Les sources du Nil, journal d’un voyage de découvertes/03

Troisième livraison
Traduction par E. D. Forgues.
Le Tour du mondeVolume 9 (p. 305-320).
Troisième livraison


LES SOURCES DU NIL, JOURNAL D’UN VOYAGE DE DÉCOUVERTES,

PAR LE CAPITAINE SPEKE[1].
1860-1863. — TRADUCTION INÉDITE. — DESSINS EXÉCUTÉS D’APRÈS LES ILLUSTRATIONS ORIGINALES DE L’ÉDITION ANGLAISE.


VII


L’Ouzinza.

Le 23 juillet, épuisé par mes marches et contremarches, et plus encore fatigué de tant de contrariétés, j’arrivai à la résidence de Lumérési, l’un des principaux roitelets de l’Ouzinza. Nous ne l’y trouvâmes point, mais il revint le soir même dans sa boma, sorte de palais de gazon, ayant l’apparence d’une meule de foin et fort inférieure au moindre tembé ou demeure des Arabes de Kaseh. Là, pour célébrer notre arrivée, il fit battre tous ses tambours. Je ripostai par trois coups de fusil à celui qu’il avait tiré en notre honneur ; dans la soirée, tandis que je m’occupais d’observations astronomiques, je me sentis envahi par un froid si intense, qu’aussitôt après avoir déterminé la position, je crus devoir m’aller mettre au lit. J’y restai cloué par une fièvre ardente et, le lendemain, il me fut impossible de me relever. Mille symptômes alarmants, accompagnés de souffrances aiguës, se compliquaient pour moi pendant mon sommeil d’un tas de visions absurdes : je combinais, par exemple, avec sir Roderick Murchison, une marche à travers l’Afrique, je voyais affluer dans mon camp des êtres bizarres, moitié hommes et moitié singes, accourus pour m’annoncer que mon compatriote Petherick, parti de Khartoum, m’attendait avec des barques sur le N’yanza, etc.

Spécimen des tembé, ou maisons arabes, à Kaseh.

Lumérési était venu me voir dès le matin « pour s’enquérir, disait-il, de mon état, » et, désireux de sortir promptement de ses mains, je l’avais reçu avec tous les honneurs militaires ; mais ce gros bonhomme, à physionomie bénigne, me prouva, dès notre première conférence, qu’il avait mis de côté, bel et bien, ses vaines affectations de désintéressement. C’est tout au plus si je me rappelle les propos que nous échangeâmes à ce sujet ; je sais seulement qu’il demandait un déolé comme souvenir de la visite dont l’honorait le « Magnanime homme blanc » et que perdant bientôt patience, je l’envoyai littéralement promener.

Du 23 au 31 juill. — Le jour suivant, l’excitation de mon cerveau ne me laissait plus aucun sang-froid et ce fut avec des rugissements insensés que je lui reprochai sa perfidie ; il n’en persista pas moins à me harceler, tandis que je m’administrais remède sur remède, jusqu’au 25, où il rabattit quelque peu de ses prétentions inadmissibles. Je me hâtai de souscrire à tout ce qu’il demandait et j’ordonnai de disposer un hamac portatif sur lequel je comptais partir le lendemain. Mon hôte, voyant que j’allais mettre mon projet à exécution, refusa de me laisser aller, si je n’ajoutais trois pièces d’étoffe à celles qu’il avait déjà reçues, alléguant « que certains membres de la famille n’avaient pu être compris dans la distribution faite la veille. » Après d’inutiles remontrances, je me résignai à ce nouveau sacrifice, mais j’enjoignis à mes hommes de me transporter hors de la boma, où je ne voulais pas demeurer une heure de plus après y avoir subi de pareils traitements. Lumérési n’hésita pas à leur barrer le passage, sous prétexte « que j’étais trop malade, pour qu’il permît à qui que ce fût d’emporter en cet état un homme dont il tenait de si beaux présents… Il lui serait trop pénible, ajoutait-il, d’apprendre que par sa faute j’aurais péri dans les jungles. » Vainement fis-je appel à son humanité, vainement lui remontrai-je que mon unique chance de salut consistait dans le changement d’air que m’allait procurer une marche en hamac ; certain de son influence sur mes subalternes, il réclamait, de plus belle, le déolé « que je devais avoir, disait-il, car je n’avais pu songer à me présenter devant Rumanika sans le seul présent qui fût digne d’être offert à ce prince. » À partir de ce moment, je ne le vis plus. Il était dans sa politique de me tenir en suspens et j’eusse en effet préféré toutes sortes de querelles à ce temps d’arrêt dont rien ne me faisait prévoir le terme. J’appris enfin de lui que je devrais me regarder comme son prisonnier, et non plus comme son hôte, si je lui refusais le déolé que je destinais à Rumanika. Suivit une interdiction péremptoire à ses sujets de me prêter la moindre assistance et, la-dessus, reprenant les dehors d’une générosité affectée, il m’offrit une vache que je ne voulus pas accepter.

Palais du sultan Lumérézi.

Alors commença une nouvelle série de tribulations sur lesquelles je n’oserais insister davantage, et six semaines s’étaient écoulées ainsi, quand une nuit je suis soudainement réveillé par un bruit de pas. Plusieurs hommes se précipitent dans ma tente et, tout haletants encore de leur course, parlant par saccades, presque inintelligibles dans leurs explications incohérentes, me racontent qu’ils ont laissé Grant aux prises avec des périls de tous genres, par suite d’une attaque imprévue qui a dispersé la caravane. Tous les Vouanguana ont été tués ou mis en fuite par les gens de M’yanga. Grant (que j’attends de jour en jour) est resté seul sous un arbre, sans autre protection que celle de son fusil. Quant à eux, simples portefaix, n’ayant ni les moyens ni la mission de le défendre, ils se sont hâtés d’accourir vers moi, pour que j’avise à le tirer de cette position critique… » Ces mauvaises nouvelles me trouvent en garde contre leur exagération. Je comprends néanmoins qu’il se passe quelque chose de grave et, sans une minute de retard, j’ordonne à tous mes gens de marcher au secours de Grant. Baraka, toujours décourageant, profite de l’occasion pour s’écrier à haute voix, en s’arrêtant devant ma tente, « qu’il est impossible désormais de songer an voyage du Karagué ». Je lui adresse à mon tour une verte réprimande dont profiteront, je l’espère, nos auditeurs ; ils s’éloignent bien édifiés sur mon invariable détermination de marcher en avant.

Le lendemain 17, lettre de Grant où il me fait connaître exactement les détails de la catastrophe.

16 septembre 1861.
Mon cher Speke,

« La caravane a été attaquée, pillée, dispersée de toutes parts, tandis que nous traversions ce matin le pays de M’yanga. Éveillé dès l’aurore, je pressais le départ afin de vous rejoindre plus tôt, lorsque mon attention fut attirée par un débat assez vif qui venait de s’élever entre nos principaux guides et sept ou huit gaillards bien armés que m’avait dépêchés le sultan M’yanga pour me persuader de m’arrêter dans son village. Il leur fut sommairement répondu qu’ayant déjà reçu de vous un présent, leur chef n’avait rien à espérer de moi. Sans insister autrement, et en vertu des instructions qu’ils avaient sans doute, ils se constituèrent nos guides officieux, jusqu’au moment où nous voulûmes quitter le sentier qu’ils suivaient : alors, gagnant les devants par une manœuvre rapide, ils nous barrèrent le passage, plantèrent leur lance dans le sol et nous défièrent d’avancer !

« Cette menace ne fit que nous affermir dans notre détermination, et nous nous jetâmes en avant, balayant du pied leur fragile barricade. Après avoir franchi environ sept milles sans être inquiétés le moins du monde, une clameur aiguë, partie des bois, attira mon attention, et nous vîmes fondre sur nous, avec les dehors de la gaieté la plus cordiale, une masse d’à peu près deux cents hommes. Un instant plus tard, abordant le centre de la caravane, ils se jetaient sur nos pauvres portefaix. La lutte n’a pas été longue ; nos hommes, pris à la gorge et menacés de mort, se laissèrent dépouiller, non-seulement de leurs fardeaux, mais de leurs vêtements et de leurs parures ; avant que la résistance pût être organisée, toutes les marchandises avaient disparu. Trois hommes seulement tenaient bon à côté de moi ; j’avais beau rappeler les autres qui, ne songeant qu’à éviter un coup de flèche ou de javeline, s’étaient dispersés dans les taillis ; un seul, notre petit Rahan, son fusil armé, défendait vaillamment sa charge contre cinq sauvages arrivés sur lui la lance haute. Parmi les fuyards, deux ou trois passent pour morts ; quelques-uns ont reçu des blessures. Nos caisses, nos verroteries, nos étoffes, jonchent au hasard les bois voisins. Bref, un naufrage complet.

