Les Merveilles de la science/Bâtiments cuirassés - Supplément
CHAPITRE PREMIER
Depuis 1870, les navires de guerre ne se sont pas moins modifiés que les paquebots à vapeur et les navires de commerce. Dans leur construction, on a renoncé à l’emploi du bois, pour adopter, successivement, le fer et l’acier. Les cuirasses de fer, destinées à protéger les navires contre les boulets ennemis, ont augmenté d’épaisseur et d’étendue, au fur et à mesure que l’artillerie accroissait sa puissance ; la vitesse des navires s’est élevée dans des proportions considérables ; enfin, de nouveaux types de ces navires de guerre ont été créés, parmi lesquels figurent surtout les croiseurs rapides et les torpilleurs.
C’est cette transformation de notre marine militaire que nous avons à décrire ; mais il faut, auparavant, expliquer dans quelles conditions et pour quels motifs cette évolution s’est produite, et faire connaître l’état actuel de notre artillerie de marine, dont les progrès ont été si considérables ; ce qui a eu d’importantes conséquences pour la forme, le revêtement métallique et l’armement de nos grands cuirassés. Nous classerons ensuite les divers types de bâtiments qui entrent dans la composition de notre flotte de guerre, et nous étudierons tour à tour ces divers types.
Après une étude particulière des torpilles et des navires, ou bateaux torpilleurs, puis des nouveaux bateaux sous-marins, nous terminerons en faisant connaître les forces navales militaires des diverses nations des deux mondes.
Dans notre Notice sur les Bâtiments cuirassés, des Merveilles de la science[1], nous avons suivi pas à pas les transformations successives qu’a reçues, dans notre siècle, la marine de guerre, non seulement en France, mais en Europe et en Amérique, et nous avons signalé, depuis la guerre de Crimée jusqu’en 1870, deux phases distinctes de cette évolution vers le progrès : d’abord la substitution de la vapeur à la voile ; puis, l’apparition de la cuirasse de fer et du gigantesque éperon des navires. Nous avons décrit les deux types alors les plus récents de la flotte cuirassée française, c’est-à-dire la frégate cuirassée le Marengo, et la corvette cuirassée l’Alma, construites en 1865.
Notre flotte militaire aurait pu jouer un rôle dans la guerre de 1870-1871. On sait, toutefois, que son intervention y fut presque nulle. Sans doute, nos marins débarqués déployèrent le plus brillant courage, soit en défendant une grande portion de l’enceinte de Paris assiégé, soit en prenant une part importante aux combats livrés par l’armée de la Loire. Mais sur mer, aucun fait militaire n’est à signaler. On ne peut que citer la rencontre qui eut lieu, près de la Havane, entre un petit croiseur français, le Bouvet, et une canonnière prussienne, le Meteor.
On parla beaucoup, à la vérité, d’une expédition à tenter contre les côtes septentrionales de la Prusse, mais elle ne fut pas exécutée. C’est que nous ne disposions que d’un nombre tout à fait insuffisant de bâtiments cuirassés à faible tirant d’eau, et que les grands cuirassés, comme le Marengo et le Solferino, ne pouvaient être d’aucun secours pour un débarquement, ou même pour un bombardement à courte distance. Certes, si l’escadre française avait pu, le jour même de la déclaration de guerre, c’est-à-dire le 16 juillet 1870, cingler vers la mer du Nord, elle eût facilement détruit les trois vaisseaux cuirassés de l’escadre prussienne, qui s’étaient réfugiés à l’embouchure de la Jahde. « Mais, comme le dit l’amiral Bourgeois, on discutait, dans les conseils du gouvernement, la nomination du commandant en chef de l’escadre du Nord, lorsque celle-ci aurait déjà dû être à la mer. »
Nos escadres ont pourtant rendu à la France de signalés services. Pendant que nos armées de terre prolongeaient bravement une résistance opiniâtre et désespérée, elles bloquaient quatre navires de guerre prussiens : l’Augusta dans le port de Vigo, la Hertha et la Médusa dans les ports de la Chine, l’Arcona dans le port de Lisbonne. Si bien que la navigation de nos bâtiments de commerce et de transport ne fut jamais sérieusement entravée.
Depuis la guerre de 1870-1871, l’Allemagne a développé sa flotte militaire dans des proportions telles qu’elle a mérité de prendre rang désormais parmi les puissances maritimes, et d’autre part, l’Italie et l’Angleterre, aussi bien et même mieux que l’Allemagne, ont fait de grands sacrifices pour augmenter, non seulement le nombre de leurs bâtiments de guerre, mais aussi la valeur offensive et défensive de chacun d’eux.
Nous ne pouvions demeurer en arrière. Depuis 1870, nous avons perfectionné et agrandi nos ressources de destruction et d’attaque par mer. À mesure que les machines et chaudières à vapeur se perfectionnaient et que l’artillerie, de son côté, acquérait une puissance extraordinaire, la tactique navale subissait des modifications complètes et presque radicales.
Il devint indispensable de remanier tout notre matériel naval. Dès que la puissance offensive a augmenté (nous entendons par puissance offensive les canons, les armes diverses et l’éperon d’un navire cuirassé), nos ingénieurs se sont appliqués à imprimer de nouveaux progrès à la puissance défensive (blindage par la cuirasse, murailles cellulaires, filets Bullivan, contre les torpilles). Nous avons vu, dans le Supplément à l’artillerie moderne, la lutte s’engager, sur terre, entre l’artilleur et l’ingénieur. La même émulation se poursuit, sur mer, entre le marin, qui conduira les bâtiments au combat, et celui qui s’occupe à les construire.
Au fond, nous avons profité des leçons du passé, et des faits constatés chez les nations étrangères qui ont fait la guerre d’escadre. Les incidents de la guerre de Sécession, en Amérique, apportaient avec eux leur enseignement. Pour des officiers instruits, il était clair que l’éperon dont on avait armé, au début, ces colosses maritimes, n’avait été d’aucune utilité, et qu’il ne fallait plus compter que sur le canon.
Mais quant au canon lui-même, l’espoir qu’avaient eu les Américains du Nord de demander aux boulets énormes, lancés par des canons lisses, l’éventrement des cuirasses métalliques, fut complètement déçu. On s’occupa, dès lors, de faire des canons rayés de gros calibre, lançant des obus de rupture, et c’est de ce moment que date la lutte qui s’est ouverte entre la cuirasse et le canon, lutte qui dure encore, et qui a coûté des milliards.
Un exemple frappant de la lutte dont nous parlons entre la cuirasse métallique et l’obus fut donné en 1879. Le 7 octobre, deux cuirassés chiliens attaquaient un cuirassé péruvien. Les trois bâtiments qui étaient engagés présentaient presque au même degré que la plupart de ceux actuellement en service en Europe les derniers perfectionnements.
Le cuirassé péruvien, le Huascar, avait dans ses tourelles deux canons de 24 centimètres d’épaisseur. Les cuirassés chiliens, le Cochrane et le Blanco-Encelada, étaient à réduit central, à peu près du même modèle, mais de dimensions plus modestes que celles des cuirassés qui forment actuellement notre escadre. Ils portaient, chacun six canons, tirant par les sabords du réduit, tandis que ceux du Huascar avaient « l’horizon tout entier pour champ de tir ». Ces trois navires, qui sortaient des chantiers anglais, avaient fait preuve de brillantes qualités nautiques.
Le capitaine de vaisseau Gougeard, qui fut plus tard ministre de la marine, et qui est mort en 1886, a fait du combat entre ces deux navires cuirassés le récit suivant :
« L’action s’engage à 9 h. 20 du matin. Le Cochrane s’étant approché à 2 500 mètres du Huascar, ce dernier lui envoie un obus, et continue un tir en retraite, auquel il n’est pas répondu. Le Cochrane marche sensiblement mieux ; en dix minutes, il s’est approché de 1 500 mètres, et le combat sérieux s’ouvre à 500 mètres environ. L’efficacité du tir est loin d’être égale de part et d’autre ; le cuirassé chilien ne perd pas un seul des projectiles, tandis que les obus du Huascar manquent presque toujours le but et se perdent inutilement dans la mer. »
Le combat se termina par l’échouement du navire cuirassé chilien (fig. 251).
La lutte entre l’épaisseur de la cuirasse et la puissance de l’artillerie n’a fait que continuer depuis l’engagement naval des deux navires, péruvien et chilien, qui marqua le premier combat de ce genre. Toutes les nations ont suivi ce mouvement, et la transformation des flottes de guerre a été incessante en Europe.
Le principal perfectionnement a consisté à substituer, dans la fabrication des coques de navire, l’acier au fer, ce qui a permis de réduire considérablement le poids de la coque des navires. En même temps, l’ensemble du bâtiment a acquis une rigidité et une solidité plus grandes. Enfin, la protection intérieure (ce que l’on a coutume d’appeler le cofferdam) n’a pas cessé de progresser. En d’autres termes, on s’est appliqué et on est parvenu à résoudre ce problème : construire un navire qui soit défendu par ses cuirasses et par son pont cuirassé contre les projectiles de gros calibre.
Les canons rayés que l’on mit sur les premiers bâtiments cuirassés avaient un diamètre minimum de 16 centimètres. Ils lançaient des boulets allongés, pleins et très durs, que l’on désignait sous le nom de boulets de rupture. Mais à peine ces canons étaient-ils connus, que l’on augmentait l’épaisseur des cuirasses des navires, et c’est de ce moment que date la lutte dont nous venons de parler entre la cuirasse et le canon.
En vingt ans nous avons construit, en France, successivement des canons de 18, 24, 27, 34 centimètres, et nous avons fini par aboutir à l’emploi des énormes pièces de 42 et de 45 centimètres, qui pèsent, respectivement, 75 et 100 tonnes, tandis que le poids des anciens canons de 16 centimètres ne dépassait pas 5 tonnes (5 000 kilogrammes).
C’est ici le lieu de faire connaître une invention intéressante, due à nos ingénieurs de marine, qui remédie très efficacement à la perforation des coques métalliques des navires par les obus ennemis, en obturant les trous ou les déchirures du métal ; ce qui empêche le navire de couler, et lui permet de continuer le combat assez longtemps encore.
On a découvert qu’un matelas de cellulose interposé entre la cuirasse et la coque d’un bâtiment empêche l’eau de mer de pénétrer à travers les fractures de la coque métallique.
La cellulose, ou plutôt la moelle extraite du fruit du cocotier, suffit pour assurer quelque temps la flottabilité des bâtiments percés par l’artillerie. 1 000 kilogrammes de cellulose occupent un volume de 7 mètres cubes. Avec une assez forte quantité de cette matière, on peut donc matelasser toute une cuirasse. La cellulose conserve une grande élasticité, et ne se laisse traverser par l’eau qu’avec une extrême difficulté. Une couche d’un mètre d’épaisseur, sous la pression d’un volume d’eau de mer, haut de 3 mètres, n’est traversée par l’eau qu’au bout de deux heures. Un matelas de cellulose, si un obus a percé la cuirasse, fera donc l’office d’obturateur, en ne laissant passer qu’une très faible quantité d’eau. Le bâtiment continuera de flotter, et le combat ne sera pas interrompu.
L’artillerie, disons-nous, a successivement gagné en puissance, pour répondre à l’accroissement d’épaisseur des blindages de fer. Donnons la description de notre artillerie de marine actuelle.
Le canon de 16 que nous avons représente dans ce volume (Supplément à l’artillerie moderne)[2] est la principale pièce en service à bord de nos navires de guerre. Il est supporté, à bord des navires, par un affût à quatre roues.
Un canon de 32 centimètres porté sur un affût à quatre roues est également en usage sur nos navires. Ce canon est en acier ; il pèse 43 000 kilos, et tire, avec une charge de poudre prismatique de 113 kilos, un obus qui pèse 345 kilos, sous une vitesse initiale de 550 mètres ; tandis que le canon de 32 employé par l’artillerie de terre pour la défense des côtes ne pèse que 35 000 kilos, et lance un projectile de 345 kilos également, avec une vitesse initiale de 421 mètres seulement. Ce dernier canon ne diffère pas lui-même de la bouche à feu que nous avons représentée dans le Supplément à l’artillerie moderne.
L’obus de rupture, lancé par ces grosses pièces, est en acier ; il ne porte pas de fusée, mais il contient une charge de 2 kilos 600 de poudre. Quand l’obus heurte la cuirasse d’un navire, la chaleur développée suffit à déterminer l’inflammation de la charge intérieure de l’obus, lequel en éclatant perce la cuirasse ou l’endommage considérablement. On remplit d’ailleurs maintenant les obus de rupture avec de la dynamite.
Un canon de plus gros diamètre qui a 42 centimètres à la bouche est également installé dans nos batteries. Il est en acier et pèse 75 800 kilos. Il tire, avec une charge de 274 kilos de poudre prismatique, un obus qui pèse 780 kilos et qui est animé d’une vitesse initiale de 530 mètres. À bout portant, ce projectile traverse, de part en part, une cuirasse de 850 millimètres d’épaisseur !
La plupart de ces gros canons sont placés à l’avant ou à l’arrière des navires, dans des tourelles cuirassées, analogues par leur structure et leur mode de révolution sur leur axe, à celles que nous avons décrites dans notre Supplément à l’Artillerie moderne[3].
Les autres sont installés dans les batteries qui sont, d’ailleurs, protégées également par la cuirasse.
On voit dans la figure 252 un de ces canons dans la batterie d’un navire de guerre, le Richelieu.
Outre ces gros canons, la marine française possède des canons à tir rapide, qui ont pour but de protéger les cuirassés contre l’attaque des bâtiments plus légers, des torpilleurs en particulier, et qui servent aussi à l’armement des canonnières destinées à remonter jusqu’assez loin le long des fleuves.
Voici quelques renseignements numériques sur ces canons :
POIDS du canon. | POIDS de l’obus. | VITESSE initiale. | |
kilogr. | kilogr. | mètres. | |
Canon de 10 centimètres |
2 100 | 13 | 760 |
Canon de 12 centimètres |
3 300 | 21 | 760 |
Canon de 15 centimètres |
6 300 | 40 | 760 |
Mais, hâtons-nous de le dire, il se produit, depuis quelque temps, une réaction prononcée contre les canons à très gros calibre. Il est évident que si l’on est forcé, pour répondre à l’accroissement de l’épaisseur du blindage, d’augmenter indéfiniment la puissance des pièces d’artillerie, les mouvements des grands cuirassés deviendront de plus en plus lents, et d’une évolution de plus en plus difficile. Qu’arrivera-t-il alors ? Un croiseur, de dimensions restreintes, pourvu de canons à tir rapide, et qui lancera des projectiles remplis de substances explosives, pourra jouer un rôle plus important que celui des cuirassés. Pour ne citer qu’un seul exemple à l’appui de cette opinion, le Lepanto, cuirassé italien, porte jusqu’à 4 canons de 103 tonnes, et en outre, toute une batterie de canons de 16 centimètres. Mais le tir des canons de 103 tonnes est fort lent ; le poids énorme des projectiles, et celui des gargousses, nécessite de nombreux mécanismes auxiliaires, pour effectuer le chargement. Qu’un obus ennemi vienne à éclater près de la culasse de ce canon, et qu’il brise un seul des mécanismes, si compliqués, qui font partir le coup, voilà ce canon monstre momentanément hors de service, et cela juste au moment où son intervention devrait décider de l’issue du combat naval engagé !
La vitesse des bâtiments cuirassés s’est trouvée sensiblement réduite par le continuel accroissement de poids des revêtements métalliques. La limite qu’il était possible d’atteindre est aujourd’hui réalisée, et augmenter encore l’épaisseur des cuirasses serait se préparer des déceptions qu’il faut savoir prévoir et éviter.
Le journal le Yacht, du mois de janvier 1890, exprimait cette vérité d’une manière très frappante. Nous n’avons qu’à transcrire ici ses judicieuses remarques.
« En ce qui concerne les cuirassés, dit le Yacht, le problème de la vitesse se pose dans des termes qui ne laissent que peu de place aux hypothèses.
« On est généralement d’accord, en France, pour reconnaître que le maximum de déplacement d’un cuirassé ne doit pas dépasser 10 000 à 11 000 tonnes avec une longueur de 100 à 105 mètres et un tirant d’eau moyen de 8 mètres. Étant donné le poids de la coque, celui de la cuirasse à la flottaison et dans les hauts, le poids de l’artillerie et des approvisionnements de toute nature, il est facile de déterminer le poids disponible pour la machine et les approvisionnements en charbon et eau qui lui sont nécessaires. Dans ces conditions, la vitesse de quinze nœuds en service pourra être obtenue, sous la réserve, bien entendu, d’avoir une machine robuste, sans exagération de poids cependant, et d’un système perfectionné, c’est-à-dire à triple ou quadruple expansion. On peut espérer qu’un cuirassé de ce genre naviguera dix à douze jours à bonne allure sans avoir besoin de renouveler ses approvisionnements.
« Vouloir sortir de ces limites, c’est s’exposer à des déboires presque certains ; car on ne peut accroître la vitesse sans augmenter le poids de la machine et aussi la quantité de charbon consommé par suite les dimensions du navire, ce que réprouvent nos marins. On pourrait en déduire, non sans raison, que le cuirassé est, somme toute, un médiocre engin de combat, il coûte environ 22 millions et ne rendra jamais de services en rapport avec la dépense.
« Nous sommes, au reste, peut-être à la veille d’une transformation de ce type de navire de guerre. Il a été constaté que les plaques de cuirasse de 55 centimètres ne résistaient pas aux projectiles lancés avec les nouvelles poudres, par des canons de 32 centimètres. À quoi bon, dès lors, exagérer un cuirassement dont le poids est devenu excessif ? Est-ce pour entrer dans une voie nouvelle qu’on réduit la cuirasse du Hoche et du Brennus actuellement en construction ? Elle aura, pour le premier, de 45 à 35 centimètres à la flottaison et pour le second, uniformément 40 centimètres.
« Dans quelques années, on se contentera, en fait de cuirasse, d’une protection partielle de la machine, nous l’espérons du moins. On aura alors un type de navire qui, outre l’avantage de coûter moitié moins, présentera des qualités compensant largement l’absence d’une protection illusoire ; puis les conditions de poids étant modifiées, on atteindra sans peine des vitesses normales supérieures à dix-huit nœuds. »
Ces réserves posées, nous nous hâtons de revenir à la description de notre artillerie de marine, et de la faire connaître, non pas telle qu’elle pourrait être, mais telle qu’elle est ; car c’est avec cette artillerie que nos cuirassés auront à attaquer les bâtiments ennemis, ou à rendre coup pour coup à leurs adversaires.
Nous avons donné plus haut les dimensions des divers types de canons de notre marine. Il est à peine nécessaire d’ajouter que toutes les bouches à feu qui arment nos vaisseaux se chargent par la culasse.
Les bouches à feu de nouveaux modèles sont composées d’un corps en acier, d’un tube intérieur en acier, et d’un ou deux rangs de frettes, également en acier.
La marine française usine elle-même ses canons, dans la fonderie de Ruelle. Après qu’ils ont été définitivement usinés, ils sont essayés au polygone de Gavre, près de Lorient.
Les poudres employées pour lancer les obus sont les poudres belges de Wetteren, les poudres françaises de Sevran-Livry, d’Angoulême et du Bouchet.
Les projectiles comprennent des boulets à forme ogivale en fonte dure et massifs, des obus de rupture en acier, des obus en fonte dure ordinaire, des obus à balles et des boîtes à mitraille. Le montage de tous ces projectiles est le même ; il se compose d’un bourrelet en fonte à l’avant, et d’une ceinture en cuivre, à l’arrière.
Après l’artillerie de la marine militaire française, jetons un coup d’œil sur l’artillerie navale de nos voisins.
Les canons de la marine allemande sortent, comme les canons de campagne et de siège, des ateliers de l’usine Krupp, d’Essen. Ils sont en acier fondu, à l’exception des canons destinés aux embarcations et des canons de débarquement, qui, les uns et les autres, sont en bronze. Ces bouches à feu, construites d’après le système du manchon, sont frettées et se composent d’un tube en acier, entouré d’un manchon en acier dans la partie correspondant au renfort ; des frettes du même métal sont disposées autour de ce manchon, pour le renforcer.
Les canons de la marine anglaise proviennent de l’arsenal de Woolwich, ou des ateliers de M. Armstrong, à Elswick. Les uns se composent d’un tube en acier recouvert d’un manchon en fer forgé ; les autres d’un tube en acier qui va en s’amincissant vers l’arrière. Sur ce tube est placé un manchon avec serrage, et en avant de ce manchon, est serrée une longue frette. L’usine Armstrong fabrique, en outre, des canons de 111 tonnes, destinés à l’armement des cuirassés de premier rang.
Le tube intérieur de ces énormes canons est tout d’une pièce, et s’étend jusqu’au logement de l’obturateur ; l’écrou de culasse est pratiqué dans une jaquette qui recouvre le tube. Trois rangs de frettes renforcent la jaquette. Le système de fermeture est identique à celui de nos canons de siège et de campagne.
Voici maintenant quelques données numériques auxquelles le lecteur pourra se reporter, au cours de la lecture des chapitres suivants. Il comparera, de cette façon, la puissance défensive de nos cuirassés et la puissance offensive des bâtiments de guerre européens :
POIDS du canon. | CALIBRE. | POIDS du projectile. | VITESSE initiale. | ÉPAISSEUR de cuirasse traversée par le projectile. | |
Angleterre. | kilogr. | millim. | kilogr. | mètres. | millim. |
Canons Armstrong |
111 700 | 413 | 815 | 641 | 889 |
Canons de 13 |
68 000 | 343 | 566 | 617 | 762 |
Canons de 12 |
44 000 | 305 | 323 | 576 | 559 |
Allemagne. | |||||
Canons de 45 |
155 000 | 449 | 1430 | 600 | 1 022 |
Canons de 40 |
72 000 | 400 | 770 | 502 | 820 |
Canons de 35 |
52 000 | 355 | 525 | 500 | 670 |
Autriche. | |||||
Canons Krupp |
27 500 | 280 | 253 | 478 | 429 |
Danemark. | |||||
Canons Krupp |
52 000 | 355 | 525 | 500 | 575 |
Espagne. | |||||
Canons de 35 |
76 500 | 355 | 525 | 605 | 600 |
États-Unis. | |||||
Canons de 16 |
111 780 | 406 | 907 | 642 | 1 080 |
Canons de 12 |
47 760 | 305 | 382 | 642 | 665 |
Italie. | |||||
Canons de 45 |
100 700 | 450 | 1 000 | 451 | 780 |
Canons de 43 |
100 000 | 431 | 908 | 553 | 720 |
Canons Krupp |
121 000 | 400 | 920 | 550 | 1 049 |
Canons de 34 |
68 000 | 343 | 305 | 502 | 480 |
Russie. | |||||
Canons de 14 |
58 500 | 355 | 518 | 396 | 462 |
Canons de 12 |
51 271 | 305 | 332 | 592 | 404 |
Canons Armstrong. | |||||
Canons de 17 |
137 000 | 432 | 907 | 687 | 940 |
Canons de 16 |
127 000 | 413 | 816 | 700 | 927 |
Nous n’avons, bien entendu, cité pour chaque flotte que les plus gros canons en service en ce moment ; nous devons ajouter que les canons Armstrong, par lesquels nous avons clôturé ce tableau, n’ont pas donné de brillants résultats.
Après l’artillerie, il convient de parler du moteur des bâtiments de guerre, c’est-à-dire des machines et des chaudières à vapeur en usage pour imprimer la vitesse nécessaire à ces énormes masses.
Machines. — Dans le premier volume de ce Supplément (Bateaux à vapeur)[4] nous avons décrit et figuré les machines à vapeur et les chaudières actuellement employées par notre marine marchande, celles surtout que l’on admire à bord de nos immenses paquebots transatlantiques. Les machines des bâtiments militaires n’en diffèrent que par les dimensions des pièces du mécanisme et par le nombre des machines que l’on réunit sur le même bâtiment.
Nous avons donné, dans le Supplément aux bateaux à vapeur[4], les plans et les coupes des machines à vapeur du Destaing, du Forfait et du Bayard. Nous compléterons ces renseignements en donnant ici (fig. 253) le dessin des machines du Formidable, Ce grand cuirassé d’escadre est sorti des usines du Creusot, où tant d’améliorations ont été apportées aux machines à vapeur, pour donner aux navires de notre flotte de guerre toutes les conditions de force et de vitesse dont ils doivent être pourvus.
A, petit cylindre d’admission de vapeur. — B, tiroir de distribution du petit cylindre. — C, Brides où s’adaptent les tuyaux amenant la vapeur des générateurs. — D, D′, les deux grands cylindres de détente. — E′, E, tuyaux d’échappement conduisant la vapeur aux condenseurs. — G, G′, appareils intermédiaires de transmission de la vapeur du petit cylindre A dans les deux grands D, D. — H, H, H, tige des pistons, des bielles et des excentriques. — I, I, I, les manivelles de l’arbre de l’hélice. — K, K, arbre où sont calés les excentriques de distribution. — O, engrenage mettant en communication l’arbre K avec celui de l’hélice I. — M, N, pompes d’épuisement de l’eau des cales. — P, P′, plancher en fer pour les mécaniciens. — V, volant de mise en marche. — R, R, le socle d’assise de la machine.
Si nous choisissons le Formidable pour faire comprendre les dispositions actuellement adoptées pour l’emploi de la vapeur comme force motrice des bâtiments de guerre, ce n’est pas au point de vue de sa puissance motrice (qui est de 8 500 chevaux nominalement et qui atteint 9 687 chevaux en marche forcée), puisque en ce moment on construit en Angleterre, pour des cuirassés monstres, du port de 14 000 tonneaux, des machines à vapeur d’une force de 20 000 chevaux. Si nous décrivons particulièrement les machines de ce cuirassé d’escadre, c’est parce qu’elles représentent pour nous un des types les mieux étudiés, à tous égards, des machines marines de toutes les nations.
Le Formidable a deux hélices de 5m,700 de diamètre, et à quatre ailes. Chacune de ces hélices est indépendante, de telle sorte qu’en cas d’avaries produites par déroute ou combat, le navire conserve toujours le moyen de marcher. Il y a donc deux groupes de chaudières et deux groupes de machines. Nous décrirons successivement les chaudières et les machines motrices.
1o Les chaudières, au nombre de 12, comportent chacune deux cent cinquante-six tubes, de 0m,07 de diamètre. Chaque corps de chaudière mesure 3 mètres de longueur, 3m,470 de largeur et 4m,290 de hauteur. Elles sont à foyers intérieurs et à retour de flamme, c’est-à-dire toutes semblables à celles que nous avons figurées dans notre Supplément aux bateaux à vapeur[5]. L’ensemble de tous les foyers donne une surface de grilles de 78 mètres carrés, et la surface totale de chauffe est de 1 980 mètres carrés produisant un volume de 108 mètres cubes de vapeur. Le poids total des chaudières complètes avec les boîtes à fumée et les cheminées est de 384 800 kilogrammes.
2o Chaque machine à vapeur, du système compound, est à trois cylindres, le plus petit (1m,570 de diamètre) est placé au milieu, c’est le cylindre d’admission de vapeur ; les deux autres, plus grands (2m,020 de diamètre), sont les cylindres de détente. La vapeur sortant de ces deux cylindres se rend aux condenseurs, qui sont placés derrière chacun d’eux, et qui ne sont pas visibles sur notre dessin. Le petit cylindre met directement en action la pompe à air, qui est placée derrière lui, entre les deux condenseurs.
Les machines sont verticales, à pilon, et à bielles directes. La distribution de vapeur se fait par coulisses et tiroirs ; la condensation s’opère par surface.
L’arbre moteur tourne à la vitesse de 80 tours par minute, fournissant une vitesse moyenne de 16 nœuds, avec une pression de 4k,25 dans les chaudières.
Les avantages de ce type de machines résident dans le faible poids de matière brute qui s’y trouve employé, par rapport à la force produite. Leur poids n’est, en effet, que d’environ 150 kilogrammes par cheval-vapeur ; alors qu’il y a quelques années ce poids était encore de 450 kilogrammes, comme cela existe pour la machine du Caraïbe, que nous avons décrite dans notre Supplément aux Bateaux à vapeur[6]. On comprend que cette diminution sensible du poids des machines ait permis de loger dans des navires de dimensions presque pareilles à celles des anciens types des moteurs considérablement plus forts, et réalisant des vitesses qui rivalisent presque avec celles des paquebots de commerce.
La figure 253 (page 297), qui représente une des machines du Formidable vue de face, montre la disposition des trois cylindres et les organes transmettant la puissance à l’arbre de l’hélice. Au second plan, on voit la pompe et les tuyaux d’échappement conduisant la vapeur aux condenseurs.
La légende qui accompagne ce dessin explique le rôle de chacun des organes de la machine.
