Les Merveilles de la science/Les Bâtiments cuirassés

LES
BÂTIMENTS CUIRASSÉS

L’invention des bâtiments cuirassés a révolutionné de nos jours, l’art de la guerre maritime, et imprimé un élan tout nouveau à l’industrie métallurgique. Par la grandeur du spectacle qu’elle étale à nos yeux, elle donne la plus haute idée de la puissance matérielle et du génie de l’homme, et se présente comme un de ces événements de premier ordre, qui font époque dans l’histoire, et changent les destinées des nations.

Le revêtement des navires de guerre d’une lourde cuirasse de fer, impénétrable aux projectiles ennemis, a été la conséquence nécessaire des perfectionnements qui avaient été apportés à l’artillerie pendant notre siècle, en particulier, de l’usage devenu général des obus ou projectiles creux incendiaires. Avec les obusiers perfectionnés, qui lancent d’une manière si précise leurs boulets explosifs, les anciens navires de guerre en bois n’étaient plus qu’une illusion. Le premier engagement sérieux les condamnait à une destruction certaine et rapide.

À peine la France, mettant en pratique les idées émises par Paixhans en 1822, avait-elle établi à bord de ses navires, les canons-obusiers, comme nous l’avons raconté dans la Notice sur l’Artillerie, que les Anglais armaient leurs vaisseaux de pièces semblables, qui forment aujourd’hui leurs canons-obusiers dits de 68, du calibre de 20 centimètres. Les Russes les imitèrent. Enfin les Dalgreens et les Colombiades des Américains, ne furent que des variétés du modèle de nos canons à la Paixhans.

En 1853, les Russes donnèrent à Sinope, une cruelle et sanglante démonstration de la puissance de ces nouveaux engins de guerre. La flotte turque, réfugiée dans ce port, fut, en quelques heures, écrasée, dépecée, incendiée impunément et à grande distance, par les bombes russes, vomies par des obusiers à la Paixhans.

Le canon rayé de 16 centimètres, qui fut adapté à nos vaisseaux de guerre en 1859, rendit plus sensible encore l’état de faiblesse relative des murailles de bois des navires. D’un autre côté, la direction constante de l’axe de l’obus ogivo-cylindrique, a permis de rendre certaine l’action des obus munis de fusées percutantes lancées par les canons rayés, et qui éclatent lorsqu’elles frappent un obstacle en le pénétrant.

Il résultait de tout cela qu’avec les moyens dont ils pouvaient désormais disposer, deux vaisseaux de guerre bien armés, montés par des équipages résolus, devaient s’entre-détruire inévitablement en moins d’un quart d’heure. Les vaisseaux de bois, comme machines de guerre, étaient donc devenus tout à fait insuffisants, et il fallait nécessairement arriver à les revêtir de cuirasses métalliques.

C’est l’histoire descriptive de cette mémorable invention que nous avons à présenter à nos lecteurs. Cette nouvelle Notice prend naturellement sa place après celles qui ont été consacrées aux poudres de guerre, à l’artillerie et aux armes à feu portatives.

À la France seule, proclamons-le dès le début, appartient l’honneur d’avoir créé la marine cuirassée. C’est la France qui, la première parmi toutes les nations maritimes, résolut, en 1854, le problème de la construction des batteries flottantes cuirassées, et cinq ans après, en 1859, le problème, bien plus ardu encore, de la construction d’un navire cuirassé capable de tenir la haute mer et d’y gouverner avec vitesse. Mais bientôt, aiguillonnées par les brillants succès que nous venions d’obtenir dans cette voie nouvelle, les nations maritimes des deux mondes se mirent à rivaliser de sacrifices et d’efforts, pour se créer, sur mer, des ressources offensives et défensives. En 1862, les incidents de la guerre de sécession, en Amérique, donnèrent au nouveau système d’armement naval l’occasion de signaler toute son importance, et vinrent hâter le mouvement général qui entraînait les peuples à transformer leurs flottes de guerre.

Nous jetterons d’abord un coup d’œil historique sur les travaux accomplis en France pour le cuirassement métallique des batteries flottantes ; nous parlerons ensuite du blindage métallique des navires. Nous signalerons enfin les entreprises du même genre qui ont été successivement exécutées, à l’imitation de la France, chez les différentes nations maritimes des deux mondes.


CHAPITRE PREMIER

le vaisseau militaire rapide le napoléon. — l’empereur napoléon iii fait construire les premières batteries flottantes cuirassées. — bombardement de kinburn par la congrève, la dévastation, la lave et la tonnante.

En 1854 éclatait la guerre de Russie. Les armées alliées de la France et de l’Angleterre étaient transportées, en quelques jours, sur les côtes méridionales de ce vaste empire, et arrivaient en vue du Bosphore.

La supériorité des navires à vapeur sur les navires à voiles, et plus encore celle des vaisseaux à vapeur rapides sur les vaisseaux de guerre à petite vitesse, fut démontrée, avec évidence, dans cette campagne maritime. C’est là un point historique que nous mettrons d’abord en relief, parce qu’il se rattache essentiellement au sujet qui nous occupe. La création du vaisseau militaire à vapeur à marche rapide, marqua un grand progrès, et fit époque dans l’histoire de l’art. La cuirasse est venue ensuite compléter la révolution si glorieusement ouverte dans l’architecture navale par la création du vaisseau militaire rapide.

Pendant longtemps, en effet, même après l’application de la vapeur à la navigation, même après l’emploi de l’hélice propulsive, on continua de considérer la voile comme l’engin par excellence pour la flotte de combat. On ne croyait pas qu’il fût possible d’associer la puissance militaire de l’ancien vaisseau de ligne avec la rapidité d’évolutions que donne la machine à vapeur. L’expérience que donnèrent les incidents de la guerre de Crimée, vint changer les opinions à cet égard.

L’honneur d’avoir produit dans le monde le premier vaisseau militaire à grande vitesse, ayant la vapeur comme moteur principal, revient à un ingénieur français, doué d’un véritable génie, M. Dupuy de Lôme, qui débuta dans la carrière par le coup d’éclat du Napoléon, et qui depuis, n’a cessé de conduire l’art des constructions navales dans des voies complètement nouvelles.

En 1850, M. Dupuy de Lôme, alors ingénieur de la marine impériale, à Toulon, mit à l’eau le Napoléon, construit sur ses plans. Pour tirer de la machine motrice tout le parti possible, M. Dupuy de Lôme avait modifié profondément les formes des anciennes carènes. Auparavant, les avants des navires étaient très-arrondis ; on regardait même ces façons proéminentes comme nécessaires : Le navire, disait-on, doit avoir de l’épaule pour s’élever sur la lame. L’avant du Napoléon est, tout au contraire, très-fin : « c’est un coin qui divise, au lieu d’un poitrail massif qui résiste[1]. » Et pourtant le Napoléon est chargé d’une artillerie aussi puissante que l’ancien vaisseau à deux ponts ; et pourtant, à la voile seule, il ne le cède en rien aux meilleurs modèles antérieurement construits.

On peut voir dans le premier volume de cet ouvrage (Notice sur les bateaux à vapeur, fig. 106) le dessin du Napoléon sur une plus grande échelle.

Grâce à ses formes savamment étudiées, ce magnifique navire put atteindre, par un temps calme et sous vapeur, la vitesse de 13 nœuds, tout à fait inconnue avant lui aux pesants vaisseaux de guerre[2]. Sa force nominale[3] en chevaux-vapeur est de 900 chevaux.

Mais c’est surtout par les gros temps que les formes du Napoléon se montrèrent supérieures aux anciennes carènes. Les débuts de la guerre de Crimée en fournirent une preuve mémorable.

Le 22 octobre 1884, les escadres françaises et anglaises en croisière dans la Méditerranée, reçurent l’ordre de franchir le passage des Dardanelles. Une avant-garde de bâtiments légers et rapides ouvrait la marche : les escadres appareillèrent ensuite. Le Napoléon, sous vapeur, remorquait le vaisseau à trois ponts la Ville de Paris, sur lequel l’amiral Hamelin avait mis son pavillon. Mais bientôt le vent s’éleva ; la mer devint furieuse. Arrivées au passage, les escadres trouvèrent le vent et le courant tellement contraires, qu’elles ne purent avancer. Seul, le Napoléon, remorquant la Ville de Paris, regagna l’avant-garde, la dépassa bien vite et franchit le détroit des Dardanelles (fig. 390). L’escadre anglaise dut attendre près d’une semaine des temps plus favorables pour rejoindre le Napoléon et la Ville de Paris portant l’amiral Hamelin.

Fig. 390. — Le vaisseau à vapeur le Napoléon franchit les Dardanelles le 15 octobre 1854, remorquant la Ville de Paris, devant les escadres anglaise et française, arrêtées par les gros temps.

Ce fait produisit une vive impression en Angleterre, car il renfermait un grand enseignement. Il fallut se rendre à l’évidence, et reconnaître combien était heureuse et complète la création de ce vaisseau d’un type si nouveau, qui non-seulement allait au combat lui-même, mais y amenait un autre vaisseau, au moment où une flotte entière était paralysée par le gros temps.

Le Napoléon fut promptement imité. L’Angleterre construisit l’Agamemnon ; mais il est notoire que ce vaisseau ne réalisa pas les belles vitesses du type français, bien qu’il eût une force considérable en chevaux-vapeur.

Mais revenons à la guerre de Russie. En 1854, les armées alliées, soutenues par une flotte puissante, devaient tenter de s’emparer du port et de la ville de Sébastopol. En même temps, une autre flotte, dirigée vers la mer Baltique, devait assiéger Cronstadt, le boulevard de Pétersbourg, et forcer ainsi le czar, sous les murs de sa propre capitale, à céder aux justes réclamations de la France et de l’Angleterre.

Mais le port de Sébastopol était défendu par les feux croisés d’une artillerie formidable. Sa passe était hérissée d’obstacles qui la rendaient infranchissable à nos vaisseaux, exposés aux inévitables coups de ses foudroyantes batteries. D’autre part, les fortifications de Cronstadt rendaient cette forteresse tout aussi imprenable par les moyens dont on pouvait alors disposer. L’issue de la guerre de Crimée a prouvé que l’appui effectif de la flotte n’était pas indispensable à l’intrépidité de nos soldats ; cependant le secours de notre escadre paraissait nécessaire à cette époque. De là un problème fondamental à résoudre : rendre possible l’attaque par mer de forts réputés inexpugnables. L’infructueuse attaque du 7 octobre 1854, dans laquelle les canons de notre flotte réussirent à peine à dégrader les murs de Sébastopol, vint démontrer toute l’urgence de la solution de ce problème.

Ce problème était d’ailleurs fort complexe. Embossé devant une ville ou citadelle, un navire doit craindre, non-seulement les trouées des boulets ennemis, mais surtout le fracas des projectiles incendiaires envoyés de la place assiégée, joints à toutes sortes de projectiles analogues, dont l’emploi est toujours facile à terre. Il fallait donc, tout d’abord, songer à mettre la carcasse du navire embossé devant une place, à l’abri de tant d’éléments de dévastation.

Diverses dispositions avaient été tentées autrefois dans ce but. Au siége de Gibraltar en 1782, les Français firent usage de batteries flottantes, inventées par le général Darçon : c’étaient des frames en bois. D’épaisses murailles de chêne massif et un blindage en bois incliné, leur permettaient d’affronter les projectiles pleins, alors en usage dans l’artillerie. Une circulation d’eau établie entre la membrure et le bordé, devait prévenir les effets funestes des boulets rouges. Mais soit insuffisance, soit imperfection du procédé, les batteries flottantes du général Darçon périrent, incendiées, devant Gibraltar.

Paixhans a donné dans son ouvrage, Nouvelle force maritime, quelques détails sur les batteries flottantes de Gibraltar.

« Les frames de Darçon, dit Paixhans, étaient lourdes à cause de leur grande épaisseur ; elles marchaient irrégulièrement, parce qu’on ne les avait renforcées que du côté opposé au feu de la place ; elles avaient des embrasures étroites qui laissaient peu de champ de tir à l’artillerie : il n’y a par conséquent ici nul motif d’examiner en détail des bâtiments qui pouvaient convenir au cas particulier pour lequel on les avait construits, mais qui ne conviendraient pas en général au service de la mer[4]. »

En 1810, Fulton avait construit en Amérique, le Démologon, destiné à la défense du port de New-York. Les murailles, très-épaisses, de cette batterie marine, étaient en bois, mais parfaitement à l’épreuve des boulets pleins. Bien qu’elle eût été pourvue par Fulton d’une machine à vapeur, cette batterie flottante, appelée à stationner au point qu’elle devait défendre, n’était, à vrai dire, par sa forme et son objet, qu’une citadelle marine. Elle sauta, par accident, en 1829.

Paixhans décrit ainsi la batterie flottante américaine le Démologon :

« Les Américains ont fait, sur les plans de Fulton, plusieurs bâtiments curieux, qui peuvent être utiles dans quelques circonstances : ce sont des batteries flottantes, qui sont mises en mouvement par une machine à vapeur ; qui sont entourées d’un long bordage ou parapet extrêmement épais, et qui sont armées des bouches à feu des plus gros calibres.

« Ces batteries n’ayant ni mâts, ni voiles, et la roue motrice étant cachée dans un canal intérieur, la manœuvre du bâtiment ne peut être empêchée par l’ennemi.

« La plus grosse batterie à vapeur des Américains est, dit-on, plus grande qu’une frégate ; elle est mise en mouvement par une machine à feu de la force de 100 chevaux : elle a un parapet en bois de quatre pieds et demi d’épaisseur et elle est armée de quarante-quatre grosses pièces d’artillerie.

« Cette espèce de forteresse flottante peut avoir de grands avantages pour défendre l’entrée d’un port, d’un détroit, d’une rivière ou d’une rade, pour appuyer une ligne d’embossage, et porter une masse défensive sur le front, les flancs ou les derrières d’une disposition navale quelconque à proximité de la côte.

« Quant aux combats en haute mer, les batteries des Américains ne sauraient y convenir : la manœuvre en est lente, et leur lourde structure ne permet pas de les exposer aux effets de la tempête : enfin la grande puissance nécessaire à la machine à feu, qui va jusques à la force de 100 chevaux, exigerait une telle quantité de charbon pour un voyage longtemps prolongé, que le bâtiment le contiendrait à peine.

« On a de plus remarqué, que la machine à feu produit une telle chaleur, qu’au bout de quelques minutes la batterie est inhabitable ; et l’on n’a trouvé, dit-on, de remède à cet inconvénient qu’en plaçant un navire portant la machine à feu, entre deux navires portant les batteries, ce qui complique encore la construction.

« Outre cela, l’épaisseur du bois de ces grosses batteries fait tomber dans cette alternative : que si les sabords sont étroits à l’extérieur, chaque pièce ne peut tirer que devant elle, et que si au contraire les sabords sont assez évasés pour laisser découvrir et battre une suffisante étendue, ils forment alors des entonnoirs qui conduisent dans le bâtiment tous les coups de l’ennemi, lors même que ces coups sont mal dirigés.

« Il arrive de là qu’une batterie américaine serait battue avec peu de difficulté, au moyen de quelques légers navires armés écartés les uns des autres, qui, si les embrasures sont étroites, se placeraient hors de leur champ de tir, et qui, si elles sont larges, en feraient des égouts à boulets par où l’on aurait bientôt démonté les pièces, et mis hors de combat les canonniers. Il y aurait d’ailleurs un péril mortel et certain à faire courir à ces masses de bois, en les bouleversant, et en y portant l’incendie au moyen des obus et des boulets creux.

« Cette facilité de vaincre assez simplement une machine très-coûteuse où sont accumulés les moyens offensifs et défensifs les plus compliqués, et l’impossibilité de faire participer des batteries à vapeur, telles que celles des Américains, aux évolutions et aux opérations lointaines de la haute mer, font penser que ces batteries ne peuvent avoir qu’une influence bornée sur les opérations maritimes en général, et qu’elles ne sauraient être employées utilement que, comme elles le sont en effet, dans quelques circonstances particulières, pour des localités déterminées[5]. »

Divers projets mis en avant depuis cette époque, n’avaient rien ajouté d’utile à ces solutions imparfaites du problème. Pendant ce temps, l’artillerie de marine, dotée du canon obusier à la Paixhans, était devenue de plus en plus redoutable pour les murailles en bois des navires. Voici ce qu’écrivait à cet égard Paixhans, dans l’ouvrage que nous venons de citer.

« Les boulets massifs sont ce qu’il y a de plus convenable pour enfoncer les murailles de pierre d’un rempart, mais les boulets chargés de poudre et d’artifice sont ce qu’il y a de mieux pour faire sauter en éclats et pour incendier des forteresses de bois qui, pendant le combat, offrent, dans leur intérieur, une circulation active de munitions inflammables et une foule de combattants entassés qui souffriraient prodigieusement des effets du projectile creux. Nous combattons avec du fer et de la poudre ; ne nous bornons donc pas à lancer seulement du fer, lançons aussi de la poudre, puisque le fer peut en contenir, et lorsque le fer et le feu se réuniront par une explosion foudroyante au milieu d’un vaisseau, le combat en sera plus promptement terminé. »

Ce rôle formidable promis à la nouvelle artillerie se manifesta, comme nous l’avons dit, avec une cruelle évidence, aux débuts de la guerre de Crimée. En 1854, on vit la flotte russe, armée de canons obusiers, dépecer et incendier, avec une rapidité effrayante, la flotte turque, réfugiée dans le port de Sinope.

Avec un pareil armement, on ne pouvait plus se flatter de voir des vaisseaux attaquer des fortifications de terre, ni pouvoir eux-mêmes résister à l’artillerie nouvelle. Il fallait, à tout prix, défendre la carcasse des navires contre les formidables effets des obus et des bombes.

C’est à la France qu’il était réservé de combler cette importante lacune militaire. Personne n’ignore que c’est sur l’initiative et sur les indications de l’Empereur Napoléon III, que furent conçues et exécutées les premières batteries flottantes cuirassées. Une commission, composée de MM. Garnier, inspecteur général du génie maritime, Favé, aide de camp de l’Empereur, aujourd’hui général d’artillerie, et Guyesse, directeur des constructions navales, fut chargée par l’Empereur d’étudier les détails de la construction de batteries flottantes cuirassées.

Après diverses expériences sur la nature et l’épaisseur du revêtement métallique à employer comme défense de ces batteries flottantes, on s’arrêta à l’application de larges plaques de fer doux (fer pur), de 10 centimètres d’épaisseur, fixées par des vis à bois, contre les murailles du bâtiment. Le pont superposé aux canons des batteries, était en bois ; mais il était formé de poutres très-rapprochées, à l’imitation des blindages de bois qui servent à la défense des places, et qui ont été adoptés dans l’artillerie, à la suite d’expériences multipliées, comme extrêmement propres à faire ricocher les projectiles qui tombent à leur surface.

C’est d’après ces principes concernant le mode de blindage, que M. Guyesse rédigea le plan de l’exécution des batteries flottantes cuirassées.

Mises en chantier au mois de septembre 1854, les cinq batteries : Congrève, Dévastation, Foudroyante, Lave et Tonnante, étaient prêtes à agir le 5 juillet 1855.

Ces masses noires et massives n’avaient pas été destinées par le constructeur, à tenir la mer ; mais elles avaient l’avantage, précieux dans les circonstances particulières où l’on se trouvait, d’avoir un très-faible tirant d’eau, de porter une artillerie considérable par le calibre, et surtout de maintenir cette artillerie à l’abri de toute attaque, grâce à une cuirasse de fer qui devait rester impénétrable aux boulets ennemis.

La longueur de chaque batterie flottante était de 53 mètres, son poids total d’environ 1 500 tonneaux. Son artillerie se composait de 16 canons de 50 livres, pouvant lancer à volonté des boulets pleins ou des obus. L’équipage était de 300 hommes. La machine à hélice, relativement faible, n’était que de 150 chevaux nominaux.

La figure 391 représente une de ces batteries flottantes, la Congrève.

Fig. 391. — Batterie flottante la Congrève, construite en 1854, par l’ordre de l’Empereur Napoléon III.

On connaît le triomphe militaire qui couronna les premiers essais de nos batteries flottantes.

Le 18 octobre 1855, la Congrève, la Dévastation et la Lave s’arrêtèrent en face des murailles de Kinburn. Tout à coup, au milieu d’un nuage de fumée, jaillissent de leurs sabords, des projectiles explosifs. L’ennemi, qui examinait avec curiosité ces masses menaçantes, reconnaît bien vite aux terribles entailles qu’elle fait dans ses murs, une nouvelle machine de guerre. Mais c’est en vain qu’il riposte ; ses boulets ricochent sur cette carapace de fer, qu’ils ne peuvent entamer. Les défenseurs de Kinburn avaient pris tout d’abord, nos batteries flottantes pour de gros bateaux de transport, pour des chalands, mais ils furent promptement et cruellement tirés de cette erreur d’appréciation.

Le plan des batteries flottantes exécutées en France, avait été communiqué au gouvernement anglais, qui en fit mettre aussitôt cinq en construction, quatre chez M. Scott Russel et une à Millwall, où elle fut brûlée, par accident, sur chantier. Entièrement semblables aux nôtres, les batteries anglaises devaient agir de concert avec celles-ci, dans les opérations qu’entreprendraient contre les Russes les gouvernements alliés. Deux d’entre elles, le Meteor et le Trusty, reçurent en effet l’ordre d’opérer en Crimée ; mais elles ne rejoignirent l’escadre de l’amiral Lyons que plusieurs jours après que les nôtres eurent démantelé le fort de Kinburn.

Nos batteries flottantes cuirassées, nous l’avons dit, n’étaient pas faites pour naviguer. Elles étaient dépourvues de ces qualités de formes qui permettent à une construction flottante de tenir la mer et d’avoir de la vitesse : il fallait les remorquer sur le lieu du combat. Mais en tant que machines de guerre, une fois embossées, elles firent brillamment ressortir l’efficacité du principe de la construction des batteries flottantes blindées. L’attaque du 18 octobre 1855 contre Kinburn, fut, en effet, concluante. En trois heures, les forts russes étaient démantelés. Nos batteries étaient embossées à environ 250 mètres de la place, et les Russes tiraient contre elles, avec des boulets et des obus de 24 et de 32. La Tonnante reçut dans sa coque 66 boulets, et n’eut que 9 servants de pièces blessés, par deux coups qui avaient pénétré par l’embrasure. La Dévastation fut touchée 64 fois. Trois obus pénétrèrent par ses sabords, et mirent 13 hommes hors de combat. La Lave n’eut qu’un homme blessé ; elle fut d’ailleurs moins souvent atteinte, et aucune de ses plaques ne fut assez endommagée pour avoir besoin d’être changée.

Les rapports des commandants, MM. de Montaignac, de Cornulier et Dupré, étaient concluants en faveur de l’efficacité des nouveaux engins de guerre.