« On s’opposait ouvertement à ce que j’allasse demander justice au sultan, et il a fallu me résigner à demeurer assis au milieu de cette insolente canaille, exaltée par sa facile victoire. Parmi les coquins qui m’entouraient, plusieurs étaient déjà vêtus de la dépouille enlevée à nos gens.

« Dans l’après-midi, quinze hommes et autant de charges m’ont été renvoyés avec un message du sultan. Il affirme que l’attaque est le résultat d’une simple méprise, qu’un des agresseurs a déjà eu la main coupée pour ce méfait, et que tout ce qui nous appartient nous sera rendu.

« Tout à vous,
J. A. Grant. »

J’ai fini par persuader à Lumérési qu’il fallait demander compte à M’yanga des violences exercées contre les pagazi de Grant, aussi bien parce qu’ils sont ses sujets qu’à raison des conséquences inséparables de pareils procédés. Les routes ainsi fermées, plus de caravanes et plus de hongo. Lui-même, d’ailleurs, se verrait bientôt hors d’état d’expédier son ivoire sur la côte. Touché de ces raisons, il autorise le départ d’une douzaine de portefaix qui consentent à s’aller mettre sous les ordres de Grant.

Sur ces entrefaites (4 oct.) arrive un message de Suwarora, roi voisin de Lumérési, qui lui enjoint de nous laisser partir sans retard ; à l’appui de cette sommation, il envoie ce qu’on pourrait appeler son sceptre : une longue baguette de bronze, autour de laquelle sont fixés des talismans, et qu’on appelle kaquenzingiriri, — le maître de toutes choses. C’était une invitation que le chef nous adressait ; Suwarora ne réclame aucun hongo ; son unique but est de nous voir, et il nous envoie ce kaquenzingiriri pour nous faire respecter partout ou nous passerons. — Lumérési, bien évidemment confus de l’ascendant qu’exerce sur lui cette baguette de Suwarora, nous a quittés cette nuit sans prendre congé de nous.

Enfin, ayant à ma disposition ce qu’il me faut de pagazi pour emporter la moitié de nos marchandises, je pars en avant, tout malade que je suis, obligé de m’arrêter à chaque pas pour reprendre haleine, et complètement privé de l’usage de mon bras gauche. Grant me rejoint, le lendemain, 7 octobre, avec le reste des bagages.

Pongo, le chef du premier district que nous traversons, débute (12 oct.) par nous envoyer une vache dont il réclame, bien entendu, l’équivalent. Une entrevue que nous sollicitons est refusée, sous prétexte que notre hôte consulte sa « corne magique » afin de savoir quelles gens nous sommes. Suivent les fatigantes négociations du hongo, telles qu’il a fallu les raconter déjà bien des fois. Nos présents nous sont renvoyés avec un dédain affecté. Ce que nous y ajoutons, conformément aux prétentions qu’on a élevées, se trouve encore insuffisant ; et aucun des déboires de cette misérable diplomatie africaine, diplomatie de mendiants et de larons, ne nous est épargné. Cette fois, cependant, quand on a battu le « tambour de satisfaction, » les gens de Suwarora viennent le plus galamment du monde se prosterner à mes pieds en me félicitant de cette heureuse issue ; Pongo se montre enfin après une nuit d’hésitations, mais avec une nombreuse escorte et en tenant sa tête cachée dans un morceau d’étoffe, car il craint notre « mauvais œil, » à ce qu’il paraît. Du reste, il n’en rachète pas moins en partie ses fâcheux procédés, car ses exhortations déterminent un certain nombre de ses sujets à s’enrôler avec nous, et nous en avions grand besoin, vu que la moitié de nos pagazi venait de prendre la fuite. On abuse, il est vrai, de notre position pour nous faire payer horriblement cher. Nos portefaix sont engagés à raison de dix colliers de perles par tête et par journée de marche. C’est à peu près dix fois plus que n’accordent ordinairement les trafiquants arabes. La volaille abonde ici comme ailleurs, bien qu’on l’élève uniquement afin de la vendre aux caravanes, et que les indigènes n’en usent jamais eux-mêmes, — si ce n’est dans les sacrifices divinatoires, lorsqu’ils coupent l’animal en deux pour préjuger l’avenir d’après l’inspection de son sang et de ses os.

17 oct. Chez N’yaruwamba. — Répétition de ce qui s’est passé chez Pongo. Je me garde bien d’accepter la vache avant que le tribut soit réglé ; mais cette précaution ne me sert pas à grand-chose. J’ai affaire à un coquin dont les promesses les plus formelles sont violées avec un sang-froid parfait. Quand il tient ce qu’il a demandé lui-même, il réclame impudemment de nouvelles concessions, un collier par-ci, un bracelet par-là ; tant et si bien que mes hommes perdent patience et risqueraient volontiers le combat, indignés de voir qu’un « roi » peut ainsi fausser sa parole. Il n’en faut pas moins céder et, à neuf heures du soir seulement, le bruit du tambour nous annonce que nous sommes libres de suivre notre chemin.

18 oct. Frontière de l’Oukhanga. — Nous avons traversé l’Ouzinza jusqu’à son extrémité nord. Devant nous s’étend un désert qui le sépare des possessions de Suwarora. Installés dans une boma, nous y sommes bientôt assaillis par des villageois qui nous cherchent querelle et commencent à se gourmer avec mes hommes dans l’espoir de nous dépouiller ; mais nos fusils nous donnent une supériorité marquée sur ces pauvres diables, qu’un petit nombre de coups tirés en l’air dispersent à travers champs ; ils reviennent à la nuit, complétement pacifiés, et tout semble promettre un retour de calme, quand une nouvelle alerte nous est donnée. Il s’agit d’une marche des Vouatuta qui vont, à ce qu’on prétend, attaquer N’yaruwamba. Les pagazi enrôlés chez Pongo nous ont déjà faussé compagnie. Encore un jour de perdu (19) avant de pouvoir traverser le désert et de nous rencontrer, à la frontière de l’Ousui, avec N’yamanira, le fonctionnaire auquel Suwarora délègue ses pouvoirs dans cette partie du district.


VIII


L’Ousui.

À peine sommes-nous sur ce nouveau terrain que les quatre messagers, porteurs du fameux kaquenzingiriri, renonçant tout à coup à leur courtoisie d’emprunt, exigent péremptoirement leur salaire avant de faire un pas de plus. Ma promesse de les récompenser richement lorsqu’ils nous auront conduits chez Suwarora, les laisse parfaitement insensibles. Ils veulent immédiatement ce qui leur est dû et fixent à quatre bracelets le prix de leurs peines et démarches. Raisonnements et menaces, rien ne triomphe de ces prétentions exorbitantes. « Ils peuvent, disent-ils, nous retenir ici tout un mois ; ils peuvent nous ménager à chaque station de nouvelles avanies. » Dans le pays où nous sommes, toute trahison est redoutable. Il faut se résoudre à payer ce qu’ils demandent. Après eux, j’ai affaire à N’yamamra qui joint à ses fonctions politiques la profession de médecin et de sorcier. Sur la tête il porte, fixée au front, l’extrémité d’un coquillage, symbole de sa charge, tandis qu’une petite corne de brebis, posée coquettement sur sa tempe, indique sa mission surnaturelle. Il a pour église (uganga) un arbre aux branches duquel est attachée une corne de buffle remplie de poudre magique ; un sabot de zèbre est suspendu par une ficelle au-dessus d’un vase d’eau enfoncé dans la terre. Je me permets quelques railleries au sujet de ce temple si élémentaire, et N’yamanira, piqué au jeu, me somme de montrer mon pouvoir magique en faisant jaillir du sol une source permanente. Je m’engage à le faire aussitôt qu’il m’aura donné l’exemple, et cette réponse, qui lui coupe la parole, paraît égayer mes gens.

Le 22 au soir, invités à marcher en avant, mes guides s’y refusent, malgré l’engagement formel qu’ils avaient pris à cet égard en touchant leur salaire. Il faut, à ce qu’ils assurent, que Suwarora soit préalablement averti de notre arrivée. Deux d’entre eux resteront avec nous, un troisième se rendra auprès du chef. Presque aussitôt après le départ de ce messager survient un officieux nommé Makinga. Il nous presse d’avancer au nom du docteur K’yengo, son frère adoptif. C’est grâce à ce dernier que Suwarora, d’abord très-inquiet à notre sujet, s’est déterminé à nous accueillir. Je reconnais ce Makinga pour un de mes anciens porteurs qui s’était proposé, à Sorombo, pour remplir avec Baraka la mission dont ce dernier n’avait définitivement pas voulu se charger auprès de Suwarora ; sur notre refus, il est parti seul pour aller prévenir le docteur K’yengo, et c’est bien évidemment à l’intervention de ce dernier que sont dues les démarches faites auprès de moi par le chef de l’Ousui. Makinga, du reste, ne se bornait pas à ces communications et, quand je voulus partir dans la matinée du 23, il prétendit, lui aussi, me soumettre à la taxe. Mes protestations énergiques et mon recours au chef du district me débarrassèrent momentanément de lui.