Le Formidable est un des plus importants cuirassés de la marine française. Tout armé, il a coûté 28 millions. Sa longueur est de 104m,40 ; sa largeur atteint 21m,30, et sa hauteur est de 15m,60. L’épaisseur du blindage de ceinture est de 55 centimètres.
La force motrice est, comme nous l’avons dit, de 8 500 chevaux. L’équipage est de 500 hommes.
Le tirant d’eau est de 7m,80 en moyenne.
Trois pièces d’artillerie, de 37 centimètres, placées chacune dans une tourelle, sur des gaillards, forment son armement. Les tourelles sont placées en trois points différents de la longueur et dans l’axe du navire.
En outre, 12 pièces de 14 centimètres se trouvent dans la batterie, et 24 mitrailleuses Hotchkiss sur le gaillard avant et arrière.
Le Formidable n’est pas, d’ailleurs, destiné à des expéditions lointaines. Son tirant d’eau est trop fort pour qu’il puisse entrer dans le canal de Suez. Il est d’une construction qui ne lui permettra pas de s’éloigner beaucoup des côtes. Il possède de petits mâts, pour porter les pavillons et servir aux signaux.
Chaudières. — Les chaudières de la marine militaire étaient autrefois du type locomotive ; mais avec ces chaudières il était tout à fait impossible d’obtenir de grandes pressions. En outre, les chaudières des bâtiments de guerre doivent non seulement donner facilement de fortes pressions, mais aussi permettre des variations subites et rapides dans cette pression, pour se prêter aux manœuvres d’escadre ou aux péripéties d’un combat. Or, pour atteindre ce but, il faut avoir des chaudières très sensibles à la chaleur et possédant de très vastes surfaces de chauffe. On a été ainsi amené à transformer les anciennes chaudières marines.
Nous avons décrit avec de grands détails, dans le Supplément aux bateaux à vapeur, dans le premier volume de ce supplément[7], les chaudières à vapeur des grands transatlantiques. Nous renvoyons le lecteur à ces dessins et à ces descriptions, car les chaudières de nos navires de guerre sont les mêmes que celles qui sont installées à bord des paquebots de la Compagnie transatlantique la Normandie, la Bretagne, etc.
Les chaudières de notre marine militaire se composent, comme on l’a vu sur ces divers dessins, de générateurs à tubes longs, ou à tubes courts, mais pouvant être aisément visités, de sorte qu’ils ne peuvent jamais s’engorger et qu’on les nettoie sans difficultés. C’est ainsi qu’avec une chaudière à générateurs à tubes courts, le Milan, qui est un médiocre croiseur de deuxième classe, peut filer 18 nœuds, avec une machine du poids de 358 tonnes. Il est vrai de dire que les accidents sont assez fréquents avec ces chaudières perfectionnées. C’est ce qui est arrivé, en 1888, à bord du Forbin, où une chaudière fit explosion, tuant et blessant des chauffeurs.
À l’étranger, on a cherché, comme en France, à résoudre le problème de la vitesse pour les navires cuirassés, en multipliant le nombre des machines et celui des chaudières. Le cuirassé anglais le Collingwood, possède 2 machines compound à pilon, 12 chaudières, 36 foyers et 2 hélices. Le cuirassé anglais Colossus a 2 machines compound à pilon, à cylindres renversés, 10 chaudières, 28 foyers, 2 hélices en bronze de 6m,55 de diamètre. Le croiseur anglais Blake a des machines verticales à triple expansion et 2 hélices. Au mois de mai 1889, l’amirauté anglaise a décidé de remettre en service deux vieux cuirassés, l’Achille et le Minotaure, qui avaient des machines de 5 720 et 6 700 chevaux-vapeur. On a pourvu ces deux bâtiments, qui étaient à peu près considérés comme hors d’usage, de nouvelles chaudières, et l’on assure qu’ils sont à présent en état de tenir la mer. Ces chaudières ont coûté 750 000 francs chacune.
Un des plus récents et le plus grand des bâtiments cuirassés de la marine anglaise, la Victoria (fig. 254), est pourvu de deux machines compound à triple expansion, fabriquées par MM. Humphys et Tennant, à Londres. Le premier cylindre a 1m,09 de diamètre, le deuxième cylindre 2m,43, le troisième 1m,57, et la course du piston est de 1m,270.
Ces machines, qui actionnent chacune une hélice, développent une force de 1 200 chevaux-vapeur.
Les deux hélices ainsi actionnées tournent avec une vitesse de 95 tours par minute.
L’épaisseur du blindage d’acier de la Victoria, le plus fort qui ait encore été appliqué aux bâtiments anglais, est de 0m,46. Il s’étend de 3 ou 4 pieds au-dessus et au-dessous de la ligne de flottaison. Sa longueur totale autour du bâtiment est de 152 pieds. Elle embrasse toutes les parties essentielles du navire, à savoir : l’appareil moteur, les magasins à poudre, et la base de la tourelle de commandement.
Un pont protecteur, de 0,0762 d’épaisseur, tout en acier, est posé sur le sommet de la ceinture cuirassée, et va d’un bout à l’autre du navire. Une autre ceinture cuirassée de 0m,46 protège la base de la tourelle, laquelle a déjà 0m,42 d’épaisseur.
De l’avant à l’arrière, le navire est donc entièrement protégé par des plaques ou des murs épais.
La longueur totale de la Victoria est de 340 pieds anglais (103 mètres). Son déplacement d’eau est de 10 500 tonnes, quand le navire est complètement équipé.
Son armement se compose : 1o de deux canons, du poids de 110 tonnes chacun (du calibre de 0m,41), placés dans une tourelle située à l’avant ; 2o d’un canon de 30 tonnes (calibre 0m,28) placé à l’arrière du tillac supérieur ; 3o de 12 canons de 0m,15 (poids 5 tonnes), placés dans une tourelle en arrière des canons de 110 tonnes.
Ajoutez à cet armement principal douze canons de six livres de poudre (comme disent les Anglais) à tir rapide, placés sur le faux-pont, neuf canons de trois livres de poudre à tir rapide, placés sur les tillacs et dans la mâture. Enfin deux fusils Nordenfelt à deux canons de 0m,0254 et quatre autres canons 0m,0127 sont placés sur le tillac du combat et dans la mâture.
La tourelle qui contient les deux canons de 110 tonnes est enveloppée d’une cuirasse en acier, de 0m,42 d’épaisseur. La base de cette tourelle est protégée par un mur en maçonnerie, de 0m,46 d’épaisseur, qui l’entoure complètement et par la cuirasse, dont il a été parlé plus haut.
Les projectiles lancés par ces derniers canons sont du poids de 1 800 livres, et la charge de poudre n’est pas moindre de 960 livres.
À l’arrière de cette tourelle, de chaque côté du navire, est installée une batterie de 6 canons, du calibre de 0m,13 et du poids de 5 tonnes, qui sont protégés par un cuirassement approprié.
Des mitrailleuses sont installées en haut du mât d’acier.
Le navire porte quatre bateaux-torpilleurs, et est muni de filets métalliques, pour le protéger contre les torpilleurs ennemis.
Le commandant se place dans la tourelle principale, qui est défendue par une cuirasse épaisse de 26 à 30 centimètres et il communique, de là, ses ordres à toutes les parties du navire, non par des appareils et des fils électriques, mais par des appareils hydrauliques.
C’est, du reste, une particularité intéressante, que la force hydraulique est employée à bord de la Victoria, comme dans plusieurs de nos grands paquebots transatlantiques, en remplacement du travail manuel, non-seulement pour faire mouvoir les lourds fardeaux dans toutes les parties du navire, mais aussi pour actionner différentes pièces de la salle des machines à vapeur, et pour manœuvrer, déplacer et pointer les canons.
La Victoria est entièrement éclairée par l’électricité, qui sert aussi à mettre le feu aux canons.
Elle est destinée à porter le pavillon des amiraux d’escadre.
Sa vitesse est estimée à 16 ou 17 nœuds.
CHAPITRE II
Après ces considérations générales, nous pouvons entrer dans la description du matériel actuel de notre marine militaire.
On peut classer notre flotte de guerre en vaisseaux cuirassés, garde-côtes, croiseurs, navires torpilleurs et bateaux torpilleurs.
Examinons successivement ces divers types.
Vaisseaux cuirassés. — La France possède aujourd’hui huit cuirassés d’escadre, portant des tourelles blindées, pour abriter l’artillerie : l’Amiral-Duperré, l’Amiral-Baudin, le Hoche, le Marceau, le Neptune, le Brennus et le Magenta ; — huit cuirassés d’escadre, à réduit central : le Marengo, l’Océan, le Suffren, le Friedland, le Richelieu, le Colbert, le Trident, le Redoutable, le Courbet et la Dévastation ; — deux cuirassés d’escadre à batterie : l’Héroïne et la Revanche, — et neuf cuirassés de croisière : le Montcalm, la Thétis, le La Galissonière, la Triomphante, la Victorieuse, le Bayard, le Duguesclin, le Turenne et le Vauban.
En admettant que chacun de ces cuirassés ait coûté six millions, en moyenne, on voit que nous avons dépensé une assez grosse partie de nos budgets annuels pour la construction de nos bâtiments de guerre.
Le beau navire cuirassé, l’Amiral-Duperré est le type de nos meilleurs navires de guerre.
L’Amiral-Duperré, qui a été lancé le 11 septembre 1879, à la Seyne (près Toulon), a été construit sur les plans de M. Sabatier, directeur du matériel de la marine, dans les chantiers de la Société des forges de la Méditerranée. Ce cuirassé, l’un des plus grands de notre flotte — avec ceux qui sont du même type — possède, sur l’Inflexible, de la marine anglaise, et sur le Duilio, de la marine italienne, cette supériorité, que sa cuirasse va d’un bout à l’autre de la flottaison, et que son pont cuirassé le rend à peu près impénétrable aux plus gros projectiles. Son blindage, qui est en acier, a environ 2m,50 de hauteur en moyenne, et les plaques de ce blindage atteignent jusqu’à 55 centimètres d’épaisseur.
L’étrave, qui affecte la forme d’un éperon, et qui est en fer forgé, reçoit les aboutissements des plaques de la cuirasse qui, à cet endroit, descendent jusqu’à 3 mètres au-dessous de la ligne de flottaison. Dans ces conditions, toutes les précautions sont prises pour prévenir les avaries qui résulteraient d’un choc violent.
Long de 97 mètres, large de 20m,40, L’Amiral-Duperré déplace 10 487 tonneaux, avec un tirant d’eau de 7m,85. Ses moyens de propulsion consistent en une voilure ordinaire et deux machines à vapeur indépendantes, du système compound vertical, à pilon, avec trois cylindres et activant chacune une hélice. Ces machines développent ensemble une force de 8 000 chevaux.
L’Amiral-Duperré est armé de quatre canons de 34 centimètres, placés dans deux tourelles cuirassées, et de quatorze canons de 14 centimètres.
Le Colbert a des dimensions un peu plus considérables. En axe, il mesure 98 mètres de longueur, sur 18 de largeur ; ses machines développent une force de 5 000 chevaux ; il est armé de huit canons de 27 centimètres, de neuf canons de 24 centimètres, de quatre canons de 19 et de six canons de 14 centimètres.
Le Hoche (fig. 255), plus récent que les deux cuirassés dont il vient d’être parlé, a été lancé le 29 septembre 1886. Voici quelles sont ses dimensions principales :
Longueur |
105 | mètres. |
Largeur |
20 | — |
Tirant d’eau |
8 | — |
Déplacement |
10 581 | tonneaux. |
La coque est en acier ; elle est construite d’après le système cellulaire, c’est-à-dire que la carène est divisée en nombreux compartiments, indépendants l’un de l’autre et séparés par des cloisons longitudinales et latérales. On compte, en outre, seize cloisons transversales étanches et une cloison longitudinale médiane, qui s’élève jusqu’au pont cuirassé ; l’épaisseur de ce pont est de 8 centimètres. Le Hoche est pourvu d’une ceinture qui l’entoure de toutes parts et qui est composée de plaques métalliques de 45 centimètres. Le cofferdam cuirassé, qui va jusqu’à la première cloison étanche du navire, est rempli de cellulose.
L’armement se compose de deux canons de 34 centimètres, placés chacun dans une tourelle fermée, dont la partie inférieure est fixe, et dont la partie supérieure, mobile, est mue par des appareils hydrauliques, — de deux canons de 27 centimètres, contenus dans deux autres tourelles en forme de dôme, dites tourelles-barbettes, — de dix-huit canons de 14 centimètres, placés dans la batterie, — et d’un grand nombre de canons à tir rapide.
La construction de ce magnifique et puissant cuirassé a coûté environ 15 millions.
Un écrivain spécial, M. Tachert, a donné de ce nouveau cuirassé une description que nous allons reproduire en partie, parce qu’elle contient des renseignements très intéressants sur ce type nouveau de bâtiments de guerre.
« Le Hoche, construit par M. Hum, ingénieur de première classe de la marine, d’après ses plans et devis, a, dit M. Tachert, un aspect qui étonne, car cette architecture navale est d’un style nouveau.
« Ce cuirassé de haut bord a été coupé à l’avant et à l’arrière dans ses œuvres légères, afin que ses deux massives tourelles portant des canons de trente-quatre centimètres, cuirassées, fermées et mobiles, soient assez rapprochées de la flottaison pour ne nuire en rien à ses qualités nautiques. Entre ces deux tourelles, limitées par deux cloisons d’acier à pans coupés pour laisser un plus grand champ de tir à ces pièces, s’élève la superstructure, comprenant le pont principal, le pont de la batterie et le spardeck. Les deux mâts, placés sur l’arrière des tourelles et s’élevant à 28 mètres environ au-dessus de la flottaison, sont de doubles tours d’acier concentriquement placées ; le tube intérieur sert au passage des munitions desservant les hunes militaires. Dans l’espace laissé libre entre les deux tubes, est pratiqué un escalier, pourvu à chaque tournant d’un palier, qui permet au commandant de voir une partie de l’horizon par un sabord convenablement disposé. En outre chaque mât possède un donjon circulaire muni de regards.
« Le pont principal est aménagé pour le logement des officiers subalternes et des maîtres.
« La batterie, qui arme quatorze canons de 14 centimètres, est coupée vers son milieu par deux tourelles cuirassées, fixes avec plates-formes mobiles, disposées en barbette et armées de canons de 20 centimètres à 7m,90 au-dessus de la flottaison ; cette hauteur permet de les utiliser même par une grosse mer. Un boulevard extérieur est ménagé sur chaque bord pour que ces canons puissent tirer en chasse comme en retraite.
« Le pont des gaillards, en temps ordinaire, sert de logement aux officiers supérieurs ; leurs chambres de combat sont placées sous la flottaison. Enfin le spardeck sert de promenoir.
« La muraille de la batterie suit les formes du bâtiment, mais celle du pont des gaillards après un ressaut monte verticalement pour constituer les boulevards cités plus haut. Puis entre les deux mâts sont disposées des passerelles longitudinales recevant des bastingages. Une passerelle transversale plus vaste relie les deux tourelles barbettes et reçoit des canons-revolvers, des bastingages, des kiosques, des cabines pour les canons à tir rapide.
« Son abri cuirassé, ses embarcations haut perchées, qui ne craignent rien des coups de mer, les fenêtres, les hublots pour éclairer et aérer les logements, ainsi que toutes les parties élevées, y compris les mâts, sont couronnées de canons à tir rapide et de revolvers Hotchkiss. Des regards et des meurtrières ménagés dans les moindres espaces des gardes-corps, lui dessinant son triple étage de galeries, donnent à ce navire l’aspect d’un château fort flottant.
« La longueur totale du Hoche est de 105 mètres ; dans sa plus grande largeur, il mesure 19m,75 ; malgré cette largeur, ses formes d’attaque font bien augurer pour la rapidité de sa marche. Sa profondeur, mesurée du pont principal jusqu’au-dessus de la quille, est de 8m,50 ; du pont du spardeck au fond de la cale, elle est de 15m,80. La grande passerelle est à une hauteur de 12m,50 de la flottaison. Il y a cinq ponts et une plate-forme de cale. Son tirant d’eau est de 8 mètres environ.
« Pour mettre cette forteresse métallique en mouvement, il y a un appareil moteur de 11 700 chevaux de 75 kilogrammètres. Cet appareil est composé de quatre machines principales, placées dans deux compartiments, deux à tribord, deux à bâbord, et actionnant deux hélices de 5m,40 de diamètre, en porte à faux à ailes fixes déployées et à pas constant, de l’extrémité au milieu. Ces machines sont du système à pilon, égales et symétriquement placées. Chacune est composée de deux cylindres fixes verticaux : un grand et un petit. L’admission de vapeur se fait dans le petit et la détente dans le grand. Chaque machine est conjuguée sur un arbre en acier, à deux coudes. De chaque bord, les deux machines peuvent être rendues solidaires ou indépendantes l’une de l’autre, par un système d’embrayage.
« La condensation de la vapeur s’opère par contact ; les pompes de circulation sont mues par des moteurs spéciaux. Deux machines auxiliaires à piston actionnent les turbines de cale. La mise en train et le vireur peuvent être manœuvrés, soit à bras, soit à la vapeur. Les bâts des machines motrices sont en tôle, ce qui fait une économie de poids sans rien faire perdre à la solidité.
« Cet appareil a été construit à l’établissement maritime d’Indret, d’après les plans de l’ingénieur du bâtiment.
« La marche à outrance est de quatre-vingt-dix tours, à 7 kilogrammes de pression absolue.
« Pour fournir de la vapeur à ces énormes machines, il y a huit générateurs, cylindriques, à haute pression, à enveloppe d’acier et à trois fourneaux par corps, placés dans quatre chambres de chauffe, séparées par des cloisons étanches longitudinales et transversales. Ces chaudières sont timbrées à 6 kilogrammes.
« Le volume total de l’eau qui remplit les chaudières est de 179 360 litres. Pour vaporiser cette eau, il faut une surface de grille de 52 mètres carrés.
« Les cheminées de ces chaufferies se réunissent à la hauteur du spardeck, en une seule, qui est protégée par une enveloppe en tôle d’acier chromé ; cette enveloppe est elle-même entourée à sa base d’un glacis cuirassé.
« La consommation de charbon par heure, à marche réduite, est à peu près de 5 500 kilogrammes. Pour la marche à outrance, elle est d’environ 12 500 kilogrammes.
« Ce cuirassé appuyant la chasse ou filant en retraite, poussé par ses 877 500 kilogrammètres, peut parcourir 33 kilomètres à l’heure.
« Filant avec cette rapidité, par une mer houleuse, il offrirait à un spectateur un peu éloigné un aspect vraiment surprenant, car c’est à peine si l’on verrait la coque : les substructures, les tourelles et les mâts seuls émergeraient.
« Ce navire, si bon marcheur, a des moyens de défense formidables.
« Pour se mettre à l’abri de l’artillerie des gros navires ou de l’artillerie des côtes, il a une cuirasse d’acier, épaisse de 45 centimètres, sur un matelas de bois de teck, de 20 centimètres d’épaisseur, et qui, lui-même, est renforcé de deux tôles d’acier, de 18 millimètres d’épaisseur chacune.
« Le blindage de son cofferdam et sa ceinture cuirassée, qui vient recouvrir jusqu’à la pointe extrême de son étrave, lui constituent un éperon redoutable.
« Contre les tirs plongeants, il a son pont principal, recouvert d’un blindage de 10 centimètres d’épaisseur. Les surbaux des panneaux sont cuirassés, pour empêcher l’introduction des projectiles dans les fonds.
« Ses tourelles, d’un diamètre aussi petit que possible, pour diminuer la surface vulnérable, sont blindées avec des plaques d’acier de 35 centimètres d’épaisseur, fixées sur un matelas de bois de teck, de 25 centimètres, doublé lui-même, pour pare-éclats, de deux tôles d’acier, de 15 millimètres d’épaisseur.
« Pour l’offensive, l’artillerie est puissante et savamment disposée.
« Pour le combat en pointe, soit en chasse ou en retraite, nous trouvons un canon de 34 centimètres, tirant dans l’axe et battant un secteur de 254°. Le champ de tir de l’avant est parfaitement dégagé pendant le combat, car les grues qui servent à la manœuvre des ancres se rabattent sur le pont. Deux canons de quatorze centimètres, placés sur le pont du spardeck, dans les pans coupés des cloisons avant et arrière, battent un secteur de 70° ; deux canons de 27 centimètres, en barbette, ont pour champ de tir un demi-cercle ; enfin des canons à tir rapide et des Hotchkiss, soit pour la chasse extrême ou la retraite.
« Pour le combat par le travers, il y a les deux canons de 34 centimètres, un canon de 27 centimètres, sept canons de 14 centimètres et presque toutes les mitrailleuses lançant à peu près 1 130 kilogrammes de métal.
« Entouré et battant de toute son artillerie, il arme deux canons de 34 centimètres, deux canons de 27 centimètres, dix-huit canons de 14 centimètres, six canons de 47 millimètres dans l’abri central, deux canons de 47 millimètres dans la hune de misaine, six canons-revolvers de 37 millimètres sur la passerelle centrale, quatre de 37 millimètres sur la superstructure ; deux canons de 37 millimètres dans la hune du grand mât ; enfin, deux canons de 65 millimètres : soit quarante-quatre canons, lançant près de 2 000 kilogrammes de boulets ou d’obus chargés de poudre brisante.
« Pour l’abordage, le Hoche dispose d’une mousqueterie de cinq cents combattants environ et de cinq tubes lance-torpilles : deux en chasse, deux au centre et le cinquième en retraite.
« Puis, par-dessus tout cela, quoi qu’on dise, et peut-être avant tout cela, l’éperon !
« Quel sera l’audacieux capitaine qui, le premier, jugeant le moment opportun, et choisissant le bon endroit, avec un bélier comme le Hoche, qui déplace près de onze mille tonneaux, ébranlera son ennemi, d’un formidable coup d’éperon qui le blessera certainement à mort ? La prochaine guerre navale nous le dira peut-être…
« À voir ces canons monstres qui ont 8 et 10 mètres de longueur, on se figurerait que l’on éprouve de très grandes difficultés à les manœuvrer et qu’il faut encore un temps assez long pour charger et tirer. Il ne faut cependant que quelques minutes pour cette opération. Le chargement peut s’effectuer dans toutes les positions du canon, que celui-ci soit en repos ou en mouvement.
« L’appareil hydraulique nécessaire au monte-charge est placé bien au-dessous de la flottaison. Cette ascension se fait très rapidement et très simplement par traction de chaînes. Les tubes de chargement contenant les munitions arrivent à l’arrière du canon, prêtes à être refoulées au moyen d’un refouloir télescopique et juste à l’endroit où il le faut. Enfin, le pointage en direction s’opère par des chaînes croisées tirées par de puissantes presses hydrauliques mouflées, qui font rouler les tourelles ou les plates-formes sur de forts galets d’acier.
« L’éclairage, à l’intérieur, est fourni par des centaines de lampes électriques à incandescence.
« L’aération et la ventilation ont été étudiées avec soin. L’air pénètre à profusion dans toutes les parties du navire.
« Les conditions qui peuvent rendre le navire habitable pour sept cents hommes ont été prises avec humanité.
« Quant à l’aménagement général, les chambres des officiers, des maîtres, les postes des mécaniciens, leurs lavabos, le logement de l’équipage, l’hôpital, les postes des blessés, la boulangerie, les cuisines, etc., n’ont pas été établis avec la stricte économie de place que l’on remarque sur certains navires de l’État. »
Le Richelieu (fig. 256), qui a remplacé le Magenta, dont nous avons donné la description dans les Merveilles de la science, est un cuirassé de premier rang. Sa longueur est de 100 mètres, sa largeur de 17 mètres, son tirant d’eau de 8 mètres. Il mesure, de la sorte, 16m,50, de la quille aux bastingages : c’est la hauteur moyenne d’une maison de Paris.
Son déplacement d’eau est de 8 500 tonneaux, c’est-à-dire qu’il pourrait supporter un poids maximum de 8 500 000 kilogrammes.
Il porte quatre tourelles latérales blindées (on en voit deux sur notre dessin), et est armé d’un puissant éperon. Au milieu, est un réduit central blindé.
Son appareil moteur se compose de deux hélices, placées une à chaque bord, et qui sont mises en mouvement par une machine à vapeur, chacune de la force effective de 4 500 chevaux.
Son gouvernail, du système Joëssel, est en bronze. Il pèse 30 000 kilogrammes, et est mis en mouvement par une machine à vapeur, de la force de 3 000 chevaux. Grâce à ce gouvernail, le vaisseau peut opérer sa révolution sur lui-même, par un mouvement de 116 mètres de rayon. Les meilleurs bâtiments blindés demandaient, autrefois, un rayon double, pour exécuter cette même parabole.
Le Richelieu est porteur de mâts à voiles qui concourent à sa marche, pour remplacer la machine à vapeur, en temps favorable. Le plus haut de ses mâts a 60 mètres de hauteur. En mettant au vent toutes ses voiles, il offre une surface de toile de 2 500 mètres carrés.
Sa vitesse normale est de 14 nœuds, soit 26 kilomètres à l’heure.
L’épaisseur de la cuirasse est de 22 centimètres à la flottaison, 10 centimètres à la batterie et 15 centimètres sur les tirants.
Son artillerie se compose de 6 pièces de 27 centimètres, placées dans la tourelle centrale, et lançant un projectile du poids de 206 kilogrammes.
Cinq autres pièces, de 24 centimètres, sont installées dans les tourelles et le fort de l’avant.
Son équipage se compose de 760 hommes.
Le Richelieu, un des plus beaux spécimens de l’artillerie et de l’art des constructions navales, a coûté 20 millions.
Ce cuirassé a son histoire. Construit à Toulon, en 1873, il fut victime, en décembre 1880, d’un épouvantable sinistre. Il fut en partie consumé par le feu, dans le port, et il se renversa sur l’eau, en s’enfonçant vers la droite. On désespéra quelque temps de pouvoir le renflouer, mais on finit par y parvenir. Remis en chantier, en 1881, il fut réparé dans toutes ses œuvres, et reprit la mer en 1885. Aujourd’hui, c’est un des plus importants et un des plus rapides de nos cuirassés d’escadre.
L’un des plus beaux cuirassés de notre flotte est l’Amiral-Baudin (fig. 257).
L’Amiral-Baudin est le similaire du Formidable, dont nous avons décrit et représenté les machines motrices à la page 297 de cette Notice, dans les considérations générales sur les nouvelles transformations de nos bâtiments de guerre. Le dessin que nous donnons de l’Amiral-Baudin représente donc également le Formidable.
Ces deux cuirassés sont les plus grands de notre flotte. Voici leurs dimensions principales :
Longueur |
104m,62 | |
Largeur |
21 ,24 | |
Creux |
12 ,40 | |
Tirant d’eau moyen |
7 ,98 | |
Déplacement d’eau |
11 400 tonnes | |
Hauteur de commandement des canons |
8m,52 |
La coque, en tôle d’acier, est partiellement cuirassée. La cuirasse s’étend sur la flottaison, de bout en bout du navire. Un blindage protège trois tourelles, où sont placées les grosses pièces d’artillerie, et couvre jusqu’au pont blindé le passage des projectiles destinés à ces pièces. Le commandant du navire se loge dans un abri blindé, à l’épreuve du tir de la mousqueterie et des pièces légères.
Le moteur se compose de deux machines à vapeur distinctes, séparées par une cloison médiane. Elles actionnent, chacune, une hélice ; en sorte que, dans le cas d’avarie de l’une des hélices, le navire n’est pas immobilisé.
L’artillerie se compose : 1o de trois canons de 37 centimètres, placés dans les tourelles ; 2 de deux canons de 14 centimètres, installés dans la batterie ; 3o d’un grand nombre de canons à tir rapide et de mitrailleuses, disséminés soit sur les gaillards, soit dans les hunes.
L’Amiral-Baudin et le Formidable n’ont pas de voilure. Les mâts que l’on voit sur notre dessin sont des mâts dits militaires, c’est-à-dire destinés à porter à une certaine hauteur des mitrailleuses, qui permettent de diriger des feux plongeants contre les bateaux ou navires torpilleurs.
À propos de l’Amiral-Baudin, nous donnerons une idée des mâts militaires, qui, avec quelques modifications, existent aujourd’hui sur la plupart des grands cuirassés de toutes les marines.
Ces mâts sont en tôle, avec escalier intérieur en spirale. Ils portent des hunes étagées, qui reçoivent des mitrailleuses ou de la mousqueterie, destinées, au moment d’un combat, à couvrir de projectiles le pont du navire ennemi.
Dans certains cuirassés on a placé sur le mât militaire le poste du commandant du navire, et celui de l’officier torpilleur. C’est la disposition adoptée sur l’Amiral-Baudin, comme on le voit sur notre dessin.
De tels postes sont mal défendus, sans doute, contre l’artillerie ennemie, mais on ne pouvait songer à les protéger par des blindages. L’utilité de ces hautes tours militaires, qui remplacent les anciens mâts, c’est de donner au commandant le moyen d’observer d’une grande élévation tout l’ensemble du navire et les mouvements de l’escadre ennemie. La durée d’un combat étant très courte, l’abri du commandant serait sans doute suffisant.
