mains du roi de Karagué, lequel n’en jouit pas moins de l’estime générale, et vit dans les meilleurs termes avec les étrangers attirés par sa bonne réputation. Musa ne parle jamais de Rumanika sans faire le plus grand éloge de ce prince, qu’il a sauvé autrefois d’une insurrection fomentée par son frère cadet Rogéro, et qui depuis lors n’a cessé de lui témoigner la plus vive reconnaissance.
31 janvier. — Jafu est parti aujourd’hui à la tête de cent esclaves pour aller rejoindre Snay et, de concert avec lui, attaquer le chef du Khoko. Son but n’est pas seulement de recouvrer les dents d’éléphants qui lui ont été enlevées dans une rixe dont on nous a tout récemment raconté les détails ; il s’agit aussi d’imposer la domination des Arabes aux districts du Khoko et de l’Ousékhé, d’y vivre à discrétion jusqu’au Ramazan, d’ouvrir passage aux caravanes retenues dans l’Ougogo, puis enfin, rassemblant une seconde fois leurs forces, de tomber sur l’Ousui pour le réduire à son tour.
7 février. — On a des nouvelles du théâtre de la guerre. La petite armée du sheik Snay avait cerné Manua Séra dans un tembé de Tura où le jeune chef avait cru pouvoir se cacher impunément. Sommé de livrer son hôte, le propriétaire du tembé réclame une nuit de répit ; le lendemain, si Manua Séra s’y trouve encore, les Arabes feront de lui ce qu’il leur plaira. Le lendemain, naturellement, Manua Séra s’était enfui et les habitants de Tura s’apprêtaient à se défendre ; sur quoi les Arabes furieux, après avoir enlevé le village, portent la dévastation et la mort dans tout le district. Tandis qu’ils expédient vers Kaseh les femmes, les enfants, le bétail dont ils se sont emparés, Manua Séra gagne un district appelé Dara, et s’alliant au chef du pays (Kifunja), proclame bien haut son intention de se porter sur Kaseh, dès le début de la saison des voyages, alors que cette ville est privée d’une portion de ses défenseurs par la dispersion des trafiquants qui vont alors à la recherche de l’ivoire.
La ville entière est sur pied, et les Arabes en masse viennent solliciter mes conseils. Ils condamnent la conduite de Snay et me conjurent de me porter médiateur entre eux et Manua Séra. Je ne demanderais certainement pas mieux que de leur rendre ce service ; mais au point où en sont les choses, je ne leur cache pas que mon intervention me semble inutile. « C’est contre mon gré que Snay a pris les armes ; il n’est plus temps de le rappeler, et à moins que les Arabes ne soient unanimes, je ne saurais accepter une mission qu’il me serait impossible de mener à terme. » Ils répondent que la majorité de leurs compatriotes est encore à Kaseh, que tous veulent la paix à tout prix et que les conditions fixées par moi seront acceptées sans réserve. Leur insistance ne me laisse d’autre alternative que d’envoyer à Musa une ambassade pour l’informer de ce qui se passe et pressentir ses intentions à ce sujet. Nos quatre messagers (deux de mes gens et deux esclaves de Musa) reviennent sans avoir pu joindre le chef fugitif, qui va sans cesse d’un endroit à l’autre, pourchassé, traqué par les roitelets du pays, dont sa petite bande vide les greniers et sur la tête desquels elle attire par sa présence toute sorte de calamités. Ainsi avorte notre second essai de pacification. Musa ne le regrette pas autrement : « Manua Séra, dit-il, n’aurait jamais voulu croire au serment des Arabes, eussent-ils « mêlé leur sang au sien. » Cérémonie qui se pratique, dans les occasions les plus solennelles, au moyen d’une incision sur la jambe des deux parties contractantes.
Du 18 au 25 février. — N’ayant plus rien à faire d’essentiel, nous partons Grant et moi pour la chasse. On nous promet que nous rencontrerons, sur la rive gauche du Nullah-Walé, à quelque distance d’ici, l’antilope noire et le blanc-bock, dont je n’ai pas encore d’échantillons. Malheureusement nous étions dans une région marécageuse, où mon compagnon prit une grosse fièvre qui l’empêchait de sortir. Quant à moi, bien que je fusse dans la boue jusqu’à mi-corps pendant une bonne partie de la journée, je ne vis qu’une antilope noire, et sur sept blanc-bocks que j’avais blessés, un seul me resta. Encore ne l’aurais-je pas eu sans quelques lions qui le poussèrent du côté de notre camp et dont les rugissements nous donnèrent l’éveil. Dès la pointe du jour, je me mis à leur poursuite ; mais ces prudents animaux avaient détalé de meilleure heure encore, m’abandonnant la moitié de leur proie.
Du 25 février au 13 mars. — Rentrés à Kaseh, où aucune besogne spéciale ne nous occupe, je passe mon temps à prendre des informations sur les contrées lointaines où je vais m’engager, à augmenter mes collections zoologiques, surtout à de longs calculs d’astronomie. Tout ceci nous mène au 13 mars, jour néfaste où la ville de Kaseh se trouve tout à coup plongée dans le deuil et dans les larmes. Quelques esclaves arrivés de nuit — après avoir cheminé secrètement à travers les forêts où une mort certaine les attendait s’ils eussent été découverts — nous apprennent que Snay, Jafu et cinq autres Arabes ont été tués, sans compter un grand nombre de leurs esclaves. L’expédition avait débuté sous les meilleurs auspices. Hori-Hori, le chef de Khoko, était tombé dans le premier combat ; une grande partie de ses sujets avaient été réduits en esclavage, un bétail nombreux enlevé de vive force, et l’ivoire enfin, le précieux ivoire était rentré dans les mains de ses légitimes propriétaires. Poursuivant leurs avantages, les vainqueurs avaient pris Ousékhé, qui s’était racheté moyennant une forte rançon. Mais alors, apprenant qu’une caravane entière, avec une cargaison de 5 000 dollars, venait d’être coupée par les gens de Mzanza[2], ils eurent la malheureuse idée de diviser leur petite armée en trois détachements, dont l’un devait ramener à Kaseh le butin déjà fait, l’autre former une réserve à Mdaburu, sur la limite orientale du désert, et le troisième, commandé par Snay et Jafu, marcher à l’attaque de Mzanza. Les deux chefs arabes firent d’abord merveille ; mais enivrés par la facilité même de leurs succès, ils oublièrent bientôt les précautions les plus indispensables. Un corps de Vouahumba était accouru au secours des Vouagogo. Ils tombèrent de concert et à l’improviste sur les envahisseurs jusque-là victorieux, qui furent au premier choc dispersés de tous côtés. Ceux qui avaient de bonnes jambes purent échapper à la mort ; les autres tombèrent sans exception sous la lance des indigènes. Personne ne put nous dire comment Jafu avait péri ; quant à Snay, après avoir essayé de fuir, il appela un de ses esclaves, et lui remettant son fusil : « Je suis trop vieux, lui dit-il, pour courir aussi vite que vous ; prenez cette arme que je vous donne à titre de souvenir ; je vais me coucher ici pour attendre ce que la Providence décidera de moi. » On ne l’a plus revu depuis lors. Mais ce n’est pas tout : les esclaves porteurs de ces sinistres nouvelles ont rencontré à Kigué, dans tout le désordre d’une fuite précipitée, le premier détachement, celui qui ramenait le butin de Khoko. Manua Séra lui avait dressé une embuscade, et se logeant sur sa route avec trois ou quatre cents hommes dans un village fortifié, avait déconcerté toute résistance par la brusquerie de son attaque. Restait la colonne de Mdaburu, qui aurait dû marcher au secours des caravanes détenues à Kanyényé ; mais elle en était isolée par les gens de Mzanza, ou pour mieux dire par l’insurrection de l’Ougogo tout entier. Enfin Manua Séra, victorieux de toutes parts, menaçait de marcher sur Kaseh. Les Arabes, après le premier éclat de leur douleur, vinrent de nouveau me trouver en corps et réclamer mon assistance, sans laquelle, disaient-ils, rien ne pouvait les sauver d’une ruine complète. Je leur répondis, à regret, qu’il m’était impossible de me prêter à leur désir, et qu’ayant mes devoirs comme ils avaient les leurs, je partirais infailliblement sous deux ou trois jours.