Le 24, après de longs circuits dans une vaste forêt nous débouchâmes dans une des portions cultivées de l’Ousui, composée de collines arrondies que recouvrent des broussailles, partout où la main de l’homme n’a pas transformé le terrain. Les petits villages à huttes gazonnées n’y sont point entourés d’une boma, mais simplement cachés dans de vastes plantations de bananiers. On y trouve beaucoup de bétail élevé par les Vouahuma qui se refusent à nous vendre leur lait, donnant pour raison que nous mangeons de la volaille et une sorte de fève appelée maharagué.

25 oct. Chez Vikora. — On se rappelle peut-être Sirboko, notre hôte de Mininga, et le meurtre commis par lui sur la personne d’un des chefs indigènes. Ce dernier était précisément le père de Vikora qui, en souvenir de cet acte, se montre habituellement très-rigoureux a l’égard des trafiquants. Il s’abstient cependant de nous molester en vertu des ordres exprès de Suwarora qui nous mande par le retour de notre messager de venir le trouver au plus vite.

26 oct. Chez Kariwami. — Ces bons procédés du chef de l’Ousui nous ayant mis en joie, nous avions gravi lestement la montagne de N’yakasnéyé, lorsqu’en arrivant au sommet, nous nous trouvâmes en face d’un gros détachement qui exigeait le prix du passage. Suwarora s’était ravisé, à ce qu’il paraît, sous l’influence dominante de deux de ses principaux officiers — Kariwami, chez lequel nous étions, et Virembo, qui habite à deux marches en arrière — tous deux en ce moment auprès de leur chef. N’ayant rien de mieux à faire, j’ordonnai de former le camp et je dépêchai Nasib à « Sa Hautesse » pour lui adresser de ma part les représentations les plus pressantes, non celles d’un simple marchand, mais d’un prince son égal, venu pour remplir une mission amicale auprès de lui et de Rumanika. Tandis que le soir même, pour attendre avec plus de patience le retour de mon ambassadeur, je m’occupais de quelques observations astronomiques, d’audacieux voleurs se glissèrent parmi les broussailles qui entouraient le camp, et vinrent accoster deux de nos femmes, sous prétexte de leur demander ce que je faisais. Sans méfiance, elles répondaient à leurs questions, lorsque ces misérables se jetèrent sur elles et disparurent après les avoir dépouillées de tous leurs vêtements. Elles furent obligées, pour rentrer au camp, de passer sous mes yeux dans un état de nudité complète. J’avais souffert patiemment jusque-là quelques larcins de peu d’importance qui se renouvelaient à peu près toutes les nuits, mais, cette fois, je trouvai la hardiesse un peu forte, et j’ordonnai de tirer sur tous les déprédateurs qui se montreraient aux environs. Cette consigne, ponctuellement exécutée, eut de prompts résultats. Dans la nuit du 26 au 27, un de nos larrons reçut une blessure qui nous permit, le lendemain matin, de suivre jusqu’à une certaine distance ses traces ensanglantées, et dont il mourut, à ce qu’on nous dit, quelques heures plus tard. Je m’attendais à des difficultés, mais les « anciens » du pays vinrent au contraire me rendre hommage. Cet acte de vigueur les avait d’autant plus frappés que le voleur en question était un sorcier jusqu’alors réputé invulnérable. Ceci du reste n’empêcha pas de nouvelles tentatives. L’endroit où nous étions fourmillait de gens disposés à s’approprier le bien d’autrui. Quelques-uns de mes hommes, attirés dans des huttes écartées sous prétexte d’invitation à dîner, en sortirent dépouillés de tous leurs vêtements. Plusieurs nuits de suite, notre camp fut assailli à coups de pierre. Il fallut de nouveau recourir aux grands moyens. Un de ces bandits fut tué, deux autres furent blessés grièvement.

Campement dans la vallée d’Outhoungu : Les indigènes apportent des provisions. — Dessin de Émile Bayard.

Pendant ce temps, Suwarora se déclarait hors d’état d’intervenir dans le règlement des taxes réclamées par ses vassaux. Pour lui-même il ne demandait rien, et comptait sur notre visite aussitôt que nous nous serions affranchis, en sacrifiant quelques bagatelles, de ces exigences subalternes. Vains compliments qui ne me dissimulaient pas la vérité. Je savais à merveille que les agents inférieurs de Suwarora prélevaient à peine un pour cent sur le produit de leurs rapines ; tout le reste allait dans la caisse royale. Il ne restait qu’à se tirer le plus tôt possible de ces mains rapaces. Je me mis donc en mesure de faire partir un messager pour le palais de Rumanika, dans l’espoir que ce chef voudrait bien m’envoyer sa « masse » pour nous tirer de l’Ousui, comme celle de Suwarora nous avait tirés du Bogué. Puis, je me débattis comme je pus avec Kariwami, chargé de régler le hongo pour son compte et pour celui de son collègue. La discussion dura toute la journée du 28 et celle du 29. Elle n’était pas terminée, tant s’en faut, lorsque Bombay revint dans un état de jubilation tout a fait extraordinaire du camp de Masudi, négociant arabe dont j’ai déjà parlé plusieurs fois : — « Par un hasard des plus singuliers, disait-il, j’ai pu voir dès les premières vingt-quatre heures le grand Mkama (chef) lui-même, auprès duquel Masudi demande vainement à être admis et qui, depuis quinze jours, malgré des instances quotidiennes, lui fait attendre le règlement de son tribut.

— À la bonne heure, lui dis-je ; mais aurons-nous une audience ?

— Ceci, je l’ignore, me répondit-il. Suwarora était si complétement ivre qu’il n’a pu comprendre un seul mot à ce que je lui disais de votre part.

— Pourquoi donc se tant féliciter ?

— Je l’ai vu, vous dis-je, et cela dès le premier jour, tandis que Masudi, après tant et tant de délais, n’a pas encore obtenu la même faveur. »

Nasib semblait tout aussi émerveillé que Bombay : — « Vous ne connaissez pas, me dit-il, l’étiquette dont s’entourent ces rois Vouahuma ; ils ne ressemblent en rien à ceux que vous avez pu voir dans l’Ounyamuézi ou partout ailleurs ; ils ont des officiers et des soldats comme Saïd Majid, le sultan de Zanzibar.

— Hé bien, repris-je, m’adressant à Bombay, comment avez-vous trouvé Suwarora ?

— C’est un fort bel homme, répondit-il ; tout à fait la taille et la figure de Grant : si Grant était noir, vous ne les distingueriez pas l’un de l’autre.

— Est-ce que les officiers se trouvaient dans le même état que lui ?

— Certainement ; ils s’étaient grisés tous ensemble. Le pombé circule par là du matin au soir.

— Et on ne vous a pas fait boire ?

— Certainement si, répliqua Bombay, dont le sourire narquois mit au jour sa double rangée de dents taillées en pointe. Ils ont essayé… Après quoi, on m’a montré l’emplacement assigné à votre camp… Ce n’est pas dans le palais, mais au dehors, dans un endroit où il n’y a pas un arbre… La résidence n’a rien de flatteur. »

Il fallait pourtant en finir avec le damné hongo. Bombay fut chargé de faire accepter aux deux chefs, à la place des étoffes qu’ils demandaient et que je n’avais pas, un équivalent en fil d’archal. Lorsque tout fut conclu, et au moment où j’allais me mettre en marche, Vikora, dont je ne m’occupais plus, se présenta tout à coup armé de prétentions égales à celles de ses collègues. La journée du 30 fut encore perdue à me débattre pour lui faire accepter moins qu’ils n’avaient reçu. L’affaire ne fut terminée que le lendemain matin 31, où, après être descendus dans une vallée fangeuse et lorsque nous eûmes gravi une seconde montagne, nous vîmes enfin devant nous le palais de Suwarora. Sise au fond de la vallée d’Outhoungu, cette habitation, dont les clôtures embrassent une vaste étendue de terrain, ne laisse pas de produire un effet assez imposant. Une triple haie d’arbustes épineux lui sert de rempart. La hutte du chef (auquel je ne donne pas le nom de roi, parce que la souveraineté du pays me semble ici partagée) est trois fois aussi grande qu’aucune des autres ; elle est au fond de l’enceinte, dans un endroit bien à part, tandis que les habitations réservées à ses officiers et aux gens de sa maison se groupent de distance en distance, séparées les unes des autres de manière à permettre l’installation du bétail qu’on fait rentrer chaque nuit.