C’est ce que pensent la plupart de nos marins, mais leur confiance n’est pas partagée par tous.
Quoi qu’il en soit, sur l’Amiral-Baudin, le poste de commandant, au moment d’un combat, se trouverait sur le mât militaire, à la partie supérieure : de là, il dominera tout le pont. Au-dessous de lui et sur le même mât, dans un kiosque de dimensions un peu plus grandes, se trouve le poste de l’officier torpilleur, qui reste en communication constante avec le commandant.
Après cette description de l’Amiral-Baudin et du Formidable, nous ajouterons que nos ingénieurs ont été mieux inspirés que les ingénieurs anglais, quand ils en ont conçu les plans.
Un rapport à l’amirauté anglaise sur les manœuvres de 1886 signale ce fait, que les cuirassés anglais, trop peu élevés sur l’eau, à l’avant, se trouvent dans des conditions d’infériorité sensible sur nos cuirassés, au point de vue de la navigabilité.
C’est ainsi que le cuirassé anglais le Trafalgar est élevé de 3m,40 seulement au-dessus de l’eau, alors que, pour un tirant d’eau à peu de chose près analogue, cette hauteur est de 5m,68 sur l’Amiral-Baudin. Il en résulte qu’à puissance égale, nos cuirassés auraient l’avantage sur les vaisseaux anglais du même type d’une meilleure navigation, pour peu que la mer fût agitée.
Nous passons à la description des garde-côtes cuirassés.
Entre les cuirassés d’escadre et les garde-côtes cuirassés, la différence n’est pas toujours très sensible. C’est ainsi que l’Indomptable appartient, en réalité, à l’une et à l’autre de ces deux catégories. Il a 84 mètres de longueur, sur 18 mètres de largeur, et déplace 7 239 tonneaux, mais sa vitesse n’est que de 14 nœuds, et s’il est presque entièrement en fer et en acier, si la ceinture qui le protège à la flottaison atteint une épaisseur de 50 centimètres, il n’est armé que de deux canons, de 42 centimètres, placés dans une tourelle mobile, et de quatre canons de 10 centimètres. C’est ce qui lui assigne plus particulièrement le rôle de garde-côtes.
L’Indomptable, abrité par un pont en acier, est mis en mouvement par deux hélices, actionnées par deux machines à vapeur compound à trois cylindres. La vapeur est fournie aux machines par deux chaudières. À l’intérieur, le navire est divisé en dix compartiments, par des cloisons étanches.
Le garde-côtes cuirassé, le Tonnerre, construit sur les plans de M. de Bussy, ingénieur des constructions navales, a été lancé en 1877. Ce qui fait l’originalité de ce bâtiment, c’est que tous ses mouvements, grâce aux appareils que nous avons décrits dans le Supplément aux Bateaux à vapeur, sous le nom de servo-moteurs[8], sont littéralement sous la main de son commandant, qui, installé dans le réduit du centre, domine son énorme bâtiment, et le fait, à proprement parler, évoluer du doigt. Dans ce garde-côtes, tout s’exécute à la machine, même la ventilation. La lumière est artificielle ; ce qui était nécessaire, puisque, sauf le réduit cuirassé central, tout le reste du navire est presque entièrement sous l’eau, et n’émerge que de 2 mètres au plus au-dessus de la mer.
Le Tonnerre a deux coques, distantes l’une de l’autre de 90 centimètres, et superposées. Il ne possède qu’un seul mât, où l’on hisse les signaux, et où l’on place les vigies.
Ce navire, qui déplace 4 524 tonnes, se compose d’un réduit, d’une tour et d’une superstructure. La coque, doublée en fer, est armée d’un éperon de 3 mètres. À sa partie moyenne, cette coque a 7 mètres de hauteur ; elle est partagée en neuf sections à l’aide de huit cloisons étanches transversales.
Le réduit central, qui se trouve sur le pont, et qui contient la tour, est blindé. Il a 40 mètres de longueur sur 12 mètres de largeur et 2 mètres de hauteur, et renferme les logements du commandant et de son second, l’hôpital, ainsi que le poste de l’équipage. La tourelle a un diamètre extérieur de 10m,50 ; elle s’élève de 6 mètres au-dessus du pont, et elle est elle-même surmontée d’une petite tourelle, d’un mètre. Percée de deux sabords, elle est armée de deux canons de 27 centimètres ; comme la tour tourne sur un pivot ses canons peuvent être pointés dans toutes les directions. Enfin, dans l’espace laissé libre sur le pont, à l’avant et à l’arrière, on a construit deux sortes d’immenses caisses en tôle, où sont les logements des maîtres et de l’état-major.
Quant à la superstructure, élément dont nous avons pour la première fois l’occasion de parler, c’est un vaste palier en tôle, qui a 3 mètres de largeur, sur 27 mètres de longueur, et qui, installé au centre du navire, renferme la cheminée et supporte une large plate-forme. À chacun des angles de cette plate-forme se trouve un canon de 12 ; les hamacs de l’équipage sont, pendant le jour, rangés dans les bastingages de cette plateforme.
Quand un petit modèle de ce navire parut à l’Exposition universelle de 1878, quelques marins prétendirent que ce bâtiment manquerait de stabilité. La navigation qu’il a faite depuis a largement démontré que ces critiques étaient mal fondées.
Sur le modèle du Tonnerre et en différant à peine par quelques dispositions, a été construit, à Rochefort, et lancé en 1881, le magnifique garde-côtes cuirassé, le Tonnant, que nous représentons dans la figure 258.
Ce formidable engin de guerre mesure 75m,60 à la flottaison ; il a 17m,60 de largeur extérieure, 5m,49 de creux et 5m,10 de tirant d’eau. Son déplacement et de 4 523 tonneaux. Sa cuirasse a 33 centimètres au milieu, 25 centimètres à l’avant, et 24 centimètres à l’arrière. Sa tour est également cuirassée à l’épaisseur de 35 centimètres.
Son artillerie se compose de deux canons de 34, enfermés dans une tourelle, et de 4 canons-revolvers, placés sur les gaillards.
Comme on le voit par notre dessin, les puissants garde-côtes du genre du Tonnant n’ont plus du navire que le nom. Il faut un effort d’imagination pour comprendre que cette succession d’étages, placés les uns au-dessus des autres, sont supportés par une coque qui rappelle les anciens bâtiments. La coque est, en effet, presque entièrement noyée, et ce que l’on voit au-dessus du niveau de l’eau a plutôt l’apparence d’un château-fort bardé de fer, que d’un bâtiment. Nous sommes loin de ces élégantes frégates dont la légère voilure séduisait tant les peintres et les poètes. Mais il y a ici un autre genre de pittoresque et de poésie. Sans doute, nos navires de guerre ne rappellent plus le « goéland » étendant ses ailes, mais ils nous montrent un gigantesque édifice dominant la mer de toute sa puissance. À ce point de vue, le Tonnant, qui justifie bien son nom, a aussi sa beauté.
La classification nouvelle adoptée, pour les navires de notre flotte, comprend neuf gardes-côtes, dont le plus ancien, l’Onondaga, date de 1863. Le Tonnant est, avec le Tonnerre, le dernier lancé et le plus perfectionné.
Il porte 197 hommes.
La Fusée (fig. 259) est un autre navire cuirassé, qui est destiné à la défense des côtes. Construit, à Lorient, il a été lancé le 7 mai 1884.
Sa coque est en acier et en bois doublé de cuivre ; ses dimensions sont restreintes, car sa longueur est seulement de 65 pieds, sa largeur de 32 pieds, 7 pouces, son déplacement d’eau de 1 045 tonnes.
La coque est protégée par une ceinture en acier, de 10 pouces d’épaisseur au-dessus et de 7 pouces au-dessous. Le pont est défendu par une plaque en acier, de 2 pouces d’épaisseur. Toutes les parties pleines et vides sont protégées de même.
La flottaison de ce navire est assurée par de nombreux compartiments étanches, faisant tout le tour du pont. Le bouclier placé en avant est lui-même protégé par une plaque de 4 pouces.
Le poids total de la cuirasse est de 333 tonnes.
L’armement de ce garde-côtes consiste en un canon de 27 centimètres, monté en avant de la tourelle. Deux mitrailleuses Hotchkiss et un tube lance-torpille Whitehead sont adaptés à l’une des batteries.
Les machines à vapeur, qui sont de la force de 1 500 chevaux, font mouvoir deux hélices jumelles.
La vitesse de la Fusée est estimée à 13 nœuds.
L’équipage se compose de 70 hommes.
Les types des bâtiments cuirassés et des garde-côtes cuirassés que nous venons de décrire ont servi de modèle pour construire les grands cuirassés et les garde côtes de notre flotte.
CHAPITRE III
La vitesse, élément trop négligé depuis 1870, a repris, de nos jours, un rôle prépondérant, dans notre organisation maritime militaire. En effet, outre les combats corps à corps, il faut encore se préoccuper des intérêts que chaque nation doit défendre sur les mers. Si, pendant une guerre, les navires qui apportent le blé, voire même les canons et les munitions, comme ceux qui voyagèrent, en 1870, des États-Unis en France, étaient pris ou arrêtés en route, la fortune et le sort d’un pays pourraient être compromis. D’où la nécessité d’ajouter aux bâtiments cuirassés d’autres navires de guerre, également cuirassés, mais plus petits, et à marche rapide.
On appelle croiseurs les navires répondant à cette nouvelle indication.
Le croiseur est au cuirassé ce que la cavalerie est à l’infanterie. Il veille à la sûreté du corps de bataille ; il le protège contre les surprises de l’ennemi ; il éclaire sa route, il explore l’horizon, dans toutes les directions, en avant, en arrière et sur les flancs, pour avertir l’amiral des mouvements ennemis qui peuvent menacer l’escadre. Dans la constitution des flottes modernes, le croiseur a donc une importance hors ligne.
Si nous possédons, en France, d’admirables vaisseaux cuirassés, nous ne sommes pas moins bien pourvus en fait de croiseurs.
Quand on commença à ajouter moins d’importance aux grands navires cuirassés, le gouvernement français ordonna la construction de plusieurs croiseurs. Au mois de janvier 1888, l’arsenal de Rochefort procédait au lancement d’un très beau et très puissant croiseur, le Forbin, et sur le même modèle, le Surcouf, le Tonder, la Lalande, le Condor et le Coetlogon. Pour faire connaître ces types de bâtiments de guerre, nous décrirons d’abord le Forbin.
Le Forbin est un des plus longs croiseurs qui existent. Il mesure 95 mètres de longueur, sur 9 mètres seulement de largeur ; il déplace 1 848 tonneaux, avec un tirant moyen de 4m,24. Ses deux machines à vapeur sont d’une force de 6 000 chevaux. Il est protégé par un pont cuirassé, qui a la forme d’un dos de tortue, et qui va de bout en bout du navire, au-dessous de la flottaison.
Ce croiseur, qui file 19 nœuds, et qui n’a que 150 hommes d’équipage, porte deux canons de 14 centimètres, placés sur le pont des gaillards, trois canons à tir rapide installés sur la dunette, et quatre canons-revolvers (mitrailleuses). Il a coûté 3 millions, dont 74 000 francs seulement pour le matériel d’artillerie, et plus d’un million pour les appareils moteurs.
Les croiseurs, dont nous venons de donner la nomenclature, et qui ont été faits sur le modèle du Forbin, sont connus sous le nom de croiseurs de 3e classe. Le Dupuy-de-Lôme, que nous allons décrire, est le type des croiseurs de 1re classe, et le Davout, le type des croiseurs intermédiaires, ou de 2e classe. Disons seulement, en ce qui touche ce dernier type, que le Davout a 88 mètres de longueur sur 12 mètres de largeur, qu’il file 20 nœuds, et qu’il est armé de quatre canons de 16 centimètres.
Le Dupuy-de-Lôme, type des croiseurs de 1re classe, est plus grand. Il a 114 mètres de longueur, sur 15m,70 de largeur. Ses deux machines à vapeur développent une force de 14 000 chevaux, et permettent à ce bâtiment, réellement exceptionnel, de filer 20 nœuds. Il a pour armement deux canons de 19 centimètres, trois canons de 16 centimètres à l’avant, et trois canons de même calibre à l’arrière, huit canons-revolvers (mitrailleuses) et huit canons à tir rapide. Il est protégé, dans ses œuvres vives, par un pont cuirassé, situé au-dessous de la ligne de flottaison.
Le Hussard appartient à la catégorie des croiseurs de 2e classe. Nous le représentons dans la figure 260.
Le croiseur le Hussard est un navire en bois et à éperon, qui a été construit au Havre, et lancé le 27 août 1877. Sa longueur est de 65 mètres, et sa largeur de 8 mètres.Il porte 110 hommes d’équipage. Il peut marcher à la voile et à la vapeur. La machine à vapeur, de la force de 175 chevaux, et de 300 kilogrammètres, actionne une hélice qui procure au navire une vitesse moyenne de 14 nœuds.
Son artillerie se compose de 14 pièces, et de 2 mitrailleuses.
Somme toute, notre flotte possède six croiseurs de 3e classe, deux croiseurs du type intermédiaire — et qui disparaîtront tôt ou tard — et quatre croiseurs à barbette, de 1re classe, qui sont tous les quatre, et comme le Dupuy-de-Lôme, revêtus de cuirasses à l’épreuve des obus à la mélinite.
Il est bien évident que la construction des croiseurs de 1re classe s’imposait à nous. Les croiseurs de 3e classe, du type du Forbin, ne disposent pas d’une artillerie suffisante ; c’est tout au plus s’ils sont bons pour le service d’éclaireurs d’escadre. Ces croiseurs n’ont peut-être pas un rayon d’action suffisant : les croiseurs du premier type répondent seuls efficacement à leur mission.
La marine britannique, à l’exemple de la nôtre, n’a pas hésité à suspendre la construction des navires cuirassés, pour activer celle des croiseurs rapides. Sir Charles Dilke écrivait, en 1888, à ce sujet : « Toutes les puissances multiplient leurs croiseurs, pour attaquer notre commerce. Pour deux navires anglais qui filent 20 nœuds, on en cite cinq français et russes. Sans doute, nous avons nos steamers marchands, mais telle est la supériorité de la France en croiseurs à grande vitesse, qu’il est à douter que nous ayons assez de steamers à grande vitesse, pour contrebalancer sa supériorité. »
La vitesse est le principal facteur dans la guerre navale.
La marine anglaise en revient à rechercher la grande vitesse, pour ses navires de guerre. Mais il faut joindre à cette qualité la mobilité ; c’est cette double condition que nous nous sommes efforcés de réaliser dans la construction de croiseurs des types les plus récents sortis de nos chantiers et qu’il nous reste à décrire.
Tels sont les croiseurs torpilleurs, l’Épervier et la Cécille.
L’Épervier est un bâtiment en acier et à deux hélices, qui a 68 mètres de longueur sur 8m,90 de largeur. Sa coque est divisée en dix compartiments étanches, dont les cloisons s’élèvent jusqu’au pont cuirassé. Le pont, qui a la forme d’un dos de tortue, protège toutes les parties vitales du navire, machines, chaudières, soutes à munitions, etc. Il est armé de cinq canons de 10 centimètres et de six canons-revolvers. Sa construction a coûté 2 millions.
Le Cécille est un croiseur de 1re classe, construit par la Société des forges et chantiers de la Méditerranée, et dont les plans ont été dressés par M. Lugane. Il est en acier, à double hélice, et mesure 122 mètres de longueur, sur 15 mètres de largeur. Un pont cuirassé protège les deux machines motrices, les chaudières et les soutes à munitions. Le pont est établi au-dessous de la ligne de flottaison ; il s’abaisse en abord et sur les extrémités, et forme ainsi une ceinture, qui présente une réelle résistance aux projectiles de fort calibre. Au-dessus du pont, on a dressé une série de caissons en acier, qui sont remplis de cellulose comprimée ; on assure, de cette façon, l’insubmersibilité du bâtiment, en cas d’avarie par les obus.
Quatre machines à vapeur, accouplées par deux, à deux hélices juxtaposées, développent une force de 9 600 chevaux-vapeur.
Le Cécille est armé de six canons de 16 centimètres, placés sur le pont, de dix canons de 14 centimètres dans la batterie, et d’une trentaine de canons à tir rapide et de canons-revolvers. Il est éclairé à l’électricité, file 19 nœuds, et comporte un équipage de 486 hommes.
Le Forfait, qui a été lancé le 6 février 1879, à l’arsenal du Mourillon (Toulon), appartient à la catégorie de navires en bois de grande vitesse, destinés à combattre, non pas des cuirassés, mais des navires de même espèce. Toutefois, la rapidité de marche dont sont animés les bâtiments de ce type leur assure, pour le combat, des avantages particuliers sur les cuirassés eux-mêmes. Ils se classent dans les croiseurs de deuxième rang.
La longueur du Forfait est, à la flottaison, de 76 mètres, sur 11m,60 de largeur. Son tirant d’eau moyen est de 4m,85 ; il déplace 2 268 tonnes. Sa coque est tout en bois. Armé de quinze canons de 14 centimètres, qui lancent leurs obus de 21 kilos jusqu’à une distance de 10 kilomètres, il a une machine à vapeur de 2 500 chevaux, qui imprime au navire une vitesse de 16 nœuds. L’approvisionnement de charbon est de 400 tonnes.
Le Forfait a une voilure portée sur une mâture complète ; il est commandé par un capitaine de vaisseau, qui a sous ses ordres 250 hommes d’équipage.
Nous avons donné, dans le Supplément aux Bateaux à vapeur, au volume précédent[9], la description et les dessins des machines à vapeur du Forfait. Le lecteur est prié de s’y reporter, pour apprécier l’importance du moteur de ce navire.
Une autre catégorie de navires, les avisos, ont été construits récemment, selon un mode nouveau approprié aux missions qu’ils ont à remplir.
Comme type des nouveaux avisos de transport, nous rappellerons l’aviso le Renard, dont le premier type se perdit, en 1884, dans les mers de Chine, mais qui a été reproduit plusieurs fois depuis.
Un autre aviso de transport que l’on voit dans la figure 261 est la Sarthe.
La Sarthe est un magnifique bâtiment à vapeur, mixte, en bois, qui a été construit à Cherbourg, sous la direction de différents ingénieurs et d’après les plans et devis de M. Guénot. Voici ses principales dimensions :
Longueur à la flottaison |
82m,90 |
Largeur extrême |
13m,56 |
Creux |
8m,14 |
Déplacement d’eau |
3 959 tonnes. |
La Sarthe possède 2 batteries de 2m,30, un faux-pont de 2m,60, et une cale. Elle est pourvue d’une hélice mue par une machine à vapeur horizontale, à bielle renversée, de la force de 249 chevaux. Sa vitesse et de 11 nœuds.
Un grand nombre de nos avisos sont destinés au service côtier du Sénégal et du Tonkin. Le Laprade peut être considéré comme le type de ce genre particulier d’aviso.
Le Laprade, qui a été lancé au mois de janvier 1888, a une longueur de 55 mètres ; il est entièrement construit en fer. Bien qu’il soit pourvu d’une machine à vapeur très puissante, son tirant d’eau ne dépasse pas 2 mètres, de telle sorte qu’il peut remonter tous les fleuves de nos colonies. Sa machine à vapeur est de la force de 400 chevaux.
Ce qui est curieux dans les avisos destinés au service côtier de nos colonies, c’est leur aménagement intérieur. On a du prendre toutes les précautions exigées par le climat du Sénégal et du Tonkin, d’autant plus qu’en cas d’expédition à l’intérieur de ces contrées, ces avisos, accompagnant de loin les colonnes de troupes, seraient également désignés pour servir d’hôpitaux. Tous leurs compartiments intérieurs, sont à claire-voie. Les sabords et les panneaux, qui sont très larges, servent à la ventilation. Enfin, le pont est recouvert par un toit et par une vaste tente ; de telle façon que les hommes de l’équipage manœuvrent à l’abri de la pluie.
L’aviso-transport, la Rance, qui a été construit à Lorient, et terminé en 1888, est également destiné au service des colonies. Il est long de 64 mètres et large de 10m,50. Sa coque, qui est en bois, avec liaisons en acier, est divisée, à l’intérieur, par deux cloisons étanches.
La flotte française comprend trois bâtiments de ce même type : la Rance, la Manche et le Vaucluse, Ces trois avisos sont pourvus de machines à vapeur compound, à pilon, à deux cylindres, avec condenseurs à surface, produisant une force de 745 chevaux-vapeur. Ils sont armés, chacun, de quatre canons de 14 centimètres, de deux canons de 90 millimètres et de quatre canons-revolvers.
Les avisos sont pourvus, comme beaucoup de cuirassés, d’un matelas de cellulose, pour empêcher la pénétration de l’eau, si un obus a percé leur coque.
Le Sagittaire est un aviso construit récemment, dans le but spécial de la navigation dans les mers de l’extrême Orient (Chine, Indes, Tonkin).
Pour le service de transport ou de campagne dans les fleuves du Tonkin, de l’Annam, de la Chine et de la Cochinchine, la marine française a construit, en outre des avisos, de simples canonnières à vapeur.
Le Henri-Rivière est une petite canonnière ayant cette affectation spéciale.
Une autre canonnière à l’usage spécial du Tonkin est représentée dans la figure 262.
Ces canonnières ont fait leurs preuves en Chine, en forçant les passes de la rivière Min.
CHAPITRE IV
Une invention, terrible dans ses effets, est venue obliger toutes les marines militaires à modifier, ou à transformer leur matériel de défense et d’attaque, c’est-à-dire les flottes de cuirassés et de croiseurs, ainsi que les moyens de défense de nos ports, de nos cours d’eau, et des ouvrages fortifiés qui doivent mettre nos côtes à l’abri d’un débarquement ennemi. Ce n’est plus seulement contre les formidables projectiles des canons de 100 tonnes que les navires cuirassés et les croiseurs ont à se défendre, mais aussi contre un adversaire bien autrement dangereux : le torpilleur.
Le torpilleur est un bateau, de dimensions restreintes, qui porte un agent de destruction d’une puissance effroyable, la torpille, et qui vient l’attacher aux flancs d’un navire ennemi. Si la tentative réussit, la torpille éclate, et pratique une énorme brèche dans les flancs du bâtiment, qui coule presque aussitôt.
C’est en 1864, pendant la guerre de la Sécession américaine, que ce redoutable engin fit sa première apparition. Le 17 février, la corvette fédérale le Housatenic était à l’ancre au large de Charlestown. Il faisait nuit quand, vers 9 heures du soir, l’officier de quart aperçut, dit-il, « quelque chose qui se mouvait dans l’eau » et qui se rapprochait du navire. On eût dit une planche glissant sur la mer. En réalité, c’était un très petit bateau plat, commandé par un lieutenant, et monté par six marins. En deux minutes, ce bateau se trouva près du bord de la corvette. Le capitaine du Housatenic ordonna de faire machine en arrière, et appela l’équipage aux postes de combat. Mais, inutiles mesures ! Une explosion terrible éclate brusquement, le navire s’enfonçant par l’arrière s’incline sur bâbord, et coule à fond.
Le temps était beau, la mer calme ; presque tous les hommes de l’équipage furent recueillis, sains et saufs, par les embarcations d’un autre navire fédéral. Quant au lieutenant Dixon, qui commandait l’embarcation, il fut englouti, avec ses compagnons.
Le même genre d’attaque continua contre les vaisseaux de l’Union.
Le 6 mars 1864, le steamer Memphis était en station sur le North Edisto River, quand les matelots aperçurent, à 60 mètres seulement, un petit bateau arrivant sur eux à toute vitesse. On retira immédiatement les ancres, et on se mit à fuir, pendant que les hommes de quart concentraient sur l’assaillant un violent feu de mousqueterie. Heureusement, le mécanisme du bateau torpilleur s’étant dérangé, celui-ci dut battre en retraite.
Le 9 avril 1864, la frégate Minnesota, de l’escadre des confédérés faisant le blocus de l’Atlantique du Nord, était mouillée à la hauteur du Newport News, au milieu de navires de guerre, de cuirassés, et d’avisos de transport, lorsque l’officier de quart aperçut, à 250 mètres de distance, un corps sombre, qui s’avançait lentement. L’officier de quart héla l’embarcation, mais comme elle ne répondait pas, il s’apprêtait à faire feu, quand, tout à coup, une explosion terrible se produisit. La torpille avait touché la frégate ; celle-ci ne coula point, mais ses avaries furent considérables.
Dix jours après, la frégate Wabash, de l’escadre du blocus de Charlestown, se vit, à son tour, attaquée par un torpilleur. Elle se hâta de couper ses amarres, et prit le large, tout en lâchant une bordée de mousqueterie, dans la direction supposée de son chétif assaillant.
Le torpilleur put rentrer sain et sauf à Charlestown. Mais, on le voit, une frégate de guerre, armée de canons formidables, portant 700 hommes d’équipage, avait dû fuir devant quatre aventuriers dirigeant une frêle embarcation, du port d’un tonneau, dont tout l’armement consistait en quelques livres de poudre accrochées au bout d’un espar !
De semblables faits ne pouvaient être accueillis avec indifférence. Le gouvernement de l’Union prit enfin la résolution de munir sa flotte d’engins offensifs, analogues à ceux des Confédérés. Il commanda un bateau-torpille, qui fut désigné sous le nom de screnpicket boat, et il le mit à la disposition du capitaine Cushing, avec mission d’attaquer le cuirassé confédéré l’Albemarle.
L’Albemarle était un croiseur qui était devenu la terreur des passes maritimes. Son capitaine se vantait de couler tous les navires de l’Union, et on l’avait vu sortir victorieux de deux engagements très rudes. Décidé à détruire ce dangereux adversaire, le gouvernement de l’Union chargea de cette mission périlleuse le capitaine Cushing. Ce courageux marin, accompagné de treize hommes résolus, appareilla, dans la nuit du 26 octobre 1864, pour aller à la rencontre de l’Albemarle, alors mouillé dans le Roancke River. Il s’en approcha, d’abord lentement, silencieusement, mais bientôt, découvert et accueilli par un feu de mousqueterie formidable, il lança à toute vapeur son bateau en avant, porta sa torpille sous le flanc du navire, et lâcha la détente.
L’Albemarle sauta en l’air. Le bateau torpilleur fut détruit, mais le capitaine Cushing put se sauver, à la nage, avec quelques-uns de ses compagnons.
Tels furent les débuts des torpilleurs dans la guerre maritime. Les procédés employés par les confédérés et les fédéraux étaient encore élémentaires, mais l’art de la destruction n’en avait pas moins fait un grand pas : le navire torpilleur était créé.
Quant à la torpille elle-même, son invention remontait beaucoup plus haut, mais jusque-là on n’avait pas songé à la placer sur un bateau ou un navire, pour en faire un moyen d’attaque ou de destruction. Son emploi se bornait à la défense des fleuves, des ports et de certains points du littoral où l’ennemi pouvait tenter un débarquement de vive force.
Avant d’étudier les navires torpilleurs, leur construction, leur armement, leur tactique, il est donc indispensable de parler des torpilles.
Deux ingénieurs américains, Bushnell et Fulton, sont les inventeurs de la torpille. Dans notre notice sur les Bateaux à vapeur des Merveilles de la science[10], nous avons parlé de Bushnell, et dit que Fulton avait proposé, en 1803, au premier consul Bonaparte, de construire, à l’entrée de nos ports, ce qu’il appelait des fourneaux submergés.
Le fourneau submergé de Fulton se composait, comme le représente, d’après une gravure du temps, la figure 263, d’une boîte en cuivre, B, fixée à une boîte de sapin, A, contenant 100 kilogrammes de poudre, et retenue par un câble, permettant à la torpille de flotter entre deux eaux. La torpille était fixée à un poids de 60 livres, P, retenu à la place voulue par une ancre R. On disposait le câble et l’ancre de telle façon que l’extrémité supérieure de la torpille fût à 8 ou 10 mètres au-dessous de la surface de la mer. À son extrémité supérieure, la torpille était pourvue d’une capsule en cuivre contenant t’amorce, et d’un levier O. Il suffisait qu’un bâtiment heurtât ce levier, pour que l’amorce prît feu et que la torpille éclatât.
Le ministre de la marine française (c’était l’amiral Decrès) ne fit pas bon accueil à la découverte de Fulton, et Bonaparte, après en avoir fait exécuter l’essai dans le port de Brest, repoussa avec énergie l’invention de l’ingénieur américain, comme tout à fait inapplicable.