« L’expérience, disait M. Dupré, me paraît concluante ; elle justifie pleinement les expériences sur le nouveau mode de revêtement dont on n’a fait sur ces batteries que le premier essai. Qu’on les rende navigantes, pouvant aller seules au feu par tout temps, qu’on les rende maniables, habitables, et on aura opéré dans la marine militaire une révolution radicale. »

Cette révolution allait s’accomplir, et elle devait être encore plus rapide et plus radicale que n’auraient pu l’espérer les plus enthousiastes partisans du blindage métallique.


CHAPITRE II

création en france de la première frégate cuirassée. — la frégate la gloire. — essai, fait à vincennes, des plaques de fer destinées à former le blindage de la gloire. — mise à l’eau de la gloire le 24 septembre. — construction des frégates cuirassées la normandie et l’invincible, sur le plan de cette frégate. — construction de la frégate cuirassée à coque de fer, la couronne.

La supériorité du vaisseau à vapeur rapide le Napoléon, et le succès du blindage métallique des batteries flottantes qui avaient opéré devant Kinburn, avaient frappé tous les hommes de l’art. Ces résultats inespérés faisaient pressentir l’approche d’une transformation complète de toutes les flottes de guerre.

La France poursuivit la première la suite et le progrès des brillantes innovations dues à son propre génie.

Dans le courant de l’année 1857, une commission du conseil d’État fut chargée par l’Empereur, d’examiner, au point de vue financier, le programme qui lui avait été soumis par le ministre de la marine, M. l’amiral Hamelin, pour la transformation de notre matériel flottant. Cette commission se composait de MM. Baroche, président du conseil d’État ; de Parieu, vice-président de ce conseil, et des sections réunies de la guerre, de la marine et des finances. Dans ses séances du 2 février et du 27 octobre 1857, la commission arrêta que notre matériel maritime devait comprendre :

1o Une flotte de combat, composée de bâtiments rapides de la plus grande puissance que l’art pût exécuter, de frégates ou corvettes pour les campagnes lointaines, et de bâtiments d’ordre inférieur ;

2o Une flotte de transport, comprenant toute la flotte de transition, composée de vaisseaux mixtes, qui n’étaient pour la plupart que des anciens bâtiments à voiles transformés en navires à vapeur, avant l’adoption du type rapide, et dont la machine à vapeur, de puissance médiocre, n’était guère qu’un moteur auxiliaire ;

3o Des bâtiments spéciaux pour la défense des ports ;

4o Enfin, pour les transports économiques, en temps de paix, des bâtiments à voiles.

Ce large programme fut sanctionné par l’Empereur, le 23 novembre 1857.

Mais quel devait être « ce bâtiment de la plus grande puissance que l’art pût exécuter ? » Devait-on s’en tenir au type Napoléon ? N’était-ce pas trop exiger que de vouloir ajouter encore à toutes les qualités de ce navire, l’invulnérabilité des batteries flottantes ? N’était-il pas à craindre qu’un pesant blindage en fer ne compromît ses belles qualités nautiques ?

Le célèbre constructeur du Napoléon, M. Dupuy de Lôme, avait été appelé à Paris, le 1er janvier 1857, et investi de la direction de notre matériel naval, au Ministère de la marine. Cet ingénieur éminent tenait toute prête la réponse aux questions posées plus haut. Il avait déjà présenté à l’Empereur le plan d’une frégate cuirassée, plan qu’il avait élaboré et annoncé depuis longtemps. C’était le plan d’un bâtiment à grande vitesse, capable de faire un bon navire pour la guerre de course ou d’escadre, et assez fortement bardé de fer pour braver, même à bout portant, les coups de la plus puissante artillerie. En demandant les fonds nécessaires à la construction de la Gloire, M. Dupuy de Lôme écrivait : « Un seul bâtiment de cette espèce, lancé au milieu d’une flotte entière de vaisseaux de bois, y serait, avec ses 36 pièces, comme un lion au milieu d’un troupeau de moutons. »

Fig. 392. — M. Dupuy de Lôme.

Nous demanderons au lecteur la permission de suspendre un instant notre récit, pour donner quelques détails biographiques sur l’ingénieur illustre à qui la France a dû l’idée et l’exécution de tous les types de sa marine cuirassée, types que les nations étrangères n’ont eu qu’à se donner la peine de copier. Nous emprunterons ces détails à une publication moderne, Panthéon des Illustrations françaises au xixe siècle :

Dupuy de Lôme (Stanislas-Charles-Henri-Laurent), est-il dit dans cette publication, est né à Ploemeur, près de Lorient, le 15 octobre 1816.

Fils d’un ancien officier de marine, il entra, en 1835, à l’École polytechnique, et choisit à sa sortie la carrière du génie maritime.

En 1842, il fut envoyé en Angleterre pour y étudier la construction des navires en tôle de fer. Au retour, il rédigea, d’après ses observations, un mémoire sur les données duquel furent entreprises les premières constructions de ce genre qui aient été faites en France pour la navigation maritime. Plusieurs bâtiments légers furent exécutés à cette époque sur les indications de ce mémoire, et parmi eux le Caton, de 160 chevaux, qui a été longtemps un des meilleurs avisos de la flotte.

L’amiral de Mackau, ministre de la marine, et le prince de Joinville suivirent d’un œil attentif et encouragèrent les travaux par lesquels l’ingénieur que M. Thiers a appelé depuis « un constructeur de génie » débuta dans la carrière où il allait hériter de la renommée des Sané et des Forfait et, pour une nouvelle ère navale, créer des traditions nouvelles.

L’idée, l’œuvre qui fonda la réputation de M. Dupuy de Lôme, c’est la création du premier grand navire de guerre à vapeur et à grande vitesse.

La construction du vaisseau mixte, muni seulement d’une machine auxiliaire à faible puissance, préoccupait seule l’attention des gouvernements et des conseils maritimes qui n’apercevaient pas comme, possible la solution du vaisseau rapide ayant la vapeur comme moteur principal. En France, ce fut à la fin de l’année 1846 que le ministre de la marine publia le programme d’un concours pour l’addition d’une machine auxiliaire à nos vaisseaux à voiles.

M. Dupuy de Lôme, sans s’arrêter aux termes de ce programme qui ne demandait que l’application d’une force modérée de vapeur à l’ancien vaisseau à voiles, pour accélérer des chasses ou des retraites, ou triompher du calme et des courants, se détermina à faire les plans et les calculs d’un vaisseau de 90 canons d’un nouveau modèle auquel la vapeur pût donner une vitesse égale ou supérieure à celle qu’on avait obtenue pour les bâtiments légers les plus rapides, et qui portât, avec cent coups à tirer pour chacune de ses 90 bouches à feu, un approvisionnement de vivres de trois mois pour 850 hommes d’équipage. En même temps il laissait à son vaisseau presque toute sa voilure, pour ne pas perdre la force gratuite du vent. Les plans et les calculs de M. Dupuy de Lôme furent présentés au Conseil d’amirauté au mois d’avril 1847, par ordre de M. Guizot, chargé du portefeuille de la marine par intérim, et au mois de janvier 1848, le projet reçut une approbation définitive, sauf modification du système de la machine qu’on ne voulut pas alors laisser exécuter à mouvement direct sans engrenages.

Il fut décidé que le vaisseau nouveau serait construit à Toulon, sous la direction de l’auteur, M. Dupuy de Lôme lui-même. La machine, forte de 960 chevaux, dut être fabriquée dans l’arsenal d’Indret, sur les plans de M. Moll, officier du génie maritime. Le vaisseau et sa machine furent achevés en deux ans ; et, pendant l’été de 1850, au moment où la Commission législative d’enquête de la marine était à Toulon, on mit à l’eau le navire qui reçut d’abord le nom de 24 Février et qui s’est appelé depuis le Napoléon.

Sa longueur à la flottaison est de 71m,23 ; sa plus grande largeur, de 16m,80 ; son tirant d’eau moyen, de 7m,85 ; et le volume de sa carène, dans l’état d’armement complet, de 5 120 tonneaux. La batterie basse est élevée de 2m,03 au-dessus de la flottaison dans son état de charge complète, hauteur qu’on a jugé suffire pour le combat, même par une mer assez grosse.

…… À la mer, en campagne, il devait dépasser toutes les espérances. On se rappelle avec quel orgueil nous l’avons vu, au passage des Dardanelles, en 1853, remorquer, enlever en dépit du courant et du vent le vaisseau la Ville-de-Paris, qui portait le pavillon de l’amiral Hamelin, tandis que l’amiral Dundas sur le Britannia, restait au loin, impuissant à refouler le vent et le courant ainsi que tous les vaisseaux de l’escadre anglaise ! Un peu plus tard, même avec la moitié de ses feux seulement, il bat de vitesse les navires employés à approvisionner ou à renforcer l’armée ; et ici le gain de vitesse, c’est une économie précieuse. Une fois il entra au port de Kamiesch, remorquant depuis le Bosphore quatorze bâtiments chargés de troupes et de matériel.

Durant son très-court séjour au ministère, en 1834, M. Ch. Dupin avait fondé et chargé l’Académie des sciences de décerner un prix national de 6 000 fr. à celui ou ceux qui feraient de la façon la plus utile et la plus complète l’application de la vapeur à la marine militaire. Ce prix, qui demeura près de vingt ans sans vainqueur, fut décerné en 1853, lorsque le Napoléon eut montré ce qu’il était et comment il se comportait à la mer. L’Académie en fit trois parts : l’une, accordée à M. Dupuy de Lôme, pour la construction de son navire ; l’autre, à M. Moll, pour la confection des mécanismes du moteur ; la troisième, à M. Bourgeois, pour ses heureux travaux sur l’hélice ; mais, quelque réels que soient les titres de MM. Bourgeois et Moll et quelque heureux qu’il ait été pour M. Dupuy de Lôme de trouver de tels auxiliaires, c’est son nom seul que la mémoire de la foule retiendra à bon droit comme l’auteur de la création du vaisseau à vapeur à grande vitesse, dont il a eu la pensée et dont il a réalisé la construction, malgré les doutes et les oppositions les plus vives qui d’abord accueillirent son entreprise.

Au moment où les marins de tous les pays avaient le regard attaché sur le chef-d’œuvre qui était sorti de notre grand port du Midi, et qu’il allait falloir imiter dans tous les chantiers de l’Europe, l’architecte naval qui en était l’auteur venait à peine d’être nommé ingénieur de première classe.

En 1855, M. Dupuy de Lôme reçut une grande médaille d’honneur à l’exposition universelle de Paris. Le rapport du jury s’exprime ainsi :

« Devançant les conceptions des génies les plus hardis, alors que l’hélice ne faisait encore dans la marine qu’une entrée timide, M. Dupuy de Lôme a conçu et construit le premier vaisseau à hélice à grande vitesse, et, triomphant autant des difficultés matérielles que des préjugés les plus enracinés, il a procuré à la France l’honneur d’avoir créé le premier type de ces machines de guerre qui, en un si petit nombre d’années, ont transformé la science maritime. »

À cette même époque, M. Dupuy de Lôme faisait exécuter sous sa direction, au port de Toulon, le vaisseau l’Algésiras, sur le même modèle de navire que le Napoléon, mais avec une machine nouvelle plus simple que celle du Napoléon, que M. Dupuy de Lôme fut cette fois autorisé à construire lui-même dans les ateliers de ce port.

La machine de l’Algésiras, à mouvement direct, au lieu d’être munie d’un engrenage multiplicateur du nombre de tours comme la machine du Napoléon, a pesé 320 tonnes de moins, c’est-à-dire 630 tonnes au lieu de 950, et les vitesses de l’Algésiras ont été les mêmes que celles du Napoléon avec un armement plus puissant en artillerie et plus d’approvisionnement.

Après les succès du Napoléon et de l’Algésiras, on construisit dans nos différents ports, sur le même modèle, les vaisseaux l’Arcole, l’Impérial, le Redoutable, l’Intrépide, la Ville-de-Bordeaux, la Ville-de-Nantes, la Ville-de-Lyon.

Pendant qu’il donnait cette énergique impulsion aux travaux de la flotte militaire, M. Dupuy de Lôme était en même temps ingénieur consultant de la Compagnie des services maritimes des messageries impériales et lui fournissait les plans des paquebots que la Compagnie a fait construire de 1852 à 1857, paquebots qui eurent tous un succès des plus complets.

En 1857, M. Dupuy de Lôme, qui, depuis dix-sept ans, était chargé des travaux des navires à vapeur au port de Toulon, fut appelé à Paris comme directeur du matériel de la marine.

Mais nous n’avons encore exposé qu’une partie des titres qui le faisaient appeler à cette fonction importante. Après avoir doté la marine militaire du type du vaisseau rapide, il eut l’ingénieuse idée, lorsqu’il fut décidé qu’on transformerait la flotte de guerre, d’utiliser les anciens bâtiments à voiles et, au lieu de leur appliquer seulement une petite machine impuissante, de les couper par le milieu en écartant l’avant et l’arrière, et d’installer dans leurs flancs reconstruits des appareils à vapeur de la même puissance que celui du Napoléon.

L’Eylau est le premier vaisseau sur lequel ait été pratiquée cette opération hardie. Tous ceux de nos vieux vaisseaux qui furent jugés en assez bon état sont passé par la même métamorphose. Ainsi disparurent les belles œuvres des constructeurs du commencement de ce siècle ; mais au moins, sous leur forme nouvelle, ces nobles instruments de la gloire de la patrie acquirent la vitesse et avec elle la faculté de livrer des combats utiles, et la carrière n’a pas été fermée devant eux.

Cette résurrection des anciens vaisseaux, cette appropriation de nos armes d’autrefois aux nécessités nouvelles de la guerre maritime n’est pas le fruit d’une pensée sans grandeur.

M. Dupuy de Lôme a attaché son nom à une création d’un autre genre.

C’est de la guerre de Crimée seulement que date l’emploi du fer comme revêtement extérieur de la partie supérieure des vaisseaux de guerre. Lorsqu’après le combat du 17 octobre 1854, livré par les deux flottes aux fortifications de Sébastopol, on se fut assuré de l’insuffisance des vaisseaux de bois pour de semblables attaques, l’Empereur imagina en France de faire des batteries flottantes revêtues de fer. Ces batteries flottantes qui, sans doute, ne pouvaient être considérées comme des bâtiments de marche et d’évolution, n’en firent pas moins merveille devant Kinburn. Leur succès fit concevoir à plusieurs esprits à la fois la pensée de créer des navires véritables qui porteraient de même une cuirasse. Il paraît certain que personne, dans cette partie si intéressante encore de la transformation des anciennes flottes, n’a devancé M. Dupuy de Lôme.

En 1856, au retour des batteries flottantes de la mer Noire, il présenta les plans d’une frégate préparés depuis longtemps, et qu’il n’eût osé produire si la création du Napoléon ne lui avait pas alors valu les plus éclatants éloges. Néanmoins, l’entreprise était si nouvelle et pouvait être si hasardeuse qu’il y eut à vaincre bien des résistances pour que l’exécution d’une frégate revêtue de fer fût décidée. L’Empereur aura l’honneur de s’être prononcé pour l’expérience, avec la certitude de la voir réussir.

M. Dupuy de Lôme, pour la seconde fois, se trouva dans le cas de donner à la marine un navire entièrement inconnu avant lui, et de prouver qu’il était, suivant l’expression de M. Thiers, « un constructeur de génie ».

En présentant le plan de la Gloire, M. Dupuy de Lôme insistait sur cette considération, que l’adoption de ce type, profondément nouveau et inattendu, devait faire tendre notre matériel naval vers l’équilibre des forces maritimes chez toutes les nations. L’inventeur a clairement motivé lui-même cette pensée, et en a développé les conséquences, à un point de vue tout français, dans une savante et remarquable Notice :

« N’est-il pas en effet incontestable, dit M. Dupuy de Lôme, que moins les navires de combat pourront se détruire facilement entre eux, moins sera prononcé l’avantage de la nation maritime qui peut, pendant une guerre, disposer de la flotte la plus nombreuse, et renouveler plus facilement son matériel et son personnel. On peut même dire qu’avec des escadres ou des croiseurs rapides et invulnérables, la supériorité du nombre de navires de combat disparaîtrait, et que la nation qui aurait le plus à redouter une guerre maritime serait celle qui posséderait le plus grand commerce sur les mers, car elle serait impuissante à détruire les croiseurs ennemis, et par conséquent à protéger ses intérêts les plus chers. »

Ainsi, l’invulnérabilité des batteries flottantes, en s’étendant aux bâtiments de haute mer, allait subitement renverser l’ordre de suprématie réglé entre les nations par l’importance de leurs anciens navires.

Des expériences suivies furent faites, à Vincennes, pour déterminer l’espèce de fer, les procédés de forgeage et l’épaisseur de métal qu’il convenait d’adopter, pour fabriquer des plaques de blindage suffisamment résistantes. L’Empereur participa lui-même à ces expériences, et l’on comprend tout l’intérêt qu’il devait apporter à ces recherches, lui, l’inventeur et le promoteur des batteries flottantes cuirassées ! L’un de ses aides de camp, le général Favé, assista à tous les essais qui furent faits à Vincennes, pour apprécier la résistance des différentes qualités des plaques de fer.

L’épreuve consistait à tirer, par salve, à 20 mètres de distance, et perpendiculairement, contre la plaque-échantillon, fixée sur un panneau de bois, qui représentait une muraille un peu plus faible que celle des frégates projetées. Les canons employés pour ce tir, étaient au nombre de trois, dont un de 50 du modèle français, et deux de 68 du plus fort modèle anglais alors existant. Ces canons étaient à âme lisse, c’est-à-dire non rayés, et tiraient des boulets sphériques et massifs, parce qu’on s’était convaincu que les boulets ogivo-cylindriques des canons rayés, excellents pour porter loin et juste et pour pénétrer à une grande profondeur dans le bois, avaient de près bien moins de puissance de choc que les boulets pleins et ronds tirés à forte charge dans des canons à âme lisse. Ces pièces tirèrent donc à la charge de poudre maximum pour lesquelles elles sont construites, à savoir 16 livres de poudre pour le canon français de 50, et 17 livres pour les canons anglais de 68.

Ce fut un échantillon des plaques forgées par MM. Petin et Gaudet, qui supporta le mieux l’épreuve de cette puissante artillerie. Les trois coups de canon tirés par salve, partirent avec une telle simultanéité qu’on n’entendit qu’une seule décharge.

L’Empereur assistait à l’expérience. S’approchant aussitôt de la plaque qui venait de subir cette épreuve redoutable, il la trouva chaude encore de ce choc terrible, mais sans crevasse ni fente, inébranlable sur sa muraille de bois et portant seulement l’empreinte profonde des trois boulets !

La question était jugée. Les plaques forgées par MM. Petin et Gaudet, servirent à cuirasser nos frégates.

L’épaisseur à donner à la cuirasse fut alors fixée à 0m,12. Aussitôt M. Dupuy de Lôme rédigea le plan définitif de la première frégate cuirassée, qui reçut le beau nom de la Gloire. Ce plan fut approuvé par le ministre le 20 mars 1858, et l’exécution ne se fit pas attendre.

Ce sera ici le lieu de donner quelques explications sur la manière dont on applique sur les carcasses de bois des navires, les plaques de blindage. La figure 393, qui donne une coupe transversale de la coque d’un bâtiment de bois recouvert d’une cuirasse de fer, fera comprendre ce mode d’application, qui est d’ailleurs fort simple.

Fig. 393. — Mode d’application de la cuirasse sur la carcasse d’un navire de bois.

Il est bon de dire d’abord que la charpente d’un navire se compose de fortes côtes transversales, nommées couples, croisées d’une part, à l’intérieur, par des madriers sur lesquels s’appuient les poutres (baux ou barrots) des ponts ; d’autre part, à l’extérieur, par d’autres madriers jointifs, qui courent de l’avant à l’arrière, et qui constituent ce qu’on nomme le bordé du navire. Dans un bâtiment cuirassé, les intervalles compris entre les couples sont d’abord remplis de garnitures en bois, le long de toute l’étendue que doit recouvrir le blindage ; puis on donne au bordé, qui croise le massif ainsi formé, une forte épaisseur, 0m,30, parfois bien davantage ; on le fait en bois de teak, comme très-propre à servir de matelas d’appui à la cuirasse. C’est enfin sur ce matelas de bois de teak qu’on applique, à l’aide de puissantes vis à bois, les plaques de blindage, comme le montre la figure 393. Sur cette figure sont représentées en coupe les membrures successives de bois de sapin (S), de chêne (C), de bois de teak (T) et de fer (F). L’épaisseur de la cuirasse de fer variant selon qu’elle est au-dessus ou au-dessous de la flottaison, on a indiqué par des lettres particulières (AA′, BB′, D) cette épaisseur variable, qui est de 0m,11 et de 0m,15 au-dessus de la flottaison, ensuite de 0m,15 et de 0m,12 au-dessous de ce point.

La mise en chantier de la Gloire excita bien des critiques, et fut pour la plupart des marins un objet d’étonnement et d’inquiétudes. On avait encore devant les yeux toutes les difficultés que l’on avait éprouvées pour faire naviguer dans la Baltique les batteries flottantes cuirassées, et beaucoup de marins doutaient du succès de l’entreprise. Des critiques en règle parurent dans les journaux anglais, contre la nouvelle construction navale tentée en France, et elles partirent même du sein du parlement britannique. « Eh quoi ! disait-on, charger ainsi de fer les parties hautes de la coque d’un navire ! Mais l’instabilité sera le moindre des défauts d’une pareille construction ! Jamais un navire à vapeur ne pourra supporter, sans s’altérer dans ses formes et ses qualités nautiques, un si grand excès de poids ! »

Toutes ces critiques n’ébranlaient pas la clairvoyance de l’Empereur. Par ses ordres, on hâta, dans les chantiers de Toulon, l’achèvement de la Gloire.

Cette frégate fut mise à l’eau le 24 novembre 1859. À cette date, ni l’Angleterre ni l’Amérique n’avaient encore absolument rien entrepris dans le même ordre d’idées.

Fig. 394. — La frégate cuirassée la Gloire, construite en 1858.

Nous donnons (fig. 394) le dessin de cette frégate célèbre. Voici ses dimensions principales :

Longueur à la flottaison en charge 
77m,25
Largeur au fort 
17m,00
Tirant d’eau moyen en pleine charge 
7m,76
Hauteur de batterie en pleine charge 
1m,90
Charbon pour la machine 
650 tonneaux.
Poids de la cuirasse 
820 tonnes.
Déplacement d’eau du navire 
5 620 tonneaux.
Équipage 
575 hommes.
Force nominale de la machine 
800 chevaux.
Force effective 
3 200
Vitesse 
13,5 nœuds.

L’armement primitif se composait de 34 canons de 30, rayés, placés en batterie, et de 2 pièces de fort calibre, placées sur le gaillard, pour tirer en chasse et en retraite.