Du 14 au 17 mars. — Les gens de Musa m’ont ramené de Rungua trente-neuf portefaix : ils en avaient réuni cent vingt, me disent-ils ; mais à dix milles de Kaseh tous se sont dispersés, sauf les trente-neuf en question, d’après les dires de quelques voyageurs qui faisaient sonner haut les désastres des Arabes et les menaces de Manua Séra. Mon désappointement est d’autant plus grand qu’aucun des esclaves de Musa ne veut entrer à mon service ; les Arabes, d’ailleurs, ont trop besoin d’eux pour les laisser partir. Décidé à lutter contre ce fâcheux concours de circonstances, je résolus de partir pour Rungua, suivi de tout le bagage dont je pourrais me charger. Bombay, que je laisserai auprès de Musa, m’amènera le reste dès que j’aurai pu lui envoyer des porteurs. J’offris alors à mon hôte la dernière des montres d’or que le gouvernement de l’Inde avait mises à ma disposition ; le sheik Saïd reçut l’ordre de rapporter à la côte, aussitôt que la route serait praticable, nos correspondances et la totalité de nos échantillons ; puis je marchai vers le nord avec Grant et Baraka, suivi de tous ceux de mes hommes qui étaient en état de porter un fardeau, et de quelques intendants de Musa, sur lesquels je comptais pour me procurer des pagazi.
Du 17 au 21 mars. Masangé, Iviri, frontière de l’Ousagari, Nullah de Cross Gombé. — À Iviri, sur la frontière nord de l’Ounyanyembé, nous rencontrons plusieurs agents recruteurs envoyés par Mkisiwa, pour lever des soldats destinés à prendre part aux opérations militaires des Arabes de Kaseh contre le terrible Manua Séra. Leur procédé consiste à se porter çà et là, sonnant des cloches et proclamant à voix haute que « si, dans un temps donné, une certaine quotité de la population ne s’est pas rangée sous le drapeau, le chef du village sera fait prisonnier et les plantations seront confisquées au profit du prince. » Mutinerie de mes gens qui veulent se voir allouer un plus fort équivalent de leurs rations quotidiennes. Il a été convenu que je donnerais à chacun un collier de perles pour sa nourriture de la journée. C’est justement le triple de ce que les Arabes leur accordent ; et encore faut-il remarquer que la rassade des trafiquants est inférieure à la mienne. Je résiste donc, et, prenant mes gens par la famine, je les réduis à marcher en avant.
22 mars. Ungugu. — Nous sommes dans le district d’Ousagari, chez Singinya, chef des Ounyambéwa. Ce prince est en campagne ; mais sa femme, qui n’est pas pour moi une nouvelle connaissance, me reçoit avec une affabilité, une courtoisie parfaites.
23 mars. Usenda. — Nous passons dans le district d’Oukumbi. Les habitants d’un village nous prenant pour d’anciens ennemis à eux, viennent tumultueusement à notre rencontre, la lance haute et l’arc bandé ; leurs grotesques attitudes, leurs contorsions frénétiques effarouchent quelques-uns de nos porteurs, qui, jetant là leurs fardeaux, détalent à toutes jambes. Tout s’apaise cependant, et nous arrivons à Usenda, petit établissement fondé par un négociant métis qu’on appelle Sangoro. Il a laissé ici un sérail au grand complet, et lui-même est parti pour le nord, où il compte ouvrir des relations commerciales avec le Karagué. Le bruit court néanmoins que Suwarora, le chef de l’Ousui, l’a retenu au passage pour s’assurer le secours des fusiliers qui composent son escorte et empêcher, avec leur aide, les déprédations des Vouatuta. Ce sont de terribles maraudeurs qui vivent exclusivement du bétail volé aux autres peuplades.
24 mars. Myninga. — Les bois et les cultures se succèdent alternativement. Nous traversons des plaines fertiles où croît en abondance le palmier dit pain d’épices. Le grand homme de l’endroit est un ancien trafiquant ruiné, Sirboko, qui nous offre une hospitalité assez confortable. S’il faut l’en croire, les Vuoatuta ont récemment dévasté Rungua, et je ferais bien de m’arrêter dans ce district où je trouverai plus facilement des porteurs. Je consulte les intendants de Musa, qui’confirment les dires de Sirboko, et finalement je me décide à faire halte, ce qui cause une explosion de joie dans les rangs de ma petite troupe. Là-dessus je me ravise, me croyant dupe de quelque complot ; mais il est trop tard, personne ne veut plus mettre un pied devant l’autre, et, comme c’est un peu malgré moi que j’entraîne à ma suite tant de pauvres malades, je me résigne sans trop de peine à profiter, pendant quelques jours encore, de l’ample hospitalité que Sirboko pratique à notre égard.
Son histoire est à peu près celle-ci. — Trafiquant en ivoire pour le compte de quelques Arabes de Zanzibar, il a visité l’Ouganda pendant que le feu roi Sunna vivait encore : il a même commercé dans l’Ousoga ; mais comme il revenait de ces pays du nord, un incendie qui éclata dans un village où il s’était arrêté, consuma d’un seul coup toutes ses marchandises et le réduisit à la misère la plus complète. En revanche, il eut le bonheur de venir en aide au chef du district, attaqué dans sa boma par les Vouatuta et qui allait se rendre ignominieusement, lorsque Sirboko, lui redonnant courage, le mit en état de repousser l’ennemi. Une grande concession de terres fut la récompense de cet exploit, et Sirboko, qui avait à craindre en retournant à la côte de s’y trouver prisonnier pour dettes, a préféré demeurer ici et cultiver au moyen du travail servile sa vaste propriété. C’est le riz qu’il fait pousser de préférence, attendu que les indigènes n’ayant aucun goût pour cet aliment, ses moissons se trouvent par là même préservées du vol.