Fulton passa alors en Angleterre, et proposa ses fourneaux submergés à l’Amirauté. Mais il ne fut pas plus heureux en Angleterre qu’en France, bien qu’il eût détruit, avec une charge de 200 livres de poudre, le vieux brick Dorothée. On lui faisait, non sans raison, une double objection. D’abord les amorces étaient fort imparfaites ; ensuite, pour qu’un bâtiment fût détruit, ou tout au moins atteint, il fallait qu’il vînt heurter la torpille. Mais un navire neutre ou ami, un bâtiment de commerce, pouvait, dans l’obscurité, venir heurter la torpille, et être victime de l’explosion.
Cette objection était sans réplique. L’électricité peut seule fournir le moyen, comme on le fait de nos jours, d’enflammer à distance une mine sous-marine.
La torpille rudimentaire imaginée par Fulton était automatique, puisqu’elle détonait sous l’influence d’un choc. Mais comme ce choc est par trop livré au hasard, on n’a jamais songé sérieusement, en Europe, ni en Amérique, à faire usage des fourneaux submergés de Fulton. C’est tout au plus si les Chinois y ont eu recours, en 1886, pour fermer la rivière Min à l’escadre de l’amiral Courbet.
Le courant électrique est donc le seul moyen usité aujourd’hui pour enflammer les torpilles, et l’on distingue les torpilles électriques à simple interruption et les torpilles électriques à double interruption de courant.
Supposez (fig. 264) une torpille placée en A, et reliée par deux fils conducteurs, avec deux postes d’observation, B et C. Les observateurs de ces deux postes sont munis d’une planchette, sur laquelle est indiquée fort exactement la situation des torpilles fixes.
Sur la planchette se trouve une lunette portée par un pivot, muni d’une aiguille de cadran. Cette aiguille est perpendiculaire à la direction de la lunette. Tout autour du pivot, et disposés comme les heures sur le cadran d’une montre, se trouvent les points d’attache, 1, 2, 3, etc., des fils conducteurs du courant électrique allant aux diverses torpilles placées sous l’eau au loin dans la mer. Les fils 1 de chaque appareil vont à la même torpille. De même pour les fils 2.
Sur la table de chaque poste d’observation, se trouvent, en n, n, deux petits appareils à levier mobile, qui servent, à l’aide d’un fil m, à établir le circuit électrique entre les deux postes B et C, au gré de chacun des observateurs.
C’est là le point intéressant du système, car c’est la possibilité de ne rendre la torpille inflammable que lorsque le navire qui passera au-dessus d’elle sera un navire ennemi.
Au moment où, dans la lunette avec laquelle ils observent les déplacements du navire ennemi, nos deux observateurs verront à la fois, tous les deux, le navire suivant la direction de la torpille, A, ils pourront en conclure que le navire passe au-dessus de la torpille. Ils n’auront alors qu’à fermer le circuit électrique A, B, C, en abaissant les leviers n, n, et le courant électrique, qui passera aussitôt, mettra le feu à la torpille.
Voilà un procédé très simple, il offre, cependant, un inconvénient. Si la foudre venait à tomber sur l’un des fils a A, b A, le courant électrique très intense qui serait produit suffirait peut-être pour déterminer l’explosion de la torpille. En temps de paix, ce serait déjà une excellente raison pour préférer à ce mode trop simple d’inflammation électrique la mise du feu électro-automatique,
Voici en quoi consiste ce procédé : le circuit électrique ACB est interrompu deux fois : d’abord à la station d’observation, ensuite dans la torpille elle-même. À la station, l’observateur rétablit le circuit à son gré, mais dans la torpille le circuit ne devient continu qu’à la suite d’un choc. Supposez que l’on n’ait à redouter aucune attaque ; alors on interrompt le circuit dans les postes, et les navires peuvent circuler à l’aise. Ils auront beau heurter les torpilles ; elles ne feront pas explosion. Mais si l’escadre ennemie apparaît, bien vite un tour de clef ; le circuit est rétabli dans les postes ; tout navire qui touchera une torpille achèvera par le choc de compléter le circuit, et alors la torpille éclatera.
Au début, on employait la poudre de guerre pour remplir les torpilles, ou plutôt les fourneaux de démolition, que l’on submergeait à l’entrée des passes à défendre ; et il fallait d’énormes quantités de poudre. Pour n’en citer qu’un seul exemple, en 1855, les Russes avaient installé, dans la mer Baltique, des torpilles Jacobi, qui ne renfermaient que 3 kilogrammes et demi de poudre.
Ces torpilles (fig. 265) étaient formées de deux compartiments ; le compartiment supérieur, T, contenait la charge ; le compartiment inférieur, A, abritait l’appareil de mise du feu. Le tout était supporté par un disque flottant, R.
Quelques-unes de ces torpilles éclatèrent sous quelques navires, sans leur causer grand dommage.
Les Américains avaient précédemment inventé le baril-torpille (fig. 266), qui était disposé dans l’axe du courant de telle sorte qu’il présentait à la quille des navires cinq fusées saillantes, A, B, etc., vissées de part et d’autre de la partie centrale, et une bouée-torpille (fig. 267), en forme d’entonnoir T, T, fixée à une corde A C. Il suffisait que l’une de ces fusées ou de ces bouées fût heurtée pour que la torpille fît explosion.
En 1866, les Autrichiens se sont servis d’une torpille plus compliquée, que représente la figure 268. C’est un fourneau T, qui est maintenu dans l’eau par une calotte en fonte P, et une tringle C, C, reposant sur le fond de la mer. À l’aide d’une chaîne B, qui passe par un rouet A, on mouille une ancre à laquelle l’appareil est fixé, et on le fait enfoncer à la profondeur voulue. Il suffit d’un choc contre le fourneau T pour faire éclater la composition explosible.
Un perfectionnement considérable a été réalisé dans l’art destructeur qui nous occupe, par l’invention des torpilles automobiles, c’est-à-dire se dirigeant d’elles-mêmes, grâce à un mécanisme approprié, vers le navire à atteindre et à démolir.
Avec la poudre ordinaire on n’aurait pu songer à créer un tel engin, car il aurait fallu, pour détruire à son aide un navire, employer une quantité énorme de poudre, que l’on n’aurait pu embarquer sur un petit bateau. Mais grâce à la découverte des explosifs, que nous avons étudiés dans notre Supplément aux poudres de guerre, substances qui, sous un faible poids, produisent des effets de destruction formidables, on a pu songer à fabriquer des torpilles qui, chargées d’un explosif puissant, peuvent être munies d’un mécanisme directeur, qui les pousse vers le but désigné.
C’est un constructeur autrichien, M. Whitehead, qui a créé la première torpille automobile, qui porte son nom, et que nous représentons dans la figure 269.
La torpille Whitehead a une longueur de 4 à 5 mètres et 35 centimètres d’épaisseur. Des tôles plates qui font saillie, ainsi que des ailerons, assurent la stabilité de cet appareil dans l’eau. À l’arrière de la torpille, se trouve une hélice, en bronze. L’appareil est divisé, à l’intérieur, en six compartiments. Le premier contient un tube rempli de fulminate de mercure, et communiquant avec la charge renfermée dans le second compartiment. Si l’amorce heurte un corps dur, elle fait détoner le fulminate, qui détermine aussitôt l’inflammation de la charge. Cette charge est, d’ordinaire, de 15 à 20 kilogrammes de fulmicoton ou de nitro-glycérine. Le troisième compartiment contient un appareil spécial, que l’on appelle régulateur de la submersion, et qui fait cheminer la torpille, soit à la surface de l’eau, soit à des profondeurs allant jusqu’à 42 mètres. On détermine cette profondeur à l’avance ; cela fait, le régulateur maintient la torpille à la profondeur voulue. Le quatrième compartiment renferme un réservoir d’air comprimé à 60 atmosphères. C’est cet air comprimé qui, en s’échappant par un petit tube, fait mouvoir l’hélice de la torpille.
La torpille Whitehead peut parcourir une distance de 1500 à 2000 mètres.
Nous représentons dans la figure 269 la torpille Whitehead, au moment où elle est introduite dans le tube lance-torpille. Comme on le voit, elle a, extérieurement, l’aspect d’un fuseau d’acier, terminé par une double hélice. C’est un minuscule bateau sous-marin, divisé en quatre compartiments, que l’on voit représenté dans la figure 270, qui en donne la coupe.
La charge explosive qui est placée à l’avant se compose de 30 kilogrammes de dynamite. Un percuteur à plusieurs pointes, en frappant une amorce, à l’intérieur, détermine l’explosion de la dynamite. Dans le compartiment d’arrière se trouve une petite machine à trois cylindres, actionnant l’hélice. Cette machine est mue par de l’air comprimé, emmagasiné dans le compartiment du milieu : elle est mise en marche, aussitôt que la torpille est projetée hors du tube lance-torpille, par un doigt métallique, qui est accroché au passage, et qui ouvre le robinet de communication avec le réservoir d’air comprimé.
Un autre appareil du même genre permet de déterminer à l’avance le temps au bout duquel la machine s’arrêtera, et comme la torpille remonte alors à la surface, on peut régler ainsi son trajet à cinquante, cent, deux cents mètres, par exemple, de manière à savoir où elle émergera après le tir. Un troisième dispositif permet, au contraire, de la faire couler à fond, si elle accomplit son trajet sans avoir éclaté, ce qui deviendrait nécessaire en cas de combat, pour que l’ennemi ne pût repêcher les torpilles perdues.
On voit donc que la torpille automobile a les propriétés suivantes :
1° Elle marche d’elle-même, dans la direction où elle a été lancée, à une vitesse d’environ 40 kilomètres à l’heure.
2° Elle éclate aussitôt qu’elle choque le but, même dans une direction assez oblique.
3° Si ce but est manqué et qu’on ait réglé l’appareil en conséquence, la torpille coule à fond, de manière à échapper à l’ennemi.
4° Si, au contraire, on ne fait que de simples exercices à blanc, sans charge explosive, la torpille remonte à la surface de l’eau, son trajet accompli, et l’on règle à volonté la longueur de ce trajet, en amenant un index en regard du chiffre correspondant.
Mais toutes ces propriétés si remarquables seraient inutiles si la torpille ne satisfaisait pas à une dernière condition, la plus importante de toutes : celle de se maintenir entre deux eaux, à la profondeur voulue pour atteindre le navire ennemi, dans ses œuvres vives. Supposons, par exemple, que le navire à torpiller ait un tirant d’eau de 10 mètres. Il est clair que la torpille passera sous sa quille, sans éclater, si elle s’enfonce à plus de 10 mètres. Il faudra qu’elle frappe en pleine carène, à 4 ou 5 mètres de profondeur, pour produire tout son effet.
La torpille automobile possède encore cette propriété, indispensable, de se maintenir d’elle-même au niveau pour lequel on l’a réglée. Le mécanisme employé à cet effet a été longtemps le secret de l’inventeur. Il est connu aujourd’hui, et nous allons l’expliquer sommairement.
Le mécanisme est placé dans le second compartiment, à partir de l’avant, et se compose essentiellement d’un pendule, ou balancier, relié par une tringle à un gouvernail horizontal, placé à l’arrière de la torpille, à la suite des hélices.
Ceci posé, supposons que la torpille tende à remonter à la surface en prenant la position inclinée ci-après (fig. 271), le pendule P reste vertical, à cause de son poids, mais il a repoussé la tringle T vers l’arrière, et celle-ci a fait tourner le gouvernail G, qui, en prenant la position indiquée dans la figure, va faire dévier la marche dans le sens de la flèche, c’est-à-dire ramener la torpille vers le fond.
Si, au contraire, la torpille prend la position ci-dessous (fig. 272), le pendule, toujours vertical, agit maintenant de manière à tirer la tringle T vers l’avant ; le gouvernail G prend la position opposée, et son action tend à faire remonter la torpille vers la surface.
Tel est le principe du mécanisme régulateur. D’ingénieuses dispositions accessoires en assurent la complète efficacité. Mentionnons, notamment, le piston relié au pendule et qui amortit les mouvements trop brusques de celui-ci, puis le système de réglage qui permet de déterminer la profondeur dont la torpille ne devra pas s’écarter.
La torpille Whitehead a 5m,80 de long ; son poids est de trois cents kilos environ, et sa flottabilité de 9 kilos, c’est-à-dire qu’au repos elle flotte à la surface de l’eau, et qu’il faut l’action combinée de l’hélice et du gouvernail horizontal, pour la maintenir entre deux eaux.
L’inventeur, M. Whitehead, a créé, à Fiume, en Autriche, une usine, où il construit les torpilles qu’il fournit aux différents gouvernements. Chaque torpille Whitehead coûte environ 10 000 francs.
Voyons maintenant la manière de faire usage de ce terrible engin.
La torpille automobile étant placée sur le pont du navire-torpilleur, on se met en devoir de la lancer dans le tube lance-torpille. C’est cette opération que l’on a vue représentée dans la figure 269.
Portée par une enveloppe de toile, la torpille est suspendue par des chaînes, à une potence, placée sur le côté du torpilleur. Deux hommes la dirigent en face de la culasse du tube, qui s’ouvre devant la guérite du poste-vigie, puis la poussent dans son logement. C’est une petite charge de poudre qui lance, par son explosion, la torpille hors du tube. Cette charge n’a que la force nécessaire pour pousser la torpille hors du tube ; on voit donc aisément celle-ci s’élancer dans l’eau.
Feu ! commande le capitaine… On entend un bruit sourd : au milieu d’un petit nuage de fumée, la torpille s’élance dans la mer, où on la voit s’enfoncer, comme un marsouin (fig. 273). Le remous de son hélice permet de suivre du regard, à la surface des eaux, sa marche mystérieuse. On perd sa trace, mais déjà elle est remontée à la surface… Les yeux perçants des marins l’ont aperçue : elle forme un petit point noir, à trois cents mètres, la distance exacte pour laquelle on l’avait réglée.
S’il s’agit d’un simple exercice de tir, on va la repêcher.
C’est cette opération que représente la figure 274. Deux hommes descendent dans un canot, la torpille est amarrée, puis suspendue à la potence, enlevée et replacée dans le tube lance-torpille, pour une nouvelle expérience.
Quelquefois, la torpille est perdue de vue, ou bien elle ne remonte pas à la surface. Dans ce cas, il faut draguer le fond, pour la retrouver. Mais cet accident est rare. Tout au contraire, on sait déterminer avec précision la direction et la longueur du trajet de la torpille.
Les marines militaires possèdent donc aujourd’hui un engin redoutable, qui, lancé d’une grande distance, soit par une embarcation, soit par un grand navire, à l’aide de systèmes qui tendent de plus en plus à se perfectionner, peut, en éclatant, défoncer la carène d’un bâtiment ennemi.
La torpille Whitehead a fait renoncer aux torpilles divergentes, qui, remorquées par les grands et les petits navires, à quelque distance de leurs flancs, faisaient explosion au contact des carènes ennemies. C’était là un retour aux torpilles dont avait fait usage Fulton. Les torpilles divergentes ont été réglementaires dans plusieurs marines, mais aujourd’hui, nous le répétons, elles sont complètement abandonnées pour les torpilles Whitehead, c’est-à-dire automobiles.
Les navires cuirassés n’ont-ils aucun moyen de prévenir les atteintes de ces terribles ennemis, qui portent, sournoisement, dans l’ombre et le silence, la destruction et la mort ? Ils ne sont pas entièrement désarmés, mais leurs procédés de défense sont peu nombreux.
Un bâtiment exposé à l’attaque d’un bateau torpilleur se prémunit contre son adversaire en éclairant l’horizon, dans toute son étendue, par des projections de faisceaux lumineux, produits dans l’appareil optique du colonel Mangin, que nous avons décrit dans le premier volume de ce Supplément[11]. Le puissant éclairage fourni par la lumière électrique, grâce à cet appareil, permet de scruter au loin l’horizon, et de reconnaître toute embarcation suspecte.
C’est pour cela que tout navire cuirassé ou croiseur est pourvu d’un appareil de projection lumineuse électrique.
De nombreuses expériences, faites par toutes les marines, ont établi d’une façon péremptoire qu’un navire quelconque, dépourvu des moyens d’éclairer et de fouiller l’horizon à une distance de plusieurs kilomètres, peut être considéré comme perdu, s’il est exposé, pendant la nuit, à une attaque de torpilleurs. De là la nécessité d’établir des foyers et des projecteurs à bord des navires. Elle a été reconnue, chez nous, par le décret ministériel de janvier 1883, qui prescrit l’emploi d’appareils Mangin sur tous nos bâtiments, croiseurs, cuirassés, éclaireurs d’escadres, avisos, et qui en fixe le nombre et les dimensions.
Les figures 275, 276, 277 et 278 donnent une idée exacte de l’appareil optique en usage à bord de nos navires, et montrent les détails de cet appareil.
Un grand croiseur, chargé de reconnaître une côte, lance, d’un projecteur placé à l’avant, un faisceau lumineux, aussi concentré que possible (fig. 275), qu’il promène de manière à explorer les moindres détails du rivage. Deux autres projecteurs éclairent les abords du navire ; le faisceau qu’ils produisent, beaucoup plus étalé, permet de découvrir facilement les torpilleurs et de les maintenir à distance. On voit, sur le même dessin, un de ces petits bâtiments saisi par les rayons lumineux, au moment où il tentait une surprise, qui cherche à s’échapper et abandonne une attaque dont le succès n’est plus possible.
Les projecteurs actuellement employés à bord de nos navires sont d’un type tout à fait récent, et leur construction mérite que nous en parlions avec quelque détail. On sait que les projecteurs de lumière sont des appareils destinés à concentrer les rayons produits par un foyer puissant, et à les diriger dans une direction déterminée en un seul faisceau, aussi dense que possible, sans les laisser se disperser à droite ou à gauche. Les premiers projecteurs étaient des miroirs de forme parabolique, nécessairement très imparfaits comme profil métallique, et qui avaient surtout le défaut de se déformer facilement ; aussi ne portaient-ils guère qu’à quelques centaines de mètres. Ce ne fut qu’à l’apparition des projecteurs en verre que l’on put atteindre des portées plus considérables.
La construction des projecteurs en verre, l’une des branches les plus délicates de l’optique, a pris naissance à Paris. C’est à la suite de ses travaux sur les phares lenticulaires, — autre industrie d’origine toute française, — que M. Sautter fut amené à construire les premiers projecteurs à lentilles, tels que ceux du Livadia, au moyen desquels on atteignait déjà à quatre mille mètres. Plus tard, l’invention du colonel Mangin est venue perfectionner cette industrie, qui s’est maintenue chez les constructeurs, MM. Sautter et Lemonnier, dont les ateliers ont fourni la presque totalité de ces appareils.
Le projecteur que l’on voit dans les figures 276 et 277 se compose d’un cylindre de 60 centimètres de diamètre, reposant au moyen d’une fourche sur un socle fixé au pont du navire. Un double système de suspension, avec leviers et volants, permet de le braquer dans toutes les directions, comme une pièce d’artillerie, et une graduation tracée sur le socle donne la mesure des angles qu’il parcourt dans son mouvement. Le câble qui amène le courant électrique arrive par la partie inférieure, dans le socle, et il aboutit aux bornes d’une lampe placée à l’intérieur du cylindre et qu’un mécanisme ingénieux permet de manœuvrer à la main ou de laisser brûler seule. Les charbons entre lesquels jaillit l’arc lumineux sont protégés de la pluie et du vent par une porte munie de glaces.
Le réflecteur en verre constitue la partie la plus originale du projecteur. Son invention est due, comme on le sait, au colonel du génie Mangin.
À l’aide d’une combinaison très ingénieuse de surfaces courbes, ce savant physicien sut réaliser un miroir en verre jouissant des mêmes propriétés mathématiques que le miroir parabolique, et pouvant être exécuté avec une perfection absolue, ce qui n’est pas le cas pour ce dernier.
Le faisceau qui sort du projecteur Mangin est limité par une circonférence sans pénombre et n’a pas deux degrés d’ouverture angulaire. Aussi produit-il l’effet d’un trait lumineux dans le ciel, où il s’étend à perte de vue. C’est ainsi que le croiseur représenté dans la figure 275 l’emploie, pour fouiller les côtes à grande distance (7 et 8 kilomètres). Lorsqu’il est nécessaire, au contraire, d’éclairer un espace considérable, il suffit de déplacer légèrement le foyer lumineux, à l’aide d’une vis. La lumière perd un peu de son intensité, mais elle est répandue dans un angle beaucoup plus large. C’est de cette manière que l’on surveille les abords du navire pour le défendre contre les torpilleurs jusqu’à 3 500 et 4 000 mètres.
Mais ce ne sont pas seulement les grands navires que l’on munit de ces appareils. L’expérience a montré qu’il était toujours fort utile, et parfois indispensable, d’en établir à bord des canots à vapeur et des chaloupes armées d’un cuirassé.
On a donc créé, dans ce but, des types moins puissants, de 30 centimètres de diamètre seulement (fig. 277), qui donnent 300 becs Carcel au lieu de 2 000. On peut encore, à l’aide de ces petits projecteurs très légers et facilement maniables, discerner les objets à 2 000 mètres.
Quant au générateur d’électricité, c’est, généralement, une machine Gramme que l’on emploie ; mais, là encore, les perfectionnements réalisés sont considérables. Le poids et le volume des dynamos ont diminué et leur puissance a augmenté. Toute une série de moteurs à grande vitesse a été créée, de façon à actionner les dynamos directement, sans l’intermédiaire des courroies, ce qui permet de loger ces ensembles dans les locaux les plus resserrés.
Nous représentons dans la figure 278 un des types le plus perfectionnés de moteur dynamo-électrique, placé à bord du cuirassé l’Indomptable, par MM. Sautter et Lemonnier, qui permet d’alimenter, outre les projecteurs, tout l’éclairage intérieur du navire. L’ensemble du moteur et de la dynamo n’a pas plus de 1m,50 de hauteur et sa longueur atteint à peine 2m,50. C’est un jouet à côté des machines à vapeur qui occupent à elles seules plus du tiers du bâtiment.
L’éclairage de l’horizon par des traînées de lumière électrique est d’une grande efficacité, mais il n’est pas toujours suffisant.
C’est pour cela qu’a été imaginé le filet appelé, du nom de son inventeur, filet Bullivan, réseau métallique qui, disposé tout autour du navire, et à une assez grande profondeur d’eau, arrête la marche du bateau-torpilleur.
Le filet pare-torpille (fig. 281) a d’abord été en usage dans la marine anglaise. Adopté en France depuis, il est destiné à préserver les navires cuirassés ou croiseurs des attaques des torpilleurs, soit que ceux-ci viennent placer eux-mêmes leurs torpilles ou qu’ils se contentent de lancer des torpilles automobiles Whitehead ou autres. Les filets descendant au-dessous de la ligne de flottaison doivent forcément entraver la marche des engins destructeurs, en leur opposant une sorte de cotte de mailles, qui entoure le navire de tous côtés.
Pour les tendre on se sert d’une série de tangons ou simplement de pistolets d’embarcation fixés par une extrémité le long des flancs du bateau au-dessus de la flottaison, de manière à pouvoir tourner sur eux-mêmes, et venir se placer perpendiculairement au-dessus de la quille. Ils sont maintenus dans cette position au moyen de balancines frappées à leur extrémité et faisant retour à bord (fig. 280).
Suspendu au bout de tous ces arcs-boutants, le filet tombe par son propre poids à la mer. Entourant le navire, qui se trouve comme dans un bassin, le filet se rejoint à l’avant et à l’arrière, au moyen de nouveaux arcs-boutants installés de la même façon, mais placés dans le sens de la quille.
Pour le replier, une cargue est installée à l’extrémité de chaque tangon et agit comme pour une voile. Le filet se trouve alors former une sorte de bourrelet allongé suspendu au bout des arcs-boutants. On replie ceux-ci en les faisant tourner tous ensemble dans le même sens ; ils viennent donc s’appliquer le long des flancs du navire, comme une ceinture (fig. 279).
Les filets sont composés de mailles rondes, enfilées les unes dans les autres dans tous les sens, comme les mailles d’une bourse, laissant à peine la place de passer le poing d’un homme.
Le défaut de ce genre de défense est dans le poids relativement considérable du filet et dans la lenteur avec laquelle il se manœuvre. Il exige au moins dix minutes et les bras d’une grande partie de l’équipage pour se mettre en place, alors qu’une torpille peut, en quelques secondes, fondre sur le bâtiment.
Il ne peut guère fonctionner qu’au mouillage, car en marche, cédant sous l’effort de l’eau, il perd toute son efficacité, en absorbant une grande partie de la vitesse du navire.
Son poids est d’environ 60 à 70 tonnes pour un grand cuirassé.
On a, sur quelques navires étrangers, remplacé ce filet par des chaînes reliées au moyen de plaques de tôle mince, qui formaient une ceinture tout autour du bâtiment.
CHAPITRE V
Après avoir chargé les torpilles avec les nouveaux, explosifs créés par la chimie (les dérivés de la nitro-glycérine, le fulmi-coton, les fulminates, les picrates, la mélinite) et avoir muni ces engins destructeurs d’un mécanisme qui les dirige automatiquement vers le but, on a transformé cette tactique meurtrière. Au lieu de s’en rapporter aux éventualités de la mer, pour lancer les brûlots modernes, on a voulu aller chercher, à coup sûr, le navire ennemi, en mer ou dans les rades.
Pour y parvenir, on a construit un nouveau type de bâtiments, pourvus de qualités nautiques variées, mais toujours d’une excessive vitesse. Ces bâtiments sont les torpilleurs.
On distingue, parmi les torpilleurs, ceux qui s’approchent assez du navire pour les toucher et enfoncer la torpille dans leur coque, ce qui donne un résultat immédiat et certain, et ceux qui ne se rapprochent qu’à 200 ou 300 mètres du navire qui est leur objectif, et qui dirigent alors contre lui une de ces torpilles automobiles, de ces torpilles Whitehead, que nous avons décrites au chapitre précédent.
Qu’ils soient de l’un ou de l’autre de ces deux types, les navires torpilleurs jouent, dans les flottes modernes, le rôle que les brûlots jouaient dans les flottes de guerre, du temps de Duquesne, de Tourville et de Jean Bart.
Contre un adversaire désemparé, et même contre un adversaire au mouillage, l’action du torpilleur est irrésistible, mais il n’en est pas de même en haute mer. Là, un navire torpilleur est vite reconnu à son allure, à sa forme ; et dès qu’il est aperçu, la mousqueterie et les mitrailleuses le font bientôt fuir. Il est certain, toutefois, qu’une escadre qui serait privée de torpilleurs serait absolument à la merci de l’escadre ennemie. De là, la création, réglementaire, de navires torpilleurs, dans toutes les marines.
On distingue les croiseurs-torpilleurs, les avisos-torpilleurs, les torpilleurs de haute mer et les torpilleurs ordinaires.
Nous avons, en France, 5 croiseurs-torpilleurs, 10 avisos-torpilleurs, 9 torpilleurs de haute mer, 86 torpilleurs de 1re classe et 47 torpilleurs de 2e classe.
Les croiseurs-torpilleurs, du type du Condor, pour la plupart, ont un déplacement de 1 200 tonnes, en moyenne. Leurs dimensions sont environ de 68 mètres de longueur, sur 9 mètres de largeur ; leur vitesse a de 17 à 18 nœuds et ils sont armés de 5 canons de 10 centimètres et de 6 canons-revolvers (mitrailleuses Hotchkiss).
Ces croiseurs sont appelés à rendre des services, comme éclaireurs d’escadre ; et en même temps, ils peuvent lancer des torpilles automobiles.
Nous représentons le Condor dans la figuré 282.
Le Condor a beaucoup attiré l’attention de nos marins, qui se préoccupent aujourd’hui surtout des navires de tonnage moyen, destinés à combattre, tout à la fois, les torpilleurs et les cuirassés.
Il fallait, en effet, des navires maniables ayant une vitesse analogue à celle des torpilleurs, mais pouvant mieux tenir la mer, et armés de torpilles et de canons à tir rapide : en un mot une sorte de bâtiment à tout faire, malgré son faible déplacement.
De cette pensée sont nés d’abord la Bombe (304 tonneaux), ensuite le Condor, plus perfectionné, et jaugeant 1 272 tonneaux. Nous possédons aujourd’hui quatre spécimens de ce type, car l’Épervier, le Vautour et le Faucon, sont absolument semblables au Condor, au moins dans leurs caractères essentiels.
Ces bâtiments mesurent 68 mètres de longueur, 8m,90 de largeur au maître bau, avec un tirant d’eau de 4m,70.
La coque a un pont cuirassé en acier, s’étendant de bout en bout du navire, situé un peu au-dessous de la flottaison et abritant les parties vitales (machines, chaudières, servo-moteur du gouvernail, etc.). En outre, la coque est divisée en 10 compartiments étanches principaux, par des cloisons longitudinales et transversales, s’élevant jusqu’au pont cuirassé.
Le Condor a 5 canons de 10 centimètres, 5 tubes lance-torpilles et 6 canons revolvers.
L’appareil moteur, d’une puissance de 3 200 chevaux-vapeur, se compose de 2 machines compound, à connexion directe.