La cuirasse de fer règne de l’avant à l’arrière, et descend du pont du gaillard jusqu’à environ 1m,20 au-dessous de la flottaison ; l’épaisseur de ce blindage est de 0m,12.

L’avant, sans guibre et sans beaupré, offre une étrave coupante, bardée de plaques de fer en forme de V. Il est fait pour tailler, comme une hache formidable, les flancs du vaisseau ennemi.

La mâture, réduite à sa plus simple expression, n’a été considérée que comme un simple auxiliaire, qui permettra, dans certains cas, d’économiser le charbon. Ainsi la surface de voilure n’est que de 1 500 mètres carrés, alors que celle du Napoléon est de 2 852 mètres.

Pour l’importance des approvisionnements et les qualités nautiques, la Gloire ne le cède en rien aux vaisseaux à vapeur les plus rapides.

En même temps que l’on construisait la Gloire, à Toulon, on mettait en chantier, à côté de cette frégate, l’Invincible ; et le port de Cherbourg était chargé de livrer la Normandie, d’après le même type.

Les coques de ces frégates sont en bois. Il était intéressant d’étudier sur le même programme la construction d’une frégate toute en fer, qui pourrait être blindée comme les frégates de bois la Gloire, l’Invincible et la Normandie, à la faveur d’un matelas en bois interposé entre la coque et la cuirasse. Ce travail fut confié à un ingénieur distingué de la marine impériale, M. Audenet. La nouvelle frégate, qu’il eut à dessiner et à construire, fut mise en chantier dans le port de Lorient, au mois de septembre 1858, sous le nom de la Couronne. Ses proportions et sa puissance motrice sont sensiblement les mêmes que celles de la Gloire.


CHAPITRE III

construction des vaisseaux cuirassés du type solferino et magenta. — la première escadre cuirassée.

Après l’application de la cuirasse aux frégates, il restait à l’appliquer à des bâtiments d’un plus grand tonnage, se rapprochant de ceux des anciens vaisseaux de guerre.

Deux bâtiments cuirassés d’un type fort distinct du type Gloire, mais dus également à M. Dupuy de Lôme, furent mis en chantier, en juillet 1859 : l’un, le Magenta, à Brest, l’autre, le Solferino, à Lorient.

Ces deux bâtiments sont en bois ; mais, au lieu de présenter une proue en forme de lame de hache verticale, comme la Gloire et la Couronne, ils ont, à l’avant, sous l’eau, une saillie très-prononcée, munie d’un éperon fort et pointu, destiné à entamer, à ouvrir le navire ennemi contre lequel ils se précipiteraient à toute vapeur, et avec l’énorme impulsion résultant de leur vitesse et de leur masse.

Le Magenta et le Solferino méritent plutôt le nom de vaisseaux que celui de frégates, car, à leur premier armement, ils furent pourvus de deux batteries couvertes, portant une artillerie de 50 canons, et d’une machine dont la puissance est de 900 chevaux. Ils sont complétement cuirassés à la flottaison et par le travers du faux pont ; mais l’avant et l’arrière, réservés au logement des officiers, à l’hôpital et à la cuisine, sont séparés de la partie centrale, occupée par l’artillerie, par des traverses cuirassées, et ils forment des compartiments séparés. Ces parties doivent être évacuées en cas de combat ; aussi ne sont-elles pas cuirassées.

Fig. 395. — Le vaisseau cuirassé le Solferino, construit en 1869.

Voici les dimensions du Solferino, que représente la figure 395[6] :

Longueur à la flottaison 
86m,00
Largeur 
17m,20
Tirant d’eau en charge au milieu 
7m,90
Hauteur au-dessus de l’eau en pleine charge 
du seuillet de la batterie basse 
1m,80
du seuillet de la seconde batterie 
4m,16
Charbon pour la machine 
700 tonnes.
Équipage 
680 hommes.
Déplacement du bâtiment 
6 800 tonneaux.
Force nominale de la machine 
900 chevaux.
   —    effective 
3600 »
Vitesse 
14 nœuds.

L’armement primitif se composait, avons-nous dit, de 50 pièces de canon de 30, rayées, pour les batteries, et en outre de 2 obusiers de 80, placés sur le pont supérieur.

Le Solferino a donc le caractère d’une puissance militaire bien plus grande que la Gloire. D’une part, sa batterie supérieure domine le pont du gaillard des frégates ordinaires, et peut les entamer dans leur partie la moins protégée ; d’autre part, grâce à l’éperon, il est apte à attaquer son ennemi par le choc, mode de combat des antiques galères, auquel ramène, comme à une conséquence fatale, l’impuissance dont les cuirasses invulnérables frappent l’artillerie. On a calculé que le Solferino rencontrant, avec la vitesse de 13 nœuds, un bâtiment immobile, produirait sur celui-ci un effet équivalant au choc simultané de 120 boulets de 30 ; et en supposant que, par suite des manœuvres du bâtiment attaqué, la vitesse relative du vaisseau agresseur fût réduite à 10 ou à 8 nœuds, il déterminerait des chocs revenant à ceux de 70 ou 45 boulets de 30. Bien après la mise en chantier du Solferino, les incidents de la guerre d’Amérique, ceux de la guerre d’Italie en 1866, ont montré les terribles effets du choc d’une masse telle que celle d’un navire cuirassé. C’est ce que l’on vit (8 mars 1862) le jour où la frégate confédérée le Merrimac frappa, avec 4 ou 5 nœuds de vitesse, le Cumberland, navire fédéral ; et en 1866, au combat de Lissa, dans la destruction du Re d’Italia par le Ferdinand Max.

Mais n’anticipons pas, et avant de parler de l’apparition des navires cuirassés dans les marines étrangères, poursuivons notre historique, en relatant les premiers essais des bâtiments-types que nous venons de voir naître en France.

Le succès nautique de la Gloire fut complet. Une circonstance mémorable permit à cette frégate de se révéler avec éclat. Au mois de septembre 1860, pendant le voyage de l’Empereur et de l’Impératrice en Algérie, le yacht impérial l’Aigle comptait la Gloire dans son escorte. Un coup de vent violent vint à s’élever subitement, et l’escorte fut dispersée. La Gloire demeura seule, et continua de naviguer de conserve avec l’Aigle. On lit ce qui suit dans le récit qui a été publié du voyage impérial :

« La flottille impériale eut beaucoup à souffrir dans la traversée ; elle fut dispersée par suite d’une tempête. La Gloire seule put suivre l’Aigle. Leurs Majestés débarquèrent à Port-Vendres pour éviter la traversée du golfe de Lyon ; malgré la grosse mer et le violent coup de vent essuyé par l’Aigle, la traversée se fît sans aucun accident. »

Voilà le point où nous en étions, en France, avec la marine cuirassée, à une époque où la frégate cuirassée anglaise le Warrior était encore sur chantier. (Le Warrior fut mis à l’eau le 29 novembre 1860.) Quant aux Américains, ils n’ont construit leur premier Monitor qu’en 1861, pour les besoins de la guerre de sécession.

La Gloire continua de poursuivre le cours de ses essais, tant à la voile qu’à la vapeur. Il fallait apprécier les aptitudes de ce navire en lui-même. On dut également expérimenter son artillerie. Le 6 juin 1861, en rade d’Hyères, la Gloire, en présence du prince Napoléon, fit, sous vapeur, un tir à boulet contre un but flottant, au moment où la violence du mistral obligeait les navires de commerce à relâcher, avec les ris aux huniers : la remarquable précision de son tir constata, une fois de plus, toute la valeur de ce nouveau type de vaisseau de guerre.

Les résultats de ces essais sont résumés dans une lettre adressée au ministre de la marine, à la date du 27 août 1861, par l’amiral comte Bouet-Willaumez, alors préfet maritime à Toulon.

« Par mes dépêches successives, j’ai rendu compte à Votre Excellence, en lui transmettant les rapports du commandant Ohier, des cinq voyages d’expérience qu’a effectués la Gloire, suivant le programme tracé par Votre Excellence. Cette frégate vient ainsi de parcourir pendant ces essais 1 100 lieues marines. Ce qui ressort le plus évidemment de ces expériences à la mer, c’est que d’abord la Gloire est un bâtiment de mer comme un autre, supérieur même à bien d’autres sous plus d’un rapport, ce qui fait tomber l’échafaudage de suppositions timorées qui s’était élevé contre ce nouveau spécimen, aussi hardi que pratique, de notre future flotte de combat. »

L’année suivante, le 21 juillet 1862, la Normandie, frégate qui est semblable à la Gloire, à quelques changements près dans la mâture et dans son arrimage, partait pour le golfe du Mexique, portant le pavillon de l’amiral Jurien de la Gravière. Cette frégate cuirassée est la première qui ait passé la ligne. Elle célébra, dans sa traversée de France à la Vera-Cruz, la joyeuse et traditionnelle fête des Tropiques, « fête rajeunie cette fois, dit le commandant dans son rapport, non sans un légitime orgueil pour la marine française, par le premier passage d’une frégate cuirassée ! »

Les autres frégates et les vaisseaux à éperon le Solferino et le Magenta, donnèrent également les résultats les plus satisfaisants dans les essais isolés qu’ils firent chacun, après leur achèvement. Dès le mois de mai 1863, ces six bâtiments se trouvaient prêts à tout service.

Mais l’avènement des navires cuirassés révolutionnait autant la tactique navale que l’art des constructions maritimes flottantes. À ce double point de vue, il importait de les soumettre à des expériences comparatives de navigation. Les bâtiments cuirassés furent donc réunis en escadre.

La première escadre cuirassée qui ait paru sur les mers, navigua du 27 septembre au 16 novembre 1863, sous les ordres de l’amiral Ch. Penaud, pour accomplir une campagne d’essai. Aux bâtiments cuirassés, on adjoignit, comme termes de comparaison, le Napoléon et l’ancien vaisseau le Tourville, renommé pour ses qualités nautiques.

La croisière de cette escadre rencontra les gros temps qu’elle cherchait, et qui lui permirent de rapporter les résultats les plus concluants, quant à la tenue en mer des navires cuirassés. Tous donnèrent pleine satisfaction aux espérances conçues en leur faveur : vitesse supérieure, solidité, qualités nautiques assurées.

« Il résulte des comparaisons que nous avons faites, dit une dépêche de l’amiral Penaud, que le Napoléon a toujours plus tangué que les frégates cuirassées, et que la Couronne a des roulis plus marqués que ceux des autres navires. Quant au Solferino, je lui ai trouvé autant de stabilité qu’à un bon vaisseau à vapeur en bois, et j’ai été étonné du peu de mouvements que l’on y sent dans les temps ordinaires de la navigation, même avec une forte houle de l’arrière. »

Telle est l’histoire de ce que nous appellerons les six bâtiments cuirassés rapides de première création, et qui comprennent la Gloire, la Normandie, l’Invincible, la Couronne, le Magenta et le Solferino. En raison des conditions essentiellement nouvelles apportées à la distribution du poids sur les flancs et dans l’intérieur du navire, les plans de ces divers types n’avaient pu être l’objet de comparaisons préalables avec des bâtiments existants ; il avait fallu, sans aucun précédent, sans aucun essai antérieur, tout décider a priori, et les chances de succès n’avaient reposé que sur la valeur de calculs dont les seules garanties tenaient à de savantes prévisions. M. Dupuy de Lôme, l’illustre ingénieur à qui l’on doit la création de tous ces nouveaux types d’architecture navale, s’est ainsi acquis des droits éternels à la reconnaissance de la France. C’est par ses applications pratiques que la science apprend aux hommes à confesser son empire, à proclamer sa puissance et ses bienfaits.

Après cette navigation de la première escadre cuirassée qui ait sillonné les mers, la marine blindée avait conquis sa place dans le monde. Aujourd’hui le Napoléon est dépassé. Parler en ces termes de ce type parfait, c’est faire le plus bel éloge des nouveaux venus. Et pourtant, telle est à notre époque, la rapidité de la marche du progrès, que dix ans à peine séparent le Napoléon de la Gloire ! Tandis que la flotte à voiles avait mis des siècles à se perfectionner, dix années ont suffi au génie de la France pour créer la marine cuirassée.


CHAPITRE IV

construction des batteries flottantes cuirassées l’arrogante et l’embuscade. — les canonnières cuirassées destinées à la navigation des lacs et des rivières.

Tandis que s’édifiait dans les ports français ce magnifique matériel naval cuirassé, destiné à tenir la haute mer, des batteries flottantes avaient été construites sur divers plans de M. Dupuy de Lôme.

Ce furent d’abord le Paixhans, le Péi-ho, le Palestro, le Saïgon. Ces batteries flottantes avaient été mises en chantier, en 1859, pour concourir à un système de défense des côtes, système préparé, par une commission spéciale, sous la présidence du maréchal Niel. Leur plan apportait aux batteries flottantes de 1854, les améliorations de formes qui étaient indispensables pour leur donner une vitesse de 7 nœuds au lieu de 4, et les doter de la faculté de mieux gouverner. Ces batteries flottantes pourvues de machines à vapeur de la force de 150 chevaux, déplaçant 1 335 tonneaux, furent, à l’origine, armées chacune de 14 bouches à feu.

En 1861 et 1862, d’autres batteries flottantes furent mises à l’eau. D’un moindre déplacement que les précédentes, ces dernières s’en distinguent par leur grande largeur comparée à leur longueur, et la plus grande hauteur que les canons occupent au-dessus de l’eau. Ainsi les batteries flottantes du type Arrogante ont 1 280 tonneaux de déplacement, et une largeur de 14m,16 pour une longueur de 44 mètres. Celles du type Embuscade, qui ont 2 mètres de hauteur de batteries, déplacent seulement 1 240 tonneaux au tirant d’eau de 2m,85 et avec une longueur de 39m,50, leur largeur est de 15m,80, un peu plus de la moitié de la longueur et près de six fois le tirant d’eau des premières batteries. Ces proportions, tout à fait inusitées, constituaient des innovations hardies, que l’expérience a pleinement justifiées. En effet, ces batteries tiennent parfaitement la mer et n’ont que des mouvements de roulis très-doux.

La figure 396 représente l’Arrogante.

Fig. 396. — Batterie flottante cuirassée l’Arrogante, construite en 1862.

En 1859, à l’instigation de l’Empereur, on construisit pour les besoins de la guerre d’Italie, des batteries flottantes cuirassées démontables destinées au service des rivières et des lacs. Elles se composent de parties distinctes, susceptibles d’être réunies entre elles par des boulons. Une bande de caoutchouc interposée entre ces parties amenées au contact, assure l’étancheté du joint. La machine à vapeur est montée dans une de ces parties, la chaudière dans une autre. Toutes ces tranches, après avoir été placées dans des caisses, purent s’expédier en Italie par le chemin de fer. L’expérience a prouvé qu’en moins de trois jours, les caisses pouvaient être ouvertes, et le navire monté et prêt à naviguer sur les lacs et les rivières. La paix de Villafranca rendit inutiles ces petites batteries.

C’est dans le même système de construction, c’est-à-dire en parties démontables, qu’avaient été faites les petites canonnières qui furent expédiées en Chine, et qui contribuèrent à l’expédition française contre Pékin. Nous n’avons rien à dire de ces canonnières, parce qu’elles n’étaient pas cuirassées comme celles qui étaient destinées à l’expédition d’Italie. Les unes et les autres attendent, emballées dans des caisses, le moment d’être mises à profit.


CHAPITRE V

nouveaux types de bâtiments cuirassés : la flandre et l’héroïne. — le marengo. — les corvettes la belliqueuse et l’alma. — les garde-côtes le taureau et le bélier.

Le travail accompli par la marine française pour la constitution de notre flotte cuirassée, était déjà considérable. Mais on ne devait pas se borner à ces types de première création. On voulut les perfectionner, en mettant à profit, dans les moindres dispositions de détails, d’aménagement et d’arrimage, les observations pratiques qui avaient été faites durant leurs essais de navigation. On devait surtout se préoccuper de mettre en harmonie, dans les nouvelles constructions à entreprendre, les qualités protectrices, c’est-à-dire le cuirassement ainsi que l’armement, avec les progrès récents de l’artillerie de marine.

Au plan primitif de la Gloire, M. Dupuy de Lôme en substitua donc un autre. Par décision de l’Empereur, qui avait étudié cette première frégate pendant son voyage en Algérie, et conformément à sa lettre, datée de Saint-Cloud, le 1er novembre 1860, la hauteur de batterie du nouveau type fut portée à 2m,25. La grande stabilité que l’on avait reconnue à la Gloire, permettait cette modification, dont la conséquence était d’accroître le poids des parties hautes du bâtiment. La puissance de la machine à vapeur fut élevée à 900 chevaux nominaux (3 600 chevaux-vapeur effectifs). On voulait une vitesse de 14 nœuds, et on en obtint une de 14n,3, c’est-à-dire environ 7 lieues métriques à l’heure. L’épaisseur de la cuirasse fut portée à 15 centimètres !

Comme on lui donnait plus de poids à porter, il fallut accroître les dimensions de la nouvelle frégate, ainsi que son déplacement d’eau, qui devint de 5 800 tonneaux. Tel fut le type Gloire modifié. Nous en avons un spécimen dans la Flandre, frégate à coque de bois construite à Cherbourg, et l’Héroïne, frégate à coque de fer, construite à Lorient.

Nous avons donné dans le premier volume de cet ouvrage (fig. 120) le dessin de la frégate cuirassée l’Héroïne, auquel le lecteur peut se rapporter. La Flandre reproduit exactement la disposition de l’Héroïne.

Voici les dimensions de la Flandre, dont le premier armement se composait de 34 canons de 30 et de 50.

Longueur 
80m,00
Largeur 
17m,00
Tirant d’eau au milieu 
7m,70
Hauteur de batterie, en charge[7] 
2m,25
Déplacement 
5 800 tonneaux.
Épaisseur des cuirasses 
0m,15
Machine (1 000 chevaux nominaux, vieux style) 
900 chev. nomin.
La vitesse mesurée en rade de Cherbourg, fut de 14nœuds,3.

Telle était la sûreté des résultats offerts par les premiers voyages de la Gloire, que, dès le mois de novembre 1860, les ports recevaient l’ordre de mettre en chantier dix frégates, sur le plan modifié comme il vient d’être dit. Leur armement devait comprendre, à l’origine, 34 canons, sous cette réserve que ce nombre serait réduit quand on aurait lieu d’employer des pièces plus fortes.

Nous arrivons à un type nouveau : le type du vaisseau cuirassé le Marengo (fig. 397).

Fig. 397. — Le vaisseau cuirassé le Marengo, construit en 1865.

En 1858, au moment de la mise en chantier de la Gloire, les plus fortes pièces d’artillerie en usage dans la marine, étaient celles du calibre de 30, et plus rarement celles du calibre de 50. Les projectiles pesaient 15 kilogrammes pour les premières, 25 kilogrammes pour les secondes.

Mais tandis que les navires s’étaient bardés de fer, l’artillerie s’était appliquée, de son côté, à reprendre l’avantage de l’offensive, en augmentant le calibre des bouches à feu. À des projectiles plus formidables, on a répondu par des cuirasses plus épaisses, lesquelles ont amené, à leur tour, des canons de plus grand calibre.

Le pas que l’on a fait ainsi est immense. Sans parler des monstrueux canons français ou prussiens, dont les boulets pèsent l’énorme poids de 500 kilogrammes, pièces qui font honneur à l’industrie métallurgique, mais qui jusqu’ici semblent impropres à un service à bord, on peut dire qu’aujourd’hui les projectiles en usage dans la marine, atteignent assez couramment le poids de 150 kilogrammes, et peut-être même, du moins par exception, celui de 300 kilogrammes.

Armer nos navires cuirassés de ces nouvelles bouches à feu, les doter, d’autre part, de cuirasses proportionnées à ces projectiles formidables, telles sont les conditions qui s’imposaient aux types les plus récents de nos vaisseaux. On revit et l’on modifia dans ce but le plan du Solferino. L’Empereur voulut étudier lui-même les bases du nouveau projet ; et il revêtit de sa signature, à Compiègne, le 1er décembre 1864, l’avant-projet qui avait été préparé par M. Dupuy de Lôme, pour la construction d’un nouveau type de bâtiment cuirassé porteur de bouches à feu de très-gros calibre.

Le Marengo (fig. 397) nous offre le spécimen de ces nouveaux vaisseaux cuirassés pourvus d’une artillerie de gros calibre, et armés d’un vigoureux éperon. Ses dimensions sont à peu près celles du Solferino, dont il importait de conserver les belles qualités nautiques.

Voici les dimensions du Marengo, sur le plan duquel on a construit ensuite l’Océan et le Friedland.

Longueur 
87m,75
Largeur 
17m,40
Tirant d’eau moyen 
8m,00
Déplacement 
7 172 tonneaux
Épaisseur des plaques, 0m,15, 0m,18 et même 
0m,20

Le Marengo porte 12 bouches à feu : 8 en batterie (batterie haute) et 4 sur le gaillard, montées sur plaques tournantes dans des tourelles.

Le poids énorme des nouvelles bouches à feu a conduit à réduire leur nombre, à les disposer de manière à leur assurer pourtant en somme le plus large champ de tir, et à augmenter, en conséquence, l’étendue du cuirassement.

L’armement comprend 12 pièces de gros calibre, dont 4 sur le pont des gaillards et 8 en batterie sous ce même pont, la batterie basse du Solferino ne remplissant plus dans le Marengo qu’un rôle de faux pont.

En raison de la hauteur qu’elles occupent, les pièces de la batterie sont dans d’excellentes conditions de tir. Elles se trouvent comprises dans un fort central, dont les murailles, formées par celles du navire et par deux cloisons transversales, sont entièrement cuirassées. En dehors de ce fort central, la cuirasse couvre une zone qui, régnant sur toute la longueur du navire, s’étend en dessus et en dessous de la flottaison, sur la hauteur jugée nécessaire. Au-dessus de cette zone les extrémités avant et arrière, non cuirassées et destinées, comme dans le Solferino, à être évacuées en cas de combat, sont construites en fer, et par conséquent, sont à l’abri des chances d’incendie que les murailles en bois ont à redouter, par l’action des obus.

Quant aux quatre pièces d’artillerie des gaillards, chacune est montée sur une plaque tournante, dans une tourelle, ou réduit cylindrique, qui s’élève sur les flancs du navire. Leur champ de tir est ainsi d’une très-grande amplitude, aussi bien en hauteur qu’en retraite ou en chasse, et elles laissent le pont entièrement libre pour la manœuvre.

Les bâtiments cuirassés des types Flandre, Solferino et Marengo, remplissent, dans notre flotte moderne, le rôle qu’y jouaient les anciens vaisseaux de ligne. On pourrait les appeler, en adaptant à leur usage une vieille désignation, cuirassés de premier rang. Mais il fallait en outre à la marine française (et le programme de 1857 le mentionnait), des corvettes pour les opérations lointaines, et il était à désirer qu’elles fussent cuirassées. C’est dans cet ordre d’idées que M. Dupuy de Lôme dressa le plan de corvettes cuirassées de 450 chevaux, dont la première, la Belliqueuse, mise en chantier en 1863, a déjà doublé le cap Horn, et porté le pavillon français dans l’océan Pacifique.