Vallée d’Outhoungu. — Dessin de A. de Bar.

Dans la soirée, un habitant de l’Ouganda, nommé N’yamgundu, vient nous faire une visite de politesse. Il a pour vêtement un large surtout fait d’une quantité de petites peaux d’antilopes, prises sur des sujets très-jeunes, souples comme du chevreau, et cousues ensemble avec autant de soin que si elles eussent passé par les mains de nos gantiers. À notre grande surprise, les manières du personnage sont en parfait rapport avec les soins qu’il semble prendre de son extérieur, et nous sommes tous enchantés de lui, bien qu’il ne puisse être compris que de Nasib, lequel déclare l’avoir connu précédemment. C’est le frère de la reine douairière de l’Ouganda, député par Mtésa, qui règne actuellement sur cette contrée, pour venir demander en mariage la fille de Suwarora, renommée pour sa beauté merveilleuse. N’yamgundu et les officiers qui complètent le personnel de l’ambassade, retenus ici depuis plus d’un an, ont vu mourir la jeune fille dont ils venaient solliciter la main ; et Suwarora, dans la crainte où il est que le grand roi ne tire vengeance de ces retards, cherche à conjurer sa colère en lui envoyant, aux lieu et place de la fille qu’il a perdue, un tribut suffisant en fils de laiton. Ceci m’explique l’acharnement avec lequel je me suis vu exploiter.

Le lendemain 2 novembre, autre visite. Sirhid se présente comme le plus grand personnage de l’État. C’est un jeune homme de bonne mine, chez qui se retrouvent les indices caractéristiques d’une origine vouahuma. Son turban, les étoffes voyantes de son costume lui constituent une toilette à grand effet ; il s’exprime avec une douceur inusitée et s’installe sur nos tabourets comme si l’usage de pareils siéges lui avait été familier dès son enfance. Je lui explique — avec toute la dignité d’un grand personnage, poursuivi par une fortune contraire, — à quelles épreuves je viens d’être soumis. Il promet de tout redire à son maître et de faire en sorte que nous soyons traités avec moins de rigueur. Je voulus alors le charger pour Suwarora de quelques présents exceptionnels, dont je pris soin de mettre en relief l’importance et la rareté, un pistolet à cinq coups, une grande boîte de fer-blanc, etc. ; mais lorsqu’il les eût examinés :

« Non, me dit-il, n’exhibez pas tout d’abord ces objets qui pourraient effaroucher le m’kama ; il croirait y voir des engins de maléfice et me ferait couper la tête pour avoir osé les lui présenter : — on ne sait ensuite ce qui pourrait arriver.

— Ne puis-je donc être admis a lui offrir mes hommages ?

— Non, répondit Sirhid, il faut que je le voie au préalable ; ce n’est pas un simple individu comme moi, et avant de recevoir quelqu’un il doit prendre toutes ses sûretés.

— Pourquoi donc ces invitations qui m’ont attiré chez lui ?

— La nouvelle lui était arrivée que plusieurs chefs, entre autres Lumérési, mettaient des obstacles à votre voyage, et, curieux de savoir à quoi s’en tenir sur votre compte, il m’avait enjoint de vous dépêcher quelques hommes. C’est ce que j’ai fait, vous le savez, à deux reprises différentes. Il désire certainement vous voir, mais il n’aime pas que les choses se fassent avec précipitation. Sur les hommes qui n’ont pas, autant que vous et moi, l’expérience du monde, la superstition conserve beaucoup d’empire. »

Sirhid ajouta qu’il demanderait pour nous une audience dans le plus bref délai possible ; puis, prenant congé, il nous témoigna le désir d’emporter avec lui le fauteuil en fer sur lequel il s’était assis. Néanmoins, il se retira sans rien objecter quand nous lui eûmes dit que, n’étant pas habitués à nous asseoir par terre, nous ne pouvions nous priver de ce meuble.

Virembo vint nous trouver, le 3, avec de nouvelles réclamations, contre lesquelles Sirhid, survenu fort à propos, nous fournit lui-même d’excellents arguments ; mais, à peine Virembo parti, l’habile diplomate nous fit entendre que lorsqu’il s’entremettait pour le compte des négociants arabes, ils ne manquaient jamais de le récompenser par quelques présents. La moindre bagatelle suffirait ; mais, en fait de bagatelles, c’était aux étoffes qu’il donnait la préférence.

Dix jours se passent ainsi sans que nous puissions rien conclure. Dans l’intervalle, un grand désordre se met dans le camp, où l’ivrognerie engendrait mainte et mainte rixe. Nous sommes de plus harcelés par les Vouanousui, qui envahissent notre hutte pour nous regarder manger, et mendient nos restes avec une merveilleuse effronterie. Ils ne connaissent pas ce fameux bakhshish, si usité en Orient, mais ils tendent leurs mains, se frottent le ventre, et répètent jusqu’à satiété le mot kaniviani (mon ami). Impossible cependant de garder rancune à ces enfants naïfs : nous leur jetions quelquefois de l’eau pour les éloigner, mais ils revenaient aussitôt, tournant la chose en plaisanterie.

L’animosité qui existait sourdement entre Bombay et Baraka devait tôt ou tard amener une explosion. Bien que je l’eusse défendu, presque tous mes gens ont pris femme chemin faisant. Bombay lui seul était resté célibataire. Devenu amoureux d’une jeune fille qu’il a vue au passage, il a eu le malheur de mettre Baraka dans la confidence, et celui-ci, bien assuré que son collègue n’arriverait pas gratuitement à la réalisation de ses vœux, s’était mis à espionner de près toutes ses démarches. Bombay, en effet, pour satisfaire aux exigences de son futur beau-père, paraît avoir détourné, avec l’assistance de quelques-uns de mes gens, cinq paquets de fil d’archal, une couverture rouge, et cinq cents cordons de verroteries. Aujourd’hui, tous deux se sont grisés, et dans leurs violentes altercations la vérité s’est fait jour. Je la démêlai à grand’peine à travers leurs explications contradictoires, mais Bombay a fini par convenir de ses torts, les rejetant sur la violence de sa passion, l’avidité du père de sa bien-aimée, l’exemple de ses camarades, etc. Au fond du cœur, tout en le blâmant, je ne pouvais m’empêcher d’apprécier la sincérité de ses aveux ; mais j’ai dû — la bonne politique le voulait ainsi — féliciter tout haut Baraka de la subtilité avec laquelle il avait surpris les larcins de son camarade, larcins d’autant plus coupables qu’ils tournent au détriment de la communauté, puisqu’en fin de compte, les dépenses de voyage une fois payées, l’excédant des marchandises doit être fidèlement distribué entre tous mes compagnons. Au fond, Baraka n’est pas plus irréprochable que Bombay, et ce dernier n’a pas manqué de m’en fournir d’irrécusables preuves. J’ai tâché de les réconcilier l’un avec l’autre, bien décidé dorénavant à veiller moi-même sur mes verroteries.

Indigène de l’Ounyamuézi. — Dessin de Émile Bayard.

12 et 13 nov. — Bombay, complétement revenu à lui, s’est jeté à mes pieds, puis à ceux de Grant, protestant que j’étais son ma pap (son père et sa mère), qu’il me doit toute sa prospérité, que s’il a péché, c’est faute de meilleurs enseignements, mais que si je lui pardonnais, etc., etc. Puis, réconforté par quelques bonnes paroles, il s’est décidé à prendre pour femme la sœur de Sangizo, qu’on lui donne à crédit et qu’il payera peu à peu sur ses salaires, promettant d’ailleurs de la restituer à son frère aussitôt que le voyage sera terminé.

Dans la soirée, les stipulations relatives au hongo royal ont été convenues avec Virembo et Karambulé. J’ai réduit leurs exigences à cinquante paquets de fil de fer, vingt pièces d’étoffes choisies, cent cordons de mzizima, et quatre mille de kutuamnasi[2], mes verroteries blanches étant tout à fait épuisées. Suwarora, qui persiste à ne pas nous recevoir, nous promet en revanche un meilleur accueil à notre retour de l’Ouganda ; il ne se doute évidemment pas que j’ai formé le projet bien arrêté de ne point retraverser un pays où j’ai subi tant d’exactions humiliantes et des traitements si peu en rapport avec les invitations pressantes qui m’y avaient attiré. Je n’ai pas manqué de laisser voir mon mécontentement aux deux négociateurs, mais ils se sont empressés de changer de sujet, en réclamant les cadeaux que l’usage attribue aux vouahinda ou vouanawanis (les enfants du roi). Je m’en suis tiré avec trente-quatre paquets de fil de fer et six pièces d’étoffe premier choix.

