Les Merveilles de la science/L’Artillerie ancienne et moderne

L’ARTILLERIE
ANCIENNE ET MODERNE

CHAPITRE PREMIER

les premières bouches à feu. — l’artillerie au XIVe siècle, en france, en angleterre, en allemagne et en italie. — les veuglaires et les bombardes. — forme de bombardes et de leurs affuts au XIVe siècle. — les projectiles.

Le mot artillerie est d’origine fort ancienne. Le vieux mot français artiller, dont la racine grammaticale est difficile à retrouver, signifiait l’homme d’armes préposé à l’emploi et à la garde des instruments divers qui servent à l’attaque ou à la défense des places ; de même que le mot archer signifiait le soldat armé de l’arc ou de l’arbalète. Bien avant l’invention des bouches à feu, le mot artillerie servait à désigner les engins variés de l’ancienne balistique, et le matériel de guerre tout entier, c’est-à-dire les armes et les charrois[1]. Après la découverte de la poudre, et ses emplois dans les armes de guerre, le mot artillerie servit à désigner les divers tubes de fer que l’on fabriqua pour lancer des projectiles au moyen de la poudre. Plus tard, les bouches à feu s’étant multipliées, les anciennes machines de siège disparurent, et par une transition naturelle, le matériel de guerre ne comprit plus que les armes à feu. Le mot artillerie servit alors exclusivement à désigner ces armes nouvelles, et de nos jours encore, il ne s’applique qu’aux armes à feu de gros calibre.

Les premières armes à feu furent appelées canon ou quennon ; d’où vint le mot canonnier ou quenonnier, pour désigner les gens qui les tiraient.

Certains étymologistes font dériver le mot canon du mot latin canna, qui signifie tube, ou roseau. Si l’on considère pourtant la faible longueur des premières bouches à feu, il semblera peu probable que les hommes de guerre du moyen âge, assez peu instruits par profession, soient allés chercher un mot latin qui ne donnait qu’une idée très-éloignée de la forme des nouvelles armes. Nous nous rangeons plus volontiers à l’avis de ceux qui pensent que les premières bouches à feu furent appelées canons à cause de leur ressemblance avec la forme de l’ancienne mesure à boire, nommée canon en français, kan, en flamand, quenne, dans le pays de Tournai et de Valenciennes. L’intempérance bien connue de nos ancêtres, milite peut-être encore en faveur de cette opinion.

Dans d’autres pays, et vers la même époque, les canons furent appelés, à cause de leur décharge, qui frappait d’étonnement, mequinas de trueños, ou machines de tonnerres, et donderbers qui signifie tuyau de tonnerre.

Presque tous les peuples ont revendiqué, le contestable honneur d’avoir les premiers fait usage du canon. Ce point, très-longtemps débattu, est maintenant éclairci d’une manière satisfaisante.

D’après l’historien espagnol Conde, les Arabes auraient les premiers employé le canon en Europe. Assiégés, en 1259, à Niebla, en Espagne, par les populations dont ils avaient envahi le territoire, ils se défendirent en lançant des pierres et des dards « avec des machines et des traits de tonnerre avec feu. » Le même historien rapporte aussi un exemple de l’usage du canon en Espagne, en 1323, lorsque le roi de Grenade, ayant mis le siége devant Baza, se servit contre la ville « de machines et engins qui lançaient des globes de feu avec grand tonnerre. »

Nous avons ajouté, d’après le même historien, dans la Notice sur les Poudres de guerre, que le sultan du Maroc, Abou-Yousouf, fit usage de poudre à canon pour lancer des boulets de pierre, au siège de Sidjilmessa, en 1273.

Cependant, comme il n’existe aucun ouvrage technique sur l’artillerie de cette époque, il est difficile de savoir si les machines à feu dont parle l’historien espagnol, étaient véritablement des canons, ou si ce n’étaient pas simplement ces balistes, ces trébuchets, ces machines à fronde, depuis si longtemps employés chez les Arabes et chez les peuples occidentaux pour lancer des matières combustibles et des carcasses incendiaires, qui, jetées par-dessus les remparts des villes, s’enflammaient au milieu de l’air avec une violente explosion. Les termes dont se sert l’historien Conde ne permettent pas de prononcer. Espérons que quelques documents encore, enfouis dans les archives espagnoles viendront un jour jeter une lumière définitive sur cette question.

En l’absence de textes plus positifs, la priorité de l’emploi du canon ne saurait être contestée à l’Italie. Dans son Histoire des sciences mathématiques en Italie, M. Libri a rapporté le texte d’une pièce authentique de la république de Florence, datée du 11 février 1325, qui constate que les prieurs, le gonfalonier et les douze bons hommes[2] ont la faculté de nommer deux officiers chargés de faire fabriquer des boulets de fer et des canons de métal pour la défense des châteaux et des villages appartenant à la république de Florence. Cette pièce, dont le texte existe encore, suffit pour établir l’existence des bouches à feu en Italie dès l’année 1325.

À partir de l’année 1326, les historiens italiens mentionnent assez souvent l’emploi des armes à feu. Nous nous bornerons à citer l’attaque de Cividale en 1331[3].

L’usage de la poudre à canon s’est introduit de très-bonne heure en France. L’histoire a constaté son emploi en 1339. au siége de Puy-Guillem[4] ; et pendant la même année, au siège de Cambrai, par Édouard III. Elle a également établi la fabrication des canons à Cahors, en 1345.