Le plan de la Belliqueuse a été modifié en raison de l’artillerie nouvelle, et la corvette l’Alma nous offre aujourd’hui le spécimen des bâtiments de cette espèce appelés à jouer un rôle analogue à celui des frégates de l’ancienne flotte à voiles, et qu’on pourrait appeler dès lors : cuirassés de deuxième rang.

Voici les dimensions de la corvette l’Alma, sur le plan de laquelle ont été construites l’Atalante, la Jeanne d’Arc, la Reine Blanche, la Thétis, l’Armide, l’Indienne, etc. :

Longueur 
70m,10
Largeur 
14m,00
Tirant d’eau moyen 
5m,96
Déplacement 
3 400 tonneaux
Machine (450 chevaux nominaux) 
1 800 ch. effec.
Épaisseur de la cuirasse 
0m,15

L’Alma, mise en chantier en 1865, est une réduction du Marengo dont elle conserve les traits caractéristiques en ce qui concerne l’éperon, le groupement de l’artillerie, le système de construction. L’épaisseur de sa cuirasse est fixée à 0m,15. Sa machine doit lui communiquer une vitesse de 12n et demi.

La figure 398 représente la corvette l’Alma.

Fig. 398. — Corvette cuirassée l’Alma, construite en 1865.

Il est enfin une autre classe de navires cuirassés qui complète, par son objet, notre nouveau matériel naval. Ce sont les garde-côtes, porteurs d’une tour pour l’artillerie, et d’un éperon. Le Taureau, construit sur le plan de M. Dupuy de Lôme, et qui fut mis à l’eau en 1866, fut le premier modèle de ces nouvelles machines navales.

Ce modèle a été reproduit, à quelques modifications près, dans le Bélier.

Tandis que les batteries flottantes sont faites pour combattre sur place, le garde-côtes est destiné à naviguer. Il est ras sur l’eau, et recouvert d’une sorte de carapace en tôle, aux contours arrondis. Il est vigoureusement cuirassé, sans mâture, armé d’un éperon, doué d’une vitesse de 13 nœuds, et pourvu de deux hélices indépendantes, qui assurent à ses évolutions une rapidité extrême. Il peut donc braver le tir des navires qui ne fuiraient pas devant lui. Malheur à ces navires s’ils l’attendent ! Son éperon, sûrement dirigé grâce à sa facilité d’évolutions, doit infailliblement les briser.

Le choc est donc le moyen capital d’agression de ce redoutable engin. Néanmoins, le Bélier est armé de deux canons de gros calibre, logés dans une tourelle cuirassée tournante.

La figure 399 représente le garde-côtes le Bélier.

Fig. 399. — Garde-côtes cuirassé le Bélier, construit en 1866.

Voici les dimensions de ce garde-côtes, sur le modèle duquel on a construit le Bouledogue et le Cerbère :

Longueur 
66m,00
Largeur 
16m,05
Tirant d’eau moyen 
5m,40
Déplacement 
3 456 tonneaux.
Machine 
530 chev. nom.

Nous compléterons la description des types qui composent l’escadre cuirassée française, en mentionnant un bâtiment construit en Amérique, sous le nom de Dunderberg, et dont le gouvernement français a fait l’acquisition, guidé par des considérations diverses, parmi lesquelles celles relatives au système de construction, n’étaient peut-être pas les principales.

Le Dunderberg a été construit chez M. Webb, de New-York, qui avait également construit la frégate cuirassée italienne, Re d’Italia, ainsi qu’une frégate russe General-admiral. Ce constructeur avait fait marché avec le gouvernement des États-Unis, pour fournir ce navire, moyennant la somme de 1 250 000 dollars ; mais son prix s’étant élevé à plus de 2 500 000 dollars, le gouvernement américain refusa de recevoir le navire, pour cause de non-exécution du marché. M. Webb chercha alors à le vendre à un gouvernement étranger. De la concurrence entre la Prusse et la France pour son acquisition, est résulté le prix excessif auquel la France a payé ce produit américain.

Le Dunderberg n’a été prêt à prendre la mer que le 22 février 1867. À cette époque commencèrent, en Amérique, ses premiers essais, où il n’atteignit qu’une vitesse de 10n,2. Mais, après avoir été réparé et modifié à Cherbourg, il a obtenu 15 nœuds de vitesse.

C’est un navire cuirassé à fort central et à éperon. Ses murailles s’évasent, à partir de 1m,50 au-dessous de la flottaison, qu’elles coupent sous un angle de 45% et se prolongent ainsi jusqu’au pont principal, qui est à 1m,50 au-dessus de la flottaison. Au-dessus du pont s’élève le fort casematé. La largeur totale du fort est de 48 mètres ; ses murailles latérales, inclinées à 45°, viennent rencontrer celles du navire à peu près à angle droit ; ses murailles avant et arrière sont inclinées de même, et les angles sont abattus en pans coupés ; il est couvert par un pont blindé, comme l’est celui du bâtiment. Ce fort est percé de 22 sabords, répartis de manière à fournir des feux battant l’horizon ; la hauteur des feuillets de sabord au-dessus de l’eau est de 2m,40. L’armement primitif se composait de 4 canons Dalgren, du diamètre de 15 pouces (0m,37), et 12 du diamètre de 11 pouces (0m,27). Voici les dimensions principales du Dunderberg :

Longueur comptée de la pointe de l’éperon 
115m,30
Largeur à la hauteur du pont 
43m,30
            à la flottaison 
22m,00
Tirant d’eau moyen en charge 
6m,40

La coque est en bois. Le maître-couple est très-plat, mais l’avant et l’arrière sont très-affinés.

Le bâtiment est pourvu de deux mâts.

Acheté par le gouvernement français et devenu le Rochambeau, ce navire a été l’objet, à Cherbourg, en 1868, de travaux d’amélioration importants. Il a été ainsi mis en état de rendre, comme garde-côtes, d’aussi bons services que le permet l’épaisseur assez faible de sa cuirasse. Le Rochambeau a pris la mer au mois de mai 1868.

La figure 400 représente le Rochambeau, dans son état actuel, d’après une photographie faite à Cherbourg.

Fig. 400. — Le Rochambeau.

Le gouvernement français a aussi acheté, en Amérique, l’Onondaga, navire à deux tourelles tournantes, dans le système du Miantonomoah dont il sera question plus loin.

L’Onondaga, dont la machine motrice est d’une faible puissance, a été remorqué durant toute sa traversée en France, par le transport l’Européen ; il est venu ainsi, en dix-sept jours d’Halifax à Brest, où il a mouillé le 2 juillet 1868.


CHAPITRE VI

la marine cuirassée chez les nations étrangères. — comparaison des membrures en bois et en fer pour les navires cuirassés. — la marine cuirassée introduite en angleterre.

Nous venons de raconter la création progressive de la flotte militaire cuirassée en France, où nous l’avons vue inventée et exécutée, grâce à l’habileté de nos ingénieurs et à l’ardente sollicitude du chef de l’État. Les autres nations maritimes ne tardèrent pas à entreprendre un semblable travail, pour la réédification de leur flotte. Par l’expérience de ce qui avait été fait en France, avec tant de bonheur, les nations étrangères allaient suivre une voie toute tracée, avec la certitude de ne pas courir après une entreprises chimérique. Un matériel tout nouveau fut ainsi créé, en Angleterre d’un côté, et de l’autre en Amérique, au moment de la guerre de sécession. Nous allons passer en revue ces constructions étrangères, qu’un sentiment bien naturel de curiosité conduit à comparer aux nôtres.

Une comparaison de ce genre a déjà pu se faire dans la visite, toute courtoise, que l’escadre anglaise vint faire à la nôtre, à Cherbourg, en 1865, et dans celle que l’escadre française lui rendit bientôt après, à Portsmouth.

Les deux flottes cuirassées, française et anglaise, offrent des différences profondes. Mais ce qui distingue la flotte française, c’est que tous ses navires sont conçus avec une grande unité de vues, et qu’ils possèdent tous des vitesses supérieures. Ce qui les caractérise surtout, c’est qu’étudiés de manière à garder, pour une puissance militaire donnée, les plus petites dimensions possibles, ils ont une facilité d’évolution sans égale. Pour caractériser notre flotte blindée, nous ne pouvons mieux faire que de citer les paroles prononcées, en 1866, par l’amiral comte Bouet-Willaumez, dans une séance du Sénat, restée justement célèbre :

« Ce que je puis affirmer, c’est que pour la flotte française, telle qu’elle est constituée, s’il en est qui régalent, il n’en est pas de meilleure quant à l’homogénéité de la vitesse et aux évolutions gyratoires. Or, ajouta l’amiral, le sort des batailles dépend de la rapidité de ces évolutions. »

Nos types de la dernière création, le Marengo et l’Alma, confirment hautement l’autorité de ces paroles.

Une différence bien saisissante, quant au système général de construction, existe entre les deux flottes cuirassées française et anglaise. La plupart des navires cuirassés de la flotte française sont en bois : c’est le système de construction auquel M. Dupuy de Lôme a donné la préférence, se réservant de bâtir en fer, comme nous l’avons dit pour ses derniers types, les parties non cuirassées des œuvres mortes, qui doivent être évacuées en cas de combat, et qu’il importe de mettre à l’abri de l’incendie. En Angleterre, au contraire, ainsi que nous allons le voir, les coques des navires cuirassés, pour la plupart, sont en fer. Nos voisins n’ont construit en bois que quelques navires de récente création. Examinons la valeur comparative de ces deux systèmes de construction.

Les partisans des coques en fer font valoir que ce système de construction l’emporte, en durée et en solidité, sur les constructions en bois. Ces avantages incontestables, et dont on apprécie toute la valeur pour la navigation ordinaire, n’ont pas paru, dans l’esprit du constructeur français, compenser les inconvénients que les carènes en fer offrent dans le cas tout spécial du navire cuirassé.

Voici ces inconvénients. D’une part, les carènes en fer offrent plus de résistance à la marche que les coques en bois revêtues d’un doublage en cuivre. Ce fait, bien connu, fut mis en parfaite évidence par les expériences comparatives que l’on exécuta à Cherbourg, entre la Flandre, qui est construite en bois, et l’Héroïne, dont la coque est en fer. Le résultat se traduit, pour le navire de fer, par une perte de vitesse, ou la nécessité d’employer des appareils moteurs plus pesants, conséquences fatales dont on comprendra toute l’importance, si l’on songe combien est grand le rôle que joue la vitesse dans la tactique navale, et combien il importe de diminuer le poids du navire, pour augmenter l’approvisionnement en combustible et en munitions, ou pour donner une épaisseur plus grande à la cuirasse.

La résistance à la marche d’un navire en fer, mérite d’autant plus l’attention, que ce navire s’alourdit par suite des énormes dépôts terreux et organiques qui viennent recouvrir sa coque après quelques mois seulement de séjour à la mer. De là résulte l’obligation de soumettre la coque encroûtée du navire à des travaux de nettoyage et de peinture, qui ne peuvent s’effectuer que dans les bassins de radoub, lesquels ne sont pas toujours disponibles au moment voulu, ce qui peut, à un moment donné, empêcher le navire d’être prêt pour le service de la guerre.

L’emploi d’un doublage en cuivre à côté de la cuirasse de fer, ferait craindre le développement d’actions galvaniques qui seraient funestes à la conservation de la cuirasse, en même temps qu’elles entraîneraient sur le doublage, la précipitation de dépôts marins nuisibles à la vitesse. Mais on a réussi à écarter cette difficulté en interposant une couche isolante entre la cuirasse et le doublage en cuivre qui la recouvre. Il est vrai que le développement des phénomènes galvaniques est toujours un phénomène à redouter, si l’enveloppe isolante laisse quelque gerçure ou quelque rupture dans sa continuité.

Il est bon de remarquer, d’autre part, que si les coques en fer des navires offrent une grande solidité pour un poids donné de matériaux mis en œuvre, cela tient surtout aux liaisons intimes que le rivetage et les procédés d’assemblage spéciaux au fer, établissent entre les diverses parties de la construction. Cet assemblage général rend les parties solidaires les unes des autres, et concourt très-heureusement à résister aux efforts de dislocation que le navire est appelé à subir sur les flots.

Ce qu’il importe également de prévoir, c’est la résistance d’un navire cuirassé à l’action du choc du navire ennemi, qui, dans plus d’une circonstance, est disposé à se jeter contre lui, pour l’écraser ou l’éventrer du poids de sa masse multiplié par le carré de sa vitesse. Contre ce choc épouvantable, les coques de fer sont bien moins rassurantes que celles en bois. En effet, la résistance locale des coques de fer dépend seulement de l’épaisseur que la tôle des murailles présente au point frappé. Les constructions en bois offrent, au choc, une résistance bien plus sérieuse. En prévision de l’attaque par l’éperon, les coques en bois, grâce à de fortes membrures, qui sont contiguës à de larges revêtements arc-boutés, forment des masses solides bien autrement robustes que la simple carcasse du navire de fer.

Après ces préliminaires généraux sur la différence caractéristique entre les flottes française et anglaise, nous passons à l’examen historique et descriptif de la flotte cuirassée anglaise.

On a déjà vu comment, en Angleterre, le projet des navires blindés reçut sa première réalisation effective. Nous avons dit qu’en 1854, sur la proposition du gouvernement français, et sur le plan qui lui avait été communiqué par notre département de la marine, l’amirauté anglaise fit construire cinq batteries flottantes semblables aux nôtres, et qui devaient avoir pour mission de bombarder le port russe de Cronstadt.

Après que le projet du siége de Cronstadt eut été abandonné, c’est-à-dire en 1855, deux des batteries flottantes anglaises furent désignées pour rejoindre, dans la mer Noire, l’escadre de l’amiral Lyons. Elles ne l’atteignirent devant Kamiesch que le 25 octobre, huit jours après le succès de nos batteries flottantes devant Kinburn. La navigation de ces batteries flottantes pour se rendre dans ces eaux, avait été fort pénible, bien que l’on eût pris le parti de les séparer de leur artillerie. Cet insuccès fit douter, en Angleterre, de l’avenir de la marine cuirassée, même après que la frégate la Gloire eut été mise en chantier en France. On s’accordait donc, en Angleterre, à prédire le plus complet échec à la tentative de notre marine. D’ailleurs, les fameux canons Armstrong, alors très en faveur chez nos voisins, devaient être irrésistibles et percer à jour toute cuirasse de fer !

Ces idées, que caressait l’amour-propre britannique, furent ébranlées le jour où l’on eut l’idée, très-simple, d’essayer un canon Armstrong, du plus fort calibre, contre des plaques de fer de 4 pouces et demi d’épaisseur (0m, 115) qui, appliquées sur une muraille en bois, figuraient un flanc de navire. Or, le capitaine Halsted constata la parfaite résistance de ce blindage, qui tint parfaitement sous les coups de l’obus Armstrong, et même sous ceux des boulets pleins de 68 kilogrammes (136 livres) dont l’empreinte se trouva plus profonde, mais qui n’eut aucunement la vertu de transpercer le métal.

Le résultat de ces essais fit réfléchir l’amirauté anglaise. Puisque la construction d’une frégate cuirassée capable de tenir la haute mer, n’était pas, comme l’avait proclamé John Bull, un rêve, une chimère, n’y avait-il pas un véritable danger, pour la marine de la Grande-Bretagne, à continuer de construire en bois ses vaisseaux de guerre ? Des plans furent aussitôt demandés, et discutés ensuite par les lords de l’amirauté. L’examen et la discussion furent très-contradictoires. Il fut impossible de s’entendre, et cette période de tâtonnements et de recherches inquiètes, se prolongea longtemps.

L’Angleterre, il faut le reconnaître, a depuis travaillé laborieusement et avec gloire à l’édification de sa flotte cuirassée. Mais il est facile de suivre dans son œuvre la trace de beaucoup d’hésitations, de fluctuations, d’idées mal arrêtées, parfois même opposées les unes aux autres. De là les éléments si multiples, disparates même, qui composent la flotte anglaise actuelle. On ne saurait réduire à moins de douze les types caractérisés de cette flotte. Nous allons donner un rapide historique de leur création, en nous efforçant d’introduire dans cet exposé quelque clarté et quelque méthode, ce qui n’est pas sans présenter des difficultés, en raison de l’incohérence et de la multiplicité des types qu’il faut considérer.


CHAPITRE VII

la marine cuirassée anglaise. — le warrior et le black-prince. — comparaison de la gloire et du warrior. — construction de la defence et de la resistance. — construction de l’hector, du valiant, de l’achilles, du minotaur, de l’agincourt et du northumberland. — transformation de plusieurs vaisseaux de guerre en bois en vaisseaux cuirassés.

En 1859, au moment où la Gloire allait être mise à l’eau, le premier lord de l’amirauté, John Packington, fit décider la construction d’une frégate cuirassée, qui reçut le nom de Warrior, et que l’on voulait opposer à la nouvelle frégate française, dont l’apparition imprévue et subite avait blessé au plus haut degré l’amour-propre de tous les marins, et même de tous les citoyens de la jalouse Albion. La Gloire donnait, en ce moment, la fièvre à tous les hommes importants de la Grande-Bretagne. On voulait donc créer, en Angleterre, l’équivalent de la Gloire, et même, s’il était possible, quelque chose de plus terrible encore.

La nouvelle frégate française était le résultat d’observations et de travaux longs et patients, l’application de données théoriques et pratiques certaines. Comme l’étude, et non la passion, avait présidé à sa construction, le succès avait couronné une entreprise conçue avec réflexion et maturité. Se croyant offensés dans leur orgueil national et dans leur fierté de marins, pour s’être cette fois encore laissé devancer par nous dans la voie du progrès naval, les Anglais voulurent produire quelque chose de plus redoutable et de plus puissant que la frégate française.

Nous allons examiner s’ils y ont réussi.

Les premiers bâtiments cuirassés anglais semblent résulter d’un compromis, d’une fusion entre les partisans de la cuirasse et ceux qui la regardaient alors comme fatale aux qualités nautiques d’un bâtiment. En effet, la cuirasse du Warrior ne couvre que la partie centrale des flancs, comme si l’on avait craint de charger les extrémités, même au risque d’y laisser la ligne de flottaison aussi vulnérable aux coups de l’ennemi que dans les anciens vaisseaux. De simples cloisons transversales, en tôle, rendues étanches, ne remédient pas à ce vice, car les projectiles modernes les auraient bien vite effondrées, et dès lors rien ne pourrait sauver le navire des voies d’eau.

C’est dans cet ordre d’idées que furent construits de 1860 à 1862, d’après les dessins de M. Watts et de sir B. Walker, le Warrior et le Black-Prince, tous deux sur le même plan ; puis, avec des dimensions moindres, les frégates Defence et Resistance, qui sont semblables entre elles.

Les coques de ces navires sont en fer. Un coussin en bois de teak, d’une épaisseur de 0m,46, règne sous la cuirasse. Celle-ci, épaisse de 4 pouces et demi (0m,115), s’étend du plat-bord jusqu’à 1m,53 au-dessous de la flottaison ; mais, de l’avant à l’arrière, la cuirasse ne couvre guère plus de la moitié de la longueur totale du bâtiment.

Voici, du reste, les dimensions de ces navires :

  Warrior et Black-Prince. Defence et Resistance.
Longueur 
115m,90 85m,34
Largeur 
17m,78 16m,46
Tirant d’eau, au milieu 
8m,00 7m,55
Déplacement en charge 
8 950 tonn. 6 090 tonn.
Force nominale de la machine 
1 250 chev. 600 chev.
Longueur de la partie cuirassée 
67m,10 43m,90

Les premiers de ces quatre navires qui purent prendre la mer, furent d’abord le Warrior, puis la Defence.

Fig. 401. — La frégate cuirassée le Warrior.

Le Warrior (fig. 401), construit par la compagnie Thames Iron Ship building, lancé le 29 décembre 1860, ne fut achevé qu’au mois d’août de l’année suivante. On procéda alors à ses essais. Il atteignit, par un temps calme, une très-belle vitesse, 14n,3 ; mais, dans un voyage qu’il fit, pendant l’hiver de 1861, à Lisbonne, on fut bientôt désenchanté. Par une mer un peu grosse, il fatiguait, perdait de sa vitesse, gouvernait mal, avec difficulté et lenteur. De plus, l’ampleur de son roulis rendait le tir de ses canons incertain et parfois impossible, en dépit de la grande hauteur de sa batterie (2m,70), dont on tirait vanité.

Ajoutons que le Warrior a coûté 9 millions, le double de la Gloire, qui est presque moitié plus petite, et qui jouit, grâce à ses bonnes proportions, d’une facilité d’évolution bien supérieure.

L’amiral anglais Sartorius, établissant, dans une brochure publiée en 1861, un parallèle entre la Gloire et le Warrior, s’exprimait comme il suit :

« Il est impossible au Warrior d’aborder la Gloire, tandis que celle-ci peut prendre les positions les plus avantageuses pour désemparer son ennemi, La Gloire a un gréement insignifiant, qui, une heure avant le combat, peut être mis en bas, tandis que le Warrior, mâté comme un vaisseau de 90, aurait, dès les premiers coups, son hélice engagée par des débris de son gréement. La Gloire, par quelque côté qu’on l’attaque, est défendue et armée ; le Warrior ne l’est pas, sa proue et sa poupe n’étant pas cuirassées. Avec vent debout, la résistance que rencontre la mâture du Warrior réduit considérablement sa vitesse, tandis que la Gloire, parfaitement dégagée, conserve la sienne. L’allégement des extrémités du Warrior, en vue de le rendre plus navigable, fait porter sur la partie centrale tout le poids de l’armure, et, tandis que, dans un mauvais temps, celle-ci reste inerte, les extrémités se tordent sous l’action de la lame, de manière à amener une dérivaison générale. Le moindre tirant d’eau de la Gloire lui permet d’agir de plus près contre des ouvrages à terre, et de protéger plus efficacement une côte contre des bâtiments ennemis. Il est vrai que le Warrior porte ses canons plus haut et peut combattre par conséquent en tout temps ; mais quand le temps sera assez mauvais pour empêcher la Gloire de combattre, elle mettra le cap debout à la mer et laissera bientôt le Warrior derrière elle. »

L’expérience et la pratique de la navigation ont confirmé ces prévisions et justifié ces critiques.

L’armement primitif du Warrior se composait de 40 canons, savoir : dans la batterie, 34 canons de 68, dont 15 de chaque bord, abrités par la cuirasse ; plus, 2 à l’avant et 2 à l’arrière ; sur le pont des gaillards, 2 canons de 68 et 4 canons Armstrong de 40.