Du 25 mars au 2 avril. — C’est à cette dernière date seulement que les gens de Musa sont revenus avec trois cents hommes ; je les ai immédiatement dirigés sur Kaseh avec ma correspondance et mes échantillons. J’écris à Musa et à Bombay de venir nous joindre immédiatement. Tandis que j’attendais le retour du convoi, un esclave de Sirboko, chargé de chaînes par son ordre, invoque de la manière la plus touchante ma protection et mes bons offices : — « Hai, Bana Wangi, Bana Wangi ! (Oh, monseigneur, monseigneur !) prenez pitié de moi, disait-il. Je vous ai vu à Uvira, sur le bord du lac Tanganyika, dans le temps ou j’étais encore libre ; depuis lors, blessé par les Vouatuta et laissé pour mort sur le champ de bataille, j’ai été ramassé par les gens d’Oujiji qui m’ont vendu aux Arabes… Délivrez-moi, Bana Wangi, et je vous servirai fidèlement toute ma vie ! » Je ne sus pas résister à cet appel si pathétique, et j’obtins de Sirboko, sous promesse qu’il n’y perdrait rien, la libération immédiate de ce malheureux, qui, baptisé du nom de Farhan — ou la Joie, — fut inscrit au rôle de mes volontaires. Je profitai de cette circonstance pour chercher à savoir si la tribu des Vouabembé, dont il faisait partie, était à la fois mahométane et cannibale. Il ne fut pas difficile de constater le premier fait. Quant au cannibalisme des Vouabembé, il paraît d’autant mieux établi, qu’on les a vus souvent échanger avec leurs voisins une chèvre en bon état contre un enfant malade ou moribond, qu’ils destinent à leurs affreux repas, la chair humaine étant pour eux un objet de prédilection. On ne connaît pas, du reste, une seule autre tribu sur qui pèse le même soupçon ; les Masai, d’ailleurs, et les peuplades qui ont avec eux une origine commune (Vouahumba, Vouataturu, Vouakasangé, Vouanyaramba), les Vouagogo eux-mêmes et les Vouakimbu se soumettent au rite fondamental de l’islamisme.
Du 2 au 30 avril s’écoule un temps d’arrêt qui met ma patience à l’épreuve. Je passe ma vie à compléter des collections, j’empaille mes oiseaux, je dessine, etc. Le 15, Bombay arrive, amenant tout ce que j’avais laissé derrière moi, plus une certaine quantité de marchandises appartenant à Musa. Quant à Musa lui-même il ne paraît pas. Si j’en crois une lettre du sheik Saïd, les trafiquants arabes, revenus à Kaseh après une heureuse campagne contre Manua Séra, se sont opposés au départ de mon hôte et lui ont persuadé d’ajourner son voyage au nord. Il est maintenant occupé à vendre aux enchères les propriétés de Snay, Jafu et autres victimes des dernières hostilités ; mais on me prévient secrètement de sa part qu’aussitôt après sa récolte de riz, il se hâtera de me rejoindre au Karagué. Saïd ajoute, de son chef, le conseil de précipiter mon voyage le plus possible, attendu que les Arabes m’accusent de conspirer avec Manua Séra, et marcheront bientôt contre moi s’ils n’apprennent mon départ.
Rebuté par la conduite de Musa et par ses perpétuelles hésitations, je lui écris pour lui dire ce que j’en pense — et le sommer de tenir immédiatement ses promesses. Je serais parti sans lui ; mais les porteurs qui ont amené jusqu’ici la portion de bagages que j’avais dû laisser derrière moi, ne voulurent pas s’engager à m’accompagner jusqu’au Karagué. Ils le voulurent moins encore, lorsqu’ils virent arriver, cinq jours plus tard, une portion des gens de Sangoro, lesquels racontaient toutes les exactions, les mauvais traitements subis pendant trois mois de séjour forcé dans l’Ousui. Suwarora devenait peu à peu un épouvantail devant lequel reculaient tous mes compagnons. Ce fut encore pis lorsque les gens de Musa rapportèrent de Rungua la nouvelle que les terribles Vouatuta s’étaient répandus dans la contrée. Ils avaient enlevé, aux portes même du village, une cinquantaine de têtes de bétail, et personne n’osait plus mettre le nez dehors. Dans l’intervalle, j’avais expédié Baraka vers Kaseh ; il était chargé d’offrir à Musa, pour cinquante hommes armés de fusils, une prime égale à ce qu’aurait coûté l’acquisition de cinquante esclaves, et j’offrais en outre de payer ces hommes sur le même pied que mes autres serviteurs. La réponse que je reçus seulement le 30 ne faisant aucune mention de ma demande à cet égard, et me laissant toutes mes incertitudes, je résolus de retourner sur-le-champ à Kaseh pour m’en expliquer directement, soit avec lui, soit avec ses collègues.
Je me décidai aussi, dans ce terrible embarras, à renvoyer les quatre Hottentots qui me restaient ; ces malheureux, tourmentés par la jaunisse et la fièvre, n’avaient pu s’acclimater : à l’exception d’un seul, trop noir pour changer de couleur, ils avaient le teint d’une guinée. J’éprouvais une véritable douleur à me séparer d’eux après les avoir amenés si loin ; mais il était temps ou jamais de prendre à cet égard une détermination définitive ; plus tard, leur retour serait devenu impossible, et cette considération devait l’emporter sur toutes les autres.
1er et 2 mai. Retour à Kaseh. — Musa m’apprit à mon arrivée que Baraka venait de partir sans emmener un seul homme, tous les esclaves ayant pris peur à la nouvelle de l’alliance conclue par les Arabes. On m’annonce, d’autre part, que Suwarora vient de faire construire sur sa frontière une série de boma ou maisons fortifiées, et proclame hautement son intention de mettre à mort tout homme venu des côtes qui se permettrait de pénétrer dans l’Ousui. Ces communications me jettent dans le plus profond abattement : je ne pourrai désormais emmener avec moi, ceci me semble évident, que des hommes capables de porter un fardeau.