Dès le principe, on fabriqua des canons de deux espèces. Les bombardes (du radical celtique bom qui signifie bruit) étaient des tubes de petite dimension, du moins dès le début, et percés d’une lumière vers la culasse. Telle fut la bouche à feu primitive. Les veuglaires (du mot flamand vogheleer, oiseleur) étaient faits de deux parties, qui s’adaptaient exactement l’une à l’autre : la chambre à feu et la volée. On manœuvrait la chambre à feu au moyen d’une anse, dont elle était pourvue, pour l’ajuster à la volée, simple tube de fer ouvert à ses deux bouts. Chaque veuglaire avait, en général, plusieurs chambres ; on chargeait les unes, pendant qu’une autre, ajustée à la volée, exécutait le tir ; de telle sorte que le tir des veuglaires était plus rapide que celui des bombardes.

Fig. 174. — Veuglaire du Musée d’armes de Bruxelles.
Fig. 175. — Autre veuglaire du Musée d’armes de Bruxelles.

Il n’existe pas, au musée d’artillerie de Paris, de veuglaire proprement dite, c’est-à-dire de pièce à chambre à feu mobile, pourvue d’une anse, pour la manier. Mais on en voit un certain nombre au Musée d’armes de la ville de Bruxelles. Les figures 174 et 175 représentent deux veuglaires, dont nous avons pris nous-même le croquis, au mois de juin 1868, dans le Musée d’armes de cette ville. Ces pièces à feu destinées à lancer des boulets de pierre, sont longues d’un mètre et ont un fort calibre (20 centimètres de diamètre pour la première et 16 centimètres pour la seconde). Elles portent sur le catalogue du musée, les nos 46 et 47 Z. Une trentaine de boulets de pierre, et toutes sortes d’instruments de fer, pince, tenaille, fourche, grand marteau, qui accompagnent ces bouches à feu, servaient évidemment à les charger. Quatre chambres à feu avec leur anse, mais sans leur volée (no 49 Z) sont suspendues près de ces deux pièces.

Ces objets, d’une grande importance pour l’histoire de l’artillerie, furent retirés, en 1858, du puits du château de Bouvignes, près Dinant (Belgique), où ils avaient été jetés, pêle-mêle avec les défenseurs de ce château, lorsque les Français prirent d’assaut la ville de Dinant, en 1554.

Les premières bombardes étaient si petites qu’elles n’avaient pas d’affût. Nous les rangerions parmi les armes portatives, si leur mention à cette place n’était nécessaire à l’intelligence de l’histoire des origines de l’artillerie.

Fig. 176. — Petite bombarde posée sur un affût à main, d’après Valturius.

La figure 176 représente une des bombardes dessinées par Valturius, dans son ouvrage latin De re militari, écrit dans la première moitié du xve siècle. Valturius, qui écrivait en latin, donnait aux premières bouches à feu, les noms des machines de guerre employées dans l’antiquité chez les Romains : il les appelait ballista du nom des anciennes balistes des armées romaines.

Cette bombarde pouvait être tirée, posée à terre sur son affût, ou bien appuyée sur l’épaule droite d’un soldat, qui y mettait le feu de la main gauche, c’est ce que représente la figure 177, tirée, comme la précédente, de l’ouvrage de Valturius.

L’âme des bombardes n’était pas toujours cylindrique ; elle avait souvent la forme d’un cône tronqué. Leur partie postérieure, amincie, se terminait par un bouton, ou par une simple queue, droite ou recourbée, laquelle pouvait ainsi se ficher en terre.

Fig. 177. — Fantassin tirant une bombarde.

Les dessins de différentes bombardes que nous allons donner, feront mieux comprendre leur forme et leur usage. Ces figures sont extraites du beau livre de M. le général Favé : Histoire des progrès de l’artillerie, qui fait suite aux Études sur le passé et l’avenir de l’artillerie par l’empereur Napoléon III.

M. Favé a extrait d’un Traité des machines (De machinis libri decem), écrit en 1449, par Marianus Jacobus, surnommé Taconole, manuscrit qui appartient à la bibliothèque de Saint-Marc à Venise, quelques dessins, que nous reproduisons, et qui représentent les formes des bombardes en usage en Italie à cette époque. Dans la figure 178, la chambre à feu, ou âme de la bombarde A, est en forme de tronc de cône, ce qui permettait de tirer des projectiles de dimensions variables. La volée, B, avait également une forme conique.

Fig. 178. — Bombarde, d’après Marianus Jacobus.

Dans la figure 179, l’âme, A, étant plus longue et cylindrique, le tir avait plus de justesse et de portée.

Fig. 179. — Bombarde, d’après Marianus Jacobus.

Il est intéressant de connaître la forme qu’eurent les affûts des premières bouches à feu, La première forme paraît être celle que représente la figure 180. C’est une pièce de bois, munie de deux supports sphériques, a, pour soutenir la pièce, et terminée par deux montants parallèles A, B, entre lesquels pouvait jouer la queue recourbée, dont la bouche à feu était munie.

Fig. 180. — Bombarde sur un affût de bois (cerbotana italienne).

Cette bouche à feu, et son affût, étaient appelés en Italie cerbotana. À cette époque, le peu de résistance, et le défaut de solidité des bouches à feu, ne permettaient pas de les encastrer, c’est-à-dire de les rendre immobiles sur leur affût. On les laissait donc jouer librement. Les barres de bois parallèles A, B, et les supports sphériques a, servaient à faciliter et à varier le pointage.