Les plans du Condor sont les premiers qui aient été faits pour répondre au programme rappelé plus haut. D’après ces plans a été créé le Scout, en Angleterre ; mais le Condor est supérieur, comme vitesse, aux croiseurs-torpilleurs similaires construits par nos voisins. En effet, le croiseur anglais Cossack file seulement 17 nœuds 7, tandis que le Condor a filé 18 nœuds 5 ; et le premier jauge près de 400 tonneaux de plus que le second. Le Condor maintient facilement la vitesse de 17 nœuds.
Les avisos-torpilleurs du type la Bombe ont un tirant d’eau beaucoup moins considérable ; de sorte qu’ils n’ont à peu près rien à craindre eux-mêmes des torpilles automobiles, qui cheminent toujours à 8 ou 10 mètres au-dessous de la surface de la mer. Ces avisos, qui déplacent à peu près 390 tonnes, ont 59 mètres de longueur, sur 6 mètres de largeur, et ils sont armés de 4 canons de 47 millimètres, à tir rapide, et de 3 canons-révolvers. Ils sont destinés à courir sus aux torpilleurs ennemis, et à les couvrir de projectiles, avec leur artillerie légère.
Nos torpilleurs de haute mer, du type du Balny et du Déroulède, mesurent 4i urètres de longueur, sur 3 mètres de largeur. Leur tirant d’eau n’est que de 2m,23. Ils déplacent 66 tonnes, et sont armés de deux canons-revolvers Hotchkiss, de 37 millimètres.
Les torpilleurs de haute mer ne sont, en réalité, que des torpilleurs de 33 mètres, qui ont été modifiés. On les vit, le 14 avril 1883, pendant qu’ils accompagnaient l’escadre de la Méditerranée, résister à un coup de vent assez violent. Mais quelque temps après, il fut établi, de façon péremptoire, qu’ils n’étaient pas capables de naviguer isolément, ni même d’escorter longtemps les escadres en haute mer. C’est alors que le Ministre de la marine ordonna de les allonger, et de porter leur tonnage de 60 à 66 tonnes.
Jusque là, on avait beaucoup prôné, chez les différentes nations, les torpilleurs de 25 mètres, construits par un ingénieur anglais, M. Thornscroft. Ces petits torpilleurs ne lançaient pas de torpilles automobiles ; ils allaient jusqu’aux flancs mêmes du navire, pour fixer la torpille. Mais on a reconnu l’inanité d’une telle manœuvre, avec les moyens de défense préventifs dont les cuirassés et autres navires sont munis. Les torpilleurs de 25 mètres sont donc condamnés avec raison, bien qu’ils entrent encore aujourd’hui pour moitié dans la composition de la flottille des torpilleurs anglais. Nos voisins les conservent, on ne sait pourquoi ; car ils sont d’un emploi toujours difficile, et souvent dangereux.
En 1863 déjà, une commission française réunie à Rochefort avait étudié un modèle de torpilleurs construit par M. Charles Brun, qui était alors ingénieur de la marine et sénateur du Var, et qui fut ensuite, pendant quelques mois, ministre de la marine. Ce torpilleur était construit de manière à pouvoir s’enfoncer en grande partie sous l’eau, au moment opportun. Il affectait la forme d’un poisson. Muni d’une hélice, d’un gouvernail vertical et de deux gouvernails horizontaux, il était pourvu, à l’extérieur, de réservoirs, dans lesquels on comprimait de l’air, à la pression de douze atmosphères. On pouvait faire entrer de l’eau dans des compartiments situés à l’avant, de façon à former un lest, pour faire descendre le bâtiment au-dessous de la surface de l’eau.
On trouvera signalées d’autres applications de ce même principe, c’est-à-dire l’emploi de compartiments remplis d’eau à volonté, au chapitre de cette Notice où il sera traité des bateaux sous-marins.
Le type proposé par M. Ch. Brun n’est pas entré définitivement dans notre armement.
Les torpilleurs du type ordinaire, réglementaires aujourd’hui dans notre marine, sont dits de 1re classe et de 2e classe. Ils sont construits sur un modèle à peu près uniforme. Il y a, dans notre flotte actuelle, 80 torpilleurs de 1re classe et 47 de 2e classe.
Pour donner une idée exacte de la distribution intérieure d’un torpilleur, nous en exposons les détails complets dans la figure 283, qui donne la coupe d’un torpilleur.
Le rôle de ces minuscules bâtiments est, comme on le sait, de s’approcher à l’improviste d’un navire cuirassé, et de déposer sous ses flancs la torpille, dont l’explosion doit l’anéantir. Pour que cette dangereuse mission ait quelque chance de succès, plusieurs conditions sont indispensables : d’abord, une extrême vitesse, afin que le torpilleur puisse, en cas d’insuccès ou d’arrêt dans sa marche, rejoindre le cuirassé d’où il est parti, et auquel son poids énorme ne permet qu’une marche relativement lente, et pour qu’il échappe, non pas seulement au tir de la grosse artillerie ennemie, mais à celui des canons-revolvers, dont les navires de guerre sont tous armés aujourd’hui et dont nous avons déjà parlé[12]. Il faut encore que le torpilleur puisse s’approcher, sans être vu ni entendu. Sa machine à vapeur ne devra donc faire aucun bruit perceptible du dehors ; et il sera très ras sur l’eau, en sorte que, les lames le recouvrant aisément, l’équipage devra pouvoir complètement s’enfermer.
Un bateau torpilleur a généralement de 18 à 30 mètres de longueur, et il est monté par dix hommes. Ainsi que le montre la figure 283, la plus grande place est occupée par la machine à vapeur, la chaudière et le ventilateur. À l’avant, se trouve le poste-vigie, dont la vue intérieure se voit dans la figure 284. C’est là qu’au moment du combat est placé l’officier chargé du commandement. Il voit au dehors par d’étroites ouvertures garnies de fortes glaces. À sa droite, comme on le voit sur notre dessin, est le cadran-indicateur, servant à transmettre les ordres aux mécaniciens. Devant lui, le timonier tient la roue du gouvernail. Enfin, vers l’avant, un homme se tient prêt à faire fonctionner l’appareil servant à projeter la torpille.
Le poste-vigie est fermé par des cloisons étanches, en sorte que si une voie d’eau s’y produit, il est seul à s’emplir et le bateau reste à flot. Il en est de même du compartiment suivant, qui contient la chaudière et les machines à vapeur.
Celles-ci qui sont à condensation, et du système compound, sont à la fois très légères et très puissantes. La chaudière est tubulaire, du type de celles des locomotives. Pour arriver à lui faire produire, sous un assez petit volume, la quantité de vapeur nécessaire, on a recours à un puissant ventilateur, qui entretient dans son foyer un véritable feu de forge. C’est grâce à ces dispositions toutes spéciales qu’on est arrivé à donner à ces minuscules navires les vitesses extraordinaires de 20, 22 et même 24 nœuds, ou 44 kilomètres et demi à l’heure !
Indépendamment de leur mission particulière, les torpilleurs peuvent, dans un grand nombre de cas, jouer auprès d’une escadre le rôle que remplit la cavalerie légère dans une armée. Leur vitesse leur permet de se lancer en éclaireurs, et leur faible tirant d’eau de faire des reconnaissances le long des côtes.
Quand il s’agit de faire sauter un navire ennemi, il importe, avant tout, de s’approcher sans être vu ni entendu ; ce sera donc pendant la nuit qu’auront lieu les attaques. Les cuirassés, il est vrai, ont de puissants fanaux électriques, avec lesquels ils explorent les ténèbres de l’horizon, mais l’expérience a démontré que ces fanaux, tels qu’on les emploie généralement, ne portent guère à plus de quatre kilomètres, et que, même à cette distance, ils ne permettent d’apercevoir que les objets de couleur claire. C’est pour cela que le torpilleur est entièrement peint en noir ou en gris foncé. Les hommes eux-mêmes ont les mains noircies, et le visage couvert d’un voile, qui leur donne l’aspect étrange et sinistre à la fois qu’on remarque dans notre dessin (fig. 284).
Extérieurement, le torpilleur présente, sur toute sa longueur, une surface convexe, comme un dos de tortue. Un étroit passage règne des deux côtés de cette sorte de rouf bombé, sur lequel ne font saillie que la cheminée, la guérite de l’homme de barre et la manche à vent, sorte d’entonnoir en tôle, où le ventilateur aspire l’air, qu’il refoule dans la chaufferie.
Intérieurement, la majeure partie de l’espace disponible est occupée par l’appareil moteur. La machine à vapeur, qui est, comme il est dit plus haut, du système compound, se compose de deux cylindres, avec pompes indépendantes pour le condenseur ; elle imprime à l’arbre de l’hélice une vitesse de près de 380 tours par minute. La chaudière est du type de locomotive. Pour lui faire produire la quantité de vapeur nécessaire à la marche à toute vitesse, on a recours, avons-nous dit plus haut, au tirage forcé : toute la chambre de chauffe forme un compartiment entièrement fermé, dans lequel un ventilateur, mû par une petite machine à vapeur spéciale, comprime l’air puisé au dehors par la manche à vent. Cet air, ne trouvant pas d’autre issue, s’engouffre sous la grille du foyer, en donnant au feu une activité extraordinaire.
C’est un curieux spectacle que celui de la chaufferie en pleine marche. À chaque instant, un des chauffeurs ouvre la porte du foyer, y jette à la hâte une pelletée de charbon, et la referme vivement ; car l’afflux de l’air froid sur les tubes ferait baisser la pression. Par la porte ainsi brusquement ouverte, le foyer, blanc d’incandescence, projette une lueur éclatante sur les visages des chauffeurs, tandis que le ronflement du ventilateur complète l’impression saisissante de cet enfer en miniature ; enfer très supportable, d’ailleurs. Grâce à l’air frais qui y est constamment refoulé, la chambre de chauffe d’un torpilleur est, en effet, d’un séjour bien moins pénible que la chaufferie de la plupart des grands navires à vapeur et des paquebots. Toutefois, il a fallu prendre des dispositions spéciales pour éviter les dangers auxquels sont exposés les hommes enfermés dans cet étroit espace. Qu’un tube de niveau d’eau vienne à casser, qu’une fuite subite se déclare, et ceux-ci seraient brûlés vifs, si des appareils de fermeture automatiques n’avaient rendu à peu près impossibles les accidents de ce genre, qui étaient assez fréquents autrefois.
La chambre du capitaine et le logement des mécaniciens sont à l’arrière de la machine ; le poste de l’équipage est à l’avant, mais chacun d’eux n’a guère que trois mètres de long, sur autant de large, et l’on peut à peine s’y tenir debout.
C’est là le défaut capital, qui rend les bateaux torpilleurs à peu près inhabitables pendant une traversée un peu prolongée. L’équipage d’un bateau de première classe est, en effet, composé de deux officiers et de dix-sept hommes. Qu’on se figure l’existence de ces dix-neuf personnes entassées dans un aussi étroit espace, en proie au mal de mer et privées de repos, car la trépidation rend tout sommeil impossible, et où l’on est tellement secoué par la grosse mer, que les marins les plus endurcis paient leur tribut, comme les novices.
Cependant, les traversées faites par quelques-uns de nos torpilleurs, pour se rendre de Brest à Toulon, ont donné, à ce point de vue, des résultats inespérés. Partis des ports de l’Océan, au commencement de février 1889, tous sont arrivés à Toulon, en une vingtaine de jours, sans avaries graves, quoique plusieurs d’entre eux eussent à lutter contre de très gros temps.
CHAPITRE VI
Des événements douloureux arrivés en haute mer, au mois de mars 1889, ont ravivé les discussions, depuis longtemps pendantes, entre les partisans et les adversaires des torpilleurs de haute mer.
Le 21 mars 1889, deux torpilleurs de 35 mètres, les torpilleurs 110 et 111, devaient se rendre du Havre au port de Cherbourg. Ils quittaient le Havre, où ils étaient venus changer leurs chaudières. Quelques semaines auparavant, le torpilleur 102 avait été renversé par une vague, à Toulon. Aussi toutes les précautions avaient-elles été prises, pour assurer la stabilité des deux torpilleurs 110 et 111 ; d’autant plus qu’ils n’avaient pas subi toutes les épreuves des essais de réception. Deux autres torpilleurs, les 71 et 55, longs de 33 et de 27 mètres, avaient été désignés pour convoyer les torpilleurs 110 et 111. Vers midi, les quatre torpilleurs quittaient le port du Havre. En approchant de Barfleur, ils trouvent une très grosse mer, avec commencement de mauvais temps. Jugeant qu’il ne pouvait pas continuer sa route et n’ayant d’autre point de relâche, dans le voisinage, que la rade de Saint-Vaast, qui était inabordable à ce moment, le torpilleur 55 vire de bord et rentre au Havre, dans la nuit, après avoir été fortement secoué, mais en bon état.
Les torpilleurs 71 et 111 trouvèrent à Barfleur une mer terrible et ils arrivèrent tous les deux à Cherbourg, au commencement de la nuit, après une navigation très pénible pour le 71, et très dangereuse pour le 111, dont l’avant faisait eau de toutes parts et dont le commandant, le lieutenant de vaisseau Crespel, avait dû se faire attacher sur le pont, pour éviter d’être emporté par les lames. Quant au torpilleur 110 (fig. 285), on l’attendit en vain ; un bateau-pilote annonça, depuis, qu’il l’avait vu chavirer.
Cette catastrophe eut un retentissement d’autant plus grand que les partisans des cuirassés et ceux des torpilleurs étaient depuis longtemps aux prises.
Les adversaires des bâtiments cuirassés disaient : « Nos vaisseaux cuirassés sont à la merci d’un torpilleur bien dirigé ; et d’un autre côté, ils sont d’une telle masse qu’il est impossible de leur imprimer une vitesse suffisante, en cas de guerre d’escadre. Ce qu’il y aurait donc à faire, ce serait de remplacer ces colosses par des navires d’un tonnage modéré, doués d’une grande vitesse, portant de gros canons, munis d’une cuirasse impénétrable, et possédant une remarquable facilité de manœuvre. »
À cela les partisans des vaisseaux cuirassés répondaient :
« Le problème est insoluble ; gardons nos cuirassés. »
Mais les adversaires répliquaient :
« Le problème n’est pas insoluble : nous avons les croiseurs et les torpilleurs, qui répondent à tous les besoins. »
La question en est là, et on n’entrevoit pas la solution de cette grave difficulté, ou, du moins, la possibilité de mettre les deux écoles d’accord.
S’il nous est permis d’émettre une opinion, nous dirons que les vaisseaux cuirassés auront toujours un rôle très important à jouer dans les guerres maritimes, mais qu’il n’est pas nécessaire de continuer indéfiniment la lutte entre la cuirasse et le canon, d’entasser autour des flancs des bâtiments, des poids de plus en plus formidables de fer et d’acier, au risque de les priver ainsi de leurs qualités essentielles. Faut-il admettre, d’autre part, que le matériel de combat de l’avenir doive consister simplement dans les croiseurs et les torpilleurs, si rapides qu’on les suppose ? Comme le disait le capitaine Gougeard, le héros du Mans, qui fut trop peu de temps ministre de la marine, « ce n’est pas avec ces coquilles de noix que la France pourra régner sur la mer, et conserver, pour son usage, en les interdisant aux autres, les grandes routes de l’Océan ».
D’où il faut tirer cette conclusion : Ayons, tout à la fois, des vaisseaux cuirassés et des torpilleurs. Nous avons d’admirables cuirassés, il faut les conserver. Quant aux navires torpilleurs, ils sont susceptibles de quelques reproches, en ce qui touche leur construction. À l’heure qu’il est on peut dire que la France ne possède pas de véritables torpilleurs de haute mer.
En veut-on une preuve ? Pendant l’été de 1889, les Italiens ont donné aux équipages des navires torpilleurs l’occasion de montrer le rôle qu’ils auront à jouer dans la guerre future. Le programme des exercices de leur flottille, arrêté par l’amiral Acton, était divisé en trois parties. D’abord, exploration et reconnaissance détaillée de la côte ; — puis, lancement de torpilles, de jour et de nuit, afin d’habituer le personnel à se servir de ces engins, et à les manier avec habileté ; — enfin, usage tactique des torpilleurs.
L’amiral Acton résumait ainsi les expériences dont il avait été le témoin :
« Le facteur principal du succès consiste, pour les torpilleurs, dans la valeur et la compétence technique du personnel appelé à les commander. »
Sans doute, il est très difficile d’apprécier, en temps de paix, la valeur comparée d’un cuirassé et d’un torpilleur dans une campagne navale. Tout ce que l’on peut faire c’est interroger l’histoire des combats auxquels ils ont pu prendre part jusqu’ici, et d’en tirer une conclusion motivée. Nous consacrerons la fin de ce chapitre à cette revue, aussi intéressante qu’instructive.
Pendant la guerre des Chiliens et des Péruviens, commencée en 1877, et qui dura deux ans, les torpilleurs jouèrent un rôle prépondérant. Les Chiliens se servirent, les premiers, de torpilles et de torpilleurs. Nous avons représenté au début de cette Notice (page 292, fig. 251) la première bataille navale entre le Huascar et le Chochrane. Les Péruviens ne tardèrent pas à prendre leur revanche. Le 25 mai 1880, le torpilleur péruvien, Independencia, envoyait dans les flancs du torpilleur chilien, Janique, une torpille chargée de 100 livres de poudre, qui coula très rapidement le torpilleur chilien.
Pendant la guerre des Turcs contre les Russes, en 1877-1878, les deux adversaires firent usage, chacun de son côté, de plusieurs espèces de torpilles fixes, remorquées, projetées et automobiles.
Dans la nuit du 12 au 13 mai 1877, les Russes firent, dans la mer Noire, leurs premières démonstrations torpopédiques contre les Turcs. Le cuirassé Konstantin, quittant le port de Sébastopol, arriva dans la rade de Batoum, où mouillaient plusieurs navires turcs, et il mit à la mer quatre chaloupes, à marche rapide, portant des torpilles. Les quatre chaloupes ne purent garder leur ordre convenu, et l’une d’elles, la Tcheina, entrant la première dans la rade de Batoum, se mit à attaquer la flotte turque, sans attendre les autres embarcations. Elle s’en prit à un grand navire à vapeur à roues, et lui posa la torpille sous la poupe. Mais les fils électriques, communiquant avec la torpille, s’embarrassèrent dans l’hélice de la chaloupe, et l’explosion n’eut pas lieu. Le navire turc ayant donné l’alarme à la flotte, les quatre chaloupes furent forcées de prendre le large, et de rejoindre le Konstantin.
Les Russes obtinrent un succès complet dans une seconde agression, qui eut lieu dans la nuit du 25 au 26 mai 1877.
Dans le Danube, non loin de la ville de Matchin, mouillaient plusieurs navires turcs ; deux monitors à tourelles, le Fetl-oul-Islam et le Douba-Seïfi, montés chacun par un équipage de soixante hommes, escortés du navire à vapeur, le Kilidj-Ali.
Pour attaquer ces trois navires, la flotte russe n’avait que quatre chaloupes à vapeur : le Cesarewitch, avec quatorze hommes d’équipage, commandés par le lieutenant Dubasoff ; la Xenia, avec neuf hommes d’équipage, sous les ordres du lieutenant Shestakoff ; le Djigit, monté par huit hommes et le lieutenant Persine, et le Cesarewna, avec neuf hommes et l’aspirant Bail. Ces quatre chaloupes allaient, sans autre appui qu’elles-mêmes, essayer de détruire les grands monitors turcs.
Le lieutenant Dubasoff a donne de cette expédition hardie le récit complet, dans un rapport, que nous reproduirons, pour faire connaître exactement le genre de tactique qui nous occupe.
« J’avais, dit, le lieutenant Dubasoff, donné les instructions suivantes :
En entrant dans le bras de Matchin, les quatre embarcations placées sous mes ordres se formeront en ligne de file ; le Cesarewitch en tête ; puis, la Xenia ; puis le Djigit ; enfin, la Cesarewna. La flottille glissera ainsi le long de la rive du Danube et ralentira sa marche lorsqu’elle arrivera en vue de l’ennemi. Alors, elle se dirigera vers le milieu du fleuve sur deux lignes, le Cesarewitch et la Xenia en tête. Du moment de l’entrée dans le bras de Matchin jusqu’à celui de l’attaque, la vitesse sera diminuée à l’effet d’atténuer, le plus possible, le bruit du sillage et des machines ; elle sera notablement accrue lorsqu’on approchera de l’ennemi
J’attaquerai, suivi de près par Shestakoff ; Persine se tiendra prêt à nous porter, en cas de besoin, secours ; Bail restera en réserve.
Si le premier navire attaqué par moi est détruit, Shestakoff se portera sur le deuxième navire ; Persine appuiera cette attaque ; Bail se tiendra prêt à les secourir ; moi-même, je demeurerai en réserve.
Enfin, si cette deuxième attaque est également courronnée de succès, Persine attaquera le troisième navire ; Bail appuiera ; je me tiendrai prêt à les soutenir et Shestahoff formera réserve.
« La nuit était voilée de nuages, mais non absolument obscure, à raison d’un bel effet de clair de lune. Il soufflait, du nord-ouest, une jolie brise qui portait à l’ennemi des nouvelles de notre marche. Néanmoins, à l’exception du Cesarewitch, la flottille s’avança sans bruit…
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
«… J’ordonnai à Shestakofî de me suivre et je me dirigeai sur le monitor le plus voisin, lequel se trouvait à la distance d’environ 130 mètres.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Malgré le bruit de notre marche, nous ne fûmes hélés par les factionnaires qu’après avoir parcouru la moitié de cette distance. Je fis une réponse que je croyais régulière… mais j’ai su, depuis lors, qu’elle ne l’était point ; que mon erreur avait, à l’instant, donné l’éveil à nos adversaires. Les servants des pièces d’artillerie, qui couchaient sur le pont, furent debout au premier coup de fusil du factionnaire. . . . . . . . . . . .
« Le monitor que je visais était sous vapeur ; ses canons de l’arrière pouvaient nous faire le plus grand mal. En conséquence, je résolus de l’attaquer par l’arrière pour lui détruire ses moyens de propulsion.
« Mes prévisions se réalisèrent.
« À notre approche, une pièce ouvrit le feu. Trois projectiles nous furent envoyés sans aucun effet et, avant que le quatrième coup pût être tiré, j’étais sur le navire à bâbord. Je le frappai de mon espar entre le centre et l’arrière, un peu en avant de l’étambot… L’eau se souleva sur les flancs du monitor et couvrit mon embarcation.
« Quelques débris furent projetés à près de quarante mètres de hauteur. La nature de ceux qui tombèrent sur le Cesarewitch nous permit d’estimer que l’explosion produite avait étendu ses effets jusqu’au pont du navire…
L’équipage du monitor, dont l’arrière se submergeait à vue d’œil, dut se réfugier à l’avant…
« Pour assurer le salut de mes hommes, je fis jouer la pompe à vapeur, à l’effet de rejeter l’eau, qui avait envahi mon embarcation…
« À ce moment, le monitor, à demi submergé, rouvrait son feu. J’ordonnai, à Shestakofî de lui porter un second coup. Cet officier, marchant rapidement à l’ennemi, vint le frapper un peu en arrière de la tourelle, juste à l’instant où celle-ci nous envoyait son deuxième projectile. Il l’atteignit sous la quille, à six mètres environ de l’étrave…
« Comme la première fois, l’effet de l’explosion fut terrible, ainsi qu’on put en juger à l’examen des débris de mobilier des cabines qui, projetés haut en l’air, retombèrent sur la Xenia…
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Alors, n’ayant plus de coups de canon à tirer, les braves gens de l’équipage du monitor prirent leurs fusils, et nous envoyèrent une grêle de balles…
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« Shestakofî et moi, nous ne nous dégagions pas aussi rapidement que nous l’eussions voulu. L’hélice de la Xenia était prise dans les débris du monitor ; mon embarcation était tellement pleine d’eau, et ma pompe à vapeur si bien hors de service que je dus employer tous mes hommes à la manœuvre des seaux…
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Pendant ce temps, Skestakoff dirigeait contre l’adversaire un feu nourri de mousqueterie…
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Les deux navires, qui accompagnaient le navire attaqué, ne cessèrent de tirer sur nous, au cours de notre opération. »
En dix minutes, le monitor Douba-Seïfi avait coulé.
Le jour allait se lever : le lieutenant Dubasoff ordonna la retraite, malgré la résistance des commandants du Djigit et de la Cesarewna, qui voulaient absolument torpiller les deux autres navires. Mais on avait réussi à couler un navire ennemi, sans avoir eu un homme tué, ni blessé. Vouloir continuer l’entreprise, c’était s’exposer à sacrifier inutilement d’héroïques matelots.
Les deux navires turcs couvrirent d’éclats d’obus les quatre chaloupes qui opéraient leur retraite ; mais rien ne les atteignit, et les flots du Danube reprirent bientôt leur tranquillité.
Pendant notre campagne contre la Chine, en 1884, les torpilleurs ont joué un rôle important.
Nous allons résumer les faits de guerre auxquels ils ont pris part.
Au mois d’août 1884, l’escadre, commandée par l’amiral Courbet, après avoir bloqué l’île de Formose, était engagée dans la rivière Min, où elle était exposée à de sérieux périls. Elle était menacée par une flottille chinoise mouillée non loin de là, et par toute une armée, renforcée par de nombreuses batteries, étagées en aval de la rivière.
Le 22 août, arriva heureusement à l’amiral Courbet la signification de la déclaration de guerre et l’autorisation de se dégager par un coup de maître. Un conseil de guerre fut tenu aussitôt, à bord du vaisseau amiral le Volta.
Voici quelle était la situation de la flottille française et des forces ennemies. À 12 milles en amont de la rivière Min, et un peu en aval de l’arsenal de Fou-chéou, à la pointe de la pagode, se trouvaient mouillées en lignes brisées, par suite du coude que formait le fleuve : 1° le croiseur de 3e classe le Volta, portant le pavillon de l’amiral Courbet, 2° les canonnières l’Aspic et le Lynx, ainsi que les bateaux torpilleurs rapides nos 45 et 46 ; 3° un peu au-dessous, les croiseurs de première classe le Duguay-Trouin, le Villars et le d’Estaing. C’est ce que l’on voit sur la figure 286, qui montre la situation de nos vaisseaux et ceux des chinois.
1, douane. — 2, le Destaing. — 3, canonnières chinoises et canots à vapeur armés et porte-torpilles. — 4, le Lynx. — 5, l’Aspic. — 6 torpilleurs 45 et 46. — 7, la Vipère. — 8, le Volta, bâtiment amiral. — 9, 9, canonnières chinoises et jonques de guerre. — 10, la Pagode. — 11, batteries chinoises. — 12, batterie chinoise de trois pièces de campagne. — 13, arsenal de Fout-Cheou. — 14, le Duguay-Trouin.
Tout près de nos navires se trouvait un égal nombre de bâtiments chinois. En amont du Volta, entre le croiseur et l’arsenal de Fou-chéou, étaient mouillés 8 autres navires chinois, deux jonques chargées de soldats et un certain nombre d’embarcations disposées en canots porte-torpille. Par le travers étaient encore 9 jonques de guerre, en ligne le long de la rive gauche, et sur cette même rive 6 ou 7 batteries, quelques-unes armées de canons Krupp.
La flottille française possédait, en définitive, 58 bouches à feu de 19, 14 et 10 centimètres ; la flottille chinoise disposait de 56 canons, parmi lesquels on comptait des pièces rayées de 25, 20, 18, 16 et 15 centimètres, en outre, sur les jonques de guerre, 70 canons lisses, d’assez faible calibre.
Le 23 août 1884 à 1 heure 25 minutes de l’après-midi, le Volta et nos canonnières lèvent l’ancre, pour attaquer les navires chinois mouillés en amont. Aucun coup de canon n’avait encore été tiré, lorsque le torpilleur 46 s’élance sur le croiseur chinois le Yang-Ou, et le torpilleur 45 sur la canonnière le Fou-Sing. Le torpilleur 46 frappe de sa torpille-portée le flanc de son adversaire, qui, défoncé par l’explosion, va bientôt s’échouer sur la rive. Le torpilleur no 45 atteint seulement l’arrière du Fou-Sing, et fait éclater sa torpille ; mais il reste attaché au navire chinois par sa hampe, et son capitaine, gravement blessé, ne peut retirer son bateau qu’avec beaucoup de peine de cette position critique. Nos deux torpilleurs sont entraînés par le courant, et bientôt hors de tout danger.
Pendant ce temps, nos petites canonnières attaquent à bout portant les bâtiments à vapeur chinois. Nos croiseurs de 1re classe, à cause de leur grand tirant d’eau, ne peuvent suivre le Volta, dans les eaux de la rivière Min, mais ils ouvrent un feu destructeur, d’un côté sur les trois navires ennemis placés par leur travers, et de l’autre, sur les jonques de guerre. Le navire cuirassé la Triomphante, qui vient d’arriver, leur prête bientôt le puissant appui de ses canons de 24.