Du 3 au 13 mai. — Baraka est revenu sur ses pas dès qu’il a eu vent de mon retour ici. Son témoignage confirme celui de Musa. Les Arabes multiplient leurs démarches auprès de moi et ne voient de salut que dans mon intervention. Manua Séra coupe la route à leurs caravanes dont les porteurs diminuent peu à peu, soit qu’ils désertent, soit qu’ils meurent de faim. Ce redoutable ennemi parcourt le district, pourchassant et tuant à coups de fusil les malheureux villageois. Il ne dépend que de moi, selon les Arabes, de faire cesser un état de choses si contraire à leurs intérêts, et alors ils me donneront pour m’escorter autant d’hommes armés que je voudrai. Après leur avoir remontré l’absurdité de leur conduite, je me laisse peu à peu fléchir au point de rédiger les articles d’un traité de paix qu’ils s’engagent à exécuter, une fois signé, sous peine de voir confisquer ce qu’ils ont de domaines le long de la côte. Mais à peine étaient-ils partis avec cette assurance que Musa vient me raconter l’assassinat du vieux Maula (de Rubuga) commis par l’un d’eux avec toutes les circonstances de la plus abominable trahison. Aussi les accueillis-je fort mal le lendemain lorsqu’ils se présentèrent pour signer le traité, leur reprochant ce meurtre dont un de mes protégés venait d’être victime. Il n’en fallut pas moins accepter leurs vaines excuses et leur prêter quelques-uns de mes gens qui, moyennant salaire convenu, se chargeaient d’aller négocier l’armistice à conclure avec Manua Séra. Cette députation, placée sous les ordres de Baraka, revint dans la journée du 6, ramenant en triomphe deux ministres de Manua Séra, — dont un borgne que j’appellerai le Cyclope, — et deux autres appartenant à un chef nommé Kitambi (le Petit Drap-Bleu), lequel est maintenant l’hôte et l’allié de Manua Séra. Ces deux potentats ont reçu mes gens avec beaucoup d’égards, reconnaissant à l’envi l’un de l’autre que Manua Séra, sans mon entremise, ne pourrait jamais remonter sur le trône. C’est en vertu de cette considération, qu’après quelques scrupules motivés par le meurtre de Maula, le jeune chef a risqué ses ambassadeurs et accepte la garantie du Bana Mzungu (c’est-à-dire du Seigneur blanc). Il exige au reste que la paix se négocie dans l’Ounyanyembé, « car il serait, dit-il, au-dessous de sa dignité de traiter ailleurs que dans le domaine de ses ancêtres. » Il veut de plus que les premières transactions aient lieu dans le tembé de Musa.
Le lendemain, 7, devant l’assemblée des Arabes, en présence de tous mes gens, les deux chefs écoutent solennellement les propositions que Baraka est chargé de leur faire en mon nom. Dès qu’il a fini, les Arabes y donnent leur adhésion la plus complète. Le Cyclope, alors, avec une éloquence digne de notre premier ministre, résume rapidement les incidents de la guerre. « Son chef, dit-il, n’avait de rancune que contre Snay. Ce dernier ayant été tué, Manua Séra ne demande qu’à faire la paix. » Les Arabes répondent en termes convenables, attribuant leur ressentiment à une injure obscène que Manua Séra se serait permise à leur égard, outrageante allusion à certain rite du culte musulman. « Ceci, comme le reste, sera mis en oubli puisque Manua Séra manifeste un sincère désir de réconciliation. » On aborde ensuite la question délicate du territoire à lui rendre. Je m’attendais à lui voir réclamer l’Ounyanyembé tout entier. Le Cyclope prétend au contraire qu’on pourra le contenter à moins, ce royaume ayant déjà été partagé. Ce sera l’objet d’une conférence tenue avec Manua Séra lui-même que j’invite à venir immédiatement, parce qu’il m’est impossible de différer mon départ. Musa, cependant, n’est pas encore tout à fait décidé à me suivre ; disons mieux, il ne veut pas m’accompagner au delà des frontières de l’Ousui, craignant qu’on ne le rende responsable, sur la côte, des exactions énormes que je vais avoir à subir. Il est d’ailleurs très-malade et se bourre de pilules pour être en état de m’accompagner quand je partirai. Ces pilules sont tout bonnement des boutons de rose séchés au four et qu’il alterne avec des morceaux de sucre candi.
Sur ces entrefaites (du 10 au 12) un messager nous arrive de l’Ousui, lorsque j’espérais le moins une pareille bonne fortune. Celui qui l’envoie est un grand mganga ou magicien, nommé le docteur K’yengo, un ancien ami de Musa, qui, engagé actuellement à titre de mtongi ou directeur de caravanes, désirerait avoir, en échange de quelques morceaux d’ivoire, un certain nombre de belles étoffes, et cela le plus tôt possible, car il centralise en ce moment toutes les caravanes destinées à un long voyage dans l’Ouganda. Je voudrais saisir la balle au bond et, au moyen de quelques présents, me créer des relations avec un homme si bien placé pour servir mes projets. Musa me dissuade de lui rien envoyer. « Le porte-parole, dit-il, s’appropriera le cadeau que je lui aurai confié, puis fera tout au monde pour m’empêcher de voir K’yengo. » Survient presque immédiatement un autre messager envoyé par Suwarora pour savoir de mon hôte s’il est vrai que les Arabes se soient alliés aux Vouatuta. Il demande qu’une ambassade vienne l’assurer expressément, au nom de Musa et de ses collègues, qu’ils ne nourrissent contre lui aucun dessein hostile. Il demande aussi qu’on lui envoie un chat. Un beau matou noir est remis en conséquence au négociateur, en même temps qu’une sorte de memorandum où Musa raconte tout ce que j’ai fait pour arriver à la conclusion de la paix. Il ajoute, désirant me ménager un bon accueil, que j’emmènerai dans l’Ousui l’ambassade désirée par Suwarora.
Vers la fin du jour, mes gens reviennent avec le Cyclope chargé cette fois de nous dire, au nom de son maître, que ce dernier désire toujours la paix, mais qu’il n’a pas cru devoir venir, attendu que rien n’est encore décidé, touchant la déposition de Mkisiwa. « Or les Arabes n’ont pas pu supposer un moment que Manua Séra consentirait à partager ses domaines avec un homme qu’il regarde comme son esclave. Son intention est au contraire de le poursuivre comme un animal sauvage et de ne mettre bas les armes qu’après l’avoir mis à mort. »
Le traité cette fois encore était à vau-l’eau, et dans le courant de la nuit le Cyclope s’échappa comme un voleur, décochant derrière lui une flèche que Manua Séra l’avait chargé de nous laisser comme un symbole de ses intentions meurtrières à l’endroit de l’usurpateur. De ce moment les Arabes, profondément humiliés, n’osèrent plus se présenter devant moi, et Musa, dont la maladie s’aggravait, ne voulut pas se laisser convaincre que le meilleur remède à son mal eût été un voyage en hamac, comme je le lui proposais. En conséquence, las de tous ces retards, je remis au sheik Saïd un supplément de lettres et d’échantillons ; puis, après lui avoir enjoint de ramener mes Hottentots à la côte, dès que les communications auraient été rétablies, je partis de nouveau dans la direction du nord. Bien que Musa eût promis de me rejoindre dès le lendemain, dût-il mourir à la peine, et de m’amener les ambassadeurs requis par Suwarora, je ne doutai pas un instant qu’il me manquât de parole. Il serait parti avec moi, si sa décision eût été réellement prise. Au moment où je quittais le district, les Arabes et Mkisiwa faisaient « manger le bœuf » à leurs hommes avant d’aller combattre Manua Séra, qui, réunissant une force mixte de Vouarori, de Vouagogo et de Vouasakuma, était de nouveau parti pour Kigué. On prêtait à ce jeune chef de vastes ressources. Son père, Fundi-Kira, renommé par son opulence, avait enfoui d’énormes approvisionnements dont Manua Séra, son héritier, avait seul le secret. Les Vouanyamouézi lui gardaient au fond un véritable attachement, motivé par sa générosité bien connue ; ils le croyaient de plus protégé par un don de sorcellerie qui lui permettait de déjouer à son gré tous les plans de campagne dont pouvaient s’aviser les Arabes.