Un manuscrit célèbre Tractatus Pauli Sanctini Dacensis, appartenant à la bibliothèque de Constantinople, renferme des dessins exacts de machines de guerre employées au xive siècle. La figure 181, extraite de ce manuscrit, et reproduite dans le tome Ier, des Études sur l’artillerie, par l’empereur Napoléon III, représente une bombarde, que l’auteur du manuscrit appelle Cerbotane (Cerbotana ambulatoria), à laquelle un soldat met le feu, à l’aide d’une baguette de fer rougie. L’extrémité antérieure, portant sur un support fourchu, et l’extrémité postérieure sur une barre de fer transversale, le recul fait mouvoir le canon sur ces deux points d’appui.

Fig. 181. — Cerbotane ou bombarde italienne du xive siècle.

Ici le pointage est donné dans le plan horizontal par les roulettes, et dans le plan vertical par les pointards, dans lesquels la barre de fer transversale s’engage à des hauteurs variables. Les mouvements, dans ce second sens, devaient être rendus très-pénibles par le poids du canon qu’il fallait soutenir pendant qu’on retirait la cheville, et qu’on l’engageait dans un trou différent. On voit sur le dessin de Paulus Sanctinus (fig. 181) un artilleur mettant le feu à la bombarde avec une barre de fer rougie.

Fig. 182. — Cavalier tirant une bombarde à main, d’après le manuscrit de Marianus Jacobus.

Les bombardes, alors très-petites, étaient souvent tirées à la main. La figure 182 représente, d’après le manuscrit de Marianus Jacobus, un cavalier armé de toutes pièces, et portant une arme à feu, qu’il fait partir au moyen d’une mèche allumée, tenue de la main droite. Ce même dessin a été reproduit dans le manuscrit de Paulus Sanctinus dont nous parlons plus haut : Sanctinus donne au cavalier le nom d’Eques scoppetarius.

Vers la première moitié du xive siècle, l’infanterie composée des milices des communes, se retranchait derrière ses charrois, pour se garantir de la cavalerie. On inventa même des voitures à deux roues, garnies, à l’arrière, de piques, qu’on tournait du côté de l’ennemi. Ces voitures étaient nommées ribaudequins, du mot ribaud, qui servait à désigner les hommes employés aux charrois de l’artillerie, et qui étaient chargés de conduire le matériel de guerre. Les ribaudequins furent les premiers affûts dans lesquels on encastra les armes à feu. On ne mit d’abord, sur chaque voiture, que un ou deux petits canons ; ils effrayaient plutôt l’ennemi et ses chevaux, qu’ils ne lui nuisaient par leurs projectiles.

Fig. 183. — Ribaudequin du xive siècle, armé de petits canons et de piques.

La figure 183 représente un ribaudequin portant quatre petits canons sur une même rangée. On voit au-dessous des canons, une rangée de cinq piques, dont trois portent des masses d’étoupes imbibées de matières inflammables. Entre les deux roues se dresse verticalement une cloison de bois, destinée à défendre les artilleurs contre les traits de l’ennemi.

Plus tard, on débarrassa les ribaudequins de cet attirail de piques et de hallebardes, reste superflu de l’ancien armement. On obtint ainsi les véritables canons ou bombardes portées sur des affûts à roues.

Les canons des ribaudequins ne tiraient qu’une fois, au commencement de la bataille ; puis ils restaient inutiles. Les milices et les cavaliers passaient au-devant des chariots, pour combattre, parce qu’il aurait été trop long ou trop dangereux de les charger une seconde fois. Quand on approchait de l’ennemi, on plaçait les ribaudequins aux points les plus menacés, et le camp se retranchait derrière son charroi.

De nos jours, les ribaudequins sont remplacés par les chevaux-de-frise, machines de bois hérissées de pointes, qui ne portent pas de canons, mais seulement des piquants de fer, comme avant l’invention des armes à feu.

La figure 184, extraite par l’auteur des Études sur l’artillerie d’un manuscrit de la Bibliothèque impériale, représente une bombarde du xive siècle portée sur un affût à roulettes.

Fig. 184. — Bombarde du xive siècle, sur un affût à roulettes.

Quelquefois on plaçait sur le même affût un plus grand nombre de petits canons : le système prenait alors le nom d’orgue. La figure 185, extraite du même manuscrit, représente un orgue de bombardes, de provenance italienne.

Fig. 185. — Orgue de bombardes.

À mesure que l’art de fabriquer les bombardes faisait des progrès, les formes et les proportions des tubes à feu subissaient des variations, et exigeaient de nouveaux noms. Au xve siècle, on appela, en raison de leur forme allongée et étroite, couleuvres et couleuvrines, des canons de très-petit calibre, et à longue volée, pesant de 12 à 50 livres. On distinguait les couleuvrines à main, et les couleuvrines à crochet. En Italie des hommes à cheval en furent parfois armés. Rarement les couleuvrines étaient à chambre, comme les veuglaires.

Les serpentines étaient des canons un peu plus gros que les couleuvrines, ils apparurent plus tard.

Fig. 186. — Volée de la bombarde, et son affût.
Fig. 187. — Chambre à feu de la bombarde.
Fig. 188. — Coin, ou laichet, pour réunir la chambre à feu et la volée.

Il arriva enfin une époque où les petits canons furent encastrés dans des affûts, suffisamment massifs pour résister au recul.