Plus tard, les canons Armstrong de 40 furent remplacés par ceux du calibre de 70, et une partie des canons de 68 cédèrent la place à des canons Armstrong de 100, d’une plus grande portée.

Pour terminer la comparaison entre les deux frégates, française et anglaise, la Gloire et le Warrior, nous parlerons de la disposition de leur hélice et de leur mâture.

Quelques-uns de nos premiers vaisseaux armés d’hélices, tels que le Charlemagne et l’Ulm, furent pourvus d’un puits qui permettait de visiter l’hélice, de la ramener à l’intérieur, si l’on voulait seulement naviguer à la voile ; de la retirer et de la changer en cas d’avarie. Mais les inconvénients que présentait cette solution de continuité dans la membrure du navire, n’étaient pas compensés par les avantages d’une pareille disposition. Il fallait, dans nos frégates, que la solidité ne pût être compromise par aucun vice de forme ; aussi la marine française a-t-elle renoncé à ces puits. L’amirauté anglaise a cru pouvoir en pratiquer un dans le Warrior.

Les lords de l’amirauté n’ont pas encore su prendre le parti de renoncer à la suprématie de la voile, sous laquelle s’est accrue si prodigieusement la puissance maritime de la Grande-Bretagne. Aussi les constructeurs du Warrior ont-ils conservé à ce bâtiment la mâture d’un ancien vaisseau de 90 canons. Dans le cas où la Gloire se présenterait au combat, elle amènerait tout d’abord sa légère mâture et son gréement. Il n’en pourrait être de même du Warrior, qui serait toujours embarrassé de son énorme voilure et de ses mâts fixes.

Concluons de cet examen comparatif, que la frégate anglaise construite à l’imitation de la Gloire, est loin d’avoir surpassé, ou même égalé sa rivale.

Le Warrior fut bientôt suivi de son frère jumeau, le Black-Prince, qui lui est identique par les détails principaux de sa construction. Vinrent ensuite la Defence et la Resistance.

La Defence, construite chez MM. Salmer frères, mise à l’eau le 24 avril 1861, ne fut achevée qu’en mars 1862. Pendant les essais auxquels on soumit cette frégate, on reconnut que c’était un navire assez médiocre, d’une vitesse inférieure à celle du Warrior, et tout à fait insuffisante, ne se gouvernant pas mieux à la mer que son aîné, et n’ayant sur le Warrior qu’un avantage, celui de coûter moins (6 millions).

Au reste, l’amirauté anglaise n’avait pas eu besoin d’attendre l’achèvement de ces premiers navires pour condamner diverses particularités, et principalement le cuirassement partiel que l’on avait adopté. L’amiral, premier secrétaire de l’amirauté, avait vu, à Toulon, la Gloire rentrer, sans trace de fatigue, de son voyage d’Alger, après avoir essuyé les grands coups de vent des 19 et 20 septembre 1860. Il lui était donc prouvé que les défauts nautiques des premiers types anglais n’étaient pas inhérents au blindage métallique, mais que les navires cuirassés demandaient à être étudiés d’après les conditions qui leur sont spéciales.

On voulut alors, en Angleterre, avoir des frégates cuirassées d’un bout à l’autre, comme les nôtres. On n’y parvint toutefois encore qu’imparfaitement.

Dans l’Hector, qui fut mis en chantier chez M. Napier, à Glasgow, en mars 1861, et dans son semblable, le Valiant, la cuirasse règne bien de bout en bout, à la hauteur de la batterie ; mais elle ne descend au-dessous de la flottaison que dans la partie centrale, sur une longueur égale aux deux tiers seulement de la longueur totale du navire. Ces deux bâtiments, dessinés, comme les précédents, par M. Watts et l’amiral sir B. Walker, sont de dimensions moindres que le Warrior, mais un peu supérieures à celles de la Defence. Ils ont 85m,84 de longueur pour une largeur de 17m,9 ; ils déplacent 6 483 tonneaux au tirant d’eau moyen de 7m,50 ; leur machine est de la force nominale de 800 chevaux. Ils furent terminés dans le courant de l’année 1863.

Le principe du cuirassement étendu à toute la flottaison, fut enfin adopté dans l’Achilles. Il est vrai que, dans les œuvres mortes, ce navire n’est cuirassé que partiellement, comme le Warrior, dont il rappelle les dimensions, car sa longueur est de 115m,81, son déplacement de 9 670 tonneaux, et sa machine de 1 250 chevaux nominaux. C’est le premier bâtiment cuirassé qui fut construit au dockyard royal de Chatham. Le plan de l’Achilles avait été dessiné par M. Watts et l’amiral R. Spencer Robinson.

Ces proportions, déjà considérables, ont été encore dépassées sur le Minotaur, l’Agincourt et le Northumberland. La longueur de ces trois navires atteint près de 122 mètres, et leur déplacement d’eau est de 10 390 tonneaux. Ce sont les plus grandes dimensions qui se rencontrent dans les flottes cuirassées. Une machine de 1 350 chevaux nominaux imprime à ces énormes masses une vitesse de plus de 14 nœuds, en temps calme. L’épaisseur de la cuirasse a été portée à 0m,14 ; elle règne de bout en bout, depuis le plat-bord jusqu’à 1m,53 au-dessous de la flottaison. Le Northumberland fait exception à cette règle, car ses extrémités hautes, avant et arrière, ne sont pas cuirassées. Ces immenses navires n’ont pas coûté moins de 11 millions chacun. La figure 402 représente le Minotaur.

Fig. 402. — Le vaisseau cuirassé le Minotaur.

Malgré l’activité avec laquelle ces constructions nouvelles étaient poussées, malgré de grands sacrifices d’argent et un empressement manifeste à suivre les idées qui successivement paraissaient les meilleures, l’effectif de la marine cuirassée anglaise était loin d’être en rapport avec celui de l’ancienne flotte à vapeur de la même puissance. Aussi, en vue de rétablir le plus promptement l’équilibre, des ordres furent-ils donnés pour transformer en frégates cuirassées divers bâtiments en bois alors en chantier. Ce furent :

1o Sur les plans de M. Watts et de l’amiral Spencer Robinson, le Royal-Oak, le Prince-Consort, le Caledonia, l’Ocean, le Royal-Alfred. La construction de ces vaisseaux de guerre à hélice, porteurs de 90 canons, avait été commencée en 1857 et 1858, à la suite des magnifiques résultats du Napoléon, signalés en France. On changea aussitôt leur système de construction. On rasa une de leurs batteries, on allongea les navires par le milieu, on les modifia à l’avant et à l’arrière ; en un mot, on exécuta pour cette transformation un travail si considérable, qu’on peut douter que des constructions neuves eussent entraîné plus de dépenses.

Les dimensions de ces vaisseaux sont modérées. Ils ont 83m, 20 de longueur et un déplacement d’eau de 6 600 tonneaux. Dans les quatre premiers, la cuirasse, épaisse de 0m,115 y règne de bout en bout à la flottaison, et sur toute la hauteur de la batterie. Dans le Royal-Alfred on a supprimé le blindage des œuvres mortes avant et arrière ; mais l’épaisseur de la cuirasse, dans la partie centrale, est portée à 0m,15.

2o Le Royal-Sovereign, ancien vaisseau à trois ponts transformé en navire à tourelles. Ce type spécial, préconisé depuis longtemps par le capitaine Coles, avait été réalisé pour la première fois dans le Monitor américain, construit par Éricsson. Nous reviendrons plus loin sur les navires cuirassés à tourelles, auxquels nous consacrerons un chapitre spécial.

3o Le vaisseau le Zealous, puis les corvettes Favorite et Research, qui reçurent un blindage partiel, d’après les plans de M. Reed, mais sur lesquels la cuirasse épaisse de 0m,115 protège toute la flottaison, et une tourelle centrale, où sont logées les bouches à feu.

Dans plusieurs des navires en fer de la marine britannique, dont il vient d’être parlé, il existe, au-dessous de la flottaison, une proéminence, une sorte d’éperon, qui les a fait désigner sous le nom de béliers à vapeur. Mais les étraves de ces bâtiments n’ont, à vrai dire, aucune consolidation intérieure spéciale. On ne peut donc les considérer comme pouvant agir résolument par le choc de leur masse, à la façon du bélier antique. Le choc par l’avant serait aussi fatal à eux-mêmes qu’au navire choqué.


CHAPITRE VIII

la nouvelle flotte cuirassée anglaise. — les bâtiments cuirassés à batteries et à fort central. — l’enterprise. — la pallas. — la penelope. — les grands vaisseaux de guerre à batteries. — le bellerophon et l’hercules.

En Angleterre comme en France, les progrès continuels de l’artillerie à grande puissance ont obligé, d’une part, à augmenter l’épaisseur du blindage des navires ; d’autre part, à adopter des bouches à feu de très-fort calibre, réduites à un petit nombre, en raison de leur poids excessif.

Cette double nécessité amena les constructeurs anglais au système des navires à fort central, que nous avons déjà signalé dans la Favorite et la Research. L’opinion publique se prononçait, en Angleterre, contre les longueurs excessives des bâtiments de guerre ; la facilité de manœuvre sous vapeur paraissait la qualité à laquelle on devait attacher le plus d’importance. On avait aussi des arguments contre les lourdes voilures ; il paraissait plus utile d’employer ce poids à porter des munitions et une plus forte cuirasse.

Depuis longtemps déjà la frégate française la Gloire avait montré de prime saut, par ses dimensions relativement réduites et par sa mâture simplifiée, toutes ces dispositions parfaitement réalisées : le Warrior avait eu le tort de ne pas les imiter. Dès que l’on se décidait à n’employer sur les bâtiments de guerre qu’un petit nombre de bouches à feu d’un très-puissant calibre, n’occupant qu’une faible étendue du navire, on pouvait se contenter d’un blindage partiel, fondé sur le principe rationnel que nous avons déjà vu appliqué aux types français, c’est-à-dire un blindage énergique du fort central, en se dispensant de protéger le reste du bâtiment, si ce n’est sa flottaison.

C’est dans ce système d’idées que furent construites, en Angleterre, l’Enterprise, qui fut mise à l’eau en 1864, et ensuite, sur des dimensions plus grandes, la Pallas. Leurs coques sont en bois, à l’exception des parties non cuirassées des œuvres mortes, qui sont en fer. La Penelope, qui est en construction à Pembroke, est également pourvue d’un fort central ; mais sa coque est en fer. On jugera de l’importance de ces bâtiments par les chiffres suivants :

  Enterprise. Pallas. Penelope.
Longueur 
54m,86 68m,60 79m,24
Déplacement d’eau 
1 370 tonn. 3 500 tonn. 4 350 tonn.
Puissance nominale de la machine 
160 chev. 600 chev. 600 chev.
Nombre de bouches à feu 
4 8 10

L’Enterprise est le type des petits bâtiments cuirassés auxquels le constructeur, M. Reed, a donné le nom de sloop-of-war.

Presque en même temps que ces derniers bâtiments, l’amirauté anglaise mit en chantier, sur un plan différent, destiné également à être exécuté par M. Reed, deux autres frégates, le Lord Warden et le Lord Clyde. Celles-ci sont armées d’un éperon solidement établi, comme celui de notre Solferino ; mais l’absence de batterie haute les rend inférieures au type français dont elles ont à peu près les dimensions. Avec une longueur de 85m,44 elles déplacent 7 793 tonneaux ; leur machine est de 1 000 chevaux nominaux. Complétement cuirassées, elles sont armées de 20 bouches à feu.

Cette longue série de tâtonnements et d’hésitations, dont les traces sont manifestes dans la variété des types que nous venons de faire connaître, eut son terme final dans le Bellerophon et l’Hercules, construits sur les plans de M. Reed.

Ces deux vaisseaux de guerre sont en fer ; ils sont à éperon, pourvus d’une tourelle centrale blindée, avec ceinture également cuirassée à la flottaison. Ils n’ont qu’une batterie couverte, mais elle s’élève au-dessus de l’eau presque autant qu’une deuxième batterie ordinaire. Les dimensions du Bellerophon et de l’Hercules sont les suivantes :

  Bellerophon. Hercules.
Longueur 
91m, 43 99m,06
Largeur 
17m,08 17m,98
Tirant d’eau au milieu 
7m,24 7m,46
Déplacement 
7 164 tonn. 8 663 tonn.
Force nominale de la machine 
1 000 chev. 1 200 chev.
Nombre de bouches à feu 
14 14
Épaisseur de la cuirasse au point le plus fort 
0m,153 0m,228

Il ne sera pas sans intérêt de faire remarquer que les dimensions principales de ces navires, de beaucoup inférieures à celles du Minotaur, se rapprochent singulièrement de celles du type français Solferino. Ce qui veut dire qu’après bien des essais imposés par les vues les plus diverses, nos voisins en sont revenus aux proportions qui, dès l’origine de l’invention des cuirasses, avaient été adoptées en France par M. Dupuy de Lôme.

L’armement du Bellerophon se compose de 10 canons de 300 livres, pesant chacun 13 tonneaux, et de 4 canons Armstrong, du calibre de 110 livres. Celui de l’Hercules comprend 10 pièces du calibre de 600 livres. Pour compenser le peu de résistance qu’une simple coque de fer opposerait au choc d’un autre navire cuirassé, on a pris le parti de faire un double bord en tôle, dont les surfaces sont distantes de 0m,70 environ ; de plus on a revêtu la coque, à la hauteur de la flottaison, d’un épais massif de bois.

L’Hercules, mis en chantier à l’arsenal de Chatham, sera le plus formidable bâtiment que les Anglais aient construit jusqu’à ce jour. Ses murailles sont couvertes par des plaques de 0m,15, 0m,20 et 0m,23. Le long de sa batterie centrale, le cuirassement est disposé en huit virures, étagées les unes au-dessus des autres. Celle de la flottaison a 0m,23 d’épaisseur, la suivante a 0m,20 ; puis viennent cinq virures de 0m,15, et enfin au-dessus une autre virure de 0m,20. Dans le fort central où sera placé le principal armement de l’Hercules, les cloisons transversales blindées sont achevées, et les ponts en fer sont établis. Les sabords à embrasure pour les huit canons que l’Hercules portera sur les côtés dans sa première batterie sont terminés, et on vient d’y essayer les modèles en bois des bouches à feu qui les armeront.

Dans le plan de l’Hercules, on s’est proposé principalement de produire le navire à batterie le plus puissant qu’il y ait encore à flot, afin de pouvoir établir une comparaison définitive entre le système de la construction de navires à batteries et celui des navires à tourelles. L’Hercules appartient sous tous les rapports au type des navires à batteries ; mais celui qui en inférerait qu’il est identique aux navires à batteries des anciens modèles connus, se formerait une idée très-erronée de ce navire, que distinguent beaucoup de particularités qui lui sont propres. Il n’aura de chaque côté dans sa première batterie que quatre canons, mais ceux-ci auront des dimensions et une puissance offensive inconnues jusqu’ici, en Angleterre, à bord des bâtiments. Ce sont des canons rayés pesant 18 tonnes (18 288 k.) chacun, que l’on tire avec 50 kilogrammes de poudre. Malgré le poids énorme de ces bouches à feu, elles seront placées à une hauteur considérable au-dessus de la flottaison, les sabords de la première batterie étant élevés à 3m,35 au-dessus de l’eau. Quoique les pièces montées à bord de l’Hercules soient destinées à fonctionner en batterie, leur champ de tir horizontal ne sera pas limité à l’angle de 50 ou 60 degrés, ce qui est le cas des canons ordinaires de batterie. Au contraire, on a pris des dispositions imaginées par le capitaine Scott, pour transporter, lorsque cela est nécessaire, les canons des sabords du travers aux sabords qui occupent l’avant et l’arrière du réduit, d’où ils fournissent un feu presque droit dans la direction de l’axe du navire, ainsi qu’un champ de tir considérable dans les parties voisines de l’avant et de l’arrière. Pour obtenir ce résultat avec promptitude et sécurité, de grandes plates-formes tournantes qui portent les canons sont disposées sur le pont de la batterie, pour les faire passer d’un sabord à l’autre.

En outre de ces canons de 18 tonnes, l’Hercules portera deux canons de 12 tonnes (12 192 k.) sur son premier pont. L’un d’eux tirera droit sur l’étrave, à l’abri de la cuirasse, tandis que l’autre occupera une position analogue à l’arrière.

L’armement des gaillards consistera en quatre canons de six tonnes et demie (6 608 k.), dont deux commanderont tout l’avant ainsi que chaque travers, et les deux autres commanderont tout l’arrière d’une façon analogue. Les canons des gaillards seront à 4m,88 au-dessus de la flottaison, et bien qu’ils ne soient pas protégés par un blindage, ils augmenteront notablement la puissance offensive du bâtiment. Cette puissance offensive reçoit aussi une aide puissante d’un énorme éperon marin en fer.

On assure que l’Hercules est à l’épreuve de toute artillerie aujourd’hui connue qui pourrait être employée contre lui. Pour donner une idée de la force de sa muraille aux environs de la flottaison, nous n’aurons qu’à énumérer les matériaux dont elle est composée. Sa muraille consiste en plaques de fer de 0m,23 appuyées sur un matelas de 0m,30 en bois de teak, puis sur une coque en fer de 0m,038 d’épaisseur.

En outre, il y a une autre double couche de teak, formant une épaisseur de 0m,53, une seconde coque en fer de 0m,019, et en dedans de tout cela une troisième rangée de couples de 0m,0178 de largeur.

L’équipage de l’Hercules sera de 650 hommes. La machine, fournie par MM. Penn, sera de 1 200 chevaux nominaux anglais et pourra développer 7 200 chevaux effectifs. Ce sera la machine la plus puissante qui aura été construite en Angleterre, et le navire devra réaliser une vitesse moyenne de 14 nœuds.

L’Hercules a été mis à l’eau, à Chatham, le 10 février 1868 ; mais il ne sera probablement en état de prendre la mer qu’en 1869. Il doit porter une forte mâture rappelant celle des anciens vaisseaux de ligne, et seulement un appointement de trois jours de charbon. Beaucoup d’officiers de la marine anglaise critiquent cette disposition de l’armement et préféreraient qu’une mâture plus légère permît d’accroître le rayon d’action de l’appareil à vapeur.

Tels sont les derniers modèles des navires anglais armés en batterie, et appelés broadside-ships. Une autre classe de navires cuirassés désignés sous le nom de navires à tourelles, (turret-ship), compte aussi en Angleterre quelques spécimens : ils feront l’objet du chapitre suivant.

Une escadre d’essai, composée des bâtiments cuirassés, Achilles, Bellerophon, Caledonia, Hector, Lord Clyde, Ocean, Pallas, Research et Wiverx fut réunie, en 1866, sous les ordres de l’amiral Hastings Yelverton et procéda, du 20 septembre au 1er novembre, à une série d’expériences dont le but était de constater les qualités de ces bâtiments.

On avait éliminé de cette escadre le Warrior comme insuffisant, et le Minotaur, en raison de sa lenteur d’évolution. L’Hercules était encore sur chantier.

Les roulis furent en général très-amples, et tous ces bâtiments montrèrent une certaine difficulté à virer de bord ; leurs qualités gyratoires ou de vitesse parurent fort inégales. Ainsi l’Achilles, qui possède de belles qualités nautiques, une bonne stabilité, tourne si difficilement sur lui-même, que, dans l’opinion de bien des officiers de la marine anglaise, cette lenteur d’évolution suffirait à causer sa perte dans un combat. Dans un essai de tir par forte mer, l’Achilles seul atteignit la cible servant de but, et si l’Hector l’imita et obtint le même succès, ce ne fut qu’en embarquant une quantité de paquets d’eau vraiment inquiétante. Le Bellerophon ne put tirer que deux coups, bien que pour l’ensemble des qualités, tant à la voile qu’à la vapeur, ce bâtiment et la Pallas parussent les types les mieux réussis de l’escadre. Les formes données aux éperons, tels que celui du Bellerophon, qui sont bien différentes de celles adoptées en France, ne paraissent pas heureuses. Les éperons anglais sont concaves sur le prolongement des flancs du navire et présentent à l’avant l’apparence d’un soc de charrue. Aussi poussent-ils devant eux une montagne d’eau, qui remonte le long du bord au point, comme on l’a vu sur la Pallas durant les essais dont nous parlons, d’atteindre les écubiers et de pénétrer même dans la batterie. Au contraire le Solferino, remarquable par la douceur de ses mouvements de tangage, n’embarque pas d’eau de l’avant, même quand il vogue debout à la lame.

Ce que nous disons des éperons des navires anglais, nous pourrions le répéter pour les hélices. Presque toutes sont des hélices Griffith, à deux ailes seulement, et d’après les expériences de l’escadre de 1866, d’après les forces motrices développées et les vitesses obtenues, elles ne semblent pas construites dans de bonnes conditions pour utiliser la puissance des machines.

Dans le courant de l’année 1867, de nouveaux navires cuirassés ont été mis en chantier sur les plans de M. Reed, approuvés par l’amiral R. Robinson. Ce sont l’Audacious, et ses pareils, le Vanguard et l’Invincible. Ces navires doivent être cuirassés à la flottaison seulement, avec un fort central rectangulaire blindé, comportant deux étages de feux, et dont les angles abattus présentent des sabords.

Enfin, en 1868, d’après l’exposé du premier lord de l’amirauté, fait à la chambre des communes le 11 mai 1868, on doit entreprendre de construire :

1o Sur le type de l’Audacious les navires l’Iron-Duke, le Swiftsure, et le Triumph, en fer avec cuirasse de 0m,152 et 0m,202 d’épaisseur s’appuyant sur un matelas en teak de 0m,254. La carène du Triumph doit être, à titre d’essai, doublée en bois avec cuivre par-dessus le bois, afin d’éviter les inconvénients inhérents aux carènes en fer, comme résistance à la marche, que nous avons signalés plus haut.

2o Le Sultan sur le type de l’Hercules.

3o Un garde-côtes à une tourelle battant tout l’horizon et armé de deux canons de gros calibre ; ainsi qu’un bélier de 600 chevaux nominaux, pourvu d’une tourelle fixe, avec un canon sur plate-forme tournante.


CHAPITRE IX

les bâtiments cuirassés à tourelles de la marine anglaise et de la marine américaine. — le merrimac et le monitor. — le combat naval d’hampton-road, en amérique.

C’est à dessein, que dans les chapitres précédents, nous ne nous sommes pas arrêté à la description de certains navires, que nous avons désignés sous le nom de navires à tourelles (en anglais, turret-ship). Il nous a paru utile, pour introduire une certaine clarté dans cet exposé, de grouper dans un ensemble à part, les détails concernant cette classe de bâtiments, en les distinguant des navires cuirassés à batterie et fort central ou réduit central, dont nous avons parlé. Nous avons pu ainsi décrire avec méthode les types si nombreux et si variés de bâtiments anglais que nous avions à passer en revue ici.