Le 19 mai, à Mininga, j’eus le plaisir de trouver Grant beaucoup mieux portant. Un vol avait été commis à son préjudice en même temps qu’à celui de Sirboko, et les auteurs de ce crime, poursuivis jusqu’aux limites du district voisin, devaient être, à ce qu’on assurait, livrés par le chef dont ils avaient réclamé la protection. Ugali, sans cela, les ferait traquer par ses Vouaganga (pluriel de mganga, magicien). Deux jours s’étant passés sans qu’aucun pagazi m’arrivât de Rungua, je priai Grant de pousser en avant jusqu’à l’Oukuni avec tous mes gens de la côte, pendant que j’attendrais, pour mettre en route le reste des bagages, l’arrivée des esclaves de Musa et des vingt-deux porteurs que j’avais enrôlés à titre temporaire en sus de mon escorte « permanente. »
20 et 21 mai. Mbisu. — Deux jours après arrivèrent ceux que j’attendais, mais les porteurs ne voulaient plus s’engager que pour deux marches, et cela par ordre de leur chef qu’effrayait l’invasion plus ou moins avérée des farouches Vouatuta. Ils demandaient, en outre, comme salaire de ces deux marches, le quart du prix total qu’on leur paye ordinairement pour le voyage du Karagué. Les effets personnels de Musa ne devaient pas être acheminés avec les miens, et ce dernier détail des instructions par lui données me prouva que décidément il renonçait à me tenir parole. Ainsi naissaient de nouvelles difficultés, mais il n’en fallait pas moins partir, et partir au plus vite, car mes provisions se consommaient de jour en jour avec une effrayante rapidité ; et en outre, sur le bruit d’un accident arrivé au chef des Ounyambéwa, les gens de Musa nous quittèrent une belle nuit, sans tambour ni trompette.
Du 22 au 31 mai. Halte à Mbisu. — Je parvins néanmoins à me procurer un kirangozi ou guide, dont le nom n’avait rien de très-flatteur : il s’appelait Ungurué, c’est-à-dire le Pourceau. Cet homme avait conduit plusieurs caravanes sur la route que j’allais prendre ; il parlait couramment les divers idiomes de ces contrées, mais justifiait par malheur tout ce qu’on pouvait attendre d’une appellation comme la sienne. Ceci ne me fut révélé que plus tard ; aussi, me fiant à lui et à ma bonne chance, continuai-je mes enrôlements de pagazi, qui ne marchaient guère, bien que j’offrisse le triple des gages ordinairement payés par les trafiquants. La situation semblait empirer chaque jour. Aucun message direct de Musa pour lequel on venait seulement chercher, de temps en temps, quelques flacons de vin de palmier destiné à combattre l’affaiblissement et le froid dont il souffrait. Ce complet oubli me confirmait dans l’idée que mon hôte m’avait absolument mystifié. Dans de telles circonstances, à quel parti m’arrêter ? Chacun me conseillait de suspendre mon voyage et, jusqu’après la récolte, de demeurer ou j’étais : plus avant je ne trouverais pas de porteurs, l’Oukuui étant la dernière des contrées fertiles en deçà de l’Ousui. Tous ces calculs eussent été bons, si mes ressources avaient pu suffire à des haltes interminables. Mais il était loin d’en être ainsi, et la nécessité d’avancer m’apparaissait chaque jour plus impérieuse. Mes gens, au contraire, trouvaient fort doux, vivant à mes frais, de prendre part aux réjouissances continuelles dont la fabrication du pombé devient l’occasion. Chaque hutte, successivement transformée en brasserie, reçoit les gens du village qui viennent, le chef en tête, s’abreuver à longs traits, dans des bols en paille tressée, de la liqueur pétillante que renferment d’énormes jarres de terre alignées le long des murs. On rit, on jase en buvant ; les têtes se montent à mesure que l’estomac s’emplit ; les cris, le tumulte arrivent bientôt à leur apogée. On voit alors paraître quelque mascarade grotesque, gens coiffés de queues de zèbre, soufflant de toute leur force dans de longs tubes qui ressemblent à de monstrueux bassons. Leurs grimaces, leurs contorsions deviennent de plus en plus ridicules, de plus en plus obscènes, dans les efforts auxquels ils se livrent pour captiver l’admiration naïve de leurs spectateurs à demi hébétés par la boisson. Mais tout ceci ne constitue que la première partie de la fête, le « repas » proprement dit ; et lorsque les jarres sont vides, cinq tambours de différentes dimensions, de sonorité différente, suspendus en ligne à une longue potence horizontale, donnent avec une espèce de fureur le signal des danses. Hommes, femmes, enfants, saisis d’une véritable frénésie, s’y livrent pêle-mêle pendant des heures entières.
Croyant entrevoir que les chefs de Mbisu me créeraient de propos délibéré une foule d’obstacles, attendu qu’ils regardaient ma présence comme une garantie contre l’attaque des Vouatuta, je résolus, pour en finir avec les mauvais bruits par lesquels ils cherchaient à effrayer mes hommes, de pousser jusqu’à Nunda, où j’arrivai en effet le 31.
Du 1er au 3 juin. Halte à Nunda. — J’y trouvai Grant installé chez le chef Ukulima, que ses excellentes qualités désignaient, ainsi que son grand âge, au respect de tout le pays. On voyait, il est vrai, accrochés aux palissades de sa boma, les mains et les crânes des malheureux qu’il avait fait exécuter pour servir d’exemple aux autres ; mais au fond c’était un homme sans fiel, un hôte généreux, un monarque adoré de ses sujets et de ses cinq femmes, dont les quatre plus jeunes témoignaient à la plus âgée la déférence la plus respectueuse. Quand il me fut bien démontré que je ne pourrais plus me procurer de porteurs, je convoquai Bombay et Baraka pour délibérer sur le projet que j’avais conçu de marcher seul en avant, avec les hommes dont je disposais, et, malgré toute ma répugnance à me séparer de Grant, de le laisser derrière moi jusqu’au jour où je pourrais l’envoyer chercher, lui et le reste de mes bagages. Il fallut, pour convaincre mes deux conseillers, leur rappeler les messages que j’avais envoyés coup sur coup à Rumanika dans le Karagué, à Suwarora dans l’Ousui, et leur citer, comme preuve du succès réservé à la persévérance, l’exemple solennel de Christophe Colomb. Mes raisonnements, mes instances l’emportèrent enfin, et, après avoir réuni ce que j’avais de mieux en fait de marchandises, je quittai Grant, à qui je laissais Bombay, le plus honnête et le plus fidèle de nos serviteurs. J’emmenais Baraka, devenu mon factotum, et « le Pourceau » qui devait me servir d’interprète et de guide. Au moment du départ, j’eus une nouvelle prise avec mes Vouanguana, qui, rebutés par la perspective d’une longue marche, mettaient en avant de nouvelles exigences et réclamaient une pièce de drap chacun. Je la refusai d’abord avec énergie et ne me rendis à leur désir que lorsqu’ils parurent eux-mêmes avoir renoncé à me l’imposer. Ce débat me fit perdre trois jours que je passai dans le camp de Phunzé, un peu en avant de Nunda.