La figure 186 tirée de l’ouvrage de M. Favé, représente une bombarde dont la volée est fixée à l’affût, par des cordes passant dans des anneaux. À cette volée s’adaptait la chambre, que nous représentons à part (fig. 187), et un coin appelé laichet (fig. 188), qu’on enfonçait, à coups de maillet, entre la chambre et la partie montante de l’affût, et qui servait à bien joindre la chambre et la volée. On prenait de grandes tenailles pour retirer le coin de bois, et recharger la pièce.

Fig. 189. — Bombarde du xiv montée sur un affût à roulettes.

Nous empruntons à l’ouvrage de M. Favé, une autre figure (fig. 189), représentant une bombarde très-courte, et dont la chambre est d’un calibre moindre que celui de la volée. Le tout est fixé, par des embrasses métalliques, sur un plateau de bois, porté par deux roues. Le pointard, A, percé de trous, qui soutient la flèche, B, fait varier le tir dans le plan vertical, tandis que les roulettes le font varier dans le sens horizontal. À la partie antérieure est une cloison de bois, C, destinée à protéger les canonniers.

Les premiers canons, dont on fit usage, n’étaient pas tous faits de la même matière. Un passage de Pétrarque, écrit en 1342, semblerait indiquer que les premiers canons fabriqués en Italie, étaient de bois. Voici ce curieux passage, extrait du dialogue de Pétrarque intitulé : De remediis utriusque fortunæ :

« J’ai des machines et des balistes incomparables. Je m’étonne que vous n’ayez pas aussi de ces glands d’airain qui sont lancés par un jet de flamme, avec un horrible bruit de tonnerre. Ce n’était pas assez de la colère d’un Dieu immortel tonnant du haut des cieux. Il fallait (ô cruauté mêlée d’orgueil !) que l’homme, chétive créature, eût aussi son tonnerre. Ces foudres que Virgile regardait comme inimitables, l’homme, dans sa rage de destruction, est parvenu à les imiter. Il les lance d’un infernal instrument de bois comme elles sont lancées des nuages. Quelques-uns attribuent cette invention à Archimède, du temps où Marcellus assiégeait Syracuse, mais celui-ci l’imagina pour défendre la liberté de ses concitoyens, pour retarder ou empêcher la ruine de sa patrie, tandis que vous vous en servez pour ruiner ou assujettir les peuples libres. »

Ces canons de bois étaient probablement du plus petit calibre ; ils devaient lancer des projectiles analogues aux graviers de fer, ou avelines, des Arabes. On conserve à l’arsenal de Gênes, de petits canons de bois. Ils sont formés de douves épaisses assemblées, et recouvertes de cuir. On estime qu’ils datent de la première moitié du xive siècle.

Les canons de bois ne furent pourtant qu’une très-rare exception. Plus de la moitié des bouches à feu primitives, qui soient parvenues jusqu’à nous, sont en fer forgé. Elles se composent généralement de barres de fer soudées longitudinalement, et assurées par des manchons cylindriques, réunis entre eux et soudés aux barres. En outre, des bandes circulaires de fer, d’épaisseur et de diamètre différents, chassés à coups de marteau, comme les cercles d’un tonneau, les renforçaient, d’espace en espace.

Fig. 190. — Canon en fer forgé, du Musée d’artillerie de Paris. Fig. 191. — Canon en fer forgé, du Musée d’artillerie de Paris.

Le musée d’artillerie de Paris possède plusieurs de ces canons en fer forgé. Nous donnons les dessins de deux de ces pièces, qui portent les numéros 1 et 4, sur le catalogue de ce musée.

Le premier (fig. 190) qui paraît le plus ancien, est fait de trois barres de fer forgées et assemblées par quatre anneaux. Son calibre est de 6 centimètres. Il se compose d’une chambre, A, et d’une volée, s’adaptant l’une à l’autre au moment du tir. Sur la pièce représentée par la figure 190, l’espace que devait occuper la chambre à feu est vide, cette partie ayant été perdue. Mais la chambre à feu existe en place sur la pièce représentée par la figure 191.

La boucle à charnière, C, qui se voit sur l’une et l’autre figure, était probablement destinée à ficher dans le sol la bombarde au moyen de la pointe a (fig. 191) de la boucle C.

Le Musée d’armes de la ville de Bruxelles possède plusieurs petits canons en fer forgé, cerclés du même métal. Nous citerons particulièrement : un canon de 2 mètres de long, et du calibre de 4 centimètres, trouvé dans l’Escaut (no 12 Z du catalogue), — un autre de 1 mètre 20 de longueur et du calibre de 7 centimètres, trouvé à Nieuport (no 10 Z du catalogue), — un petit canon de 1 mètre 28 centimètres de long, du calibre de 4 centimètres, trouvé dans les démolitions d’une tour des remparts de Marche (Luxembourg), et muni d’un anneau pour le suspendre (no 3 Z du catalogue) ; — une bouche à feu marine, trouvée à Oudenarde, dans les fondations du pont de l’Escaut (no 8 Z) — et plusieurs couleuvrines, c’est-à-dire petites pièces très-longues et de faible calibre. Tous ces petits canons et couleuvrines sont en fer et cerclés du même métal.

Les autres bouches à feu du xive siècle étaient coulées en cuivre ou en bronze. On en fit plus tard en fonte de fer. On fabriquait et on coulait les canons comme les cloches ; le travail était exécuté par les mêmes fondeurs.

Un acte du gouvernement de la république de Florence, que nous avons déjà cité dans les premières pages de cette Notice, prouve qu’en 1325, cette ville possédait des canons fondus lançant des balles de fer. C’est le plus ancien des documents retrouvés jusqu’à ce jour concernant les bouches à feu.