15 nov. Kitaré. — Une escorte d’officiers nous est assignée, qui veillera sur nous jusqu’à la frontière. C’est un grand honneur sans doute, mais nous le devons principalement à la terreur superstitieuse que nous vaut notre réputation de sorcellerie. Peu nous importe, au surplus : l’essentiel est de trouver devant nous une hospitalité moins rapace.

En gravissant les hauteurs qui dominent la vallée d’Outhongu, nous rencontrons sur notre route des cairns ou tumuli, auxquels il est d’usage que chaque voyageur ajoute une pierre ; je n’ai pu me procurer aucuns renseignements positifs sur l’origine de ces monuments, qui rappellent les galgals, les menhirs, les dolmens de l’époque druidique ; je suis cependant frappé de ce fait, qu’ils se montrent à moi dès que j’aborde une contrée appartenant exclusivement aux Vouahuma, et que je les ai vus précédemment dans le pays des Somals, qui, très-certainement, à une époque antérieure, fut gouverné par un rameau détaché de la race abyssinienne. L’officier du district où nous campons, bien qu’il réside à dix milles de nous, envoie réclamer la taxe à laquelle il prétend avoir droit. Je m’exécute après quelque résistance, mes guides s’étant engagés à me garantir contre toute réclamation ultérieure.

16 nov. Vihembé. — Pressant le pas et avec la gaieté de l’oiseau qui s’envole, nous sommes arrivés, au sortir d’une belle forêt, à l’entrée d’une vallée profonde qui porte le nom de Lohugati. Sans nous être donné le mot et par un mouvement instinctif, la caravane entière s’arrête devant l’imposant tableau qui s’offre tout à coup à ses yeux. Au fond de cette vallée, couverte d’épais ombrages, un courant d’eau limpide s’élance dans la direction du N’yanza. Une végétation luxuriante et variée, des arbres magnifiques, parmi lesquels se distingue le gracieux palmier qui porte le nom de pandana, des jardins de bananiers, des plants énormes d’indigo sauvage et de chardons, font de cette vallée une espèce de paradis touffu, par delà lequel on entrevoit une rangée de cônes rougeâtres aux sommets dénudés, sillonnés du haut en bas de longues traînées blanches, et qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à deux volcans récemment ouverts ; — plus loin encore, et dominant le tout, sont les collines du Karagué et du Kishakka, tapissées d’herbages opulents.

Au moment où nous reprenons notre marche, le sentier que nous suivons est traversé tout à coup par un oiseau appelé khongota ; ce que le vieux Nasib proclame, dans son enthousiasme naïf, un présage certain d’heureux voyage. Après avoir passé la rivière, nous recevons, assis sur ses bords, la visite des habitants du vallon. Jamais je n’ai vu nudité si complète que la leur. Les jeunes filles elles-mêmes, parvenues à l’âge de puberté, s’exposaient hardiment à nos regards sans la moindre arrière-pensée de mal. De là, nous arrivâmes à l’établissement de Vihembé, le dernier qu’on rencontre avant de franchir les limites de l’Ousui.


IX


Le Karagué.

17 nov. Vigura. — Heureuse journée, qui nous délivre de bien des soucis. Nous venons d’être rejoints par l’officier auquel Rumanika confie le soin de nous aider à sortir de l’Ousui. Nasib, qui retrouve un ami dans ce personnage nommé Kachuchu, rayonne littéralement de joie et voit dans cette circonstance la justification des heureux pronostics qu’il nous signalait hier. Partout où nous ferons halte, les officiers de chaque village sont tenus de nous fournir des aliments aux dépens du roi, qui ne prélève aucune taxe sur les étrangers.

Cette partie du voyage me rappelait bien des jours heureux que j’avais passés jadis parmi les Tartares, dans la vallée du Thibet où coule le fleuve Indus. Ce pays-ci, cependant, est plus pittoresque : sur des pentes plus hautes croît une herbe plus épaisse ; elles se couronnent de fourrés d’acacias où se réfugient les rhinocéros blancs et noirs ; dans les parties basses du vallon errent au hasard, — comme le kiyang et le yak apprivoisé du Thibet, des troupeaux de harte-beests et de magnifique bétail. Puis enfin, pour ajouter à cette joie des yeux, nous sommes reçus avec une hospitalité prodigue, conformément aux ordres du roi. Le chef du village nous amène des moutons dès qu’il nous sait arrivés. Les patates douces, la volaille affluent vers le camp, et nous en sommes quittes pour quelques mètres de lainage rouge qu’on reçoit avec gratitude, sans nous rien demander de plus.

19 nov. Second Ourigi. — Plus nous avançons, plus se manifestent le bon ordre de ce pays, la courtoisie des chefs à qui nous avons affaire ; une liberté complète nous est assurée, et j’en profite pour chasser à droite et à gauche sur les hauteurs les plus voisines. J’ai tué un florikan, précieuse ressource pour notre pot au feu, plus un rhinocéros blanc, le premier que j’aie vu et dont j’aurais épargné la vie, si j’avais su que personne n’en voudrait manger. Les enfants nous apportent par centaines des moineaux à vendre, ce qui me rappelle certaines histoires qu’on m’avait faites jadis sur le Karagué, où ces oiseaux pullulent en si grand nombre que, pour sauver les récoltes et ne pas mourir de faim, les habitants en sont réduits à semer une espèce particulière de blé, que son amertume soustrait à la voracité de ces innombrables déprédateurs. Ceci m’est entièrement confirmé. Le soir, occupé d’observations astronomiques, je vois passer près de moi, non sans quelque surprise, un long et bruyant cortége en tête duquel est portée, sur les épaules de trois ou quatre hommes, une jeune fille roulée dans une enveloppe de cuir noir. Des informations que j’ai prises, il résulte que c’est une mariée du matin qu’on va déposer ainsi, en paquet, sur le lit de son époux — on ne se donne toutefois cette peine que pour celles qui sont réputées irréprochables. D’après certains récits qui parviennent à mes oreilles, Masudi, le négociant arabe dont j’ai parlé, a fait tout au monde pour détourner Rumanika de nous recevoir, et peu s’en est fallu qu’il n’ait réussi, en nous représentant comme des sorciers très-dangereux. Heureusement que nous arrivions avec la recommandation de Musa, et que Rumanika se considère comme lui devant la couronne. Ce motif a fait prévaloir les remontrances de nos partisans.

Natif du Karagué. — Dessin de Émile Bayard.

20 nov. Khonzé. — Le chef de ce village, un vieillard nommé Muzégi, m’affirme de l’air du plus grand sérieux qu’il a vu le temps où on allait en bateau d’ici à Vigura ; le poisson, les crocodiles de la Kitangulé remontaient jusqu’au lac sur les bords duquel nous sommes ; mais le vieux roi ne fut pas plutôt mort que les eaux baissèrent, Sa Majesté voulant, ceci est clair, laisser des regrets éternels à sa postérité la plus reculée. Après de mutuels présents, cet « ancien » me donne sur les pays environnants une foule de détails précieux ; un bâton couché par terre, dans la direction du sud au nord, représente la route que nous allons suivre ; des baguettes de diverses longueurs, horizontalement placées, indiquent les distances relatives de chaque localité. Cette géographie primitive, revue et corrigée avec soin, me fournit d’utiles renseignements pour les pays situés à l’est et à l’ouest de notre route.

21 nov. Camp de Kiwéra. — Nous quittons les bords de l’Ourigi actuel pour marcher quelque temps encore dans ce qu’on nous dit être son ancien lit. L’abondance et la variété du gibier rendent le voyage tout à fait amusant. Les rhinocéros sont en tel nombre, et si effrontés, qu’en mainte occasion ils nous barrent littéralement le passage. Il est très-divertissant en pareille occasion, de voir nos intrépides Vouanguana s’avancer par détachements de trois ou quatre vers ces irrévérents animaux ; puis, quand ils ont lâché leur volée, s’enfuir d’un côté tandis que le gibier se sauve de l’autre. Nous sommes rejoints, après le coucher du soleil, par le docteur K’yengo, porteur du tribut extraordinaire (fils d’archal et fils de laiton) que Suwarora expédie au grand roi Mtésa, comme équivalent de la défunte princesse que ce dernier voulait épouser. Il est entendu que nous voyagerons de conserve jusqu’à Uthenga.