7 juin. — Ghiya, le chef d’un petit village où je m’arrêtai après le second jour de marche, se montra fort courtois à mon égard. Il ne demandait pas mieux que de me vendre une charmante jeune femme, réputée la plus belle du pays. Nous ne pûmes nous entendre, cela va sans le dire ; mais il prit grand plaisir à feuilleter mes albums et s’intéressa vivement à mes projets de voyage, comprenant à merveille que si je parvenais à descendre le Nil, les rives du N’yanza seraient ultérieurement, comme la côte de Zanzibar, un endroit d’échange où les produits agricoles de la contrée se métamorphoseraient aisément en verroteries, en étoffes et en fil d’archal. Chez lui m’arriva la nouvelle que Musa venait de mourir, et que Manua Séra tenait encore à Kigué. En répondant au sheik Saïd, je lui demandai de m’expédier tous ceux des esclaves du défunt qui consentiraient à prendre service sous mes ordres. Selon les prescriptions du Coran, la mort de leur maître doit les avoir affranchis.
Durant quelques milles encore, nous rencontrâmes çà et là des villages ; mais à ceux-ci succéda bientôt une vaste étendue de jungles, peuplée seulement d’antilopes et de rhinocéros. On y trouve un nullah, tributaire de la Gombé ; ils forment, à eux deux, la limite du grand Pays de la Lune et du royaume d’Ouzinza.
VI
Le pays où nous entrâmes ainsi le 10 juin est gouverné par deux chefs vouahuma, de race étrangère, et probablement abyssinienne. On en trouve des échantillons dispersés dans tout l’Ounyamuézi ; mais ils passent très-rarement sous les yeux du voyageur, parce que, voués exclusivement à l’élève des troupeaux, ils éloignent le plus possible des endroits cultivés leurs huttes nomades. Quant aux Vouazinza, ceux du sud ressemblent trop aux Vouanyamuézi pour mériter une mention particulière. Dans le nord, où le pays est plus montagneux, les habitants sont plus énergiques et plus alertes. Ils vivent les uns les autres dans des villages de huttes gazonnées que les gens du sud entourent de boma ou de maisons fortes, tandis que ceux du nord en laissent l’accès libre à tout venant.
Le 12 juin, nous poussons jusqu’à la frontière occidentale de l’Oukhanga, portion orientale de l’Ouzinza. Nous dominons de là le petit district de Sorombo, régi par un chef nommé Makaka, chez lequel les Arabes ne passent jamais, vu la mauvaise réputation qu’il s’est acquise par ses rapines. Bien que son palais se trouvât sur ma route, je ne demandais pas mieux que de l’éviter, et j’allai dans ce but jusqu’à promettre au « Pourceau » que j’ajouterais dix colliers par jour à ses gages ordinaires si, poussant à dix milles notre marche quotidienne et tournant ce district par sa limite orientale, il me faisait éviter la rencontre de tous les chefs du pays. Mais le drôle, en vertu de calculs dont je n’ai pas le secret, se plut au contraire à nous égarer et nous conduisit, à Kagué, chez un sous-chef du Sorombo qui, après m’avoir brutalement exploité pour son propre compte, me transmit, de la part de Makaka, l’invitation la plus pressante et la plus impérieuse. « Il avait droit à ma visite comme principal chef du district ; il l’attendait avec impatience, n’ayant jamais vu d’homme blanc, et enfin si je faisais droit à sa requête il me fournirait des guides pour me conduire chez Suwarora, le roi, ou mkama, de toute la contrée. Ce langage ne m’était pas nouveau, et j’en appréciais toute la portée ; aussi, en me refusant au rendez-vous, proposai-je d’envoyer par Baraka le don gratuit qui devait cimenter notre amitié. Cette offre n’eut aucun succès. « Makaka, sans nul doute, accepterait le présent qui lui était dû ; mais il lui importait avant tout de voir le Mzungu. » Mes gens semblaient touchés de ces flatteuses avances, et comme pas un d’eux ne voulait bouger si j’essayais de m’y soustraire, il fallut bien me résigner à me détourner de dix milles pour faire la démarche qui m’était ainsi imposée. Nous fûmes bien payés de nos peines, lorsqu’à notre arrivée chez Makaka on nous assigna pour résidence une espèce de cour d’étable, sans un arbre ou un toit quelconque pour nous abriter. Et comme les habitants avaient ordre de ne nous rien vendre avant que le « présent d’amitié » fût réglé, il fallut ce soir-là s’endormir le ventre vide. Je n’en fus pas autrement contrarié, l’obstination de mes gens trouvant ainsi la récompense qu’elle méritait.
Le lendemain commença la négociation du hongo. Makaka repoussait les étoffes ordinaires que Baraka lui offrait l’une après l’autre, avec une impétuosité bien faite pour déconcerter mon ambassadeur. Le jeune chef voulait un déolé[3], rien qu’un déolé, déclarant qu’il n’accepterait pas autre chose. J’en avais trois, soigneusement cachés au fond de mes caisses, et que j’avais achetés de Musa, sur le pied de quarante dollars chacun ; mais réservés pour les rois du Karagué et de l’Ouganda, il ne pouvait me convenir de les livrer ainsi à la rapacité d’un chef subalterne. Je protestai donc que toutes mes étoffes de prix m’avaient été enlevées pendant la traversée du désert. Le débat continua ainsi plusieurs heures, au bout desquelles Baraka laissa maladroitement percer « que peut-être en cherchant bien trouverait-il un déolé parmi ses étoffes personnelles. » Il vint me dire, en effet, qu’il en avait acheté un sur la côte au prix de huit dollars. Son aveu rendait toute résistance inutile, et le déolé fut acquis à Makaka. Mais à peine en était-il possesseur, qu’il se hâta d’en réclamer un second. « Un homme blanc, disait-il, ne pouvait manquer d’étoffes précieuses, et quant à lui, personnellement, il était habitué aux mensonges des Arabes qui tous se disaient pauvres diables, qui tous s’empressaient de crier misère, nonobstant leurs immenses profits. »
Ce soir-là je ne voulus rien céder de plus ; mais le lendemain, après d’interminables discussions, Baraka compléta le présent d’amitié en se laissant arracher d’abord un dabouani, puis un sahari, puis un barsati, puis un kisutu, et enfin huit mètres de merkani ; le tout disputé pied à pied avec une insistance écœurante. Après quoi Makaka, devenu plus traitable, voulut bien nous dire que si le déolé lui avait été remis plus spontanément, nous en aurions été quittes à meilleur marché. « Car au fond, ajouta-t-il, je ne suis pas un méchant homme, ainsi que vous pourrez vous en assurer. »
Le « Pourceau, » de son côté, me voyant inquiet de la rude atteinte portée à ma bourse, affectait de tourner la chose en plaisanterie : « Soyez tranquille, me disait-il, tous les sauvages se ressemblent, et vous aurez mêmes taxes à payer pour chaque station, jusqu’à l’Uyofu ; mais là commencera le grand jeu. Vous aurez alors affaire à Suwarora, et non plus à ces prétendus chefs de district, qui sont, au fait et au prendre, de simples officiers du roi, volant indirectement pour son compte. »