Les comptes des consuls de Cahors établissent qu’en l’an 1345, vingt-quatre canons furent fondus dans cette ville. Leur approvisionnement de poudre n’était guère que de trois livres pour chacun. Ils devaient donc être de fort petit calibre.

Les Anglais n’ont adopté qu’après nous la poudre à canon ; ils ont cependant sur tous les peuples de l’Europe l’avantage d’avoir les premiers employé l’artillerie en rase campagne. On sait l’usage funeste qu’ils en firent contre nous à la journée de Crécy, le 26 août 1346. Selon la Chronique de Saint-Denis, le roi Philippe de France venant à l’encontre des Anglais, ceux-ci « tirèrent trois canons, d’où il arriva que les arbalétriers génois, qui étaient en première ligne, tournèrent le dos et cessèrent le combat. » L’historien Villani ajoute que les Anglais lançaient de petites balles de fer, pour effrayer les chevaux :

« Le roi d’Angleterre ordonna à ses archers, dont il n’avoit pas grand nombre, de faire en sorte avec les bombardes de jeter des boules de fer avec du feu pour effrayer et disperser les chevaux des François… Les bombardes menoient si grande rumeur et tremblement, qu’il sembloit que Dieu tonnât, avec grande tuerie de gens et déconfiture de chevaux. »

Selon Villani, le désordre des Français arriva surtout par suite de l’embarras des corps morts laissés par les Génois ; toute la campagne était jonchée de chevaux et de gens renversés, tués ou blessés par les bombardes et les flèches.

Le revers éprouvé par les troupes françaises à la journée de Crécy, fut attribué à l’emploi des bouches à feu ; et ce fait, qui produisit une grande sensation, eut pour résultat de faire adopter l’artillerie à feu par toutes les nations militaires de l’Europe. Jusque-là, le canon n’avait encore agi que contre les édifices et les murailles des villes ; son emploi contre les hommes avait rencontré, dans l’Occident, les plus vives répugnances. Pour les guerriers du Moyen-Age, c’était une félonie que d’employer à la guerre ces armes perfides, qui permettaient au premier vilain de tuer un brave chevalier, qui donnaient au timide et au lâche le moyen d’attaquer, à couvert et à distance, le plus intrépide combattant. Au xiie siècle, le second concile de Latran, dont les décisions faisaient loi pour toute la chrétienté, avait défendu l’usage des machines de guerre dirigées contre les hommes, comme « trop meurtrières et déplaisant à Dieu. » Christine de Pisan, qui a composé sous Charles VI, un excellent traité de l’art de la guerre, parle du feu grégeois et des compositions analogues usitées de son temps, comme d’un moyen déloyal et indigne d’un chrétien. Enfin, on peut rappeler à ce sujet, le serment exigé, au Moyen-Age, des artilleurs allemands.

« L’artilleur jure de ne point tirer le canon de nuit ; de ne point cacher de feux clandestins…, et surtout de ne construire aucuns globes empoisonnés ni autres sortes d’inventions, et de ne s’en servir jamais pour la ruine et la destruction des hommes, estimant ces actions injustes autant qu’indignes d’un homme de cœur et d’un véritable soldat[5]. »

Les Anglais, qui, à toutes les époques, ont marché sans scrupules vers tout ce qui peut contribuer à servir leurs desseins, furent les premiers à fouler aux pieds l’opinion de leur temps. L’exemple une fois donné, les autres nations n’hésitèrent plus à entrer dans cette voie, et ne tardèrent pas à élever leurs ressources militaires à la hauteur de celles de leurs voisins. Aussi voit-on, après la bataille de Crécy, l’usage des armes à feu se généraliser en France et se répandre bientôt dans toute l’Europe. À dater de cette époque, Froissart ne manque plus de faire l’émunération des pièces d’artillerie qui marchent à la suite des armées. C’est ainsi qu’il mentionne l’usage des armes à feu devant Calais en 1347 ; à l’attaque de Romorantin, en 1356, et en 1358, à la défense de Saint-Valéry ; en 1359, contre les murailles de Mons et le château de la Roche-sur-Yon. Enfin, de 1373 à 1378, on trouve l’emploi du canon cité contre un grand nombre de villes et de châteaux.

L’esprit d’indépendance des communes se développant de plus en plus dans les provinces françaises, les villages et les bourgs s’emparèrent, à leur tour, de ce puissant moyen de défense contre les envahissements et les attaques de la féodalité. Chaque ville libre voulut avoir à sa solde son maître d’artillerie et ses artillers. Dès l’année 1348, Brives-la-Gaillarde était défendue par cinq canons, et dans les années 1349 et 1352 la ville d’Agen en avait placé à ses principales portes et dans ses quartiers les plus exposés[6].

Aussi les bouches à feu, qui, à la bataille de Crécy, se comptaient seulement par unités, augmentent bientôt en nombre d’une manière prodigieuse. À l’assaut de Saint-Malo, en 1376, les Anglais avaient « bien quatre cents canons postés autour de la place[7], » ce qui ne les empêcha pas d’être repoussés par Clisson et du Guesclin. Sous Charles VI, en 1411, on comptait, à l’armée du duc d’Orléans, quatre mille que canons que coulevrines[8]. Enfin l’armée des Suisses qui remporta, en 1476, sur Charles le Téméraire, la sanglante victoire de Morat, avait dans ses rangs, selon le récit de Philippe de Comines, dix mille couleuvrines[9]. Seulement ces couleuvrines étaient de petite dimension et aussi portatives que nos fusils.