Avant d’exposer les systèmes du capitaine Coles, en Angleterre, et d’Éricsson, en Amérique, pour la création des navires cuirassés à tourelles, et pour mieux faire comprendre les qualités et les défauts, l’aptitude et l’insuffisance, selon les cas, des navires construits selon ces systèmes, il ne sera pas inutile de présenter quelques aperçus généraux sur les navires cuirassés à tourelles et de résumer, à ce sujet, plusieurs remarques qui découlent de ce qui a été dit dans le cours des récits qui précèdent.

La lutte entre l’artillerie et la cuirasse, l’une cherchant à entamer l’autre, est appelée à se prolonger longtemps. On peut considérer, il est vrai, que les conditions de grandeur traduites, quand il s’agit de constructions navales, par de simples questions de poids et finalement de dépenses, trouvent parfois des limites impérieuses dans les qualités de résistance absolue des matériaux mis en œuvre. Les bouches à feu atteignent ces dernières limites de résistance, qu’il est impossible de franchir, plus tôt que les plaques des navires. Mais, sans chercher à prévoir le dernier terme de l’un ou de l’autre de ces éléments, on peut du moins se faire une idée assez précise du caractère de la nouvelle tactique navale.

La vitesse et la facilité d’évolution sont, sans conteste, pour un bâtiment militaire, les qualités de premier ordre, soit qu’il doive éviter l’attaque, soit qu’il veuille harceler son ennemi. Et ces qualités, il faut qu’elles soient égales pour tous les bâtiments d’une même escadre, sous peine de voir le moins bien doué paralyser l’initiative des autres. La vitesse avant tout, la facilité de manœuvres par toutes les circonstances de navigation, se présentent donc comme des conditions essentiellement requises pour le navire de guerre vraiment marin.

Le choc par l’éperon, et l’usage de l’artillerie, sont les deux modes d’agression entre deux navires cuirassés. Quelles doivent être les parts de l’un et de l’autre moyen d’attaque dans un combat ? Les opinions des marins sont partagées à cet égard. Ce qui est indubitable, en fait d’artillerie, c’est qu’on est forcément conduit à n’armer un navire que de bouches à feu puissantes, en les réduisant, s’il le faut, à un très-petit nombre, car des canons d’un calibre médiocre ne feraient, de près comme de loin, que disséminer les munitions, sans ébranler sensiblement la cuirasse de l’ennemi. On peut croire qu’entre navires cuirassés, en raison de l’incertitude du tir au loin, l’engagement de près est le seul vraiment sérieux. Beaucoup pensent même que, si un bâtiment est supérieur en rapidité et mobilité, mieux vaut pour lui courir sus résolument à l’ennemi et le frapper de son éperon, que de dépenser son temps au pointage, toujours douteux, de son artillerie, bonne seulement à inquiéter au loin, à opérer une diversion, ou à frapper durant la chasse, si le bâtiment menacé se met à fuir. Mais ce n’est pas ici le lieu d’approfondir ces questions militaires ; nous n’avons pas, d’ailleurs, la compétence nécessaire pour prononcer en de telles matières.

Si un navire ne peut avoir que quelques-uns de ces puissants et lourds canons modernes, les disposer tous, selon l’ancienne coutume, aux sabords d’une batterie, chacun ne pouvant embrasser que des angles peu ouverts, ce serait condamner le navire à un champ de tir bien limité. Ainsi est née l’obligation de rechercher, pour ces formidables bouches à feu, en nombre restreint, des aménagements spéciaux.

Pour les navires sans mâture, la tourelle est la disposition qui s’est assez naturellement rencontrée dans cet ordre d’idées. Protégé par une tour cylindrique cuirassée, un canon a tout l’horizon pour champ de tir, s’il est monté sur une plaque tournante, ou si la tourelle elle-même est pivotante.

Mais la différence est grande entre ce qu’on doit exiger du bâtiment destiné à croiser en haute mer et à y faire la guerre d’escadre, et ce qui peut convenir à un garde-côtes. Or, c’est avec le caractère dominant de garde-côtes, que nous apparaissent les premières applications des idées du capitaine Cooper Coles, c’est-à-dire les Monitors qui furent construits en 1861 par l’Américain Éricsson, pour les nécessités de la guerre de sécession.

Armer une sorte de radeau d’une ou de plusieurs pièces du plus fort calibre, capables de battre tout l’horizon ; associer cet armement avec le principe de la protection par la cuirasse, tel est l’objet que poursuivirent séparément et presque simultanément Éricsson, en Amérique, et le capitaine Coles, en Angleterre. Il est assez difficile de décider lequel des deux produisit ses idées le premier. Pourtant on sait que c’est en 1855 que le capitaine Coles proposa son plan de radeau à coupoles. Il supprima d’abord les coupoles sphériques et fixes ; il les rendit mobiles, en 1859, à l’instigation de Brunel. L’année suivante, sur les avis de M. Scott Russel, il les fit coniques, et enfin cylindriques. D’autre part, on sait que dès le mois de septembre 1854, Éricsson avait présenté un plan de bâtiment à tourelle mobile, et que ce fut lui qui, en 1861, construisit le fameux Monitor à tourelles cylindriques et tournantes.

Le rôle que joua le Monitor, au printemps de 1862, dans un épisode célèbre de la guerre d’Amérique, attira l’attention générale et donna une grande notoriété aux constructions navales cuirassées, dont le public européen et américain avait jusque-là à peu près ignoré l’existence. Nous voulons parler du combat naval d’Hampton-Road, dans lequel, pour la première fois, des navires cuirassés prirent part à un engagement. Il nous paraît indispensable de rappeler ici cet événement historique, en raison de son importance pour le sujet qui nous occupe.

Dans les premiers jours du mois de mars 1862, une partie de la flottille du Nord croisait sur la côte de la Virginie, à l’embouchure de la rivière James, pour bloquer les divers ports situés sur cette rivière. Les équipages de ces navires vivaient en parfaite sécurité à l’abri de leurs canons ; mais les chefs ne partageaient point cette confiance, sur l’avis qui leur avait été transmis de l’arrivée probable du Merrimac.

Fig. 403. — Le Merrimac, navire blindé américain.

Le Merrimac n’était qu’un vieux navire en bois, l’un de ceux qui avaient été coulés dans le port de Norfolk, le 10 avril 1861, pour obstruer l’entrée de ce port, au moment où les forces du Nord l’évacuaient.

Retirée de l’eau, cette frégate avait été rasée à un mètre de la flottaison, et transformée en un navire cuirassé, en la recouvrant d’une toiture métallique, qui s’enfonçait de chaque côté, d’un mètre sous l’eau ; en armant ses batteries de canons de 12 pouces, et sa proue d’un éperon de fer, pour attaquer et éventrer la carcasse des navires de bois. La destination de cette nouvelle machine de guerre maritime, c’était d’aller attaquer dans les ports, et d’y mettre en pièces, les navires de bois de la marine fédérale. Elle offrait les dimensions suivantes :

Longueur à la flottaison 
79m,40
Largeur 
15m,00
Tirant d’eau 
7m,20
Poids 
4 000 tonn.
Puissance de la machine 
510 chev.

Ce n’était donc pas sans raison que les commandants des six frégates fédérales, y compris le magnifique Cumberland, un des plus beaux navires de l’Union américaine, redoutaient la visite qui leur était annoncée. Ces craintes ne devaient d’ailleurs que trop se réaliser.

Dans la journée du 8 mars 1862, on vit descendre à toute vapeur, sur la rivière James, une masse flottante, presque informe, sans un seul matelot à l’extérieur, et ne trahissant la direction et la volonté humaines, que par l’énorme panache de fumée noire qui s’échappait de la cheminée de sa machine. À une plus grande distance, dans la rivière, suivaient deux autres navires cuirassés, le Yorktown et le Jamestown.

Le Merrimac était à peine arrivé à la portée des canons de la flottille du Nord, que les six navires fédéraux, réunissant leur feu, l’accueillaient par la décharge de toutes leurs pièces. Cette grêle de projectiles, cette pluie de fer et de feu, aurait vingt fois traversé de part en part, et comme percé à jour, un navire de bois. Le Merrimac supporta sans broncher cette avalanche de mitraille : les boulets rebondissaient sur sa robuste carapace, comme des pois lancés contre un mur. Toutefois, le choc de toute cette artillerie fut si terrible pour le Merrimac, que sa marche en fut un instant arrêtée ; mais la machine à vapeur avait seule subi quelque dommage ; la cuirasse métallique était restée intacte. Au bout de peu de minutes, le petit dérangement de l’appareil à vapeur était réparé, et le navire de fer se préparait à faire, à son tour, usage de ses canons.

Il choisit le Cumberland pour sa première victime. Sans s’inquiéter de la grêle de boulets qui continuait à pleuvoir sur lui, il s’approcha du Cumberland, de manière à diriger contre lui ses deux canons d’avant, et tira à la hauteur de la ligne d’eau. Ensuite il se précipita, à toute vapeur, sur la frégate, et enfonça dans ses flancs de bois son éperon de fer. Gagnant le large après ce terrible abordage, le Merrimac canonna de nouveau le Cumberland, et jeta une seconde fois contre lui son énorme masse lancée à toute vapeur. Le Merrimac fit cette fois une si terrible trouée aux flancs de ce navire, que l’eau s’y engouffra avec rapidité, et qu’il commença de couler. Des deux cent cinquante hommes qui montaient ce magnifique bâtiment, la moitié périt, l’autre moitié se sauva à la nage. Le Cumberland sombra, son pavillon flottant encore, et en lançant une dernière bordée, tout aussi impuissante que les premières.

Les deux navires cuirassés qui avaient suivi le Merrimac, s’étaient attaqués, de leur côté, à un autre bâtiment de la flottille fédérale, le Congress, et le canonnaient avec vigueur. Le Merrimac, après son sanglant triomphe, vint se joindre à ces deux navires, pour en finir avec le Congress. Incapable de soutenir la lutte, le Congress amena son pavillon. Les confédérés y mirent le feu, et le firent sauter, après avoir fait prisonniers les officiers, et permis à l’équipage de s’échapper dans des canots.

La nuit, qui arriva sur ces entrefaites, suspendit toute autre entreprise. Confiant dans son invulnérabilité, le Merrimac attendit tranquillement le jour au milieu de tous ses adversaires.

Le lendemain le Merrimac se disposait à attaquer le reste de la flottille fédérale, lorsqu’un fait imprévu vint changer les conditions du combat. Le Monitor avait rejoint la flotte des Américains du Nord.

Fig. 404. — Le Monitor.

Le Monitor (fig. 404) n’était, à vrai dire, que l’imitation ou la mise en pratique du projet du radeau à vapeur du capitaine anglais Coles. C’était une espèce de radeau cuirassé. Son pont, à l’épreuve de la bombe, porte une tour blindée qui peut pivoter sur son axe, et qui est armée de deux canons de fort calibre. Il s’élève trop peu au-dessus de l’eau pour pouvoir être atteint par les projectiles de l’ennemi. Tout l’équipage se trouve, de cette manière, au-dessous de la flottaison, à l’exception des servants des pièces, qui, toutefois, sont protégés par la tour blindée. La muraille de cette espèce de radeau est en fer, d’un demi-pouce d’épaisseur ; puis vient un massif de chêne de 26 pouces, sur lequel est fixée une cuirasse en fer de 5 pouces d’épaisseur. Le pont, supporté par de solides poutres de chêne, est composé d’un massif de bois de 7 pouces, recouvert de plaques de fer de 1 pouce d’épaisseur. Il déborde sur la partie inférieure qu’il rend invulnérable, de 24 pieds par chaque bout et de 7 sur chaque côté. Cette partie supérieure du Monitor ressemble assez à la coque renversée d’un navire de fer plus large que le bâtiment inférieur, qu’il recouvrirait entièrement.

La tour est formée d’une carcasse en fer de 1 pouce d’épaisseur à laquelle sont rivées deux plaques en fer de 1 pouce ; puis viennent six autres plaques en fer cylindre maintenues par des boulons qui se mettent en place de l’intérieur, de façon que si une plaque venait à se détacher elle pourrait être immédiatement resserrée. Le haut de la tour est recouvert d’un toit à l’épreuve de la bombe et percé de meurtrières. La partie inférieure des affûts de canon est en fer massif. Ces affûts sont sur le même plan et placés parallèlement, de manière que les deux pièces tirent dans la même direction. Les sabords n’ont que la grandeur suffisante pour laisser passer la bouche du canon et sont munis d’un pendule en fer qui les referme lors du recul de la pièce. Ses canons sont du système Dahlgreen et du plus fort calibre.

Une machine à vapeur, placée au-dessous du pont, fait pivoter la tour sur son axe. Cette tour et la chambre du pilote, également cuirassée, dépassent seules le pont, au moment du combat.

Les parties inférieures du bâtiment sont en fer de 1/2 pouce d’épaisseur et elles sont munies des emménagements ordinaires. La machine et les soutes à charbon sont à l’avant ; à l’arrière sont les vivres, les autres approvisionnements et les logements des officiers, éclairés par des ouvertures pratiquées sur le pont[8].

Tel était l’adversaire qui, dans la matinée du 9 mars, vint se porter à la défense de la flottille du Nord. Le genre de combat allait donc changer de face. La veille, c’était un navire bardé de fer qui avait attaqué des navires de bois, hors d’état de se défendre, en raison du défaut de résistance de leur coque ; la lutte allait maintenant s’établir entre deux adversaires de même nature et de même force, fer contre fer, cuirasse contre cuirasse.

Au point de vue de la froide comparaison scientifique, le combat naval de Hampton-Road, le conflit du Monitor et du Merrimac, la lutte et le choc de ces deux espèces de monstres de fer et de feu, étaient d’une importance incomparable. Or l’enseignement qui devait résulter de cet engagement naval fut pleinement acquis, et depuis l’application de la vapeur à la navigation, on peut dire que c’est là le fait le plus décisif que la stratégie navale ait eu à enregistrer dans notre siècle. D’après les conditions connues de cohésion des plaques métalliques, et à égalité de puissance d’artillerie, on devait prévoir que la résistance mutuelle des deux navires cuirassés devait être égale et, de part et d’autre, absolue.

C’est en effet ce qui arriva. Le combat dura cinq heures ; de sept heures à midi, le feu ne cessa point d’être échangé avec vigueur entre les deux navires cuirassés, sans qu’ils souffrissent sensiblement l’un ou l’autre. Deux fois le Merrimac tenta, contre son adversaire plus frêle que lui, cette terrible manœuvre de l’écrasement, qui, la veille, avait si complétement réussi contre le pauvre Cumberland ; mais chaque fois l’éperon glissa, sans l’entamer, sur l’armure du Monitor, qui sortit sain et sauf de ce terrible assaut ; au contraire la proue du Merrimac se brisa sur la cuirasse du Monitor.

Le combat fut terminé par la retraite du Merrimac qui n’avait reçu que quelques avaries légères, mais dont le capitaine avait été mortellement blessé par un boulet, entré par l’un des sabords. Ce capitaine se nommait Franklin-Buchanan, et la veille, il avait fait prisonnier son propre frère, officier de la marine fédérale à bord du Congress. Du reste, le commandant du Monitor, le lieutenant Worden, avait été blessé lui-même, dans sa cabine de fer.

En résumé le Monitor ne fit aucun mal au Merrimac. De son côté, le Merrimac, vieille frégate rapidement transformée en frégate cuirassée, était trop faible de charpente, et mû par une machine à vapeur trop peu puissante, pour pouvoir tenter avec succès le choc contre son adversaire.

Ajoutons, pour terminer ce chapitre, que le Monitor n’était bon que pour la navigation en rivière ; il était impropre à tenir convenablement la mer, et bien des incidents ont montré qu’il navigue difficilement et qu’il est presque inhabitable. Un officier du Monitor, dans une lettre publiée par le Times, après mille éloges adressés à son bâtiment, dont le combat d’Hampton-Road l’a rendu enthousiaste, terminait en disant : « Il y aurait moins de danger à combattre douze fois contre le Merrimac qu’à retourner à New-York à bord du Monitor. »


CHAPITRE X

les navires à tourelles de la marine anglaise. — le royal-sovereign, et le prince-albert. — le navire à tourelles de la marine américaine, le miantonomoah. — le captain et le monarch, navires anglais à tourelles.

Le combat d’Hampton-Road était fait pour appeler l’attention sur la nature des services auxquels étaient propres les monitors. Les idées du capitaine Coles gagnèrent donc quelque faveur en Angleterre. Le 4 avril 1862, par ordre de l’amirauté, le vaisseau à trois ponts de 130 canons, le Royal-Sovereign, entrait dans un des bassins de Portsmouth, pour y être rasé de ses deux ponts supérieurs, et pour recevoir cinq tourelles tournantes, armées chacune d’un canon lançant un boulet de 300 livres.

Les modifications qu’il a fallu faire subir au bâtiment, pour répondre à ce programme, ont été considérables, et n’ont pas rencontré, même en Angleterre, une approbation unanime. Ce que l’expérience a clairement montré, c’est que le Royal-Sovereign ainsi transformé, est incapable de naviguer ; que dès lors, son rôle est réduit à celui de garde-côtes, et que même pour ce dernier emploi, en raison de son fort tirant d’eau (6m,55 à l’avant, 7m,58 à l’arrière), il est mal réussi.

Les partisans de ce système firent valoir que les indications du capitaine Coles auraient chance d’être suivies avec plus de succès sur une construction neuve. L’amirauté, fidèle à sa coutume d’expérimentation, fit construire en 1862-64, chez Samuda frères, le navire à tourelles le Prince-Albert. Voici les éléments principaux de ce bâtiment, dont la coque est en fer :

Longueur 
73m,14
Largeur 
14m,64
Tirant d’eau au milieu 
6m,34
Déplacement 
3 870 tonn.
Force nominale de la machine 
500 chev.
Nombre de bouches à feu 
4
Hauteur des sabords des tourelles au-dessus de la flottaison 
3m,50
Épaisseur de la cuirasse 
0m,115
               du matelas qui reçoit la cuirasse 
0m,46

Il revient à 5 420 000 francs.

En outre, le gouvernement anglais fit l’acquisition pour le prix de 2 800 000 francs chacun, de deux navires à tourelles, la Wivern et le Scorpion, construits par MM. Laird, de Birkenhead, et primitivement destinés aux Américains du Sud. Ces navires, longs de 68m,42, déplacent 2 700 tonneaux, au tirant d’eau moyen, en charge, de 4m,72 ; ils ont deux tourelles armées, chacune, de 1 canon de fort calibre. La Wivern n’atteignit, aux essais en calme, qu’une vitesse de 10 nœuds.

Le Prince-Albert, ainsi que ces derniers bâtiments, est ras sur l’eau et peu en état de tenir la mer. Un instant, on avait cru trouver, au point de vue du roulis, quelques avantages aux bâtiments à tourelles centrales ; mais la Wivern, qui faisait partie de l’escadre d’essai de 1866, dont nous avons parlé plus haut, roule à tel point, qu’il est dit dans un rapport officiel : « Je ne mentionne pas ce navire, car la mer eût envahi sa tourelle et balayé tout à l’intérieur. »

Ces premières tentatives furent donc peu satisfaisantes. Elles montrent combien il y a loin du Monitor proprement dit, au navire dérivé du même système, mais destiné à la grande guerre maritime. C’est ce qu’il est facile de s’expliquer.

Les tourelles ne protégeant que leur intérieur, il est urgent que le bâtiment qu’elles surmontent soit entièrement cuirassé. Une question d’économie de poids conduit à réduire la hauteur des œuvres mortes ; ou si l’on dispose les choses de telle façon que le tir rase le pont, il faudra que les pavois puissent tomber pendant le combat, laissant par là le pont accessible à la lame. On a dû sur le Royal-Sovereign, le Prince-Albert, la Wivern et le Scorpion, placer par-dessus les tourelles, un pont léger, pour le service du bord.

La figure 405 représente le Royal-Sovereign.

Fig. 405. — Le Royal-Sovereign, navire à tourelles, ou monitor de mer, de la marine anglaise, construit en 1862.

En second lieu, pour que la tourelle puisse battre sans gêne tout l’horizon, il importe que le pont supérieur soit entièrement dégagé de l’avant à l’arrière. Or, dans la revue navale qui fut passée à Spithead, en 1867, à l’occasion de la visite du Sultan, le Prince-Albert ayant tiré quelques salves d’artillerie, causa, dès les premiers coups, de grands dégâts à sa passerelle, et diverses installations en fer qui existent sur le Royal-Sovereign entre les tourelles et la cheminée, furent entièrement démolies.

Ce qui est plus grave à penser, c’est le sort qui serait fait, en cas de combat, à un navire de ce système, si le mécanisme des tourelles était dérangé par les boulets ennemis, surtout si le navire se trouvait pris entre deux feux. Une foule d’incidents de la guerre d’Amérique prouvent que cette crainte est sérieuse. Au combat de Morris-Island, le 10 juillet 1863, le monitor le Passair, dut abandonner le feu, après avoir reçu, entre la tourelle et le pont, un boulet, qui avait brisé une partie de son mécanisme ; il fallut trois mois pour le remettre en état. Sans doute, on peut multiplier autour de ce mécanisme les moyens de protection ; mais ne faut-il pas compter encore avec les avaries qui se produisent d’elles-mêmes dans les engrenages, soit par suite de défauts de fonte, soit après quelque temps de service ? Au mois de juin 1863, à bord du monitor américain le Patapsko, une dent du pignon de la tourelle se rompit, et le bâtiment demeura paralysé jusqu’à la fin de la réparation, qui ne demanda pas moins de quinze jours.

Jaloux pourtant de construire de vrais monitors de mer, les Américains produisirent le Miantonomoah (fig. 406), qui, en effet, traversa l’Atlantique, et vint se montrer, pendant l’été de 1866, dans les ports d’Europe.

Fig. 406. — Le Miantonomoah, monitor de mer de la marine américaine, construit en 1865.

Le pont de ce navire n’est qu’à 0m,60 au-dessus de la flottaison. Dans l’axe s’élèvent deux tourelles ayant 2m,80 de hauteur, 6 mètres de diamètre, armées chacune de 2 canons de 0m,38 et réunies par une passerelle ; en cours de navigation, les hommes de quart se tiennent sur la passerelle, et le restant de l’équipage demeure sous le pont, dont les panneaux sont absolument fermés. Le bâtiment est ventilé par des procédés mécaniques. En voici les dimensions principales : longueur, 79m,30 ; largeur, 16m,15 ; tirant d’eau, 4m55.

Sans aucune mâture, le Miantonomoah est mû par deux hélices indépendantes ; sa cuirasse, épaisse de 0m,15, règne sur une hauteur totale de 2m,10.

Malgré l’heureuse traversée faite par le Miantonomoah d’Amérique en Europe, les marins ne le considèrent encore que comme un garde-côtes.