Les tambours, cependant, n’avaient pas encore battu, Makaka prétendant que nous devions, au préalable, échanger des présents comme gage de nos bonnes dispositions réciproques. Il réglait d’avance les détails de la cérémonie, et ne me tenait pas quitte à moins d’une salve royale, « sans laquelle, disait-il, ses tambours ne battraient point. » Jamais je ne m’étais senti si humilié qu’au moment ou je commandai le feu pour satisfaire à ses exigences ; mais je n’en fis pas semblant, et j’avalai cette couleuvre de la meilleure grâce du monde. Quant à lui, cédant à cette mobilité d’impulsion qui fait croire aux gens de sa race que chacun de leurs désirs peut être immédiatement satisfait, il commandait le feu coup sur coup sans donner à mes hommes le temps de recharger. « Encore, encore !… Dépêchez-vous, dépêchez-vous !… À quoi ces machines-là sont-elles bonnes ? » Et il montrait les fusils. « Pendant que vous les apprêtez, nous vous percerions de nos lances… Plus vite, plus vite, vous dis-je !… » Mais Baraka, pour se donner le temps nécessaire, se rejetait sur la nécessité de prendre mes ordres. « Nous ne faisons rien, disait-il, que sur le commandement du Bana. Ceci, d’ailleurs, n’est pas un combat sérieux. »
Après un feu de file régulier, le jeune chef entra sous ma tente. Je lui offris mon fauteuil, ce dont je ne tardai pas à me repentir en voyant les taches noirâtres dont le meuble fut bientôt couvert. Mon hôte, en effet, avant de ceindre autour de ses hanches une des pièces de barsati qu’il venait de se procurer à mes dépens, s’était imaginé, pour en relever l’éclat, de la lustrer avec du beurre puant, et la couleur de l’étoffe n’étant pas très-solide, on voit d’ici ce qui pouvait en résulter.
C’était d’ailleurs un assez bel homme, d’une trentaine d’années. Il portait sur son front, par manière de couronne, le fond d’une grosse coquille marine découpé en cercle, et plusieurs petites cornes d’antilope bourrées de poudre magique afin de détourner le mauvais œil. Les gens de sa suite gardaient vis-à-vis de lui l’attitude la plus servile, et faisaient claquer leurs doigts toutes les fois qu’il lui arrivait d’éternuer. Après les premiers compliments, je lui donnai comme gage d’amitié, en échange du bouvillon qu’il m’amenait, un barsati supplémentaire, et je lui demandai compte de ce qu’il avait vu quand il était allé dans le pays de Masai. Je tirai de lui l’assurance qu’il s’y trouvait non pas un seul, mais deux lacs distincts ; car en passant de l’Ousoga dans le pays en question, il avait traversé un détroit considérable qui reliait le grand N’yanza et un autre moins étendu, situé à l’angle nord-est du premier. « À présent que j’ai répondu à vos questions, ajouta-t-il aussitôt avec son impétuosité ordinaire, montrez-moi tout ce que vous avez, je veux tout voir de bonne amitié. Si je ne vous ai pas reçu le premier jour, c’est qu’il fallait, à cause de votre qualité d’étranger, vérifier, au moyen de la corne magique, si votre présence devait ou non causer aucun malheur. Je puis bien vous dire maintenant que non-seulement je n’ai rien à craindre de vous, mais de plus que votre voyage s’accomplira heureusement. Je suis en vérité charmé de vous voir, attendu que ni mon père, ni aucun de mes ancêtres n’ont jamais été honorés de la société d’un homme blanc. »
Mes fusils ensuite et mes étoffes, et tout mon bagage, fut passé en revue de la manière la plus indiscrète. Il voulut voir mes albums, contempla les oiseaux avec un plaisir extrême, et prétendait insérer, sous leur plumage, ses ongles d’une longueur toute royale ou toute chinoise. Ces chefs les laissent croître ainsi pour montrer qu’ils ont le droit exclusif de se nourrir de viande. Makaka, devant chaque animal, poussait des cris de joie et le désignait par son nom. Ma lanterne sourde lui inspirait de tels désirs qu’il fallut se fâcher tout rouge pour mettre un terme à ses importunités. Ce furent ensuite mes allumettes qui le charmèrent, au point que je ne savais comment me débarrasser de ses instances. Je finis par lui offrir un couteau à la place de la boîte qu’il convoitait ; mais il refusa, sous prétexte que les allumettes lui seraient, pour ses opérations magiques, d’une utilité toute particulière. La discussion continua jusqu’au moment où je le mis à la porte avec une paire de pantoufles à moi, dans laquelle il avait fourré, sans ma permission, ses pieds fangeux. Je refusai aussi de garder son bouvillon, pour lui témoigner à quel point il m’avait froissé. En revanche, il était décidé à ne pas faire battre le tambour, ajoutant gracieusement « qu’il reviendrait peut-être là-dessus, si je lui accordais un autre lot d’étoffes, égal au second déolé, que je lui aurais dû en bonne conscience. »
Je commençais à me demander très-sérieusement s’il ne fallait pas faire fusiller ce hobereau nègre, tant pour punir sa trahison et sa tyrannie que pour faire un exemple destiné à frapper ses collègues ; mais le « Pourceau » prétendait que les Arabes, soumis dans l’Oubéna aux mêmes exactions, payaient toujours sans marchander et se montraient dociles à tous les ordres qu’on leur donnait. Selon lui, je devais garder le bouvillon et livrer l’étoffe. Baraka disait de son côté : « Si vous l’ordonnez, nous le tuerons… Rappelez-vous seulement que Grant vient derrière nous et que si vous commencez la lutte, il vous faudra combattre tout le long du chemin ; en effet, il n’est pas un chef qui ne se croie désormais tenu de vous résister. »
Je les chargeai tous deux de régler l’affaire comme ils l’entendraient. Ils n’eurent pas plutôt fait la concession demandée, que les tambours battirent dans toutes les directions. Makaka, de fort bonne humeur, vint m’annoncer lui-même qu’il m’était loisible de partir dès que cela me conviendrait ; il espérait en revanche que je lui ferais présent d’un fusil et d’une boîte d’allumettes. C’était, comme on dit, « insulter l’âne jusqu’à la bride. » Les inquiétudes que nous devions à ce drôle avaient fini par donner la fièvre à Baraka et par me procurer à moi-même une espèce de nausée. Aussi lui répondis-je « que s’il s’avisait de parler encore soit de fusils, soit d’allumettes, nous viderions la querelle par les armes, attendu que je n’étais pas venu dans son pays pour me soumettre aux menaces du premier fanfaron venu. » Il se réduisit alors à me prier de permettre que mes gens fissent une décharge de mousqueterie en face de sa boma, et cela pour montrer aux Vonatuta — retranchés, paraît-il, derrière une petite chaîne de collines granitiques situées à l’extrémité occidentale de son district — quelle force imposante il pourrait mettre en ligne au besoin. La permission fut accordée, mais sa bravade tourna contre lui de la façon du monde la plus ridicule. Dès le même soir, en effet, les Vouatuta vinrent attaquer ses villages et tuèrent trois de ses sujets. Les choses seraient peut-être allées plus loin, si mes hommes, à l’approche de ces maraudeurs, n’avaient imaginé de sortir du camp et de lâcher en l’air un certain nombre de coups de fusil. Les Vouatuta se sauvèrent effarouchés, tandis que nos braves rentraient à toutes jambes, exaltant comme d’ordinaire les prouesses qu’ils venaient d’accomplir.