Vers l’année 1380, la marine adoptant l’usage de l’artillerie, les navires de guerre et de commerce commencèrent à disposer des canons à leur bord.

On voit, d’après l’ensemble des faits qui viennent d’être rapportés, ce qu’il faut penser de l’opinion des historiens qui ont nié l’emploi de la poudre dans les armées d’Europe au xive siècle. Cette opinion a prévalu assez longtemps, appuyée sur des interprétations vicieuses de quelques textes historiques. Nous avons dit que l’existence de l’artillerie en France, en 1339, a été prouvée par l’extrait du registre de la chambre des comptes cité par Du Cange, qui porte : « Payé à Henri de Fumechon, pour achat de poudres et autres objets nécessaires aux canons employés devant Puy-Guillem… » Or, l’historien Temnler veut que dans ce document on lise poutre au lieu de poudre. D’un autre côté, le père Lobineau, dans son Histoire de Bretagne, fait les plus grands efforts d’esprit pour prouver que les canons dont il est question dans la romance faite, en 1382, en l’honneur de du Guesclin, n’étaient que des espèces de clarinettes. N’en déplaise à ces érudits chroniqueurs, le sénéchal de Toulouse, Pierre de la Palu, qui assiégeait Puy-Guillem, en 1339, avait autre chose que des poutres, et le vaillant du Guesclin n’affrontait pas des clarinettes.

Pendant cette période de l’enfance de l’artillerie, les projectiles employés en Italie, en Angleterre, en Espagne, en Allemagne, étaient de petites balles de fer ou de plomb, grosses comme des amandes. La portée de ces armes n’était que de 300 à 400 mètres ; portée à peu près égale à celle des arcs et des arbalètes.

En France, où l’art de fabriquer les canons était moins avancé que dans les autres pays, les bouches à feu ne lançaient que des flèches de fer et des carreaux, grosses pointes ou flèches de fer, en forme de pyramide quadrangulaire. La portée des bouches à feu françaises n’égalait même pas celle des engins de l’ancienne balistique. Elles n’avaient d’autre avantage sur ces dernières machines, que d’effrayer les chevaux, par le bruit inusité de la décharge. Les pointes de flèches de fer que lançaient les canons, étaient fixées, près de chacune de leurs extrémités, dans des rondelles de cuir qui centraient la flèche dans l’âme de la pièce, et diminuaient le vent au moment du tir.

À ces bouches à feu, d’une construction médiocre et d’une résistance problématique, il fallait des projectiles légers. Les artilleurs de ce temps croyaient, que l’effort de la poudre se partage également entre le canon et le projectile ; de telle sorte que si le poids du canon était égal à celui du projectile, le canon serait lancé avec la même force, dans une direction opposée à celle du projectile. Ce principe est parfaitement vrai en lui-même ; ce n’est que dans notre siècle que l’on a été conduit à y apporter certains correctifs. Partant de ce principe, on fut amené à construire des canons très-lourds relativement au projectile, et quoique la poudre du quatorzième siècle, qui ne s’employait qu’à l’état de poussier, fût assez peu énergique dans ses effets, on ne pouvait faire usage que de projectiles ne dépassant pas un certain poids, si l’on voulait que l’explosion de la poudre n’amenât pas la rupture de l’arme.

Les longueurs et les diamètres de l’âme et de la chambre, relativement au calibre, n’étaient point déterminés, comme ils le sont aujourd’hui, avec une précision mathématique. Ces diverses mesures variaient suivant le caprice des constructeurs et des fondeurs. C’est ainsi qu’on trouve des veuglaires, dont les différentes dimensions affectent les rapports les plus variables.

L’utilité de la longueur de la volée n’était pas non plus bien comprise. Quoi qu’il en soit, la règle des artilleurs de ce temps était de prendre une charge de poudre supérieure au poids du projectile.

Les artilleurs du xve siècle employaient toujours trop de poudre, et leurs armes étaient trop courtes. Ils pensaient, mais à tort, que plus la charge de poudre est forte, et plus grande est la portée du projectile. Une forte proportion de poudre non brûlée était projetée avec le projectile, et brûlait à l’extérieur de l’âme sans effet utile. Cette combustion hors du canon, était peut-être recherchée à cause de la frayeur qu’elle devait occasionner à l’ennemi.

Voici comment s’effectuait le chargement de la bouche à feu. Le maître artilleur s’assurait d’abord que la pièce était propre ; il y passait l’écouvillon ; ensuite il dégorgeait la lumière, avec une épinglette de fer. Cela fait, il puisait la poudre renfermée dans des sacs de cuir, avec une cuiller de fer, dont le manche avait une longueur proportionnée à la longueur du canon, et il introduisait, avec précaution, cette cuiller, pleine de poudre, au fond de la pièce, où il la versait. Puis il donnait un coup de refouloir sur cette première charge de poudre. Pendant ce temps, un aide tenait le doigt sur la lumière, pour empêcher que la poudre ne s’échappât par cet orifice, au moment de la compression de la charge. Le maître artilleur introduisait une seconde charge de poudre, puis une troisième, toujours avec l’attention de ne la verser qu’au fond. Alors avec un bouchon de paille ou de foin, « lequel y doit entrer quelque peu serré, pour emporter toute la poudre éparse dans l’âme, » il nettoyait de nouveau l’âme de la pièce, afin qu’aucun grain de poudre n’y restât, qui pût prendre feu par le frottement, au moment de l’introduction du projectile. Il faisait enfin pénétrer le projectile. Si le tir devait avoir lieu dans une direction inclinée de haut en bas, on calait le projectile au fond de la pièce, avec un bouchon de foin.