22 et 23 nov. — Après avoir traversé l’opulente vallée d’Uthenga qu’entourent, à une hauteur de plus de mille pieds, des montagnes escarpées, partout revêtues d’une végétation qui fait songer à celles d’Écosse, nous sommes montés au sommet du N’yamwara, où nous avons apprécié pleinement, à quelques cinq mille pieds du niveau de la mer, les bénéfices d’une pareille altitude. Descendus dans la vallée de Rozaka, Kachuchu nous déclare qu’il va prendre les devants, son maître désirant savoir d’avance où nous préférons nous établir. Le choix nous est donné entre son palais, un point quelconque à l’extérieur de l’enclos, et le village de Kufro, ou les Arabes ont un dépôt commercial sur la route directe de l’Ouganda. Tant de politesse a bien le droit de nous surprendre et nous tâchons d’y répondre convenablement. Notre ami Kachuchu, gratifié par nous d’un rouleau de fil de cuivre, dira de notre part à son maître que notre unique objet est de le voir, lui et les autres grands monarques de la contrée. Nous accepterons tous les honneurs qu’il voudra bien nous conférer, mais nous ne faisons pas le commerce et nous n’avons, par conséquent, aucun rapport avec les Arabes.

24 nov. Katawanga. — Nous arrivâmes le lendemain à la rencontre de deux routes, et, tandis qu’Irungu, suivi de ses tambours, de ses fifres, de ses amazones, prenait, avec les porteurs du hongo de Suwarora, celle qui conduit à Kufro, nous continuâmes à marcher dans la direction du palais. J’étudiais, chemin faisant, la formation géologique de ces hauteurs composées principalement d’une argile sablonneuse tantôt bleue, tantôt de couleurs alternantes, et au flanc desquelles on voit se dresser ça et là, comme de longues murailles blanches, des dykes de quartz sans mélange. Tout semble indiquer que ces terrains, ainsi amalgamés quand le sol était bas, se sont élevés graduellement de manière à faire de ces montagnes l’axe central du continent ; ce qui leur assigne, selon toutes les probabilités, l’origine la plus ancienne.

À quelques milles du palais, nous reçûmes ordre de faire halte pour attendre le retour de Kachuchu. Mais à peine nous étions-nous arrêtés dans un bosquet de bananiers où la fabrication du pombé se faisait sur une large échelle, notre ex-guide accourut pour nous témoigner tout l’empressement que le roi mettrait à nous accueillir ; nos gens cependant éprouvaient une invincible répugnance à se remettre en route, retenus qu’ils étaient par le charme tout puissant de la bière nouvellement brassée. Bombay et Nasib partirent donc seuls pour aller offrir nos excuses, et nous les vîmes revenir dans la soirée avec un grand pot de pombé, plus un paquet de tabac première qualité, que Rumanika nous recommandait de réserver pour notre usage particulier. Le fait est que l’un et l’autre, d’un mérite supérieur, ne faisaient aucun tort à leur royale origine.

25 nov. Weranhanjé. — C’est le nom d’une montagne dont la cime herbue est à cinq mille cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer. En descendant un peu le long de ses rampes, nous aperçûmes tout à coup, ce qui nous parut d’abord un gros bouquet d’arbres (lat. sud 1° 42′ 42″, long. est 31° 1′ 49″) ; à quinze cents pieds au-dessous, une belle nappe d’eau reposait dans un pli de la montagne ; le bouquet d’arbres, au fait et au prendre, était l’enclos ou, si l’on veut, le parc du palais. Quant au lac, faute d’un nom indigène, je le baptisai « le petit Windermere, » à cause de la ressemblance que Grant lui trouvait avec celui de nos lacs du Cumberland qu’on appelle ainsi. C’est un de ces nombreux réservoirs où viennent se concentrer les eaux des montagnes environnantes pour s’écouler ensuite dans le Victoria-N’yanza par le lit de la Kitangulé.

Système des eaux dans les montagnes à l’ouest du Nyanza.

Pour rendre au monarque de ce charmant pays les honneurs qui lui étaient dus, j’ordonnai à mes hommes de déposer leurs fardeaux et de tirer une salve de mousqueterie. Comme nous défilions ensuite devant les portes du palais, nous fûmes invités à y pénétrer sans retard, le roi n’ayant rien de plus pressé que de nous faire accueil. Grant et moi, laissant notre bagage au dehors, mais escortés par Bombay et par quelques-uns de mes Vouanguana les plus âgés, nous nous dirigeâmes, à travers de vastes enclos parsemés de huttes, du côté d’une baraza au toit incliné, construite par les Arabes pour que le roi puisse y traiter à son aise les affaires publiques. C’est là que nous attendaient, assis sur le sol et les jambes croisées, le roi Rumanika ainsi que son frère Nnanaji, tous deux de grande taille et de noble aspect. Le monarque portait simplement la choga noire des Arabes, et pour tout ornement, des bas de cérémonie en perles de différentes couleurs, plus des bracelets ou manchettes de cuivre artistement travaillés. Nnanaji, médecin de très-haute volée, était couvert de talismans fixés à la grande pièce d’étoffe à damier dans laquelle il se drapait. À côté d’eux étaient couchées des pipes massives en terre noire. Un peu en arrière, accroupis et immobiles, tous les fils du roi, — six à sept gamins en jupons de cuir, ayant de plus, noués sous le menton, de petits charmes destinés à leur procurer de bons rêves. La première bienvenue de Sa Majesté, qui nous fut adressée en kisuahili très-correct, était empreinte d’une chaleureuse bienveillance. Il ne nous fallut qu’un instant pour comprendre que les gens avec lesquels nous nous trouvions maintenant, ne ressemblaient en rien aux grossiers indigènes des districts voisins. Ils avaient ces beaux visages ovales, ces grands yeux, ces nez à haute courbe qui caractérisent l’élite des races abyssiniennes. Après une poignée de mains tout à fait anglaise, qui est aussi dans les usages de ce pays, Rumanika, souriant toujours, nous pria de nous asseoir à terre en face de lui. Il voulait savoir quel effet avait produit sur nous la vue du Karagué, de ses montagnes qui, selon lui, devaient être les plus belles du monde, et du lac qui, sans nul doute, excitait notre admiration. Il nous demanda aussi en riant — car il savait toute l’histoire — ce que nous pensions de Suwarora et de notre réception dans l’Ousui. Je profitai de l’occasion pour lui remontrer qu’il devrait, dans l’intérêt même de son royaume, mettre un frein à la rapacité de Suwarora, dont les taxes abusives empêchaient les Arabes d’arriver jusqu’au Karagué. Ceci le privait de mille objets précieux qu’ils lui apporteraient de toutes les parties du monde, si cet obstacle était écarté. Le roi s’informa des moyens que nous avions pour trouver notre chemin sur les divers points du globe, ce qui le conduisit à de longs détails sur l’étendue proportionnelle de la terre et des eaux, la capacité (la force), des navires qui portaient jusqu’aux éléphants et aux rhinocéros destinés à nos ménageries. Nous l’étonnâmes aussi beaucoup en lui apprenant que notre pays était au nord du sien, bien que nous vinssions du midi, d’après les assurances de son ami Musa, lui demander passage pour nous rendre dans l’Ouganda. Le temps s’écoulait avec une rapidité merveilleuse durant ce premier entretien, mais comme le jour baissait, il fallut songer à notre installation, et, profitant de l’option qui nous était laissée, nous allâmes nous établir, à l’extérieur du palais, dans un endroit ayant vue sur le lac, dont l’aspect nous avait charmé.

Un des jeunes princes à qui on avait recommandé de veiller sur nous, ne m’eut pas plutôt vu installé dans mon fauteuil de fer, qu’il courut rendre compte à son père de cette nouveauté merveilleuse. Ceci me valut une invitation à me rendre sans retard au palais pour montrer « l’homme blanc » sur son trône, et dans tout l’appareil de la dignité royale que me conférait un siége si honorable.

J’obéis quelque peu à regret, dédommagé cependant par la joyeuse admiration de mon hôte, par son intelligente curiosité, par la confiance enfin qui s’établissait entre nous : « Oh ! ces Vouazungu, ces Vouazungu, s’écriait-il avec un hochement de tête significatif, que ne savent-ils pas, — et de quoi ne sont-ils pas capables ? »

Je profitai de l’occasion pour glisser un mot contre les préjugés superstitieux par suite desquels les Vouahuma nous refusaient du lait[3]. Le roi me répondit que ces idées avaient exclusivement cours parmi les classes pauvres, et qu’il mettrait bien volontiers à notre service le produit quotidien d’une de ses vaches. En rentrant au camp où ce prince, si rempli d’égards, venait d’envoyer un supplément de son excellente bière, je trouvai les Vouanguana dans un état de liesse complète. Les chèvres, la volaille arrivaient à chaque instant par suite des ordres expédiés de tous côtés pour que les hôtes du roi ne manquassent de rien, et nos approvisionnements se renouvelèrent ainsi pendant un mois de suite, mais sans diminuer beaucoup ma dépense quotidienne (en rassades, bien entendu) car on négligeait assez volontiers de nous pourvoir de grain et de bananes. Les vents froids d’ailleurs faisaient grelotter nos gens de la côte, et dans leur ignorance naïve, ils se croyaient tout près de l’Angleterre, le seul pays hyperboréen dont ils eussent jamais entendu parler.