Après avoir ordonné le départ du lendemain, j’étais dans la campagne occupé a mes observations astronomiques, lorsque Baraka et Vouadimoyo (Ruisseau-du-cœur), un autre de mes volontaires, vinrent de mon côté dans un grand émoi, chuchotant à l’oreille l’un de l’autre d’effrayantes nouvelles, disaient-ils, « si effrayantes qu’ils ne pouvaient se résoudre à me les faire connaître. » Je brusquai le préambule, et voici en somme ce qu’ils m’apprirent : Un voyageur arrivé de l’Ousui quelques minutes auparavant, racontait que Suwarora, soudainement brouillé avec les Arabes, avait arrêté une de leurs caravanes. Les hommes qui la composaient, répartis tout exprès dans diverses boma, devaient être exécutés sans plus de cérémonie si les Vouatuta se permettaient de franchir la frontière. Je fis honte à Baraka de sa crédulité, de ses terreurs chimériques ; Bombay, lui disais-je, ne s’effrayerait pas si facilement, et, pour lui donner du courage, je lui rappelai, faisant allusion à l’expédition de Petherick, « que nous allions au-devant d’une expédition d’hommes blancs, partis du Nord pour venir nous retrouver. » Il paraissait m’écouter et me comprendre mais au moment où les deux hommes s’éloignèrent, j’entendis Vouadimoyo lui demander a voix basse : « Eh bien ! a-t-il peur ? Se décide-t-il à reculer ?… » Ceci m’effraya plus que tout le reste en me donnant à penser, contrairement à ma première hypothèse, que ces récits en l’air provenaient d’eux, non de Makaka.
Nous eûmes toute la nuit des patrouilles qui circulaient dans le village, tambour battant et avec des cris féroces, pour éloigner les Vouatuta. Le lendemain, au moment de lever les tentes, pas un des porteurs ne se montra. « Ils n’étaient pas assez sots, disaient-ils, pour passer outre sur des chemins infestés par les Vouatuta. » Persuadé qu’ils ne devaient pas être cachés fort loin, je sommai « le Pourceau » de convoquer « ses enfants. » Ce qu’il fit aussitôt d’assez mauvaise grâce. Mais toute mon éloquence échoua contre leur résolution bien arrêtée de ne pas marcher en avant. « Du reste ils n’entendaient pas me voler et renonçaient à leur salaire. » Makaka, survenu pendant la discussion, proposait de nous garder jusqu’à des temps meilleurs, combinaison à laquelle Baraka se rangeait moins qu’à toute autre. Il avait assez des procédés de l’honorable chef. Je proposai alors à mes hommes de revenir jusqu’à Mihambo dans le district de Bogué. Là, j’entreposerais mes marchandises, et « le Pourceau, » moyennant une charge entière de mzizima (ou perle-anneau d’Allemagne), conduirait Baraka, convenablement déguisé, jusque chez le grand chef de l’Ousui, auquel il demanderait de ma part quatre-vingts hommes. De mon côté cependant, je retournerais dans l’Ounyanyembé pour voir ce que je pourrais trouver de recrues parmi les gens attachés naguère à l’établissement de feu Musa. Sans nouvelle perte de temps, ce plan reçut son exécution, et le 20 nous étions de retour à Mihambo.
Grant, que je retrouvai le lendemain, avait réuni quelques hommes du Sorombo et se préparait à marcher sur mes traces. Je lui fis part de ma mésaventure et de mes anxiétés qui étaient fort grandes. Je ne savais dans le fait à quoi me décider. Toute autre ressource venant à me faire défaut, je songeais à construire un radeau sur la pointe méridionale du N’yanza, et à tâcher de remonter ainsi jusqu’au Nil.
Mon agitation d’esprit ne me laissa pas jouir longtemps du plaisir de causer avec Grant, et me faisant suivre de Bombay, je continuai ma route vers Kaseh.
Le 2 juillet j’arrivai chez Abdalla, le fils aîné de Musa, que je trouvai transformé du tout au tout. Au lieu de l’adolescent que j’avais laissé, s’adonnant à l’ivrognerie et dépourvu de toute élégance extérieure, je voyais une espèce de dandy qui passait des journées entières accroupi comme feu son père sur des monceaux de coussins ; mais il inspirait moins de respect à ses subalternes, et la maison n’était plus montée sur le même pied. Le sheik Saïd, devenu son principal commis, ne le quittait guère, et les Hottentots se dédommageaient chez lui des privations du voyage, mais à mes dépens, bien entendu.
Appréciant l’embarras où j’étais, Abdalla promit de me procurer des hommes ; il prétendait même, à l’instar de son père, vouloir s’associer à l’expédition ; mais il fallait attendre l’arrivée d’une grande caravane qu’on lui retenait dans l’Ougogo.
Manua Séra, pour le moment enfermé dans une boma de Kigué, paraissait être dans une situation des plus critiques, les Arabes ayant formé alliance avec tous les chefs des districts environnants, y compris Kitambi, son ancien confédéré. Cerné de toutes parts et peu à peu isolé des sources qui pouvaient lui fournir de l’eau, il devait infailliblement succomber.
Ces nouvelles, les mille désappointements qu’elles me causèrent et les fréquentes indispositions de mes gens ralentissaient si bien notre marche, que je ne pus rejoindre Grant avant le 11 du même mois. Sa santé s’était améliorée, car il avait pu prendre part à un grand bal donné par Ukulima et danser en personne avec la première femme de ce prince, la première par le rang et surtout par l’âge. Nous nous livrâmes ensemble à la chasse aux pintades, tandis qu’on cherchait un guide indigène capable de mener mes trois messagers dans l’Ousui à travers les jungles et par un chemin plus court que la piste ordinaire. Il nous revint sur ces entrefaites que Suwarora s’était fâché en apprenant que de méchants bruits répandus sur son compte m’avaient empêché de pousser jusque chez lui. C’était là une excellente nouvelle dont je ne manquai pas de faire part à Bombay et qui stimula, effectivement, sa bonne volonté. Il était désormais tout disposé à risquer l’entreprise devant laquelle avait reculé Baraka.
(La suite à la prochaine livraison.)