Les bombardes tiraient ainsi de six à dix coups par heure.

Les petites pièces demandaient moins de soins. Les veuglaires, grâce à leur chambre à feu mobile et pourvue d’une anse, se chargeaient avec moins de difficultés encore. La poudre seule était mise dans la chambre à feu, et recouverte d’un bouchon de paille ; on ajustait la chambre à feu sur la volée, et l’on introduisait le projectile par la volée.

Fig. 192. — Bombarde coudée.

On eut, à cette époque, l’idée de construire des bombardes dont la chambre joignait la volée à angle droit. La figure 192 représente, d’après une planche de l’ouvrage de Marianus Jacobus sur les Machines, une bombarde coudée. Cette pièce, qui ne s’éloigne pas trop de nos mortiers actuels, se composait d’une chambre à feu, A, et d’une volée, B, disposées à angle droit l’une sur l’autre, et était faite pour le tir sous de grands angles. Le pointard était la barre de bois, C, pourvue de chevilles. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que le peu de solidité de l’assemblage de la chambre à feu avec le reste de la pièce, dut faire promptement renoncer à ce mode de construction.

Il paraît même qu’à cette époque, on imagina, sans toutefois parvenir à le réaliser, le projectile explosif. Dans son ouvrage, De re militari, Valturius accompagne ses dessins des bouches à feu, de la figure d’un boulet cerclé de fer, et plein de poudre enflammée, que lançait cette bouche à feu. C’était donc une véritable bombe. Valturius attribue cette invention à Sigismond Pandulfe Malatesta. Il dit formellement que Malatesta est l’inventeur de cette machine, qui lance des projectiles d’airain pleins de poudre à canon et munis d’une mèche enflammée.

« Il y avait là indubitablement, dit M. Favé, l’idée d’un projectile explosif ; mais il manquait à sa réalisation le moyen de mettre le feu à la charge du projectile sans courir le risque qu’elle fût enflammée par la charge de la bouche à feu ; aussi les accidents qui durent résulter de l’explosion prématurée d’un projectile mal fermé firent sans doute renoncer à le tirer rempli de poudre à canon. Il ne suffisait pas de concevoir la possibilité de lancer des projectiles explosifs dans les bouches à feu, pour y parvenir[10]. »

Ce n’est que deux siècles plus tard que la bombe devait être véritablement inventée. La conception première de Malatesta aurait eu des résultats importants, si l’on avait réussi à lancer la bombe sans qu’elle éclatât dans l’arme, mais certainement les explosions dangereuses qui survinrent dans les essais de ce projectile creux incendiaire, firent aussitôt renoncer à son usage.

En résumé, dans cette première période de l’artillerie, les armes à feu agissent plutôt par l’effroi qu’elles causent à l’ennemi, que par le dommage que peuvent lui occasionner les projectiles. Cependant, à mesure que l’on avance, les canons acquièrent une plus grande résistance ; ils supportent une plus forte charge de poudre, et lancent un projectile plus lourd. Les pièces semblent aussi accroître de volume, mais d’une façon presque insensible, jusqu’aux périodes suivantes, où tout d’un coup, leur grandeur deviendra énorme.

Les bouches à feu lançant des balles de plomb (plommées ou plombées) établissent la transition entre ces deux périodes. Nous dirons, en conséquence, quelques mots de ces pièces d’artillerie intermédiaires, par les dimensions, et qui forment, pour ainsi dire, le trait d’union entre les petites bombardes dont il vient d’être question et les monstrueuses bombardes dont nous aurons à parler dans le chapitre suivant.

Au mois de septembre 1341, les consuls de la ville de Tournay, en Flandre, faisaient essayer hors des portes de la ville, un « engin appelé tonnoille, pour traire en une bonne ville, quand elle est assiégée ». Cet engin avait été exécuté par le maître potier d’étain, Pierre de Bruges, lequel avait imaginé de remplacer le projectile ordinaire, c’est-à-dire le carreau de fer en forme de pyramide, par une masse de plomb, pesant environ deux livres, et qui reçut le nom de plommée, ou plombée. La chambre à feu de ce canon n’était pas cylindrique, elle formait un prisme à base carrée.

La bouche à feu de Pierre de Bruges fut pointée contre la muraille de la ville de Tournay, et chargée avec le boulet de plomb : la force du coup fut telle que le projectile, passant par-dessus les deux enceintes, alla tuer un homme « sur la place devant le moustier Saint-Brisse. » Pierre de Bruges fit une pénitence pour obtenir le pardon de ce meurtre involontaire[11].

Mais ce résultat n’était pas de nature à discréditer l’invention des boulets de plomb. Après ceux de Tournay, les magistrats de Lille voulurent essayer la tonnoille, et son nouveau projectile. Satisfaits sans doute, ils firent construire des « plombées » pour servir de projectiles à leurs bombardes. Bientôt les canons de quelque consistance n’employèrent plus que les boulets de plomb de Pierre de Bruges ; et on laissa de côté, comme surannés, le carreau, et surtout la flèche de fer centrée par des rondelles de cuir.


CHAPITRE II

deuxième période : les grandes bombardes et les boulets de pierre. — les bombardes de louis xi, d’édimbourg et de gand. — autres canons et leurs projectiles à la fin du xive siècle.