Moins d’une demi-heure après le début de l’engagement, la lutte était terminée. Les jonques de guerre chinoises mouillées entre la pointe de la Pagode et l’arsenal, coulaient et brûlaient en même temps, et les deux grandes jonques chargées de soldats étaient en feu. Les trois navires chinois et deux de leurs canonnières, combattus par nos croiseurs de 1re classe, étaient allés s’échouer et se remplir d’eau, à quelque distance. Le Yang-ou et deux transports, amarrés le long des quais de l’arsenal, étaient bientôt détruits par les obus de nos canonnières et brûlés.
Le feu cessa vers 5 heures, et nos bâtiments allèrent prendre un mouillage pour la nuit, hors de la portée des forts.
En résumé, dans cette mémorable journée, l’amiral Courbet avait détruit 22 navires, en comptant les jonques. 5 des capitaines qui les commandaient, 40 officiers et 200 matelots ou soldats, étaient tués ; nos pertes étaient seulement de 6 tués et 27 blessés.
L’arsenal de Fou-chéou, situé à peu de distance, était bombardé, le lendemain, sans pourtant qu’on réussît à le détruire en entier ; car les pièces de 14 et 10 centimètres de nos petits navires étaient impuissantes pour le détruire ; le Duguay-Trouin et la Triomphante, dont les gros canons auraient été nécessaires pour cette besogne, ne pouvaient remonter jusqu’à ce point de la rivière.
Cependant, il fallait se défendre d’un retour offensif des Chinois qui, dans le but de nous couper la retraite, accumulaient les obstacles en aval de la pointe de la Pagode. Nos marins surmontèrent toutes ces difficultés. À mesure que l’escadre descendait la rivière Min, en chaque point où elle rencontrait des batteries chinoises, la grosse artillerie de la Triomphante et du Dugay-Trouin commençait l’attaque, en battant méthodiquement chaque partie de l’ouvrage ennemi, et mettant successivement chacune de ses embrasures ou de ses pièces hors de service. Les canons de 14 centimètres de nos autres vaisseaux, appuyaient l’attaque ; enfin, sous la protection des petites pièces à tir rapide et des salves de mousqueterie de nos canonnières, une partie des compagnies de débarquement étaient jetées à terre, et tenaient en échec les troupes chinoises, pendant qu’une escouade de matelots torpilleurs brisaient les canons et affûts chinois, au moyen du fulmi-coton.
C’est en opérant ainsi que l’amiral Courbet ruina et franchit les solides fortifications des passes Mingan et Kimpaï.
Le 29 août, tous nos bâtiments sortaient victorieux de la rivière Min, après avoir perdu seulement 10 tués et 48 blessés. Mais pendant ces six jours de lutte, les 1 800 marins qui les montaient, électrisés par l’audace et l’intrépidité de leur chef, avaient accompli des prodiges.
Le 1er octobre, Courbet occupa Kelung sans grande résistance de la part des Chinois.
À partir de ce moment l’amiral dut se contenter d’occuper Kelung et de bloquer les autres ports de l’île de Formose.
Personne, en France, ne se doutait des héroïques actions de notre escadre de Chine, quand un brillant fait d’armes vint les rappeler avec éclat.
Une escadre chinoise avait eu l’imprudence de prendre la mer. Courbet l’apprend, et, avec le Bayard, sur lequel il place son pavillon, il se met à sa recherche. Le 13 février 1885, il reconnaît les vaisseaux ennemis.
Trois des croiseurs chinois lui échappèrent, grâce à leur vitesse et à la brume. La frégate le Yu-Yen et la corvette le Tchen-King se réfugièrent à Shei-poo, port où l’on n’arrive que par des canaux très étroits et d’une navigation difficile. Comme on ne pouvait songer à s’engager dans ces passes presque inconnues, Courbet prit un autre moyen pour détruire les deux navires chinois. Il chargea le capitaine de frégate Gourdon et le lieutenant de vaisseau Dubois d’aller torpiller les navires ennemis.
Au lieu du bateau-torpille du Bayard, le capitaine Gourdon et le lieutenant Dubois préférèrent une simple chaloupe à vapeur.
Dans la nuit du 14 au 15 février, les deux chaloupes quittent le Bayard. Elles étaient accompagnées et guidées par une troisième, sous la conduite du lieutenant de vaisseau Ravel, qui avait précédemment exploré le chenal. L’obscurité était si grande qu’à diverses reprises les trois canots se perdirent de vue. Enfin, après un parcours de sept à huit milles, ils aperçoivent les navires chinois. On observe le plus grand silence et la vitesse est ralentie. Les petites machines à vapeur des chaloupes faisaient grand bruit ; ce qui était un danger. Heureusement les Chinois étaient en fête cette nuit ; car le 15 février est le premier jour de leur année, et ils en célébraient l’anniversaire par des feux d’artifice. Aussi le canot du commandant Gourdon put-il atteindre, sans être aperçu, le Yu-Yen. Il pose sa torpille portée, qui éclate avec un bruit formidable.
La chaloupe est un moment retenue par sa hampe, qui est prise sous la carène de la frégate chinoise, mais le commandant réussit bientôt à se dégager. Les Chinois, affolés par l’explosion, tirent au hasard des coups de canon, de mitrailleuses et de fusil, qui ne portent pas.
Le lieutenant Dubois, qui s’était retardé, arrive alors, et lance sa chaloupe à toute vitesse. Il touche le flanc du Yu-Yen avec sa torpille portée, qui éclate aussitôt (fig. 287).
Après l’explosion de la deuxième torpille, les deux chaloupes s’éloignent le plus rapidement possible, non sans recevoir un certain nombre de balles et de mitraille, mais par un vrai miracle, aucune avarie grave n’en résulte, et un seul homme est mortellement frappé dans la chaloupe du commandant Grourdon.
Seulement, au milieu de l’obscurité, nos canots porte-torpille ne retrouvent plus ni leur route, ni le lieutenant Ravel, qui s’est arrêté à 800 mètres environ des navires chinois. Ils s’engagent au hasard dans un chenal autre que celui qui les a conduits devant Shei-poo ; et, après de dangereuses péripéties, ils arrivent enfin à bord d’un de nos transports, la Saône, qui stationnait dans ces parages.
Quel avait été le résultat de l’admirable exploit de nos deux marins ? Le Yu-Yen avait été coulé par l’explosion de nos deux torpilles. Quant au Tchen-King, il avait été démoli par les projectiles mêmes des canonniers chinois. En effet, au moment de l’apparition de nos canots porte-torpille, les matelots chinois avaient tous perdu la tête, et ils s’étaient mis à tirer dans toutes les directions ; si bien que leurs canons mêmes avaient éclaté et démoli leur navire.
L’amiral Courbet se mit à la recherche des trois croiseurs qui lui avaient échappé. Il les trouva réfugiés dans la rivière de Ning-pô, en compagnie de quatre autres navires. Cependant il reconnut l’impossibilité de les attaquer en ces parages sans faire courir à ses bâtiments les plus extrêmes dangers.
Il s’en consola en s’emparant, le 29 mars 1885, avec les cuirassés le Bayard et la Triomphante, les croiseurs le d’Estaing et le Du Chaffault, qu’accompagnait la canonnière la Vipère et le grand transport l’Annamite, de Ma-Kung, port principal des îles Pescadores. Bien qu’il fût défendu par cinq forts avec des batteries armés de 27 canons, quelques-uns de gros calibre, tout le petit archipel de Pescadores tomba en notre pouvoir et donna un port magnifique à notre flotte de Chine.
Le 11 juin 1885, dans ce même port de Ma-Kung, Courbet, usé par les fatigues et les déboires de toute espèce qu’il avait essuyés, mourait, à bord du vaisseau amiral, avec le stoïcisme d’un héros.
La campagne navale de la Chine de 1884 nous a laissé des enseignements importants. La destruction de la flotte chinoise, le 23 août 1884, prouve que la cuirasse est suffisante pour atténuer la force destructive de l’artillerie nouvelle ; l’impuissance de nos obus de 14 centimètres pour ruiner l’arsenal de Fou-chéou, et le grand effet de nos pièces de 19 et de 24 centimètres contre les batteries blindées de la rivière Min, démontrent la nécessité des gros calibres dans de semblables opérations.
Enfin, la destruction des deux croiseurs chinois par le torpilleur du Bayard montre que l’art torpéique a aujourd’hui ses règles, confirmées par la victoire.
Notre escadre a essayé, en 1889, d’établir la tactique des torpilleurs en exécutant, à Toulon, des manœuvres navales. Ces manœuvres ont offert le plus vif intérêt. Malheureusement, il a été à peu près impossible de dire si les torpilleurs s’étaient assez rapprochés des cuirassés pour les couler, ou si les cuirassés avaient assez criblé de projectiles les torpilleurs, pour les empêcher d’avancer.
Un ancien officier de marine, qui fut le témoin très impartial de ces manœuvres, raconte en ces termes un épisode de ces derniers exercices :
« Vers 2 heures 30 du matin, le torpilleur 62, commandé par le lieutenant Dubois, le même qui avait fait sauter une frégate chinoise à Schee-poo, se présente, se dérobe en restant à la lisière d’un faisceau électrique, et poussant à toute vitesse, il entre dans la baie, avec une admirable crânerie. Il active son feu, en doublant la jetée. Le torpilleur n’a essuyé que quelques coups de canon-revolver ; malheureusement, le lieutenant se trompe sur la distance ; il est aveuglé par les foyers des projecteurs de lumière, et il lance sa torpille à 500 mètres de l’Hirondelle, le croiseur de tête ! »
Il est donc vrai que la manœuvre d’un torpilleur est sujette à bien des hasards.
En résumé, il n’appartient encore à personne de se prononcer sur la tactique à établir à l’égard des flottilles de torpilleurs. La nation qui voudrait se servir exclusivement de cuirassés, ou exclusivement de torpilleurs, irait certainement au devant de désastres ; mais si la tactique des cuirassés est faite, celle des torpilleurs est encore à trouver.
Ce qui est certain, c’est que les torpilleurs rendront d’autant plus de services qu’ils seront plus transportables. En 1885, le torpilleur 68 est allé du Havre à Marseille, en remontant la Seine, traversant Paris, puis le canal de Bourgogne, et descendant ensuite la Saône et le Rhône. On l’a vu à Paris amarré, pendant quelques jours, sur la Seine, au quai d’Orsay. Voilà un fait qui démontre la bonne construction de nos torpilleurs, sous le rapport de la facilité du transport.
Depuis cette époque, le gouvernement a mis à l’étude une très intéressante question le transport des bateaux-torpilleurs par les chemins de fer. On a construit, pour cet objet particulier, un train spécial de chemin de fer. Il est composé de quatre wagons. Chacun de ces wagons est pourvu, en son milieu, d’une charpente horizontale métallique, articulée de manière à lui permettre de suivre toutes les courbes de la voie, pendant que le torpilleur, hissé sur les quatre trucks, conserve sa forme rigide ordinaire. C’est dans ces conditions que le torpilleur 71 fut transporté de Toulon à Cherbourg, en 1889.
Cette expérience est de la plus grande importance. Sans qu’il soit besoin de beaucoup insister, on devine quels avantages il y aurait à pouvoir transporter notre flottille de torpilleurs en deux jours, du Havre, à Marseille, ou de Toulon à Cherbourg. C’est le cas de dire que nos torpilleurs seront toujours sur le lieu du danger.
En terminant l’examen de cette question, nous exprimerons un vœu : c’est que, de part et d’autre, on abandonne des procédés de polémique qui sont fâcheux. Nul ne songe à supprimer nos cuirassés, et à composer la flotte française uniquement de croiseurs et de torpilleurs. Ceux qui croient à l’action efficace des torpilleurs et ceux qui n’ont de confiance que dans la puissance, le tonnage et la masse des vaisseaux cuirassés, poursuivent, en définitive, le même but : les uns et les autres veulent que notre marine soit forte, nous allions dire invincible. Sur ce terrain, tous les Français sont, d’accord !
CHAPITRE VII
Il nous reste, pour terminer l’exposé des ressources militaires de la marine actuelle, à signaler une création encore à l’état d’ébauche, mais qui, si elle se perfectionne et devient pratique, jettera un trouble extraordinaire dans tout l’effectif des marines de guerre du monde entier. Nous voulons parler des bateaux sous-marins.
Les officiers et matelots attachés aux bateaux torpilleurs fixent, à grand’peine, et en s’exposant à d’énormes dangers, des brûlots explosifs à la quille des navires ennemis. Mais ils échouent souvent dans ces coups d’audace, en raison de la surveillance et des moyens de défense qu’on leur oppose. Outre les foyers électriques dont les longues projections décèlent au loin leur présence, les filets Bullivan, entourant le navire, peuvent arrêter leur élan. Si, au lieu de naviguer sur la mer, les torpilleurs pouvaient plonger sous l’eau, et aller placer leur infernal engin de destruction au-dessous de la coque du navire, à l’insu de l’équipage, en naviguant hors de sa vue, on conçoit à quels dangers les bâtiments seraient exposés. On ne voit pas de moyen de protection contre un procédé d’attaque aussi perfide.
Hâtons-nous de dire que, malgré de très nombreuses tentatives, le bateau sous-marin n’est pas encore créé ; mais le moment s’approche peut-être où nos vaisseaux auront à s’inquiéter sérieusement de cet effroyable ennemi. Que sera alors la guerre maritime ? Quelle sécurité pourra-t-on espérer à bord des colosses qui sont aujourd’hui l’orgueil de nos flottes ? On ose à peine entrevoir cette triste perspective.
Ce qui peut rassurer, c’est que les recherches concernant la navigation sous-marine sont de date fort ancienne, et qu’elles n’ont pourtant jamais abouti, jusqu’à ce jour, à rien de pratique.
En 1801, ainsi que nous l’avons raconté dans les Merveilles de la science, Fulton avait construit un bateau plongeur, qui était pourvu de deux hélices parallèles, et dont les mouvements d’ascension et de descente s’obtenaient au moyen d’une vis fonctionnant verticalement. Fulton fit des essais de son embarcation sous-marine au Havre et à Rouen. Il accomplit même une partie de la traversée du Havre à Brest, en naviguant sous l’eau.
L’empereur Napoléon Ier n’encouragea pas la tentative de Fulton, pas plus qu’il n’avait accueilli ses fourneaux submergés, c’est-à-dire les torpilles.
La question fut reprise en France, en 1863. L’amiral Bourgeois construisit, à Toulon, un bateau sous-marin, qu’il nommait le Plongeur.
Le Plongeur était en tôle, et affectait la forme d’un cigare aplati. Il jaugeait 450 tonneaux, et mesurait 42 mètres de longueur, sur 6 mètres de largeur et 3 mètres de hauteur, y compris la quille. Il était propulsé par une hélice, que commandait une machine mue par de l’air comprimé à 12 atmosphères, et contenu dans une série de réservoirs cylindriques, d’un volume total de 150 mètres cubes, ce qui suffisait à l’aération du bateau pendant un temps assez long. Les moyens de descente et de remonte se composaient de réservoirs à eau, d’une capacité de 50 mètres cubes, qui pouvaient se remplir ou se vider plus ou moins complètement, par l’effet d’air comprimé. Ces réservoirs, étant remplis d’eau, rendaient le bateau plus lourd que le liquide qu’il déplaçait, et il ne restait plus alors qu’à maintenir sa stabilité d’immersion. On obtenait cette stabilité au moyen de deux cylindres régulateurs. Chacun de ces cylindres était pourvu de pistons, que l’on pouvait faire monter ou descendre, suivant que l’on désirait augmenter ou diminuer la flottabilité. Un gouvernail horizontal, double, placé à l’arrière du bateau, et mû à la main, ajoutait son action à celle des cylindres régulateurs.
Toutes ces dispositions étaient admirablement calculées ; malheureusement l’amiral Bourgeois ne réussit jamais à maintenir le Plongeur entre deux eaux. Il allait toucher le fond quand son mouvement de descente était commencé, même par 8 où 9 mètres d’eau seulement.
Il est juste de dire qu’à l’époque où l’amiral Bourgeois fit les essais de son bateau sous-marin, on ne savait pas confectionner des réservoirs en acier suffisamment légers, et des pompes de compression assez puissantes pour emmagasiner couramment de l’air à la pression de 10 atmosphères.
On a fait un certain bruit, en Amérique, en 1880, d’un bateau sous-marin que le constructeur appelait le Pacificateur, voulant exprimer par là que la navigation sous-marine rendant la guerre maritime impossible, on devrait arriver aussi à une paix générale.
On voit dans la figure 288 la coupe du bateau le Pacificateur et dans les figures 289 et 290 l’ensemble du bateau.
Le bateau sous-marin le Pacificateur mesure 9m,15 de bout en bout, 2m,68 de largeur et 1m,83 de creux. Sur chacun des côtés est placée une certaine quantité de plomb, dont le poids est calculé exactement pour maintenir le bateau à fleur d’eau. Pour le faire descendre sous l’eau à des profondeurs variables, on remplit plus ou moins d’eau des compartiments ad hoc.
L’atmosphère est renouvelée au moyen de provisions d’air comprimé, contenu dans des réservoirs.
Le bateau est dirigé dans le sens horizontal, au moyen d’un gouvernail ordinaire ; dans le sens vertical, on fait agir un double gouvernail, dont les charnières sont placées des deux côtés à l’arrière et qui font monter ou descendre le torpilleur, en lui imprimant une direction oblique.
Une petite coupole, saillante de 30 centimètres, d’un diamètre de 35 centimètres, et percée d’ouvertures munies de glaces, se trouve à la partie supérieure de la coque. Le capitaine, assis au centre, a sa tête sous cette coupole.
L’équipage ne se compose que de deux hommes, le capitaine et le mécanicien. En passant sous la coque d’un navire ennemi, le capitaine fait jouer un appareil qui détache du torpilleur deux cartouches explosibles, reliées entre elles par un fil d’acier et communiquant au torpilleur par un fil électrique. Ces cartouches, munies de flotteurs qui tendent à les faire remonter à la surface, vont d’elles-mêmes se fixer contre les flancs du navire. Le torpilleur s’éloigne, et quand il est à distance convenable, le fil électrique enflamme l’amorce et détermine l’explosion.
Les diverses machines du torpilleur fonctionnent au moyen de l’air comprimé à une pression de 50 kilogrammes.
Ce bateau, d’après des expériences faites à New-York, est resté dans l’eau, avec ses deux hommes, à bord, à une profondeur de 17 mètres, pendant près de 7 minutes, parcourant près d’un mille et demi. À la surface sa vitesse était de 6 milles à l’heure, mais l’inventeur prétend que sous l’eau elle atteint 12 milles.
Le Pacificateur est passé sous la coque de 2 steamers en marche et s’est approché à 3 mètres d’un remorqueur. Il évoluait facilement dans toutes les directions. Il n’est plus question aujourd’hui, en Amérique, du Pacificateur ; ce qui fait croire que les résultats ultérieurs n’ont pas répondu aux espérances conçues à l’époque de ses essais. Mais on parle en ce moment aux États-Unis d’un navire sous-marin, qui a été mis en chantier en 1890, qui est dû à un ingénieur nommé Thomas et qui est patronné par l’amiral Porter. Toutes ses parties hors de l’eau seront cuirassées ; il aura un éperon et portera au-dessous de la flottaison un canon sous-marin, système Ericsson. Il sera même, ajoute-t-on, pourvu d’une tourelle abritant un canon.
Un autre inventeur, M. Cawett, conducteur des travaux de la Poster machine Company, de Pittsburg, a dressé les plans d’un bélier sous-marin, qu’on pourrait embarquer sur un bâtiment de guerre. Le pont, en forme de tortue, serait cuirassé. À la partie avant, il y aurait un cylindre horizontal, de 4m,50 de longueur, contenant un piston de 50 centimètres de diamètre. Ce piston, traversant l’étrave du bateau et mis en action par la vapeur, agirait contre les flancs du navire ennemi, pour enfoncer sa quille, y pratiquer une rupture. La vapeur aurait assez de puissance pour donner au bateau une vitesse de 20 à 22 nœuds.
Tout ceci nous paraît quelque peu fantaisiste, et inspiré des romans de Jules Verne, plutôt que des conceptions calculées d’un homme de l’art.
Un troisième bateau sous-marin a été proposé en Amérique, par le lieutenant commandeur Basher, de la marine nationale et construit par le Colombian Iron Works Company, de Baltimore.
Il peut agir dans trois positions différentes. Dans la première, le bateau a la moitié de la coque hors de l’eau, et se sert de toutes ses armes. Dans la seconde, il est à fleur d’eau et n’expose que sa tourelle tournante et quelques centimètres de sa surface arrière. Un tube placé dans l’axe du bateau peut alors lancer à environ 1 000 mètres, un obus chargé de dynamite.
Dans la dernière position le bateau est complètement submergé. Le tube horizontal, placé dans l’axe du bateau, lance, soit à l’aide de l’air comprimé, soit avec de la poudre, des projectiles de 20 centimètres, à plusieurs centaines de mètres, et même des torpilles de tous les systèmes.
Ce bateau a la forme d’un cigare ; il a deux coques et entre l’une et l’autre des compartiments sont ménagés, pour recevoir l’eau et provoquer ainsi sa descente.
La respiration des matelots est assurée par une provision d’air comprimé.
Il ne s’agit, en tout cela, que de projets, et il est à craindre qu’ils aient le sort du Pacificateur.
En France, on a repris, en 1886, à Toulon, l’étude des bateaux sous-marins, commencée par l’amiral Bourgeois.
Le bateau sous-marin de l’amiral Bourgeois avait une stabilité parfaite à la surface de l’eau ; mais son équilibre entre deux eaux n’avait pu être obtenu, ni au repos ni en marche ; il montait ou descendait sans cesse. Le Gymnote, tel est le nom du nouveau bateau sous-marin qui a été construit à Toulon en 1886, dans les chantiers de l’État, a bénéficié des derniers progrès de l’art de l’ingénieur ; il s’enfonce, reste sur place, et revient à la surface, à la volonté du marin chargé de le diriger.
Le Gymnote a été mis en chantier à Toulon, sous la direction de M. Romazetti, ingénieur de la marine, le 30 avril 1887, et lancé à l’eau le 23 septembre 1889. L’illustre ingénieur de marine, Dupuy de Lôme, qui a touché à tant de questions, avait tracé le plan général de ce bateau sous-marin, qui a été exécuté sur chantier, par le commandant du port de Toulon, M. Zédé.
Le Gymnote (fig. 291) a la forme d’un faisceau effilé. Il mesure 17 mètres de longueur sur 1m,80 de diamètre. C’est assez dire que ceux qui se trouvent dans l’intérieur peuvent tout juste se tenir debout. Il ne déplace que trente tonnes ; sous l’eau il doit pouvoir marcher avec une vitesse de 10 nœuds. Pour déterminer son immersion, il suffit de faire pénétrer une certaine quantité d’eau dans des réservoirs intérieurs. Pour lui imprimer la direction, on met en action deux gouvernails horizontaux, tout à fait analogues au gouvernail de la torpille automobile de Whitehead.
L’enfoncement sous l’eau est produit par les deux gouvernails horizontaux, et par l’introduction de l’eau de la mer dans des réservoirs disposés dans l’entre-cloisonnement des deux enveloppes de la coque. En ouvrant plus ou moins les robinets, on descend plus vite et plus profondément. La stabilité du bateau est complète ; ce qui est d’autant plus remarquable que, dans les bateaux sous-marins de l’amiral Bourgeois, il suffisait d’un léger excès d’eau dans les réservoirs pour déterminer la chute du bateau au fond de la mer.
Sur la partie supérieure se dresse une petite coupole, une sorte de kiosque, garni de glaces, de 35 centimètres de diamètre, où se tient l’officier chargé de la direction. Au moyen de quelques leviers tenus à la main, il obtient la submersion du bateau, son inclinaison, les changements de vitesse, etc.
Le Gymnote est mu par des accumulateurs électriques, actionnant une machine dynamo-électrique. Le moteur électrique ne pèse pas plus de 2 000 kilogrammes, tout en donnant une vitesse de deux cents tours par minute. Ce moteur actionne l’hélice directement, c’est-à-dire sans transmission. Le bateau est éclairé, à l’intérieur, par des lampes électriques à incandescence.
Le Gymnote évolue comme un poisson, en direction ainsi qu’en profondeur, et on y respire à l’aise.
L’équipage comprend un officier, deux mécaniciens et un manœuvrier.
Pour sa sortie d’essai faite à Toulon, le Gymnote avait reçu cinq personnes : M. Zédé, le capitaine Krebs, M. Romazetti, M. Baudry de Lacantinerie, commandant du bateau et M. Picon, contre-maître, chef de construction.
Les résultats des essais donnent quelques espérances, si l’on peut appeler de ce nom la destruction et la ruine des superbes constructions qui font l’orgueil des nations maritimes.
En novembre et décembre 1889, le Gymnote a fait des plongées très précises, tant en profondeur qu’en direction. Il a franchi sous l’eau une distance de 1 200 mètres, évitant les ancres et les chaînes d’amarre, et passant sous les vaisseaux cuirassés avec facilité. Il est descendu jusqu’à la profondeur de 16 mètres. Les accumulateurs électriques alimentaient le courant avec une entière régularité.
Le commandant du Gymnote, M. le lieutenant de vaisseau Baudry Lacantinerie, a remplacé la lunette de vision coudée, qui servait lorsqu’on était à une petite profondeur, par un périscope, qui embrasse tout l’horizon.
Pour remplacer le compas compensé, qui, dans la coque de fer d’un bateau, est sujet à de continuelles perturbations, on a installé un giroscope électrique, qui donne la direction d’une façon régulière. Un ventilateur électrique renouvelle l’air en quelques minutes. Un servo-moteur électrique permet de gouverner de partout, et un plomb de sonde spécial sert à mesurer les profondeurs et, au besoin, servirait d’ancre.
Pendant qu’à Toulon le ministère de la marine faisait exécuter les expériences du Gymnote, un inventeur, M, Goubet, faisait construire à ses frais, risques et périls, un nouveau modèle de bateau sous-marin. Ce bateau a été construit sur la Seine, à Puteaux, en 1888. Il est en tôle et a la forme d’un cigare. Des lentilles permettent de voir au sein de l’eau. Son moteur est une machine dynamo-électrique Edison, alimentée par des accumulateurs, et actionnant une hélice par des roues dentées. L’hélice s’incline dans tous les sens, de façon à faire plonger ou marcher l’embarcation. D’énormes cisailles, destinées à couper les fils des torpilles, sont placées à l’avant, et se manœuvrent de l’intérieur. Des lampes électriques à incandescence éclairent le bateau, dont l’équipage, réduit à deux hommes seulement, a pour respirer une provision d’oxygène comprimé.
Après les premiers essais faits sous la Seine, M Goubet fit transporter son bateau, sur un truck de chemin de fer, à Cherbourg, pour y continuer ses expériences.
Là le bateau sous-marin a évolué sous l’eau, selon des directions différentes, désignées d’avance, et il est resté englouti assez de temps pour prouver que le problème de la respiration des hommes dans une embarcation submergée est désormais résolu.
Les premières expériences faites par l’inventeur à Cherbourg sont du mois de septembre 1888 ; elles ont été continuées au mois de mars 1889.
Un journal de Paris a publié un récit assez amusant du séjour de deux marins sous l’eau, dans l’expérience du 1er mars 1889.
Deux hommes, écrivait-on à ce journal, à la date du 1er mai 1889, le scaphandrier Kieffer et un de ses camarades, Prot, ont été enfermés dans le Goubet et descendus à six mètres de profondeur, à 9 heures 15 minutes. Ils ont été remontés à 5 heures 15 minutes, après 8 heures d’immersion, absolument frais et dispos. Nous allons laisser le scaphandrier Kieffer raconter ses impressions :
On nous a descendus à six mètres, profondeur constatée d’après nos manomètres.
Première heure. — La première heure a été prise à régler tous nos instruments, les tubes d’oxygène et les pompes.
Nous n’avions plus alors rien à faire qu’à donner un coup de piston de temps en temps.
Deuxième heure. — Nous avions emporté un jeu de cartes. Nous nous sommes mis à faire une partie de piquet.
Troisième heure. — L’oxygène nous avait rendus un peu gais : nous venions de prendre un petit apéritif. Nous nous mîmes donc à déjeuner de très bon appétit. Nous avons dévoré des hors-d’œuvre, un bon poulet, un pâté de lièvre, deux bonnes bouteilles de bordeaux, fromage, dessert, etc.
Quatrième heure. — Café ! Nous avons bien du café dans une bouteille, mais il faut le faire chauffer. Mais comment ? Nous n’avons qu’une veilleuse. On ne peut pourtant pas faire chauffer la bouteille…
Allons, dis-je à mon compagnon, il reste quatre sardines dans la boîte. Nous allons en manger chacun deux, et nous ferons chauffer notre café dans la boite.
Bien trouvé, me répond-il.