Campement des voyageurs en dehors du palais de Karagué. — Dessin de Émile Bayard.

26 nov. — Ayant ouï dire qu’il serait inconvenant de hâter l’acquittement du tribut de passage, et voulant néanmoins ne pas me montrer insensible aux traitements généreux dont je suis l’objet, il m’a paru à propos d’offrir à Rumanika mon pistolet-revolver, le premier qu’il eût jamais vu, et qui avait produit sur lui une impression surprenante. Je suis allé le trouver pour cela dans la hutte qui constitue sa résidence particulière. La propreté, l’élégance relative et le bon entretien de cette demeure n’ont pas laissé de m’étonner. La toiture est soutenue par des poteaux parfaitement réguliers auxquels sont attachés des trophées de lances et de javelines, les unes avec des manches de fer et des pointes de bronze, les autres avec des pointes de fer et des manches de bois, toutes artistement travaillées. Un grand écran mobile, en tresse de paille élégamment ouvragée, formait cloison et divisait la chambre en deux portions inégales ; on voyait, sur la paroi opposée, à titre de simple ornement, de petites ancres d airain et des modèles de vaches exécutés en fer, dans des proportions fort réduites, par les Arabes de Kufro. Ma visite nous a été rendue dès l’après-midi par Rumanika et Nnanaji, dans un but tout politique. Le premier venait nous demander, usant de cette magie qui nous fait retrouver notre chemin à travers le monde, de tuer par quelque sortilége son frère Rogéro qui réside, m’a-t-il dit, sur une montagne dominant le cours de la Kitangulé. Les deux princes se prélassant sur nos siéges avec une indicible satisfaction, je n’ai pas cru indiscret de leur demander quelques renseignements plus précis et plus détaillés sur l’objet de cette étrange requête. Voici le résumé de ce qu’ils m’apprirent.

À Dagara, leur père, avant de mourir de vieillesse, commit l’imprudence de dire à la mère de Rogéro que ce dernier, bien qu’il fût le cadet de la famille royale, avait toutes les qualités requises pour faire un excellent monarque. Saisissant au vol cette suggestion irréfléchie, la reine en question éleva son fils dans l’idée qu’il gouvernerait un jour le pays, malgré la loi de primogéniture qui règle la succession au trône, loi restreinte dans son application à ceux des enfants du roi qui sont nés depuis son avénement. Dagara mourut laissant les trois fils déjà nommés, qu’il avait eus de trois mères différentes. Aussitôt s’élevèrent des contestations dans lesquelles Nnanaji prit le parti de Rumanika, et Rogero se vit expulser par ses deux aînés. Soit crainte, soit affection, il n’en avait pas moins rattaché à sa cause une bonne moitié de ses compatriotes et, comptant sur son influence, il leva une armée pour disputer l’autorité royale à ses frères. Nul doute qu’il ne l’eût emporté sur eux sans l’intervention de Musa qui, avec une générosité sans pareille, employa tout ce qu’il avait d’ivoire à s’assurer le concours des esclaves que les négociants arabes entretenaient à Kufro. Ces puissants auxiliaires, pourvus de mousquets et habitués à s’en servir, mirent provisoirement obstacle aux conquêtes de Rogéro, mais ce dernier n’en a pas moins juré de réaliser ses projets ambitieux dès que les Arabes auront quitté le pays, et c’est en vue de ces hostilités éventuelles qu’on invoquait notre sorcellerie pour mettre fin à ses jours. Nous déclinions modestement le pouvoir qu’on nous supposait, mais le roi, ne voyant là qu’une défaite, employa mille subterfuges pour en arriver à ses fins. Revenant sur d’imprudentes paroles, il repoussait toute idée de fratricide comme en opposition avec les mœurs du pays. « Si je parvenais à lui livrer Rogéro il se bornerait, respectant sa vie et même sa liberté, à lui faire crever les deux yeux pour le mettre hors d’état de nuire. »

J’ai tâché de ramener la conversation sur un terrain moins brûlant, et après de nouvelles plaintes contre le régime douanier établi par Suwarora, j’ai fait part au monarque de mes idées sur l’origine de sa race, provenant, selon moi, de nos amis les Abyssiniens dont le roi, Sahéla Sélassié, avait jadis reçu de riches présents envoyés par notre reine. Ils professaient comme nous la religion du Christ, et il en serait de même des Vouahuma si par suite de leurs migrations, ils n’avaient perdu la vraie tradition des choses divines. Suivit une longue discussion historique et théologique dont le roi se trouva tellement édifié, qu’il parut accéder à ma proposition d’emmener avec moi deux de ses fils pour les faire instruire en Angleterre. Ce qu’il ne pouvait comprendre, c’est que, voyageant à si grands frais, et si riches par conséquent, nous prissions une telle peine au lieu de jouir en paix du bien-être à notre disposition. Je tâchai de lui expliquer que, rassasiés de ce bien-être, manger, boire et dormir en paix ne réalisait plus pour nous l’idéal du bonheur, et que, n’ayant pas besoin de nous livrer au commerce pour acquérir une fortune dont nous étions déjà pourvus, la satisfaction de notre curiosité, l’étude des choses humaines, la contemplation des œuvres de Dieu, étaient désormais le but de notre existence. J’ajoutai, m’adressant à son orgueil et à ses intérêts, que nous avions été attirés par le désir de connaître un aussi puissant monarque et que nous prétendions de plus frayer dans le nord une route par laquelle arriveraient dans le Karagué les plus précieux articles de l’industrie européenne, sans compter les visiteurs de notre espèce. Tout ceci faisait jubiler Rumanika : — « Puisque vous êtes venus me voir et voir mon pays, nous dit-il, je vous fournirai des barques pour vous promener sur le lac et des musiciens pour égayer votre promenade ; je ne demande d’ailleurs qu’à vous complaire en toutes choses. » Nos albums, nos lits, nos caisses, bref tous les articles de notre bagage furent ensuite examinés en détail et fort admirés par le monarque avant qu’il prît congé de nous pour le reste du jour.

Musa m’avait conté naguère que les femmes du roi et des princes étaient soumises, dans ce pays, à un système d’engraissement tout particulier, et j’avais à cœur de vérifier ce détail de mœurs. Ce fut le principal motif de la visite que je fis dans la soirée à Vouazézéru, le frère aîné du roi, qui étant né avant que le sceptre échût à leur père, s’était trouvé en dehors de l’ordre successoral. Mon Arabe ne m’avait rien dit de trop. En pénétrant dans la hutte, je trouvai le vieillard et sa principale femme assis côte à côte, sur un banc de terre gazonnée, au milieu des trophées d’arcs, de javelines et d’assagaies suspendus aux poteaux qui soutenaient la toiture en forme de ruche. Devant eux étaient placés un assez grand nombre de vases de bois remplis de lait. Les dimensions tout à fait extraordinaires de l’opulente et plantureuse maîtresse du logis, passaient toutes les idées que j’aurais pu m’en faire d’après les récits de Musa ; et cependant, sous ce débordement d’un embonpoint formidable, quelques traits de beauté subsistaient encore. Quant à se tenir debout, ceci lui était littéralement impossible ; elle en eût été empêchée, au besoin, par le seul poids de ses bras aux jointures desquels pendaient, comme autant de puddings trop délayés, des masses de chair abondante et molle. L’accueil du prince et de ses fils, ces derniers du plus beau type abyssinien, fut marqué au sceau d’une politesse exquise. Ils avaient entendu parler de nos peintures et prirent grand plaisir à les regarder, surtout celles des animaux qu’ils pouvaient reconnaître et qu’ils nommaient en riant aux éclats. Je m’enquis de la raison pour laquelle tous ces pots de lait se trouvaient ainsi réunis autour d’eux ; Vouazézéru se chargea de me l’expliquer en me montrant sa moitié : — « C’est de là, me dit-il, que lui vient toute cette rotondité ; c’est en les gorgeant de lait dès leur plus jeune âge, que nous obtenons des femmes dignes de nous et de notre rang. »