« Ces traversées, dit un écrivain des plus autorisés[9], font honneur, nous aimons à le dire, à la trempe énergique des hommes de la marine fédérale ; mais elles ne prouvent pas que le Monitor soit autre chose qu’un garde-côtes, et c’est comme garde-côtes que nous le voyons figurer dans presque toutes les marines, en Angleterre, en Russie, en Suède, en Danemark, etc.

« Le Monitor américain, dit encore le même écrivain, n’est point un navire de mer : il n’a du navire de mer ni les qualités de marche et d’évolution, ni surtout cette faculté indispensable que les Anglais expriment par un seul mot, buoyancy, ce que nous appelons l’aptitude à flotter, la faculté d’immersion. Cette aptitude à flotter réclame un certain relief, une certaine élévation des œuvres mortes ; c’est là une condition sine qua non pour les navires de mer. »

Les rapports du capitaine Fox apprennent que debout à la lame, par une grosse mer, l’avant du Miantonomoah plongeait à tel point que le paquet d’eau venait se briser sur la tourelle de l’avant, et que le tir des canons en chasse devenait impossible. Il en était de même du tir en retraite par une houle un peu forte venant de l’arrière. Enfin, il est notoire qu’à son départ d’Angleterre pour la Russie, ce bâtiment a couru de réels dangers dans la mer du Nord.

Au reste, beaucoup d’Américains ont répété que souvent remorqué par son compagnon de voyage, l’Augusta, le Miantonomoah n’abandonnait les remorques et ne poussait ses feux que près des côtes, au moment venu de faire dans un port une entrée triomphale.

Le nouveau programme que s’est tracé, en Angleterre, le capitaine Coles, est de combiner le système des tourelles des monitors avec les qualités nautiques d’un croiseur.

L’amirauté anglaise a entrepris récemment la construction de deux grands navires projetés en vue de répondre à ce programme ; l’un, le Captain, a été mis en chantier, d’après les plans de M. Coles lui-même, chez MM. Laird, à Birkenhead ; l’autre, le Monarch, dessiné par le contrôleur de l’amirauté, s’édifie au dock-yard de Chatham.

Voici leurs éléments principaux :

  Captain. Monarch.
Longueur 
97m,53 100m,58
Largeur 
16m,20 17m,52
Hauteur du pont au-dessus de l’eau 
3m,00 4m,26
Tirant d’eau moyen en charge 
7m,00 7m,52
Déplacement 
7 000 tonn. 8 300 tonn.
Puissance nominale de la machine 
900 chev. 1 100 chev.
Nombres de bouches à feu 
6 6

Le Captain porte deux tourelles armées, chacune, de deux canons du calibre de 600 livres (272 kil.) pesant 22 tonnes chacun, et en outre, sur le gaillard, de deux gros canons à pivot, l’un à l’avant, l’autre à l’arrière, lançant des projectiles de 150 livres (68 kil.). Le centre des bouches à feu des tourelles est à 3m,95 au-dessus de l’eau. La cuirasse des tourelles sera épaisse de 0m,254, celle du navire de 0m,203 dans la partie centrale, et de 0m,177 aux extrémités. Ce bâtiment doit avoir sur le pont, à l’avant et à l’arrière des abris offrant des logements bien aérés ; une forte passerelle centrale ayant 7m,35 de largeur, réunit ces abris en passant au-dessus des tourelles.

Ce navire a pour but, comme nous l’avons dit, de combiner le système des tourelles avec les qualités nautiques d’un croiseur de première classe.

Il sera très-probablement emménagé avec soin et pourvu d’une dunette et d’un gaillard d’avant. Sa longueur est de 97m,53 ; sa largeur de 16m,20, et son tonnage de 4 272 tonneaux ; il a 7m,16 de tirant d’eau à l’arrière et 6m,85 à l’avant. Il aura deux paires de machines de la force collective de 900 chevaux nominaux, faisant mouvoir deux hélices, et devant donner au navire, tout armé, une vitesse de 14 nœuds.

Outre les quatre canons de 600 livres dont seront armées les deux tourelles, des canons de chasse seront placés à l’avant et à l’arrière. Le navire sera cuirassé de bout en bout, avec des plaques descendant à 1m,52 au-dessous de la flottaison et allant jusqu’au plat-bord du pont. Par le travers des tourelles, les plaques auront 0m,20 d’épaisseur ; dans les autres parties du milieu du navire, cette épaisseur sera réduite à 0m,177, et aux extrémités, elle sera encore diminuée.

Les deux gaillards sont réunis par un pont central (spardeck) de 7m,35 de largeur, et passant par-dessus les tourelles, pour faciliter les manœuvres et permettre à l’équipage de communiquer à l’avant et à l’arrière.

Lorsque le navire sera simplement à la mer sans combattre, un pavois, en tôle, ayant comme longueur la distance entre les deux gaillards, et comme hauteur celle des gaillards au-dessus du premier pont, et qui, pendant le combat, est rabattu contre la coque, se relèvera et viendra se fixer à la hauteur des gaillards, en cachant les tourelles et les emménagements du pont, et les préservant des coups de mer.

Fig. 407. — Le Captain, bâtiment cuirassé à tourelles, ou Monitor de mer, de la marine anglaise, construit en 1868.

Le Captain (fig. 407) aura un gréement complet et une surface de voilure en rapport avec son tonnage. Les mâts sont soutenus par des tubes rigides en fer, disposés en trépied ; le restant du gréement est réparti sur la passerelle, et celle-ci devient affectée à la manœuvre qui serait complétement impossible sur le pont proprement dit. Cette mâture en trépied, dont le capitaine Coles attend beaucoup, a été déjà mise en pratique à bord de la Wivern.

Le Monarch a des dimensions plus grandes que le Captain. C’est ce qui a permis de trouver sous le pont des logements aérés ; mais son armement comme artillerie n’est pas plus considérable que celui du Captain, par suite de l’épaisseur plus grande donnée à certaines parties du blindage. Il porte deux tourelles cuirassées, contenant chacune 2 pièces de canon, du poids de 22 tonnes. Il y a, en outre, une pièce à l’avant, sur le pont, pour le tir en chasse, et une autre à l’arrière, pour le tir en retraite. Le blindage s’étend sur toute la flottaison, et se relève à l’extrémité arrière et à l’extrémité avant, de manière à protéger ces deux dernières bouches à feu.

L’épaisseur de la cuirasse varie entre 0m,127, qu’elle possède à la flottaison, et 0m,250 qu’elle atteint sur les tourelles, aux environs des canons, et 0m,10 ou 0m,08 qu’elle garde aux extrémités. Le poids de la totalité des plaques composant le cuirassement, est de 1 380 tonnes.

Le gréement du Monarch est manœuvré du pont du gaillard, comme sur un navire ordinaire. Sa vitesse sous vapeur, fixée dans le contrat passé avec les constructeurs, doit être de 14 nœuds.

Ces deux derniers navires, le Captain et le Monarch, s’écartent du vrai monitor américain par la hauteur plus grande du pont du gaillard au-dessus de la flottaison, par l’addition de dunettes, et par la présence de la voilure. Leur déplacement d’eau est énorme, pour le petit nombre de bouches à feu qui constituent leur valeur offensive.

Les essais de ces deux grands navires, qui auront lieu en 1869, feront voir si, dans ces bâtiments, la part faite aux qualités nautiques et celle faite au jeu de l’artillerie, se complètent d’une manière satisfaisante. Toujours est-il qu’en réclamant du navire à tourelles au delà de ce qui peut convenir au bâtiment de rivière ou au garde-côtes, on a été conduit à lui prêter beaucoup de la physionomie du navire à batterie et à fort central, comme notre Marengo.

En résumé, l’amirauté anglaise a voulu, dans ces dernières constructions navales, assurer le plus grand et plus rapide champ de tir à une artillerie réduite à un petit nombre de bouches à feu. Il reste à savoir si l’artillerie, utile de loin, ne doit pas, de près, être bien moins utile que l’attaque à toute vitesse, par le choc de l’éperon. L’important, parmi tant de qualités diverses que l’on peut demander aux bâtiments de guerre, est de ne pas compromettre celles qui sont vraiment essentielles et indispensables, pour d’autres qui ne sont qu’accessoires.

En présence d’un problème aussi complexe, notre rôle d’historien se borne à rapporter les solutions qui lui sont actuellement données par les diverses nations maritimes.

On a vu qu’en Angleterre même, les derniers bâtiments projetés, ceux mis en chantier en 1868, rentrent tous, à l’exception du garde-côtes et du bélier, dans le système à fort central. À la Chambre des communes, dans la séance du 13 juillet 1868, lord H. Lennox, répondant à diverses interpellations, déclarait que, jusqu’à ce moment, l’amirauté n’a eu en main aucun modèle de navire à tourelles capable de tenir la haute mer qu’elle puisse consciencieusement adopter, et qu’il ne serait pas sage de prendre une décision à cet égard avant qu’on ait fait, en 1869, les expériences convenables avec les deux navires en voie d’achèvement, le Monarch et le Captain.

On a vu plus haut, comment le vaisseau cuirassé français, le Marengo, par son éperon, par la concentration et l’aménagement de son artillerie dans un fort central et dans des tours latérales à plates-formes tournantes, enfin par ses formes, répond au programme que l’on s’est récemment tracé en Angleterre pour le bâtiment qui doit réunir les qualités nautiques aux qualités de combat.

En France, grâce à une administration qui apprécie à sa juste valeur le rôle qu’est appelée à jouer la marine dans la solution des grands intérêts de l’avenir ; grâce aux travaux du génie maritime et, en particulier, de M. Dupuy de Lôme, l’illustre ingénieur qui, promoteur de la révolution survenue dans l’architecture maritime, est chargé depuis 1856 de la direction de notre matériel naval ; grâce aux préoccupations constantes de l’Empereur, qui porte dans ces questions le double intérêt de l’inventeur et du chef de l’État, plusieurs bâtiments sont en chantier, utilisant les nouveaux progrès de la métallurgie et les derniers secrets des sciences nautiques et militaires.


CHAPITRE XI

les dernières constructions navales cuirassées des états-unis. — la marine cuirassée au brésil. — la marine cuirassée en italie et en russie.

Au moment où s’alluma la guerre de la sécession, les fédéraux, maîtres des chantiers de construction de l’Amérique du Nord, se proposèrent de créer une force navale spécialement destinée, non pas à agir au loin, mais à prêter sur les côtes et les rivières, un auxiliaire important aux opérations militaires dirigées contre la confédération du Sud.

De là cette classe de navires appelés Monitors, du nom du premier d’entre eux qui fut construit. Nous avons décrit ce type dans le chapitre consacré aux navires à tourelles de l’Amérique, et nous avons raconté le célèbre combat naval dans lequel le Monitor et le Merrimac déployèrent leur égale valeur.

Immédiatement après le combat d’Hampton-Road, le gouvernement américain fit construire un grand nombre de Monitors appartenant au même système. Tels furent le Dictator de 97m,60 de long, et le Puritain, dont le pont mesure 100 mètres. Bientôt une trentaine de monitors à une tourelle, construits sur divers types, purent être mis en service.

Ces bâtiments ont pris une part active à la guerre, et avec eux, le New-Ironsides, navire cuirassé à batterie, et le Roanoke, ancien navire en bois transformé.

Le Roanoke est une ancienne frégate de l’Amérique du Nord, rasée à la hauteur de la batterie, et armée de 3 tours, contenant chacune 2 pièces. Voici ses dimensions :

Longueur 
263 pieds anglais 8 pouces.
Largeur 
25 2
Creux 
33 »

Après sa transformation le Roanoke avait perdu 3 nœuds de vitesse ; il ne filait plus que 5 à 6 nœuds, et roulait tellement que le tir devenait impossible, même par le beau temps. Il a été bien vite abandonné, comme impossible à utiliser.

Plus tard, des contrats furent passés pour la construction de vingt monitors sur un type, dit Light-Draught, dont la qualité devait être de caler très-peu d’eau (seulement 2m,14 d’après le plan). Mais une fois achevés, leur tirant d’eau s’éleva à 2m,90 ; le but n’était donc pas atteint. Il est vrai qu’au moment où ils purent prendre la mer, la guerre était achevée.

Cinq de ces monitors du type Light-Draught, à petit tirant d’eau, le Modoc, le Nobuc, etc., furent transformés en Torpedo, ou bateau-torpille[10].

Les monitors à deux tourelles, tels que le Miantonomoah, dont il a été question plus haut, ont été un agrandissement sérieux du monitor primitif.

Des navires cuirassés, sur un type tout particulier, ont également été construits par le gouvernement américain, pour opérer sur le Mississipi. Ils sont, en même temps, à roues et à hélices, d’un très-petit tirant d’eau, pourvus d’un fort central cylindrique fixe, armé de canons lançant des boulets du poids de 76 kilogrammes, et susceptibles de lancer des jets d’eau chaude sur le pont en cas d’abordage. Tels furent le Chilicothe, l’Indianola et le Tuscumbia. Ce dernier, célèbre par le combat de Grand-Gulf, avait les dimensions suivantes, longueur, 51m,84 ; largeur, 21m,35 ; tirant d’eau, 1m,25.

Pour terminer l’histoire des tentatives importantes faites en Amérique, nous citerons la batterie Stevens.

En 1840, MM. Stevens proposèrent au gouvernement américain de construire, pour la défense du port de New-York, un bâtiment qui serait à l’épreuve de l’artillerie. Ce bâtiment ne fut mis en chantier que douze ans plus tard, en 1852, après que, sur les instances de M. Stockton, sénateur de New-York, le Congrès eut affecté une somme de 500 000 dollars à sa construction. Mais vingt mois plus tard les travaux étaient abandonnés ; déjà les constructeurs avaient dépensé 700 000 dollars, avançant ainsi 200 000 dollars sur les nouveaux crédits qu’ils espéraient, car il devenait clair que l’achèvement et l’armement coûteraient encore une somme de 500 000 dollars. Depuis, et malgré des pétitions signées à New-York, durant la guerre, les travaux de la batterie Stevens n’ont pas été repris. La coque est presque terminée, la machine, sauf les hélices, et les chaudières sont en place.

Les formes fines de ce bâtiment sont assez semblables à celles des steamers de l’Hudson. Il a 128m,10 de longueur, 15m,86 de largeur ; son tirant d’eau en charge fixé sur le plan à 6m,25 doit être porté en cas de combat à 6m,86 à l’aide de compartiments étanches qu’on remplirait d’eau.

Au-dessus de la flottaison s’élève une casemate, longue de 55m,20, haute de 1m,68, recouvrant l’espace occupé par la machine et les chaudières, et dont les murailles latérales sont inclinées à 0m,60. Des pavois mobiles devaient, hors des moments de combat, s’élever jusqu’à 4m,12 au-dessus de la flottaison.

La cuirasse devait s’étendre à toute la région de la flottaison et à la casemate. L’armement projeté comprenait 5 canons de 15 pouces (0m,38) et 2 canons rayés de 0m,25.

En parlant de la marine française, nous avons décrit le Rochambeau et l’Onondaga, monitors à deux tourelles construits en Amérique, et achetés par le gouvernement français. Nous n’avons rien à ajouter à cette description, et nous nous bornons, en conséquence, à renvoyer le lecteur à la figure 400 qui représente le Rochambeau, ce beau monitor, ci-devant américain, aujourd’hui français.

Les bâtiments spéciaux construits en Amérique, ont bien répondu aux besoins qui s’étaient présentés. Ils ont pris une part vigoureuse à la guerre de sécession, en 1862 et 1863, et fourni ainsi au marin et au constructeur bien des faits d’observation. Au bombardement de Charleston, par exemple, les canons dont étaient armées les fortifications de la ville, ne purent empêcher la flotte fédérale, commandée par l’amiral Ferragut, de s’avancer. Ailleurs, à l’attaque du fort Sumter, ce sont les murailles inclinées du New-Ironsides qui eurent à souffrir : elles furent déprimées. Des boulets les frappant avec plus de vitesse les eussent peut-être écrasées ; car l’inclinaison donnée à la muraille, dans le but de faire ricocher le boulet, ne peut avoir d’efficacité dans ce sens, qu’au cas où le tir est sensiblement horizontal, et cette même inclinaison devient désavantageuse, si elle rend la muraille perpendiculaire à la trajectoire (voir la théorie de la trajectoire des projectiles).

Le Monitor, le vainqueur du combat d’Hampton-Road, a sombré en pleine mer, par un temps fort ordinaire, et tous les commandants des monitors qui se trouvaient à Charleston, ont déclaré dans leurs rapports, qu’ils considéraient leurs bâtiments comme impropres au service de la mer. « They are not sea-going, not sea-keeping vessels, » écrit l’amiral Dupont au ministre de la marine des États-Unis.

Nous avons suffisamment parlé, dans le chapitre précédent, des qualités et des défauts des navires à tourelles pour n’avoir pas à revenir ici sur les monitors proprement dits. Le mieux armé et le plus solidement construit d’entre eux, ne saurait tenir contre un bâtiment tel que le vaisseau français le Marengo, menaçant par son choc et par le tir plongeant de ses tours élevées, menaçant encore, si l’adversaire fuit, par le tir en chasse de ses 4 pièces des gaillards, que rien ne saurait paralyser.

Mais encore une fois, les bâtiments improvisés par les États-Unis répondaient à des besoins spéciaux. Excellents pour la navigation sur les grands fleuves de l’Amérique, ils seraient d’une utilité problématique, s’ils devaient se lancer en pleine mer, loin des côtes du Nouveau-Monde, et courir les chances de la navigation sur toutes les mers. Redoutables par leur nombre, à l’époque où finissait la guerre de sécession, ils le seraient beaucoup moins assurément dans le cas d’une lutte contre une flotte européenne.

La guerre terminée, les flottes militaires ne convenaient plus aux États-Unis. Le gouvernement se préoccupa donc, dès les premiers mois de 1866, de vendre un matériel devenu inutile. Il cherche actuellement à constituer sa marine sur des bases nouvelles. Déjà, pendant la guerre, les fédéraux avaient senti la nécessité d’opposer aux corsaires du Sud des bâtiments rapides tels que le Kearsage, corvette à vapeur non cuirassée, armée sur les gaillards d’une dizaine de pièces d’artillerie, dont plusieurs à pivot, et qui s’est montrée dans les ports européens. Des moyens puissants de production sont accumulés dans les arsenaux, agrandis et enrichis de machines-outils de toutes sortes. Les arsenaux les plus importants sont ceux de Charleston, de Brooklyn en face de New-York et de Philadelphie ; la construction des monitors a fait place, dans leurs chantiers, à celle des bâtiments de course.

Le Brésil, à l’occasion de la guerre engagée contre le Paraguay, a fait construire quelques bâtiments cuirassés d’une forme particulière, qui, en raison du rôle que les événements leur ont fait, méritent d’être signalés.

Ce sont d’abord une série de petits monitors à une tourelle, destinés à naviguer en rivière par de très-petits fonds, et à résister à des canons lisses lançant des boulets de 68 livres, tirés même à petite portée.

Leurs dimensions très-réduites sont les suivantes : longueur, 36m,58 ; largeur, 8m,54 ; tirant d’eau, 1m,52. Leur plat-bord est à 0m,30 seulement au-dessus de l’eau. Ils ne portent qu’un jour de vivres et de charbon. La tourelle est armée de 1 canon Whitworth de 70 livres.

En outre de ces monitors, la flotte brésilienne compte quelques bâtiments cuirassés sortis, pour la plupart, des chantiers de la France ou de l’Angleterre, et parmi lesquels nous distinguerons le Brazil, construit en France, à la Seyne, par la Compagnie des forges et chantiers de la Méditerranée, et le Tamandaré construit à l’arsenal de Rio. Voici les dimensions de ces bâtiments :

  Brazil. Tamandaré.
Longueur 
61m,20 50m,60
Largeur 
10m,75 9m,75
Tirant d’eau 
3m,65 2m,59
Puissance nominale de la machine 
250 chev. 80 chev.

Le Brazil est le plus fortement armé des bâtiments de la flotte brésilienne. Il porte un fort central casematé, percé de 12 sabords, et armé de 4 canons Whitworth de 120 livres et 4 canons à âme lisse lançant des boulets de 68 livres.

Ces deux bâtiments ont vu le feu. Les coques du Brazil et du Tamandaré, à la suite d’un engagement très-vif à l’attaque de Curu-Païty, ont résisté parfaitement à l’artillerie.

La figure 408 représente le fort central cuirassé du Brazil.

Fig. 408. — Le Brazil, navire cuirassé de la marine du Brésil (vue du fort central).

La marine cuirassée est déjà très-répandue au Brésil. Ce pays possède, outre le Brazil et le Tamandaré, plusieurs navires blindés ; ce sont le Barroso, le Cabrol, le Columbo, la Marie-Barros et le Herval, le Lima-Barros, le Bahia et le Silvado. Un autre navire, le Rio-Janeiro, fut coulé par des torpilles, en 1866.

Le Barroso est un navire à casemate, construit à Rio-Janeiro. Sa longueur est de 56m,70, sa largeur de 10m,97, et son tirant d’eau de 2m,59. La hauteur de la batterie est de 1m,60. Son artillerie se compose de 2 canons Whitworth, de 120 livres, et de 2 canons de 68, à âme lisse.

La casemate et la flottaison par le travers des machines sont cuirassées avec des plaques de 0m,10 d’épaisseur. Le reste de la flottaison n’a qu’une cuirasse de 0m,05. Ces cuirasses ont résisté à des boulets de 68 tirés à 80 mètres. La machine de Penn de 120 chevaux donne une vitesse moyenne de 8n,5.

Le Cabrol et le Columbo ont été construits en Angleterre, par M. Rennie. Leur longueur est de 48m,76, leur largeur de 10m,67, leur tirant d’eau de 2m,90 et leur déplacement de 1 050 tonneaux. Il y a à bord deux casemates cuirassées, percées chacune de deux sabords de chaque bord, en sus des deux de chasse avant et des deux de retraite arrière. L’armement se compose de 4 canons Whitworth de 70 livres et de 4 canons de 68, à âme lisse.

Les machines, de la force de 240 chevaux, conduisent deux hélices, avec une vitesse moyenne de 10n,5.

La Marie-Barros et le Herval ont également été construits en Angleterre, par M. Rennie. Ils sont armés, chacun, de 4 pièces placées dans une casemate. Leurs machines sont de la force de 240 chevaux.

Le Lima-Barros a été construit par messieurs Laird frères. Sa longueur est de 60m,96, sa largeur de 11m,58, son creux de 5 mètres, et son tirant d’eau en charge de 3m,64. Ce navire porte 2 tourelles armées, chacune, de 2 canons Whitworth de 150 livres. Il y a à bord deux machines à 2 cylindres chacune, conduisant 2 hélices. Leur force réunie est de 360 chevaux.