Et nous nous remettons à table.
Cinquième heure. —Enfin, nous finissons par faire chauffer notre café, et nous le buvons. Nous l’avons bien gagné !
Nous nous remettons à jouer aux cartes ; mais, à chaque instant, on nous dérange par le téléphone, pour nous demander si nous sommes bien. Nous sommes joliment mieux que la commission qui reçoit des averses, tandis que nous sommes à l’abri, avec nos six mètres d’eau sur la tête.
Sixième heure. — Le préfet maritime, M. Lespès, nous parle par le téléphone :
Êtes-vous bien là dedans ?
Réponse. — Très bien, amiral !
Allons, du courage !
Septième heure. — Nous nous mettons à contempler notre entourage, qui n’est que du « bouillon », sauf quelques poissons, qui passent par-ci par-là.
Nous remarquons une embarcation qui passe au-dessus du bateau, et nous entendons très bien les limes grincer sur le bordage du Cocyte, à deux cents mètres de là. Nous avons également constaté que l’on entendait très bien tomber la pluie sur la surface de l’eau. Étant dans ces conditions, d’immersion, on entendrait très bien un bateau à vapeur marcher de très loin.
Quatre heures et demie, dis-je à mon compagnon.
Déjà ! répond-il, le temps passe vraiment vite là-dedans.
Huitième heure. — Par le téléphone, le commandant président de la commission : Eh bien ! ça va-t-il toujours.
Réponse. — Très bien, commandant.
Vous n’avez plus qu’une heure.
Ça ne nous gêne guère.
Un autre membre de la commission : Vous savez, si vous êtes gênés, il faut le dire.
Réponse. — Mais non ! nous sommes très bien !
Encore un coup de sonnette !
Ils ne vont donc pas bientôt nous laisser tranquilles !
Cette fois c’est M. Goubet :
Encore une demi-heure, Kieffer.
Réponse. — L’affaire est faite… Tiens ! Une famille de poissons qui passe. Nous les contemplons. Ding ! un coup de sonnette ! Sont-ils ennuyeux avec leur carillon ! — Vous n’avez plus qu’un quart d’heure !
— C’est bon, c’est bon ! Ça va bien !
… — Encore cinq minutes, dis-je à Prot, mon compagnon,
— C’est tout de même curieux, comme le temps passe vite.
— Ding ! Un coup de sonnette !
Le président de la commission. Les huit heures sont terminées. On va vous remonter. »
Le bateau expérimenté à Cherbourg est donc habitable. En ce qui concerne sa stabilité, les expériences sont concluantes. Le Goubet évoluait continuellement à Cherbourg, s’enfonçant à volonté à 0m,50, 1 mètre, 6 mètres, et 10 mètres. À cette profondeur, il manœuvrait avec la même régularité et la même précision.
Enfin, aucun arrêt dans la machine ne peut entraver sa marche, car il est pourvu de rames, et si l’air respirable manque, il suffit pour remonter à la surface de décrocher le poids de 900 kilogrammes, qu’il porte sous sa quille.
Le Goubet est demeuré impunément huit heures sous l’eau.
Il a l’avantage, au dire de l’inventeur, de rester immobile entre deux eaux, à une hauteur déterminée. Le Gymnote, actuellement à l’étude à l’arsenal de Toulon, et qui n’est guère autre chose qu’une torpille Whitehead agrandie, ne peut se tenir immergé que quand il est en mouvement ; aussitôt arrêté, il remonte forcément à la surface.
Le Goubet (fig. 292) a la forme d’un œuf allongé. Mais son museau pointu, les hublots de cristal de son dôme, qui sont comme des yeux vivants, les ailettes, en forme de nageoires, de ses flancs, la courbure de son ventre et sa queue hélicoïdale, lui donnent comme un air vague de bête d’Apocalypse.
Coulé en bronze, d’un seul morceau, il ne mesure pas plus de 5m,60 de long, sur 1m,53 de diamètre, et pèse, tout armé, 6 000 kilogrammes, ce qui permet de le transporter comme un colis ou une chaloupe, sur un truck de chemin de fer ou à bord d’un cuirassé. N’est-ce pas par voie ferrée, et en grande vitesse, dans les bagages de l’inventeur, qu’il a fait le voyage d’Auteuil à Cherbourg ?
Cette légèreté relative ne l’empêche pas d’avoir, en raison de ses formes, une assiette prodigieuse, et de tenir admirablement la mer. Quand il flotte à la surface même par une forte houle, il porte très bien sur son dos, sans vaciller, deux ou trois hommes.
Pendant les nouvelles expériences faites le 31 mars 1890, dans le bassin du commerce, à Cherbourg, l’invisible bateau-poisson évolua entre deux eaux, et, passant par-dessous les torpilleurs, alla, toujours entre deux eaux, couper les fils des bouées sous-marines suspendues autour d’un canot isolé au milieu du bassin.
La marine espagnole a suivi les traces des autres nations maritimes, en construisant le bateau sous-marin connu sous le nom de Péral, du nom du lieutenant de vaisseau de la marine espagnole qui en a dirigé l’exécution.
Ce bateau, qui a 21 mètres de long, sur 2m,75 de large, déplace 89 tonneaux. Il est muni de deux gouvernails et de trois hélices ; on y embarque par une sorte d’écoutille. À l’avant se trouve un tube lance-torpille. Il est formé de lames d’acier bien assemblées.
On commence par faire pénétrer de l’eau dans des caisses spéciales disposées sur les deux flancs du bateau, jusqu’à ce que le pont soit au ras de la mer ; alors, on met le moteur électrique en marche, de manière à obtenir la vitesse de cinq nœuds ; on incline les plaques de côté, et l’on fait ainsi immerger le bateau plus ou moins. Deux grands réservoirs contenant de l’air comprimé fournissent l’air respirable.
L’équipage ne comprend que deux hommes. Deux gouvernails horizontaux maintiennent le bateau horizontalement, quand il est immergé ; et deux gouvernails verticaux servent à en régler la marche. Il est en outre pourvu de deux tubes lance-torpilles.
Les premières expériences ont été faites à la fin de février 1889. Il s’agissait alors non d’examiner les qualités du bateau comme plongeur, mais simplement de vérifier ses capacités nautiques, comme pour tout navire ordinaire. Il naviguait donc à fleur d’eau. Malheureusement, une des hélices refusa de tourner, et l’on dut rentrer, pour le réparer.
Le 20 juillet 1889, le Péral sortait, pour la seconde fois. Aucun accident ne fut alors à regretter ; le bateau manœuvrait merveilleusement, il obéissait à son constructeur, « comme un esclave à son maître », dit la Cronica general. Mais les Espagnols sont enthousiastes, et bien avant les expériences, ils portaient déjà aux nues le bateau et son constructeur. Il ne faut donc pas trop prendre à la lettre les éloges décernés au Péral. Pendant les expériences de vitesse, ce bateau a toujours eu quelque contretemps ; il s’est même échoué sur un banc de sable.
Mais un bateau sous-marin n’est pas destiné à manœuvrer à la surface de l’eau, il doit naviguer entre deux eaux. Sous ce rapport, les expériences sont loin d’être concluantes. Certainement, le Péral plonge, mais si peu, et pendant si peu de temps ! Le bateau est resté submergé un quart d’heure, mais immobile, attaché au quai par une longue corde. On ne peut tirer d’une telle expérience aucune conclusion sur sa stabilité. Peut-il, à volonté, se maintenir à une profondeur déterminée, et peut-il, sans crainte, évoluer librement à cette profondeur ? On ne saurait répondre à ces questions, et il faut attendre de nouvelles expériences.
Nous représentons dans les figures 294 et 295 le Péral avant sa disparition sous l’eau.
Comme on peut le voir sur nos dessins le Péral a la forme d’un cigare ; il est mû au moyen d’une hélice, actionnée par l’électricité. Sa cargaison consiste exclusivement en torpilles. Tous les détails du mécanisme intérieur sont tenus dans le plus profond mystère, et il n’y a que fort peu de personnes au courant de sa manœuvre. Au milieu du bateau s’élève une petite tourelle, où se tient le capitaine, et d’où il peut gouverner. Quatre hommes d’équipage suffisent pour la manœuvre, mais le bateau pourrait en contenir bien davantage.
Les premiers essais ont été faits à la Caraca, et ont été repris dans la baie de Cadix. Le Péral est resté sous l’eau pendant trois quarts d’heure, et a pu s’y mouvoir avec une vitesse de six nœuds, bien que l’inventeur prétende qu’il puisse fournir une vitesse double.
M. Péral espérait avoir résolu deux problèmes, qui sont jusqu’à présent demeurés sans solution de sa part. Il comptait que son bateau se maintiendrait d’une façon automatique, à la profondeur voulue, horizontalement, et que l’on pourrait sans difficulté lancer, de l’intérieur, une torpille. L’équipage devait se composer de quatre lieutenants de vaisseau, d’un mécanicien et d’un contremaître. Mais, nous le répétons, les essais n’ont pas entièrement réussi.
En Angleterre, deux ingénieurs, MM. Wadington et Nordenfeldt, ont imaginé un torpilleur sous-marin. Au-dessus du centre de ce bateau, se trouve un kiosque, pourvu de hublots assez larges, et d’un petit panneau, que l’on peut, à volonté, fermer hermétiquement. L’intérieur est divisé en trois compartiments. Quarante-cinq caisses d’accumulateurs fournissent l’électricité nécessaire à la production de la force motrice.
M. Nordenfeld, constructeur anglais, à qui l’on doit d’excellentes mitrailleuses et des canons à tir rapide, a expérimenté avec succès, dans un voyage de 150 milles, de Stockholm à Gottenburg, ce torpilleur sous-marin, dont il avait commencé la construction trois années auparavant.
Ce bateau, qui a une forme très allongée, a 19m,50 de long, sur 3m,65 dans sa plus grande largeur. C’est par une petite tour de 0m,30 de saillie et fermée par une coupole en verre, que le capitaine peut explorer l’horizon, quand le bateau flotte au-dessus de l’eau : c’est cette même tour qui est l’unique capot d’entrée et de sortie du bateau.
Une hélice à l’arrière et deux hélices latérales servent de propulseurs ; les hélices latérales agissent également de façon à faire enfoncer l’appareil de la quantité jugée nécessaire ; quand elles cessent de fonctionner, le bateau remonte de lui-même à la surface. Des pompes puissantes peuvent rejeter au dehors l’eau qui aurait pu pénétrer à l’intérieur, ou celle qui remplit les chaudières.
Tous les appareils sont, en effet, actionnés par des machines à vapeur ordinaires, la chaudière étant chauffée par un mélange de vapeur de pétrole et d’oxygène comprimés. Quand le bateau est à fleur d’eau, c’est la vapeur qui fait marcher ses hélices ; quand il plonge, c’est l’eau des chaudières surchauffée qui est employée. La provision d’eau chaude est assez considérable pour permettre de parcourir 16 milles marins sans production de nouvelle vapeur.
Un mécanisme automatique arrête le mouvement des hélices d’immersion, quand la profondeur, fixée d’avance, est atteinte ; et les fait agir de nouveau lorsque le bateau tend à remonter.
Pour donner passage à la torpille, la partie avant du bateau s’ouvre et fait bascule.
L’équipage se compose de 6 hommes, y compris le capitaine. Les expériences ont prouvé que ce bateau sous-marin peut rester, sans inconvénient, pour les hommes ni pour les machines, plus de six heures, à la profondeur de 5m,30, grâce au grand volume d’air qui est emmagasiné dans sa coque.
Deux autres ingénieurs anglais, MM. Chapman et Bright, ont mis en chantier un bateau sous-marin. Comme MM. Wadington et Nordenfeldt, MM. Chapman et Bright emploient pour produire la vapeur dans les chaudières un mélange d’essence de pétrole et d’oxygène, comprimé à 80 atmosphères, qui brûle, soit dans le foyer d’une chaudière ordinaire à vapeur, soit dans une machine spéciale à gaz. L’immersion s’obtient au moyen d’une pompe centrifuge qui introduit l’eau dans la cale, ou la rejette à l’extérieur, par deux tubes. La profondeur de l’immersion est automatiquement contrôlée par un appareil électrique.
L’Allemagne n’est pas restée en arrière du mouvement qui pousse les nations des deux mondes à des recherches concernant la navigation sous-marine. On a essayé, en 1888, à Wilhemshaven, puis à Dantzig, un torpilleur sous-marin, d’une capacité considérable, car il n’a pas moins de 35 mètres de longueur. Il filerait, dit-on, douze nœuds, et pourrait parcourir une étendue de 900 milles sans renouveler son charbon. Il pourrait descendre à une profondeur de 13 mètres.
L’appareil d’immersion consiste en deux propulseurs verticaux, mis en mouvement par une machine à vapeur de six chevaux, à double cylindre. Le degré d’immersion est réglé par un réservoir, d’une capacité de cinq tonnes d’eau. Son armement consiste en un canon à tir rapide. Trois torpilles sont placées sur le pont, et sous le pont, deux autres torpilles mobiles peuvent être lancées par les moyens en usage.
Il y a là bien des singularités ; et l’on nous paraît demander ici à la mécanique beaucoup plus qu’elle ne peut accorder.
Hâtons-nous de dire qu’aucun de ces bateaux sous-marins dont nous venons de parler, pas plus le Gymnote, que le Goubet ou le Péral, n’ont fait l’épreuve décisive d’une navigation prolongée. Tout s’est réduit, pour eux, à des expériences dans les ports, expériences qui ne sont pas suffisantes pour tirer une conclusion certaine sur l’efficacité pratique de ces nouveaux engins.
En résumé, la navigation sous-marine, qui menacerait si gravement les marines militaires de toute nature, sera peut-être créée un jour, mais ce jour n’est pas encore venu.
CHAPITRE VIII
Arrivons à la description des forces actuelles des nations militaires de l’Europe.
En 1870, la France et l’Angleterre possédaient une puissante marine militaire, tandis que l’Allemagne ne disposait encore que de quatre vaisseaux cuirassés, et d’une dizaine de bâtiments de guerre, de moindre tonnage. Les Prussiens avaient pourtant reconnu, dès 1864, qu’il était urgent pour eux de renouveler un matériel presque hors d’usage, et d’augmenter le plus rapidement possible l’effectif d’une marine qui n’avait réussi à mettre en ligne, pendant la guerre de Danemark, que sept navires et quinze canonnières, tandis que le Danemark disposait lui-même de vingt-deux navires de premier ordre, armés de 321 canons. Dès ce moment, la question était posée pour l’Allemagne : elle avait à créer tout un armement naval.
Ce n’est pourtant qu’en 1873 que le but proposé fut atteint. Pendant neuf ans, les préoccupations militaires et diplomatiques avaient absorbé l’attention publique, chez nos voisins d’outre-Rhin. Mais dès que la guerre de France fut terminée, les conseillers du nouvel empire, jetant leurs regards vers les terres lointaines, songèrent à se faire colonisateurs, rôle fort nouveau pour eux, et peu dans leurs aptitudes. Le continent européen paraissant voué à la paix, c’est au-delà des mers qu’il fallait, selon les gros bonnets politiques de la Prusse, chercher des débouchés à l’activité germanique.
Dès 1867, le gouvernement prussien avait projeté la construction de quarante-quatre navires de guerre ; mais, en 1868, l’affaire du Luxembourg le forçait à reporter toute son attention sur l’armée de terre. Le 6 mai 1872, seulement, le Reichstag invitait le gouvernement de l’empire à lui soumettre un plan définitif de réorganisation de la marine militaire allemande.
Ce plan fut adopté, dans les premiers jours du mois de février 1873. Pendant dix ans, l’amirauté germanique s’y est scrupuleusement conformée, et elle a réussi, contre toute attente, à l’exécuter dans les délais prévus.
Le Parlement de 1873 avait accordé au ministre 300 millions pour la transformation de la marine de guerre impériale. L’amirauté prussienne consacra 139 millions à la construction des bâtiments, 24 millions aux fortifications de Wilhelmshaven, 33 millions au port de Kiel, 13 millions aux établissements de Dantzig, et 10 millions à l’achat de torpilleurs.
Un mot à propos des ports militaires allemands ne sera pas de trop ici. Kiel, Wilhelmshaven, et Dantzig, sont les ports militaires, les centres de ravitaillement, d’action et de concentration, de la flotte allemande. Le canal de jonction des deux mers, qui est à l’étude, chez nos voisins, serait une frontière presque infranchissable contre une armée ou une flotte qui arriverait du nord.
La flotte allemande comprend aujourd’hui treize vaisseaux cuirassés de premier rang, dont dix ayant la vitesse de 14 nœuds, et deux la vitesse de 13 nœuds. Ils sont tous en fer et en acier, et leur rayon d’action est représenté par un approvisionnement en charbon qui varie de 600 à 700 tonnes. Ajoutons treize garde-côtes cuirassés, portant une artillerie puissante, et fortement blindés. Ces derniers navires sont d’une vitesse inférieure à celle des cuirassés (9 nœuds), mais ils sont appropriés au rôle qu’on leur destine, c’est-à-dire à la défense de la mer Baltique et de ses rivages, — dix-neuf croiseurs, tous en fer ou en acier, dont la vitesse varie entre 18 et 14 nœuds ; — sept éclaireurs, à vitesse moyenne de 16 nœuds ; — cent cinquante torpilleurs, qui ont une vitesse supérieure à 20 nœuds et qui sont armés de la torpille Schwarkof.
Le Roi-Guillaume, construit en 1870, est encore un des plus beaux vaisseaux de l’escadre cuirassée de l’Allemagne.
Parmi les cuirassés allemands récemment construits, il en est deux qui sont à tourelles fermées, deux autres à réduit, entre autres le Kaiser, qui a servi pour les voyages sur mer de l’empereur Guillaume II.
La coque du Kaiser (fig. 296) est en fer ; l’étrave est renversée. Le réduit, rectangulaire, à pans coupés est placé en avant et en saillie sur les flancs. On remarque un blockhaus en avant de la cheminée. La ceinture cuirassée s’étend de bout en bout. Les plaques, qui sont en fer forgé, ont, à la ceinture, une épaisseur de 234 millimètres.
Ce cuirassé est armé de huit canons, de 26 centimètres, installés dans une batterie ; de six canons de 15 placés sur le pont des gaillards ; de quatre canons de 8 ; de six mitrailleuses, et d’un éperon ayant 3m,20 de saillie.
Sur le modèle du Kaiser, on a construit un second cuirassé d’escadre, le Deutschland.
Le Kaiser et le Deutschland ont chacun environ 285 pieds de longueur et une largeur de 62 pieds. Leur déplacement est de 7 600 tonneaux. La carène est divisée en compartiments étanches obliques ; il y a 32 compartiments. Si le navire touchait un écueil, quatre à peine de ses cloisons seraient inondées. La capacité de chaque cloison est de 40 tonnes.
La batterie centrale établie sur le pont principal renferme quatre canons Krupp, sur chaque côté. Les canons les plus en avant tirent d’un bout à l’autre de la ligne, avec une inclinaison qui produit un feu convergent en avant. Les embrasures sont disposées de telle façon que tous les obus peuvent converger sur un espace de 276 pieds, c’est-à-dire à peu près la longueur du navire.
Les canons Krupp de 26 centimètres sont à culasse d’acier. Leur diamètre est de 9 pouces 3/4 ; ils pèsent environ 22 tonnes chacun ; Un canon Krupp de 26 centimètres, du calibre de 8 pouces 1/4 et du poids de 18 tonnes, placé sur le pont d’arrière, complète la défense du navire, qui est protégé par une cuirasse. Toutes les parties exposées aux coups de canon sont défendues par des blindages de différentes épaisseurs, à l’extérieur et à l’intérieur du navire.
La puissance des machines à vapeur, qui ont été construites par MM. Denn, est de 8 000 chevaux. Le diamètre des cylindres est de 122 pouces, la longueur du corps du cylindre de 4 pieds, et le nombre de rotations de l’arbre est de 75 par minute.
Il y a huit chaudières. Les soutes contiennent 710 tonnes de charbon ; ce qui est suffisant pour une distance de 3 400 milles, à une vitesse de 10 nœuds.
Le Kaiser et le Deutschland ont fourni aux essais une vitesse de 14 nœuds et demi.
Parmi les croiseurs de la marine allemande, il faut signaler la corvette Irène, qui porte le pavillon du prince Henri de Prusse, frère de l’empereur Guillaume II, et la Princesse-Wilhem, son congénère. La coque est en acier, avec revêtement en bois et doublage en cuivre ; son cloisonnement est double, transversal et longitudinal. L’Irène possède un pont sous-marin cuirassé jusqu’à 2 mètres au dessous de la flottaison ; l’épaisseur de la cuirasse de ce pont est de 76 millimètres.
L’armement de l’Irène comprend quatorze canons de 15 centimètres, dont six sont installés dans des tourelles ; huit mitrailleuses et quatre tubes lance-torpilles.
L’Irène est long de 94 mètres et large de 14 mètres. La puissance de sa machine à vapeur est de 2 000 chevaux. Il file 16 à 18 nœuds.
Ses machines à vapeur, au nombre de deux, activent chacune une hélice à l’arrière.
Un navire de ce genre, c’est-à-dire le croiseur, ne devant naviguer qu’à la vapeur, l’Irène n’a que des mâts militaires, sans vergues.
Il compte 320 hommes d’équipage.
Ce sont là deux types les plus récents et les plus complets de la marine allemande ; les autres bâtiments ne sont pas tous aussi largement pourvus d’artillerie. Le Roi-Guillaume, cuirassé d’escadre, dont nous parlions plus haut, n’a que dix-huit canons, de 24 centimètres.
Jusqu’en 1881, les navires de l’escadre allemande étaient, en outre, garnis de petits canons, destinés aux troupes de débarquement. L’apparition de torpilleurs qui marchent avec une vitesse de 24 milles marins à l’heure a forcé l’amirauté prussienne à prendre d’énergiques mesures de défense. On a remplacé les canons de débarquement par des mitrailleuses Hotchkiss. D’après un ordre impérial, du 14 janvier 1881, ces mitrailleuses doivent être en assez grand nombre à bord, pour pouvoir couvrir de leurs projectiles une zone de 200 mètres, à l’entour du bâtiment.
Quelques corvettes allemandes sont garnies de cuirasses de 406 millimètres d’épaisseur, qui ne peuvent être brisées que par un obus de 30 centimètres, lancé à 450 mètres seulement de distance, hypothèse tellement invraisemblable que les officiers de la marine allemande ont refusé de l’envisager jusqu’à présent.
La flotte allemande, outre le Kaiser et le Deutschland, renferme cinq cuirassés refondus, qui avaient été construits en 1870. En cas de guerre, ils formeraient l’escadre.
Il faut leur ajouter le cuirassé Aldenbourg, bâtiment remarquable ; 21 canonnières ; un vieux monitor, l’Arminius ; des croiseurs bien armés et de nombreux torpilleurs ; enfin des canonnières spéciales portant 8 canons et destinées à l’Afrique.
La défense des côtes serait confiée, en cas de guerre, à quatre corvettes de croisière, cuirassées et sans mâts, qui filent à peine 12 nœuds.
En résumé, la marine militaire allemande manque absolument d’originalité. On se borne à étudier ce qui se fait en France et en Italie, et à se l’approprier, quand on le juge bon. Nul programme n’est arrêté, et l’on tient secret l’emploi de l’énorme budget que l’on a fait voter au Parlement, pour accroître les forces navales de l’Empire.
Nous avons tenu à commencer la revue des forces navales étrangères par la flotte allemande et l’historique de sa formation. Ce n’est pas que cette flotte soit une des plus puissantes de l’Europe ; tant s’en faut. Si nous avons rendu justice aux qualités des hommes de l’art qui ont su la créer, c’est qu’il est bon de regarder en face l’adversaire de demain, et qu’il y aurait imprudence à ne montrer que les lacunes de l’organisation militaire d’un ennemi.
Nous passons à l’effectif de la flotte militaire française.
Notre armement militaire naval se compose de trente-huit bâtiments cuirassés, — en comptant les canonnières — de quarante croiseurs, de quelques corvettes et de cent trente navires ou bateaux torpilleurs. Ces forces sont, d’ailleurs, destinées à s’accroître prochainement, de façon à n’être inférieures à aucune de celles qu’elles peuvent rencontrer sur les mers.
Comme type de nos vaisseaux cuirassés, nous avons déjà représenté (pages 305 et 309) l’Amiral-Baudin, le Hoche et le Richelieu. Nous mettons sous les yeux du lecteur deux autres grands bâtiments cuirassés de la flotte française, le Redoutable (fig. 297) et le Duguesclin (fig. 298).
Le Redoutable est à réduit central comme la plupart de nos vaisseaux cuirassés construits depuis quelques années ; c’est-à-dire que sa cuirasse ne protège que son fort central, ainsi que sa carène, presque au-dessus de la flottaison. L’avant et l’arrière, légèrement construits en tôle, peuvent être détruits par les projectiles ennemis, sans causer de danger au navire.
À bord du Redoutable, le fort central est en ressaut, ce qui a permis de construire des sabords d’angle, pour que les pièces du réduit central puissent battre tout l’horizon, les pièces de l’avant tirant de l’avant au travers, et les pièces de l’arrière tirant du travers à l’arrière.
C’est là un perfectionnement sur l’artillerie du Richelieu et du Suffren, dont les angles de chasse et de retrait dans la batterie sont limités.
Le Redoutable a 95 mètres de long, 20 mètres de large, 7 mètres de tirant d’eau. Il déplace 9 200 tonneaux. Sa machine à vapeur, de la force de 6 000 chevaux, lui donne une vitesse de 14 nœuds, 5 ; Sa cuirasse métallique a 33 centimètres d’épaisseur. Son artillerie se compose de 4 canons de 27 centimètres, un à l’avant, le second à l’arrière, et les deux autres au-dessus du fort central, tirant dans toutes les directions.
Le Duguesclin (fig. 298) a 84m,30 de longueur, 81m,60 à la flottaison. Sa largeur est de 17m,45. Il a 7m,75 de creux. Le tirant d’eau moyen du plan est de 7m,10, le tirant d’eau arrière de 7m,70. Le déplacement total représente 5 869 tonneaux.
Sa mâture est celle d’un brick. La surface de voilure est de 2 247 mètres carrés.
Les machines à vapeur, du système Compound, sont à trois cylindres verticaux : elles proviennent de l’établissement d’Indret. Il y a 8 corps de chaudières, avec 16 foyers, mettant en mouvement deux hélices.
Le Duguesclin est protégé par une ceinture cuirassée à la flottaison, d’une épaisseur de 25 centimètres au milieu, de 18 centimètres à l’extrême avant, et de 16 centimètres à l’extrême arrière. La tour est défendue par une cuirasse de 20 centimètres d’épaisseur. Le pont est également cuirassé avec des plaques de fer de 5 centimètres d’épaisseur.
Son artillerie se compose de quatre canons de 24 centimètres, placés dans la tourelle blindée, de six canons de 14 centimètres dans la batterie. Sur les gaillards sont installés un canon de 19 et un canon de 12.
La coque a sept grandes cloisons étanches.
Un détail caractéristique de la construction du Duguesclin, c’est que la cuirasse repose sur matelas de bois de teck, qui est fixé sur les tôles du bordé. Sur cette même cuirasse, un soufflage en bois, avec doublage en cuivre, s’élève un peu au-dessus de la flottaison.
Les plans du Duguesclin sont de M. Lebelin de Dionne, un de nos meilleurs ingénieurs des constructions navales. Ce cuirassé, destiné aux stations lointaines, a coûté, matière et main-d’œuvre, environ 5 millions et demi.
Nous avons donné dans le chapitre II (pages 313-315) les dessins d’un garde-côtes cuirassé et d’un croiseur. Il serait donc inutile de revenir sur ces types de constructions navales se rattachant à notre flotte. Nous avons également représenté un torpilleur et donné ses plans et sa coupe. Mais nous n’avons rien dit de la composition des torpilles, qui sont l’âme de ces redoutables navires. Nous comblerons ici cette lacune.
La marine française fait usage de plusieurs sortes de torpilles. La plus employée est la torpille portée, ainsi nommée parce que le torpilleur va littéralement la porter sous les flancs du navire ennemi.
La torpille portée est une cartouche contenant 20 kilogrammes environ de fulmicoton, fixée à l’extrémité d’une barre ou hampe en fer, de 12 mètres de longueur, qui s’attache obliquement, de haut en bas, à l’avant du bateau. On met le feu à la charge au moyen de l’étincelle électrique, grâce à un fil conducteur attaché à la hampe et à un appareil placé à l’intérieur du poste-vigie. À la faveur de l’obscurité, le torpilleur s’approche, sans être aperçu, du navire à attaquer. Arrivé par le travers du cuirassé, il stoppe brusquement et met le feu à la torpille, qui éclate dès qu’elle est en contact avec la muraille de l’ennemi.