Rumanika est tout particulièrement enchanté des menus cadeaux que j’ai pu lui faire, si réduites que soient mes ressources par tant de retards et de pillages ; il en a témoigné hautement et sa joie et sa reconnaissance, honteux, disait-il, des craintes que notre arrivée lui avait fait éprouver tout d’abord. — « Il se chargeait d’expédier un messager qui notifierait d’avance au roi de l’Ouganda notre intention de nous rendre auprès de lui, et lui transmettrait un compte favorable de nos procédés envers les princes de la contrée. L’étiquette le voulait ainsi, et d’ailleurs, faute d’être recommandés à l’avance, nous serions arrêtés à chaque pas, tandis qu’avec un mot de lui, grâce à la confiance dont il jouissait dans l’Ouganda, tous les obstacles seraient aplanis. Un mois, il est vrai, se perdrait ainsi, vu les distances à parcourir, mais nous pourrions l’employer à visiter le pays dans toutes les directions, escortés par Nnanaji et ses fils qui s’offraient à nous servir de guides. Que si, au moment de mon départ, il ne me restait pas de quoi suffire aux présents sur lesquels le roi de l’Ouganda devait compter, je pourrais puiser dans les entrepôts de Rumanika et combler ainsi le déficit de mes marchandises. Il m’accompagnerait d’ailleurs ou me ferait accompagner par Nnanaji jusques aux frontières de l’Ouganda pour me garantir contre les entreprises de Rogéro. »

28 et 29 nov. — Une insinuation ménagée m’a fait comprendre que Vouazézéru attendait de moi quelque bagatelle due au rang qu’il occupe dans l’état. Une couverture de laine et soixante et quinze grosses perles bleues, que je lui ai fait passer aussitôt, ont été reçues de fort bonne grâce. Le roi, toujours attentif, nous a dépêché ses musiciens qui nous ont donné une sérénade officielle. La musique militaire des régiments turcs ressemble assez à celle que nous entendîmes alors exécuter sur des instruments de roseau en forme de télescope, et dont les tambours marquaient la mesure. L’orchestre avait commencé par se promener, tout en jouant, de long en large ; mais, peu à peu, et par des transitions insensibles, cette marche devint une espèce de « bourrée », comme la hornpipe écossaise. Lorsque nous eûmes congédié nos concertants avec quelques grains de rassade, Nnanaji vint nous chercher pour nous mener à la chasse sur les montagnes qui dominent le lac. Il avait avec lui les fils du roi, plus de nombreux rabatteurs et une demi-douzaine de chiens. Tout en gravissant les pentes gazonnées, ces grands jeunes princes, aux formes athlétiques, s’amusaient à faire montre de leur talent comme archers et, de fait, je n’avais jamais vu pareilles prouesses. Leurs flèches passaient la cime des arbres les plus élevés et atteignaient le but, de fort loin, avec une précision merveilleuse. La chasse n’eut, d’ailleurs, aucuns résultats bien satisfaisants. Nous ne rencontrâmes que deux ou trois montana et quelques antilopes naines, trop farouches pour se laisser approcher.

L’orchestre de la cour, au Karagué. — Dessin de Émile Bayard.

Le soir, en revenant au camp, mon attention fut attirée sur de hautes cimes coniques situées dans le Ruanda, et qui étincelaient alors sous les feux du soleil couchant. Ceci me remit en mémoire les récits assez vagues que m’avaient fait les Arabes touchant une montagne merveilleuse, toujours perdue dans les nuages, et sur laquelle la grêle ou la neige tombait constamment. Cette découverte tout à fait fortuite avait sa valeur, car j’ai vérifié que le principal point de partage des eaux de l’Afrique centrale se trouvait justement sur ces hauteurs. Je me mis à l’œuvre sans perdre de temps et, réunissant tous les voyageurs qui se trouvaient à ma portée, j’en obtins les indications topographiques notées sur ma carte, jusqu’au troisième degré de latitude nord, entre les trente-sixième et vingt-sixième degré de longitude est.

Je ne m’attendais certes pas à trouver chez ces sauvages autant d’informations, et si correctes, au sujet de pays lointains ; mais le fait est que mes observations personnelles et la concordance des témoignages puisés à des sources diverses m’ont révélé chez eux des connaissances pratiques aussi étendues que variées ; aussi, n’engagerai-je personne à contester autrement que sur les lieux, et après des investigations personnelles, les renseignements géographiques dont je leur suis redevable. Je ne conserve de doutes que sur l’étendue des lacs secondaires, et plus spécialement du Luta Nzigé, dont j’ai entendu dire, à mon premier voyage, qu’on trouvait du sel sur ses rives, ainsi que dans une de ses îles. Les indigènes du Karagué, à la sollicitation expresse de Rumanika, m’apprirent qu’on pouvait le traverser en une semaine, tandis qu’il fallait un mois pour franchir en canot le diamètre du Victoria N’yanza. Quant aux montagnes coniques du Ruanda, qui forment le massif appelé Mfumbiro, j’en évalue la hauteur à dix mille pieds environ, et on assure que les « Montagnes de la Lune » n’ont pas de pic plus élevé.

Les lionnes de la caravane. — D’après une photographie.

30 nov — C’est décidément à Kachuchu qu’est confié le soin de nous annoncer au roi Mtésa. Il demandera pour nous, de la part de Rumanika, un accueil digne de notre haut rang et de nos intentions désintéressées ; notre hôte se porte garant de tout ce que nous pourrons faire, comme si nous étions ses propres enfants, et désire qu’on nous préserve de tout accident, pour nous replacer intacts sous sa protection quand l’objet de notre voyage aura été rempli. Un présent de moi doit accompagner ce message, et j’avais d’abord jeté les yeux, pour l’envoyer au roi Mtésa, sur ma carabine-revolver ; mais Rumanika me détourne de ce projet « qui pourrait, dit-il, avoir des conséquences funestes si le roi de l’Ouganda venait à s’effrayer de cette arme inconnue et à la regarder comme un charme nuisible. En ce cas, ses domaines nous seraient strictement fermés. »

Conformément au conseil de notre hôte, je remplace la carabine par trois pièces de cotonnade et, après le départ de Kachuchu, pour montrer combien nous sommes sensibles aux bons procédés du roi, je lui offre diverses bagatelles qui peuvent trouver place dans son trésor de curiosités : un canif à trois lames, une papeterie, un porte-plume d’ivoire, etc. ; il s’informe minutieusement de l’usage auquel chaque objet est destiné, puis il les loge avec soin dans la grande boîte de fer-blanc, celui de tous mes présents qui lui inspire le plus d’orgueil. En échange d’une coiffure de perles dont je l’ai gratifié pour le dédommager d’un fusil, objet de ses convoitises, que mes principes bien arrêtés en cette matière ne me permettaient pas de lui offrir, Nnanaji m’avait envoyé un bouvillon et plusieurs pots de pombé. Mes gens ont profité de l’occasion pour se griser de la manière la plus absurde. Baraka s’est même permis de battre une de nos femmes — ivre d’ailleurs comme il l’était lui-même — ce qui a provoqué dans tout le campement un tumulte inénarrable.

De l’enquête ouverte à ce sujet, il résulte que cette femme, exploitant la mutuelle jalousie de Bombay et de Baraka, s’est mise avec tous deux sur le pied d’une coquetterie réglée. Ce jour-là, elle affichait hautement ses préférences pour Bombay, et Baraka, exalté par la boisson, s’était vengé comme il vient d’être dit. Je ne pus le convaincre de ses torts, séance tenante, car il prétendait être dans son droit, et Bombay faisait valoir, avec un certain fonds de vérité, la supériorité de son zèle, de son dévouement, comparés à celui de Baraka. Pour ce dernier, je n’étais qu’un être téméraire, libre de risquer sa vie, mais sans aucun droit sur celle des autres qu’il compromettait souvent par ses caprices : pour Bombay, au contraire, j’étais toujours, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, un maître omniscient sur la parole duquel on pouvait et on devait tenter aveuglément toutes les entreprises et braver tous les hasards.

Traduit par E. D. Forgues.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. pages 273 et 289.
  2. Cette espèce de verroterie qu’on appelle aussi nili (nili veut dire verre, kutuamnazi vent dire feuilles de cocotier), est une petite perle de verre transparente. Le prix varie de six à onze dollars les trente-cinq livres ou la frasilah, pour parler la langue du pays. Le nili est très en faveur dans l’Oujiji, et reçu avec plaisir sur toute la ligne du centre, pourvu qu’on ait soin de ne pas le prodiguer.
  3. Ils craignent, à ce qu’il paraît, pour leur bétail l’influence funeste de quiconque ayant mangé soit du porc, soit du poisson, soit de la volaille, soit une espèce de fève appelée maharagué, viendrait ensuite à boire le lait de leurs vaches.