Le Bahia est un navire à tourelle, construit par MM. Laird ; il est armé de 2 canons Whitworth de 150 livres. Sa longueur est de 54m,56, sa largeur de 10m,67, son creux de 3m,34, son tirant d’eau de 2m,44, et son tonnage de 1 008 tonneaux. La machine, de 200 chevaux, conduit 3 hélices et donne 10n,5 de vitesse.

Le Silvado a été construit à Bordeaux par la Compagnie des chantiers et ateliers de l’Océan. Il porte 2 tourelles et est armé de 4 canons Whitworth de 70 livres.

Aujourd’hui, les marines de l’Autriche, de l’Italie, de la Russie et de la Prusse, etc., entrant dans la voie nouvelle, selon l’étendue de leurs ressources financières, construisent leurs flottes de guerre suivant le système du blindage métallique. Mais nous ne voyons rien de bien saillant dans les constructions d’aucune de ces nations au point de vue technique. Nous allons, toutefois, donner une idée de l’état de la marine blindée en Prusse, en Hollande, en Danemark, en Russie, en Espagne et en Italie.

Un vaisseau non entièrement terminé et qui se construit dans les chantiers anglais pour le compte du gouvernement prussien est digne d’une mention particulière.

Le Wilhelm Ier aura une cuirasse de 0m,203 d’épaisseur, et sera armé de 26 canons, tous en acier Krupp, dont le boulet pèse 136 kilogrammes, se chargeant par la culasse, et capables, dit-on, de tirer deux coups par minute, avec des charges de 34 kilogrammes de poudre.

La longueur de ce formidable engin de guerre est de 111m,25 (4m,57 de moins que le Warrior), et sa largeur de 18m,26 (0m,60 de plus que le Warrior). Ces dimensions lui donnent un plus grand déplacement, et par conséquent, lui permettent de porter plus facilement sa lourde cuirasse ; mais, d’un autre côté, ces mêmes dimensions lui donnent une grande résistance à la marche, son tonnage étant de 6 000 tonneaux et son tirant d’eau en charge de 7m,92.

Les machines seront, toutefois, à la hauteur de leur tâche. Elles sont fabriquées par M. Maudslay, et auront une force nominale de 1 150 chevaux, pouvant en développer 7 000. On compte sur une vitesse de 13 à 14 nœuds. Les foyers sont au nombre de quarante, qui brûleront un peu plus de 200 tonneaux de charbon par jour, à toute vitesse. Les soutes à charbon ne contiendront que 780 tonneaux. En cela, le Wilhelm Ier est incontestablement inférieur aux navires du type Warrior, qui ne consomment que 180 tonneaux de charbon par jour, et qui en portent 1 000, de sorte qu’en réglant convenablement les feux, ils peuvent tenir la mer pendant vingt jours sous vapeur, tandis que le Wilhelm Ier pourrait à peine y rester dix jours dans les mêmes conditions.

La construction du Wilhelm Ier est dans le genre de ce qu’on appelle le système longitudinal. Elle consiste en une série de lisses ou ceintures longitudinales en fer, placées à des intervalles de 2m,13 les unes des autres, et s’étendant de l’avant à l’arrière du navire. Entre ces ceintures règnent des liaisons verticales, sortes de membrures en fer, distantes entre elles de 1m,21, et même seulement de 0m,60 derrière la cuirasse.

Cette charpente revêtue, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, d’un bordé de 0m,025 d’épaisseur, constitue comme un double navire, les deux revêtements laissant entre eux un espace de 1m,37. La paroi interne de la coque ainsi construite sert de soutes à charbon, de telle sorte que si un projectile venait à percer la muraille du Wilhelm Ier il aurait encore à pénétrer dans ces soutes et à traverser 2m,43 de charbon avant de faire aucun mal à l’équipage.

La cuirasse a 0m,203 d’épaisseur au milieu, et va en diminuant jusqu’à 0m,177, à 2m,13 au-dessous de la ligne de flottaison. Elle diminue, de la même manière, vers l’avant et vers l’arrière, de 0m,203 à 0m,152 et à 0m,101. Cette dernière épaisseur n’est employée que là où il serait presque impossible à un boulet de frapper, comme sous la voûte du navire ou sous les bossoirs. Le matelas en bois de teak a 0m,304 d’épaisseur.

Immédiatement en arrière du beaupré, et sur l’avant du mât d’artimon, deux murailles transversales, formées chacune de 0m,152 de fer et de 0m,45 de bois de teak, s’élèvent à partir du premier pont et traversent la batterie jusqu’à une hauteur de 2m,13 au-dessus du spardeck. Sur ce spardeck ces murailles se recourbent en forme de boucliers demi-circulaires, et sont percées, chacune, de quatre sabords pour l’artillerie, et de meurtrières pour la mousqueterie. À l’intérieur de chacun de ces boucliers, il y aura deux canons lançant des boulets du poids de 136 kilogrammes et pouvant tirer en chasse, en retraite, ou sur le côté.

Le pont de la batterie est doublé d’une tôle de fer de 0m,012 d’épaisseur, et le spardeck d’une tôle d’acier doux de 0m,012. Le navire sera pourvu de fourneaux pour rougir les boulets et remplir les obus de fonte liquide. Le navire sera gréé complétement à trois mâts ; son équipage sera de 700 hommes.

Le Wilhelm Ier ne sera lancé qu’en 1869. Tout armé, il coûtera environ 10 millions de francs.

La marine militaire de la Prusse compte actuellement 5 navires cuirassés, dont voici les noms et la force :

  Canons. Chevaux. Jauge.  
Wilhelm Ier 
23 1 150 5 938 tonn.
Frederick-Charles 
16 950 3 800
Kron-Prinz 
16 800 3 404
Arminius 
4 300 1 230
Prinz Adalbert 
3 300 779
  62 3 500 15 151

Le Frederick-Charles a été construit, en France, par la Compagnie des forges et chantiers de la Méditerranée. Il a donné de très-bons résultats ; il sera intéressant de rapprocher de ces mêmes résultats ceux qu’offrira le Wilhelm Ier lorsque ce dernier navire pourra prendre la mer.

La Hollande possède quelques navires cuirassés. Le plus important est celui qui a été mis à l’eau le 20 mars 1867, le De-Buffel construit dans les chantiers de M. R. Napier, de Glasgow.

Ce navire de guerre est d’environ 1 483 tonneaux. Il a 62m,47 de longueur. Les murailles sont composées de plaques de fer de 0m,142, d’un matelas de bois de teak de 0m,254, et d’une coque intérieure de 0m,025. La cuirasse s’étend de l’avant à l’arrière du bâtiment, sur une hauteur de 1m,52 dont 0m,91 au-dessous, et 0m,61 au-dessus de la ligne de flottaison, protégeant ainsi les parties les plus vulnérables du navire. La muraille de la batterie, autour de la base de la tourelle, qui est du système Coles, est composée de 0m,203 de fer, de 0m,304 de teak et d’une coque intérieure de 0m,025. La cuirasse de la tourelle est semblable à celle des murailles.

Le De-Buffel sera armé de deux canons Armstrong du calibre de 136 kilogrammes et du poids de 12 800 kilogrammes, placés dans la tourelle, et de quatre plus petites pièces dans la batterie. La ligne de tir des canons embrassera tout l’horizon, à l’exception de quelques degrés de chaque côté de l’axe de la quille à l’arrière, la cheminée empêchant le pointage dans cette direction. La tourelle peut être manœuvrée à la vapeur avec un seul homme.

On a disposé les logements des officiers et de l’équipage dans la batterie.

Les machines, construites dans les ateliers de MM. Napier, sont de la force collective de 400 chevaux nominaux ; elles sont pourvues de condenseurs à surfaces, de surchauffeurs, etc., et font mouvoir deux hélices indépendantes. On compte sur une vitesse de 13 nœuds et demi.

MM. Napier ont également mis à l’eau, au mois d’août 1868, pour le gouvernement hollandais, un autre navire cuirassé : c’est le monitor Le-Tijger.

Un autre navire cuirassé et à éperon le Scorpion, de dimensions presque identiques à celles du De-Buffel, a été construit pour la Hollande, par la Compagnie des forges et chantiers de la Méditerranée. Ce navire livré, à la Seyne, près Toulon, au gouvernement hollandais, en septembre 1868, a réalisé une vitesse moyenne de 13 nœuds.

Le Danemark compte 5 navires cuirassés, dont voici le tableau :

NOMS DES NAVIRES. CLASSE
des navires.
ANNÉE
de la mise à l’eau.
NOMBRE
de canons.
FORCE
en chevaux.
         
Navires cuirassés.
         
Peder Skram 
frégate. 1864 14 600
Danemark 
1864 22 500
Danebrog 
1850, transformé en 1863-64 14 400
Rolfkrake 
batterie flottante. 1863 3 235
  
en construction. 2 360
Total : 5 navires 
55 2 095

L’Espagne et l’Autriche ont fait également construire, tant dans leurs propres chantiers, qu’en France, en Angleterre et en Amérique, un certain nombre de bâtiments cuirassés, ou transformé, dans le nouveau système, d’anciens vaisseaux de guerre à trois ponts. Nous représentons (fig. 409) un des plus importants des navires cuirassés de l’Espagne, la Numancia.

Fig. 409. — La Numancia, frégate cuirassée de la marine d’Espagne.

La Numancia a été construite à la Seyne, en 1863, par la Compagnie des forges et chantiers de la Méditerranée. À l’attaque de Callao, la Numancia supporta glorieusement le feu des énormes canons péruviens.

La Russie n’a pas manqué de suivre la marche du progrès des constructions navales. Au mois de septembre 1868, une frégate cuirassée, l’Amiral-Spiridow, a été mise à flot. Cette frégate fait partie de la nouvelle série de navires cuirassés dont va s’augmenter la flotte de la Baltique, et qui se composera des navires blindés à deux tourelles, Roussalka et Tcharodiejka, terminés à l’heure qu’il est, des frégates cuirassées Kniaz-Pojarski et Amiral-Lazarew, lancées récemment, et des frégates cuirassées en construction Amiral-Greig, Tchit, Hagow et Minine.

La cuirasse de la frégate Amiral-Spiridow, formée de 112 plaques, a un poids total de 35 000 pouds (560 000 kilog.).

La plus grande longueur de cette frégate est de 246 pieds ; sa plus grande largeur de 43 pieds, et la profondeur de la cale de 23 pieds. Elle jauge 3 450 tonneaux ; son tirant d’eau, à chargement complet, est de 17 pieds 10 pouces à l’étambot, et de 15 pieds 2 pouces à l’étrave.

Parmi les bâtiments actuellement en construction, la frégate Minine, le plus grand de ces nouveaux navires en fer, aura une machine de 800 chevaux et jaugera 5 712 tonneaux.

Le Kniaz-Pojarski est construit avec une batterie centrale couverte d’un blindage, d’après le système de M. Read, ingénieur en chef des constructions navales en Angleterre.

Les frégates Amiral-Lazarew et Amiral-Spiridow seront munies, la première de trois, et la seconde de deux tourelles du système du capitaine Coles.

Le Kniaz-Pojarski sera armé de 8 canons rayés en acier ; l’armement des tourelles de l’Amiral-Lazarew sera de 6 canons de 15 pouces à âme lisse, et celui des tourelles de l’Amiral-Spiridow, de 4 pièces du même calibre.

Y compris les machines, ces trois frégates coûteront : le Kniaz-Pojarski, 1 294 000 roubles ; l’Amiral-Lazarew, 1 098 842 roubles, et l’Amiral-Spiridow, 1 026 000 roubles.

L’Italie, depuis sa régénération politique, a poussé avec beaucoup d’ardeur son armement cuirassé. Indépendamment de six navires cuirassés que l’Italie a fait construire en France : Terrible, Formidable, Castelfidardo, Regina Maria Pia, San Martino, Ancona, les arsenaux et chantiers de Gênes, de la Spezzia, de Foce, de Livourne, et plus récemment de Venise, ont travaillé avec activité à l’application des blindages métalliques, sur des vaisseaux garde-côtes. Au 1er janvier 1867, l’Italie possédait 23 navires cuirassés, ainsi répartis : 12 frégates, 2 corvettes, 1 ariete, 5 canonnières, 3 batteries flottantes.

On sait qu’un navire de la marine cuirassée de cette nation, le Re-d’Italia, que l’amiral Persano venait de quitter, fut coulé, au combat naval de Lissa, par le choc d’un vaisseau autrichien, le Maximilien Ier. Des six cents hommes d’équipage que portait ce vaisseau, quatre cents périrent dans cet événement funeste. Le Re-d’Italia avait été construit en Amérique.

Nous représentons (fig. 410) l’un des navires de la marine cuirassée du royaume d’Italie, le Castelfidardo.

Fig. 410. — Le Castelfidardo, navire cuirassé de la marine italienne.

CHAPITRE XII

conclusion.

Nous venons d’exposer aussi complétement qu’il était possible de le faire avec les seules données qui aient été jusqu’ici rendues publiques, la situation des forces maritimes cuirassées chez les principaux États des deux mondes. Dans peu d’années, les puissances de second et de troisième ordre, que notre activité a laissées en arrière, posséderont certainement à leur tour, des forces du même genre, importantes par le nombre ou la qualité. Que seront alors les guerres internationales et maritimes ? Quel rôle précis joueront dans les combats sur mer, les navires cuirassés ? Quel sera le rôle des anciens bâtiments ?

Il est bien difficile de pouvoir s’exprimer d’avance sur des questions si complexes. Tout ce qu’il est permis de dire, c’est que l’invention des cuirasses métalliques a complétement bouleversé l’art de la guerre maritime. Le nouveau système de défense des navires contre une artillerie, devenue formidable, a eu pour résultat d’annuler tout d’un coup l’ancienne tactique navale, œuvre de tant de siècles, et par là, on peut le dire, elle a ôté une partie de sa poésie et de sa grandeur au métier de soldat à la mer. Aucun spectacle n’est plus émouvant que celui d’un combat entre deux vaisseaux de ligne. L’homme réunit aux efforts des éléments les efforts de son courage. Les voiles, labourées par la mitraille, laissent flotter au vent leurs lambeaux déchirés. Les mâts, fracassés par les boulets, tombent sur le pont, avec un horrible fracas, entraînant dans leur chute, les haubans et les cordages, écrasant officiers et soldats. Le matelot, armé de fer, ivre de fureur, s’élance à l’abordage, sur le pont du navire ennemi, et dans un combat corps à corps, dispute pied à pied son navire, sa seconde patrie. Mais pour avoir changé d’aspect le spectacle du combat entre deux navires cuirassés n’en sera pas moins terrible ; il ne sera pas moins une occasion sublime donnée à l’homme pour développer ses instincts guerriers. L’initiative du commandant, plutôt que l’intrépidité individuelle, remportera les victoires. Le boulet et l’obus, impuissants contre le fer de la cuirasse, rejailliront inoffensifs dans la mer : ils n’auront plus à frapper des agrès, devenus inutiles. Le pavillon national, flottant au-dessus de la carapace noire et nue, fera seul comprendre qu’il existe dans cette masse sombre et silencieuse, des cœurs de soldats. On ne sentira le navire guidé par une volonté unique, qu’à ses mouvements réguliers et aux bordées lancées par ses canons. Mais combien est poignant et suprême le moment où les deux navires ennemis s’approchent l’un de l’autre ! Voyez-les. Que l’attaque doive venir du choc par l’éperon ou de la bordée de leurs formidables canons, chacun des vaisseaux engagés redoute pour lui et prépare pour son adversaire, une trouée qu’un seul coup peut rendre fatale. C’est à peine si, dans la mêlée, le chef d’escadre peut prévoir et combiner des manœuvres d’ensemble. Tout repose, dès lors, sur l’initiative du commandant. Écrasante responsabilité ! Quel sang-froid stoïque ne devra pas guider son coup d’œil ! Fut-il jamais situation héroïque plus digne des grands capitaines de la mer !

Par l’emploi général de la cuirasse métallique, les forces maritimes seront à l’avenir égalisées, car ces forces ne se comptent plus comme autrefois d’après le nombre et la grandeur des navires. Ce sera dans l’épaisseur de la cuirasse, dans la vitesse de marche, dans la rapidité des mouvements, dans la forme bien étudiée des abris, que résidera désormais la force, plutôt que dans ses dimensions absolues ou la puissance de son artillerie. Une petite nation, comme le Danemark, sera forte avec une marine cuirassée relativement minime, si ses navires sont bien armés et bien construits. Une faible nation maritime si elle peut s’imposer la dépense des quatre millions et demi qu’a coûté la Gloire, pourra faire respecter son pavillon sur les mers. Si une flotte anglaise, par exemple, comme en 1807, bombardait Copenhague, les Danois pourraient promptement user de représailles contre leurs voisins. Il suffirait de quelques batteries flottantes cuirassées pour faire subir le même sort à une riche et florissante cité de l’Angleterre située en un point quelconque de ses côtes. La crainte de semblables représailles arrêterait d’injustes agresseurs dans l’exécution de leurs desseins meurtriers.

Ainsi l’emploi de la cuirasse tendra à égaliser les forces maritimes des nations les plus disparates par leur importance. Ce ne sera plus tant la grandeur des États, mais leur degré d’industrie qui fera désormais la puissance navale. Il y aura là un double progrès, puisqu’en même temps que les combats sur mer seront moins meurtriers, leur prévision entraînera un développement considérable des forces industrielles de chaque nation, développement qui profitera à l’industrie métallurgique et à la science de l’ingénieur.

Mais pourquoi éviterions-nous de le dire, pourquoi hésiterions-nous, comme Français et patriote, à nous en applaudir ? La cuirasse sera surtout fatale à l’Angleterre. Cette puissance a, d’ailleurs, parfaitement compris cette vérité. Malgré son génie maritime, malgré ses richesses et les nombreuses colonies qu’elle possède partout, elle sent bien qu’elle a perdu cette ancienne supériorité navale qu’elle devait au nombre de ses vaisseaux de bois et à la quantité de matelots qui les montaient. Son despotisme, qui s’exerçait depuis des siècles sur toutes les mers, ne tenant compte ni des droits ni des protestations d’aucun peuple, est désormais ébranlé. Le nombre considérable et le grand développement de ses colonies lui sera, à l’avenir, plutôt funeste qu’utile, en la forçant à diviser ses forces sur toute la surface des mers, dans le cas où une guerre éclaterait entre elle et un autre grand État, comme la France ou les États-Unis.

On peut donc dire que le temps de puissance et de splendeur à la faveur duquel l’Angleterre a monopolisé le commerce du globe, est passé pour elle. En revanche, et selon les droits de l’égale justice, aucune nation ne pourra profiter, à son avantage exclusif, de cette déchéance, ni jamais atteindre à la suprématie qui fut trop longtemps l’apanage de la fière Albion.

Ce qu’il y a de singulier, pour terminer par une vue rétrospective, c’est que cette révolution dans la tactique navale, qui produira une transformation dans l’équilibre des forces réciproques des nations modernes, ne constitue, au fond, qu’un retour aux habitudes des temps passés. Avant l’invention et l’usage général de la poudre à canon, les hommes d’armes étaient bardés de fer ; aujourd’hui ce sont les navires qui s’enveloppent d’armures et de cuirasses. Ces moyens de défense, qui avaient dû disparaître devant la puissance de la poudre à canon, sont repris aujourd’hui ; et si on ne les adapte pas, comme au Moyen Âge, au corps des hommes et des chevaux, on les emploie comme moyen actif de protection pour les navires et les fortifications des places. Il y a là un intéressant sujet de réflexions philosophiques, que nous abandonnons à l’imagination du lecteur.

fin des bâtiments cuirassés.
  1. Émile Leclert, La voile, la vapeur et l’hélice.
  2. Dans la marine, la vitesse d’un bâtiment s’exprime en nœuds. Filer un nœud veut dire marcher à raison de 1 mille marin à l’heure ; filer 13 nœuds, c’est faire 13 milles marins à l’heure. Le mille marin est le tiers de la lieue marine, c’est-à-dire, en nombre rond, 1 852 mètres.
  3. L’usage s’est établi dans la marine, de désigner les machines à vapeur, par ce qu’on appelle leur puissance nominale. Le cheval nominal n’a pas toujours eu, et n’a pas dans toutes les nations, un rapport constant avec le cheval-vapeur de 75 kilogrammètres, usité dans l’industrie manufacturière. Par un règlement du 1er janvier 1867, dans la marine impériale française, la puissance d’un appareil à vapeur, en chevaux nominaux, est fixée actuellement au quart du nombre de chevaux de 75 kilogrammètres que cet appareil est susceptible de développer, à toute vapeur, sur ses pistons moteurs. Nous nous conformerons à cette règle dans cette Notice sur les bâtiments cuirassés. Le lecteur s’expliquera ainsi comment dans d’autres parties de cet ouvrage, publiées avant le 1er janvier 1867, certaines machines à vapeur marines sont citées avec des valeurs différentes de celles que nous leur attribuerons dans ce volume. Ajoutons que la nouvelle règle française est conforme aux usages actuellement en vigueur chez la plupart des constructeurs anglais.
  4. Nouvelle force maritine, in-4o, Paris, 1822, chapitre Ier.
  5. Nouvelle force maritime, chapitre II.
  6. Dans le premier volume de cet ouvrage (fig. 118) nous avons déjà représenté le Solferino. La présente figure a pour objet de mettre en évidence le cuirassement métallique.
  7. Conformément à la lettre de l’Empereur du 1er novembre 1860.
  8. Voici les principales dimensions du Monitor :
      Pieds anglais. Mètres.
    Partie inférieure non cuirassée 
    Longueur 
    124 38 
    Largeur au fond 
    18 5,50
    Partie supérieure cuirassée 
    Longueur 
    172 53 
    Largeur 
    41 12,60
              au plan de raccord avec la partie non cuirassée 
    38 11,60
    Hauteur 
    5 1,50
    Saillie sur l’eau 
      0,45
    Tirant d’eau total 
      3,00
    Tourelle tournante armée de 2 canons Dahlgreen de 11 pouc. (0m,28) 
    Diamètre extérieur 
      6,60
                  intérieur 
    20 6,15
    Hauteur au-dessus du pont 
    9 2,74
    Vitesse par calme 
    6 à 7 nœuds.
  9. Amiral V. Touchard, À propos du combat de Lissa (Revue maritime et coloniale, 1867).
  10. Voici en quoi consiste la disposition essentielle des bateaux-torpilles. Une perche ayant 10 à 12 mètres de longueur, porte à son extrémité une mâchoire dans laquelle est logée la torpille ; cette perche traverse un manchon qui, installé à l’avant du bâtiment, est susceptible d’être mû dans un plan vertical. Une chaîne attachée aux deux points extrêmes de la perche, et enroulée dans sa partie moyenne sur un tambour, permet de régler la saillie de la perche, suivant qu’on fait tourner le tambour dans un sens ou dans l’autre ; tandis qu’avec un long levier mû à la main, on imprime au manchon, et par suite à la perche, la direction voulue.