La gerbe d’eau produite par l’explosion, recouvre parfois complètement le bateau torpilleur qui serait coulé à fond si toutes les issues n’en étaient fermées, de manière à en faire une véritable bouée.
Il paraît extraordinaire que l’explosion ne soit pas aussi dangereuse pour l’assaillant que pour son adversaire. Pour le comprendre, il faut se rappeler que la matière explosive dont sont chargées les torpilles, c’est-à-dire le fulmi-coton, est extrêmement brisante, qu’elle fait brèche dans la cuirasse la plus résistante lorsqu’elle est en contact avec elle, mais qu’à une distance de quelques mètres, on n’en ressent d’autre effet que la commotion transmise par le liquide. C’est pour cela que l’intervalle d’une douzaine de mètres représenté par la hampe suffit pour protéger le torpilleur.
Il n’en est pas moins vrai que l’attaque d’un cuirassé, par un bateau armé d’une torpille portée, est une opération très périlleuse, qui exige des hommes déterminés, d’un sang-froid, d’un courage et d’une expérience à toute épreuve.
La marine française fait également usage de la torpille Whitehead, que nous avons décrite avec tous les détails nécessaires. La torpille Whitehead se compose, comme nous l’avons dit (page 327), d’un cylindre métallique, effilé aux deux bouts et contenant non seulement la charge de fulmi-coton, mais une machine à air comprimé, qui fait fonctionner deux hélices. C’est un véritable petit navire sous-marin, qui se meut de lui-même dans la direction où on l’a lancé, et à une profondeur réglée d’avance par un appareil spécial. La torpille Whitehead se loge, comme on l’a vu (fig. 269, page 328), dans un tube situé à l’avant du bateau torpilleur, et d’où on la chasse au moyen de l’air comprimé. Une fois lancée, elle s’immerge à la profondeur pour laquelle on l’a réglée, et chemine entre deux eaux, jusqu’au but, où le choc de sa pointe détermine l’explosion. Le navire torpilleur peut ainsi opérer à distance et éviter les dangers d’un contact immédiat avec l’ennemi.
Malheureusement, cet avantage est compensé par des inconvénients graves. D’abord, chaque torpille Whitehead coûte fort cher, environ 10 000 francs ; ensuite son action est incertaine, car les courants un peu forts la font dévier de la direction qu’on a voulu lui imprimer.
Quoi qu’il en soit, tous nos ports militaires sont munis de flottilles de torpilleurs ; et d’écoles où les officiers et les hommes chargés de ce service sont soumis à de fréquents exercices sur les torpilles portées et les torpilles Whitehead.
Des canonnières de différents types dont nous avons décrit les plus récentes, c’est-à-dire celles qui sont destinées à naviguer avec sécurité et rapidité sur les fleuves et les rivières du Tonkin et de la Cochinchine, complètent l’effectif de la flotte militaire française.
Une considération particulière relative à nos bâtiments de guerre.
Autrefois, c’est-à-dire au temps de la marine à voile, nos bâtiments étaient désarmés, en temps de paix. Mais, en cas de déclaration de guerre, il fallait des mois entiers pour armer un navire. Sans chemins de fer, sans machines à vapeur, sans même de bonnes routes terrestres, un temps considérable était nécessaire pour faire arriver dans un port de guerre le matériel destiné à armer un navire ; de sorte que les combats d’escadre ne pouvaient commencer que longtemps après la déclaration de guerre. Aujourd’hui, on maintient dans nos ports militaires les navires tout armés et prêts à prendre la mer. Si bien que quatre ou cinq jours après la déclaration de guerre, cuirassés et croiseurs seraient en état de se rendre aux lieux désignés par l’amiral commandant l’escadre.
Il faut que la mobilisation d’une flotte militaire soit aussi prompte que la mobilisation des armées de terre.
On a d’autant plus raison d’en agir ainsi, que nos appareils à vapeur, nos chaudières, nos servo-moteurs, notre artillerie de marine et nos fusils, sont d’un mécanisme fort compliqué, et que le meilleur moyen de ne pas être exposé à des déceptions cruelles, c’est de tenir toujours ce matériel en état. À cette condition seule, il ne se dérangera pas, et pourra fonctionner au moment opportun.
C’est en raison de cette double nécessité que, dans nos arsenaux et ports militaires de Toulon, Cherbourg, Brest et Lorient, on garde, sur les cuirassés et les torpilleurs, le matériel complet, avec un équipage de matelots, réduit sans doute, mais suffisant pour l’entretien des coques, des chaudières, des tiroirs de machines à vapeur, des cuirasses, etc. Le bâtiment qui rentre, après un service de transport, ou après des manœuvres, n’est pas désarmé, comme autrefois : il est mis en réserve.
Comme l’Allemagne, l’Angleterre s’est imposé de lourds sacrifices, pour augmenter l’effectif de sa flotte militaire. Ce n’est pas, comme ont essayé de le faire croire quelques publicistes d’outre-Rhin, que l’Angleterre nourrisse le projet de prendre part à la guerre future dont on nous menace sans cesse, et dont l’échéance paraît être heureusement fort éloignée ; mais l’Angleterre possède un si grand nombre de colonies qu’elle est obligée de les défendre toutes, et de plus, comme le disait si justement un écrivain anglais, sir Samuel Baker, le véritable danger qui menace la Grande-Bretagne, en cas de guerre européenne, ce n’est pas une invasion, c’est plutôt la famine.
Le même écrivain ajoutait :
« Nous sommes si bien habitués à voir arriver ponctuellement dans nos ports tout ce qui nous est indispensable pour vivre et pour travailler, que l’idée ne nous vient même pas que les choses puissent aller différemment ; et pourtant, il n’est pas douteux qu’aux premiers bruits de guerre imminente avec une grande puissance maritime, le prix du pain doublerait d’emblée dans toute l’Angleterre, et que l’on assisterait à une panique industrielle comme on n’en a pas vu souvent. »
En d’autres termes, la marine anglaise doit posséder un nombre suffisant de croiseurs pour assurer la protection des convois de toute sa marine marchande. C’est pour cela que, depuis 1887, l’Angleterre a fait construire quarante-huit vaisseaux, d’un tonnage total de 164 000 tonneaux.
En somme, la flotte militaire anglaise comprend aujourd’hui :
42 cuirassés d’escadre ;
12 croiseurs cuirassés ;
18 garde-côtes cuirassés ;
58 croiseurs non cuirassés ;
10 croiseurs torpilleurs ;
23 croiseurs auxiliaires (steamers aménagés ) ;
2 avisos ;
27 corvettes non cuirassées ;
97 canonnières et chaloupes canonnières ;
13 canonnières torpilleurs ;
161 torpilleurs ;
13 transports.
Parmi les vaisseaux cuirassés, le Colosse, le Collingwood et le Trafalgar, méritent une mention spéciale.
Le Collingwood est un cuirassé d’escadre à tourelles-barbette. Sa coque est en acier, à double fond, avec cloisonnement transversal et longitudinal ; le réduit central, surmonté d’un blockhaus, est rectangulaire. La cuirasse, qui s’étend sur une longueur de 45 mètres, se relie à des cloisons transversales cuirassées, pour former le réduit central. Le pont sous-marin est protégé par une cuirasse, dont les plaques, en fer et en acier, ont une épaisseur de 69 millimètres ; la cuirasse du réduit central a une épaisseur de 406 millimètres. Le franc bord de ce navire est très bas ; de sorte qu’il est forcé de ralentir sa marche, pour peu qu’il rencontre une mer houleuse.
Comme armement, le Collingwood possède quatre canons de 12 pouces, placés dans les deux tourelles, six canons de 6 dans la batterie ; quinze canons à tir rapide et treize mitrailleuses.
Le Colosse, construit sur les plans du Collingwood, est un des plus beaux bâtiments de la marine anglaise.
Le Trafalgar, qui n’a été construit que cinq ans après le Collingwood, en diffère par quelques parties essentielles : deux tourelles cuirassées sont placées aux extrémités du réduit supérieur, et protégées, à leur base, par des cloisons paraboliques ; chacune de ces tourelles contient deux canons de 13 pouces. Les plaques d’acier des tourelles ont 457 millimètres d’épaisseur ; en outre, l’armement du Trafalgar comporte huit canons de 5 pouces, dix-neuf mitrailleuses Hotchkiss ; le champ de tir des canons situés dans les tourelles est de 280°. Le Trafalgar est représenté dans la fig. 300.
La Dévastation est un autre cuirassé anglais de premier rang.
Citons également le Thunderer, batterie flottante cuirassée d’une grande puissance.
Dans ces derniers temps, l’amirauté anglaise a fait construire un type remarquable de croiseurs à ceinture cuirassée, l’Orlando, Ce bâtiment, qui a été lancé en 1886, est mis en mouvement par deux machines à vapeur horizontales, à triple expansion, et possède quatre chaudières et deux hélices en bronze. La ceinture cuirassée a 60 mètres de longueur ; elle recouvre les deux parties centrales du navire, et est reliée, à ses deux extrémités, par des cloisons transversales cuirassées. On a constitué, de la sorte, vers le milieu du bâtiment, un réduit central cuirassé. Ce réduit est armé de deux canons de 22 tonnes, et de dix canons de 6 pouces. À l’avant et à l’arrière du navire, en dehors du réduit central, on a disposé seize canons à tir rapide et sept mitrailleuses. L’éperon de l’Orlando est en acier coulé ; enfin, toutes les embrasures des canons sont protégées par des masques cuirassés.
Une mention particulière est due aux torpilleurs anglais. Nous représentons dans la figure 299, un torpilleur de la flotte anglaise, le Flamingo.
Le Flamingo est disposé pour marcher tant à la vapeur qu’à la voile. Il est pourvu de deux canons, d’un éperon mobile, de torpilles, et, grâce à de nombreuses cloisons étanches, il est à l’abri des attaques de l’éperon d’un vaisseau ennemi. Il n’a pas davantage à redouter les bateaux torpilleurs qui tenteraient de l’approcher, car, grâce aux nombreux canons qu’il porte avec lui, il peut établir un cercle de défense.
Dans notre gravure, le Flamingo est représenté comme s’il devait entrer en ligne de bataille. Les porte-torpilles sont prêts pour descendre au-dessous du niveau de l’eau. Les terribles engins et les canonniers sont à leur poste.
Ce vaisseau est également muni d’un nouveau système qui lui permet de placer des torpilles sur les côtes sans arrêter sa marche : c’est le système Harvey.
En résumé, la flotte militaire de l’Angleterre manque de tout caractère d’originalité. On se borne, comme en Allemagne, à imiter les constructions navales de la France et de l’Italie. En cas de guerre l’effectif actuel serait insuffisant, mais l’armement en guerre d’une quantité considérable de paquebots et grands navires de commerce répondrait à toutes les nécessités des batailles navales, des croisières et des transports de troupe ou de matériel.
Depuis la triste défaite navale qu’elle subit à Lissa, où la flotte autrichienne lui infligea tant de pertes, l’Italie a redoublé d’efforts pour mettre sa marine sur le même pied que celle des autres puissances. Elle avait d’autant plus de motifs pour hâter son armement qu’elle a un plus grand développement de côtes à protéger.
La flotte militaire italienne compte aujourd’hui :
8 vaisseaux cuirassés ;
7 frégates, dont 5 antérieures à 1860 ;
2 corvettes cuirassées ;
1 canonnière cuirassée ;
12 béliers torpilleurs, non cuirassés ;
7 corvettes non cuirassées ;
4 croiseurs non cuirassés ;
8 croiseurs auxiliaires ;
8 canonnières ordinaires ;
64 torpilleurs de haute mer ;
59 torpilleurs ordinaires.
Pour les cuirassés italiens, nous noterons une seule particularité. Ils ont deux réduits superposés, placés au centre du navire, et tous deux cuirassés. Le réduit inférieur, qui a 45 mètres de long, contient les trois canons, de 12 centimètres, de la batterie ; le réduit supérieur abrite la base des deux tourelles cuirassées, qui sont armées, chacune, de deux canons de 103 tonnes.
Le Re-Umberto, qui est l’un des derniers cuirassés lancés par les chantiers du gouvernement italien, est muni d’un pont cuirassé, qui traverse le navire dans toute sa longueur, et qui, avec ses plaques de 400 millimètres d’épaisseur, protège les machines, les chaudières et les soutes à munitions. Les cheminées sont elles-mêmes cuirassées jusqu’à 90 centimètres au-dessus de la flottaison.
Le Lépanto, construit dans le même système, est un des plus beaux navires cuirassés de la marine italienne.
Son lancement eut lieu à Livourne, le 17 mars 1883. Avec le Duilio, le Dandolo, et l’Italia, il forme une importante escadre de quatre navires de guerre les plus grands du monde entier, pourvus d’une artillerie formidable.
Tous les quatre sont du même type, mais le Lepanto dépasse encore ses aînés en puissance et en dimensions. Si nous le comparons au plus puissant de ceux-ci, l’Italia, nous trouvons les mesures suivantes :
Italia | Lepanto | ||
Longueur, sans l’éperon |
120 | m. | 122 m. |
Largeur |
22 | 22.28 | |
Déplacement total |
13 708 | t. | 14 700 t. |
Les plus grands cuirassés des autres nations maritimes n’approchent pas de tels chiffres. L’Amiral Baudin et la Foudroyante, en France, n’ont que 11 440 tonneaux de déplacement ; l’Angleterre a l’Inflexible, de 11 408 tonneaux ; la Russie le Pierre-le-Grand, de 9 510 tonneaux.
Le lancement de l’énorme masse du Lépanto présentait un intérêt tout particulier, en raison des conditions spéciales où il s’effectuait. Le bassin de Livourne, dans lequel il avait lieu, n’a, en effet, que 268 mètres de longueur, et il fallait arrêter la course du navire dans un espace de 100 mètres, pour l’empêcher d’aller se briser sur les quais situés en face de la cale.
Pour obtenir cet arrêt, on avait établi dans le bassin un réseau de vingt-trois cordages de 12 centimètres de diamètre, placés en travers de la route du navire.
L’étambot de celui-ci, garni de pièces de bois, devait rompre successivement ces cordages, et l’on avait calculé qu’il lui suffirait d’en rompre dix-huit sur vingt-trois, pour que son élan fût amorti.
L’exactitude de ces calculs fut confirmée par l’expérience, et l’opération du lancement eut lieu sans aucun accident.
L’Italia, que nous représentons dans la figure 301, est un des derniers et des plus formidables cuirassés de la marine italienne.
Notre dessin montre l’aspect de ce puissant navire, sa cuirasse, la disposition de ses batteries, celle des machines, des cloisons étanches et des ponts. Quatre canons Armstrong, se chargeant par la culasse, et du poids de 100 tonnes chacun, sont placés sur le pont supérieur, par paires, et en barbette, c’est-à-dire à découvert, de façon à tirer en avant et en arrière, en ligne et sur les côtés, dans toutes les directions.
La coque, qui est en acier, est doublée en bois. Les cloisons et les ponts donnent une grande force de résistance à cette masse. Deux lignes de cloisons étanches s’étendent, sur une longueur de 254 pieds 6 pouces, dans le navire. Celles-ci, avec les cloisons transversales, divisent la coque en cinquante-trois grands compartiments, qui sont eux-mêmes encore divisés en quatre ponts étanches.
Le premier des ponts cuirassés s’élève à 5 pieds 6 pouces au-dessous de la ligne d’eau, et est protégé par une cuirasse d’acier, de 3 pouces d’épaisseur. Il s’étend de l’avant à l’arrière du navire, formant une courbe à chaque extrémité, et allant rencontrer, à l’avant, l’éperon ; ce qui lui donnerait une grande puissance dans le cas où il faudrait se servir du navire comme bélier.
Immédiatement au-dessus de ce pont, il en est un autre, s’élevant de 6 pieds au-dessus de la ligne d’eau, construit en fer et acier et recouvert en bois.
Les compartiments des côtés entre les deux ponts, sont divisés en cloisons étanches, et remplis de liège, comme dans l’Inflexible.
Le pont de batterie est à 14 pieds au-dessus de la ligne d’eau. Douze canons, du calibre de six pouces, y sont installés. La puissance de ces canons semble modeste, mais leur nombre compense cette infériorité.
À 9 pieds 6 pouces du pont de batterie et à 25 pieds au-dessus de la ligne d’eau, s’élève le quatrième pont, supportant la batterie de casemate de 7 pieds 6 pouces de hauteur. Cette batterie porte les gros canons Armstrong de cent tonnes dont il est parlé au commencement.
Les machines à vapeur sont doubles. Elles sont du système Compound, à trois cylindres verticaux, ce qui donne douze cylindres en tout. La vapeur leur est fournie par vingt-six chaudières, ayant chacune trois fourneaux ; douze des chaudières sont séparées et placées derrière les machines, quatorze sont en avant. La force des machines à vapeur peut être estimée à quinze mille chevaux. Elles fournissent une vitesse de seize nœuds.
La longueur de l’Italia est, comme on l’a vu plus haut, de 120 mètres.
L’Italia est, avec le Lépanto, un colossal navire qui ne peut être comparé à aucune autre construction navale, par ses dimensions et sa puissance.
La flotte italienne, qui comptait à peine en 1870, est aujourd’hui une des plus puissantes de l’Europe. Elle vient après l’Angleterre et la France. Elle est plus remarquable par la force individuelle de ses bâtiments, que par leur nombre, qui est pourtant considérable. En effet, parmi ses vingt bâtiments cuirassés (navires d’escadre, croiseurs, frégates, garde-côtes), on en compte dix au moins qui sont d’énormes constructions de 11 000 à 14 000 tonneaux, filant de 14 à 17 nœuds, portant des cuirasses de fer épaisses de 50 centimètres, et des canons rayés, de 43 à 45 millimètres.
Il reste à savoir si les énormes cuirassés de la marine italienne seront plus redoutables au feu que des navires de dimension moindre, et si leurs mouvements seront faciles pendant le combat.
Comme conséquence du grand développement de ses cuirassés, la marine italienne possède peu de croiseurs, les premiers ayant dévoré les ressources des budgets annuels. Il est vrai que ces croiseurs sont joints à une flottille de 140 navires ou bateaux torpilleurs.
En résumé, la marine italienne profite des leçons du passé. Elle cherche, travaille et se perfectionne. Elle serait, en cas de guerre, une puissance navale redoutable. Nous voilà bien loin de Lissa, la bataille légendaire. La marine austro-hongroise était alors bien supérieure, quant au nombre des navires, à celle d’Italie. Aujourd’hui, les rôles sont bien changés.
La marine autrichienne compte, en effet, assez peu dans le contingent des flottes militaires européennes. Tout au plus peut-elle se comparer à la marine allemande ; car elle n’a que huit cuirassés, six bons croiseurs et cinquante torpilleurs.
La Russie possède deux flottes militaires, l’une destinée à défendre les côtes de la mer Baltique, à protéger les navires de commerce, et à intervenir, s’il y a lieu, dans une guerre européenne ; l’autre, exclusivement affectée à la garde de la mer Noire.
La première de ces flottes comprend neuf vaisseaux cuirassés, six croiseurs cuirassés, et onze monitors, à tourelles cuirassées.
Le Pierre-le-Grand est le type des grands cuirassés russes.
La flotte de la mer Noire se compose : 1° de trois cuirassés à tourelles, qui déplacent chacun 10 000 tonneaux, et sont armés, chacun, de six canons de 42, de sept canons de 6 et de quatorze mitrailleuses ; 2° de croiseurs cuirassés et de 2 canonnières ; 3° de 9 croiseurs-canonnières non cuirassés, plus de 2 yachts et de 29 torpilleurs.
Il faut ajouter à l’effectif précédent la flottille de Sibérie et celle de la mer Caspienne, qui sont formées l’une et l’autre d’une dizaine de canonnières et de quelques bateaux à vapeur.
La flottille de Sibérie seule possède sept torpilleurs ; la flottille de la mer Caspienne n’en a pas, par cette bonne raison que l’on ne voit pas très bien à quels puissants bâtiments ennemis les navires russes de la mer Caspienne pourraient jamais avoir affaire.
En résumé, douze à quinze cuirassés, quinze monitors, ou batteries flottantes, vingt croiseurs, cent quarante navires ou bateaux torpilleurs, tel est l’effectif total de la flotte russe, effectif peu considérable, sans doute, mais qui s’explique si l’on considère que depuis la guerre de Crimée la Russie n’avait plus sa liberté d’action dans la mer Noire. Pendant quinze années de recueillement, l’empire russe s’est contenté de réunir dans la mer Baltique une solide flotte de défense. Il s’occupe maintenant d’augmenter sa flotte de haute mer, au nord, comme au midi. Le grand-duc Constantin, l’amiral qui la commande, est animé du désir de la tenir à la hauteur des travaux modernes, et il se consacre avec ardeur à reconstituer le matériel militaire naval de la mer Noire et de la Baltique.
Les torpilleurs ont été l’objet d’études toutes particulières en Russie. Nous représentons dans la figure 302 un torpilleur russe, avec les détails de l’installation intérieure de ses différents organes.
Les Russes ont pensé que les bateaux-torpilleurs, avec lesquels ils avaient accompli de si audacieux exploits sur le Danube, leur seraient de la plus grande utilité pour lutter contre d’autres flottes. À cet effet, ils ont fait construire cent bateaux, sur le modèle des quatre qui avaient opéré contre les cuirassés turcs.
La carapace blindée de ces torpilleurs a la forme du dos de la baleine ; ce qui permet de donner une plus grande hauteur à la chambre de la machine, en même temps que le bateau offre moins de prise aux balles et aux boulets.
Ils ont 25 mètres de long, sur 3m,33 de large, avec un tirant d’eau de 4m,66, et peuvent acquérir une vitesse de 22 milles à l’heure. Ils sont divisés en plusieurs compartiments, avec cloisons étanches, et armés de trois porte-torpilles en acier creux : un à l’avant et les deux autres aux flancs du navire. La torpille elle-même est composée d’une boîte en cuivre, qui renferme une charge variant de 20 à 25 kilogrammes de dynamite. Cette charge est plus que suffisante pour faire sombrer, par son explosion, les plus forts cuirassés.
Ces cent bateaux-torpilles ont été construits ou assemblés, à Saint-Pétersbourg. Le gouvernement avait confié les différentes pièces des machines à plusieurs industriels d’Europe.
Plusieurs de ces bateaux sont aujourd’hui à flot dans la mer Noire, à quelques milles du Bosphore.
L’Espagne, venue la dernière dans la carrière navale militaire moderne, se trouve, par le fait, en harmonie avec les tendances actuelles des Amirautés. Elle ne s’est pas ruinée en constructions de navires cuirassés, et conformément à l’esprit du jour, elle s’applique à constituer une flotte de croiseurs rapides et de torpilleurs. Ses quatre cuirassés, commandés par de bons officiers, et manœuvrés par d’excellents équipages, suffiraient à composer une flotte de guerre, dans les conditions actuellement acceptées comme vraies.
La Turquie s’est longtemps appliquée à développer sa flotte militaire. Elle a fait construire, dans les chantiers anglais et français, jusqu’à dix bâtiments cuirassés. C’était la grande préoccupation des derniers sultans de Constantinople. Mais aujourd’hui, ces cuirassés sont vieux, et la guerre des Turcs contre les Russes, en 1877, a prouvé que les marins turcs, quel que soit leur courage militaire, ne possèdent pas les qualités nécessaires pour tirer parti de leur matériel naval. Il faut encore aujourd’hui, aux cuirassés turcs, des mécaniciens et des chauffeurs étrangers, pour diriger la marche et exécuter les manœuvres.
Pour terminer cette revue par les peuples chez lesquels la marine militaire est sans importance, disons que le Portugal n’a qu’un cuirassé et quelques croiseurs, qui suffisent, en temps de paix, à son commerce et à ses colonies, mais qui seraient bien au-dessous des besoins, en cas de guerre. C’est ce que l’on a vu, au mois de janvier 1890, dans le conflit du Portugal avec l’Angleterre, où cette dernière puissance, prompte à montrer les dents, fit rapidement baisser pavillon au gouvernement portugais, devant la simple menace d’envoyer ses forces navales devant Lisbonne.
La Grèce n’a que quelques navires de guerre, de peu de puissance.
La Hollande, le Danemark, la Suède et la Norvège, se contentent de quelques croiseurs et de flottilles de torpilleurs, spécialement constituées pour la défense des côtes, mais non pour l’attaque. Monitors, canonnières, croiseurs, bateaux torpilleurs, telles sont les bases de leurs insignifiantes forces navales. Mais les officiers qu’elles possèdent, très instruits, avec des matelots très braves, très disciplinés, et rompus au métier de la mer, suppléeraient, en cas de guerre, à l’insuffisance de ce matériel, surtout grâce à l’ardent patriotisme qui anime les peuples du Nord.
Si nous passons aux États-Unis d’Amérique, nous y trouverons une situation toute différente de celle qui existe en Europe, situation résultant, elle-même, de la différence des conditions politiques. Chez cette heureuse et puissante nation, la guerre est considérée comme une exception passagère, qu’il faut parfois subir, en vue de nécessités pressantes, mais qui ne doit pas être un élément à considérer en tout temps, et dont on ait à se préoccuper sans cesse, comme on le fait en Europe. Quand la guerre de Sécession éclata, les deux partis ennemis constituèrent une flotte de guerre avec leurs navires de commerce et les ressources de leurs vastes chantiers maritimes. Mais une fois la paix conclue, on a laissé pourrir dans les ports cuirassés et torpilleurs, et on ne les a pas remplacés. En moins de quatre années à l’époque de la guerre civile, on avait vu surgir cinquante à soixante vaisseaux cuirassés, et cinq cents à six cents navires de guerre, de toute espèce, grands cuirassés, monitors, corvettes, canonnières, bateaux de rivière, torpilleurs, etc. La guerre terminée, on ne s’est pas inquiété de les entretenir ou de les conserver. On a seulement construit quelques cuirassés, quelques croiseurs et quelques torpilleurs, que, d’ailleurs, on ne fait guère manœuvrer.
Nous sommes de ceux qui approuvent cette sage philosophie politique, qui épargne l’argent des contribuables, sans exposer la nation à des dangers d’aucune sorte. La vitalité de l’Amérique est telle, les ressources de ses ateliers de construction sont si puissantes, qu’en cas de conflit armé, on verrait se renouveler le fait merveilleux de la guerre de Sécession, c’est-à-dire une flotte de guerre sortir des ports américains, en moins de temps qu’il n’en aurait fallu à l’Angleterre ou à la France pour construire, lancer et armer un seul bâtiment cuirassé.
On peut dire du Brésil ce que nous venons d’affirmer concernant les États-Unis. Après la guerre du Paraguay, le Brésil ne s’est pas occupé de remplacer sa flotte de guerre ; il s’est borné à organiser une défense des côtes, très respectable, moyennant une flottille de torpilleurs. Mais, en cas de guerre, il improviserait très rapidement, à la façon des États-Unis, de grandes forces maritimes.
Le Javary est un ancien navire cuirassé qui remonte à la guerre de 1879 et que le gouvernement brésilien conserve comme type des vaisseaux de guerre.
Le Pérou, vaincu par le Chili, en 1879, vit alors ruiner sa petite marine. Le Chili possède donc seul une escadre de quelque importance. Les combats d’Iquique et de Fonta-Agar ont prouvé, d’ailleurs, toute la valeur militaire des équipages chiliens.
Les deux grands empires asiatiques, la Chine et le Japon, sont entrés, à leur tour, dans le mouvement militaire moderne. Ils ont, comme les nations de l’Europe et de l’Amérique, des cuirassés, des croiseurs rapides et des torpilleurs. Sans doute, les officiers instruits et les mécaniciens habiles font encore défaut aux Chinois, comme aux Japonais, mais ils ont le bon esprit d’embaucher des Européens, pour l’état-major de leurs navires, et même pour leurs équipages, en attendant qu’ils puissent trouver chez eux ce même personnel. Le contact des Européens finira par donner à leurs officiers et à leurs matelots les qualités de solidité, d’instruction et d’expérience nécessaires à la marine militaire.
Nous avons terminé cette rapide revue des flottes françaises et étrangères. Quand le jour viendrait-il, où ces flottes seront en présence ? Il est à souhaiter qu’il soit très éloigné, car les batailles navales de l’avenir seront bien autrement redoutables que celles d’autrefois. La science, en se mêlant à la guerre, l’a rendue terrible et sanglante, dans des proportions que l’imagination peut à peine se figurer.
- ↑ Tome III, p. 521-578.
- ↑ Pages 187, 188.
- ↑ Pages 227-228.
- ↑ a et b Tome Ier, pages 129-135.
- ↑ Tome Ier, pages 156-162.
- ↑ Tome Ier, pages 120-121.
- ↑ Pages 156-162.
- ↑ Tome Ier, pages 174-177.
- ↑ Pages 129 et 131.
- ↑ Tome I, pages 185-186.
- ↑ Pages 495-498.
- ↑ Voie le Supplément à l’Artillerie moderne, t. II, p. 177, fig. 150.