Vers l’an 1360 la métallurgie et l’art de la fabrication des bouches à feu avaient fait quelque progrès, car on savait construire des armes de petites dimensions, assez résistantes pour lancer des projectiles très-lourds, tels que les plombées, et l’on savait, d’autre part, fondre des pièces plus grandes, mais de moindre résistance, destinées à recevoir des projectiles légers, c’est-à-dire des boulets de pierre. Les grandes bouches à feu étaient moins résistantes que les petites, parce qu’il était très-difficile de les couler et de les aléser, et aussi, parce que, proportions gardées, l’épaisseur des parois était plus faible dans les grandes que dans les petites pièces.

Les boulets de pierre n’étaient pas une nouveauté. Dans l’ancienne balistique on savait les tailler avec économie et promptitude, de sorte que leur prix de revient était minime. Il ne serait pas exact de dire que les boulets de pierre furent imaginés pour les grandes bombardes, puisque les boulets de pierre, étaient depuis longtemps connus ; et il ne serait pas plus vrai de prétendre que les grosses bombardes furent construites pour utiliser les boulets de pierre. Les deux éléments marchèrent, pour ainsi dire, l’un à la rencontre de l’autre, et il se trouva finalement qu’ils se convenaient très-bien.

À partir de ce moment, l’artillerie posséda des grands et des petits canons, catégories de pièces très-nettement séparées, et ayant chacune son emploi distinct. Les petits canons lancèrent des projectiles métalliques, et furent dirigés contre les hommes et les armures ; les gros canons lancèrent des boulets de pierre, et servirent à l’attaque, comme à la défense des villes. Les gros boulets de pierre effondraient, par leur chute, les toits des maisons, ou détruisaient les machines d’approche des assiégeants. Il n’y avait pas alors de bouches à feu intermédiaires, parce qu’aucune sorte de projectile n’aurait pu leur convenir.

La première grosse bombarde mentionnée dans l’histoire, est celle dont faisaient usage, en 1362, les défenseurs du château de Pietra Buona, assiégé par les Pisans. Elle pesait deux mille livres, et était, avec raison, considérée comme extraordinaire, en Italie même où l’artillerie était plus avancée que dans aucun autre pays. Muratori, dans sa Chronique de Pise, raconte que le maître canonnier s’en servait avec beaucoup d’adresse.

Rien n’indique qu’en France, on ait construit avant 1375 des bombardes jetant des boulets de pierre.

Les premières furent de grandeur médiocre. Toutefois, en cette même année 1375, une grande bombarde fut construite à Caen, pour le siége de Saint-Sauveur, par Bernard de Montferrat, Italien et maître des canons. Le 21 mars trois forges furent installées sous les halles de la ville, et entourées d’une clôture de planches. Cinq maîtres forgeurs, des plus habiles de la contrée, concoururent, avec leurs aides, à ce travail, qui dura quarante-deux jours. La pièce, une fois terminée, pesait 2 300 livres ; on avait fait entrer dans sa composition, 2 110 livres de fer et 200 livres d’acier. Le fer était de deux espèces : du fer d’Espagne plat, pour la culasse de la bombarde qui demandait une plus grande solidité, et pour la volée, du fer de la vallée d’Auge.

Les comptes laissés à ce sujet, donnent des détails intéressants, sur le mode de construction des grands canons de cette époque. On y trouve mentionnés : « le louage d’une bigorne, en quoy les cercles, lians et anneaux dudit canon ont été dressés et mis à point, et quatre poulies achetées et prises pour gouverner ledit canon, tout comme il a été lié des cercles et mis en bois, pour ce que l’on ne pouvait autrement gouverner. »

Ce passage prouve que cette bouche à feu était faite de barres soudées dans le sens longitudinal, et reliées par des anneaux de métal, puisqu’il y avait « cercles, lians et anneaux. » « Mis en bois » signifie que la pièce était posée sur un affût.

Une serrure de fer servait « à fermer un grand plataine de fer, lequel estoit sur le pertuis par où l’on met le feu audit canon, afin qu’il ne pleust en icelui quand il serait chargé. »

Quatre-vingt-dix livres de corde furent employées « pour lier le corps dudit canon tout autour et le couvrir de corde. » Pour empêcher la rouille et conserver les cordes, le canon fut entièrement enveloppé de bandes de cuir.

Un énorme affût enchâssait complétement la bombarde et empêchait son recul. Il était assez semblable à l’instrument nommé travail, dont on se sert aujourd’hui, dans certains pays, pour maintenir les bœufs pendant qu’on les ferre. Il se démontait pendant les transports, car les comptes mentionnent « deux grands paniers » servant à contenir les essieux et les chevilles nécessaires au « siége » du canon[12].

À cette époque, presque toutes les villes construisaient de grosses bouches à feu. Seulement leurs dimensions étaient moindres que celles des pièces dont il vient d’être parlé. Le mot bombarde ne semble plus dès lors s’appliquer aux canons de petit calibre ; on le réserve pour désigner les grosses bouches à feu qui lancent des boulets de pierre.

En 1377, le duc de Bourgogne, Philippe-le-Hardi, fit confectionner, à Châlons, une bombarde, qui devait être colossale, car elle lançait un boulet de pierre pesant quatre cent cinquante livres ! Un maître canonnier et neuf forgerons travaillèrent, quatre-vingt-huit jours, à la terminer.

À mesure que se perfectionnait l’art de forger les canons, on arrivait à leur donner les dimensions les plus exagérées. Il n’y avait peut-être d’autres limites dans cette voie, que la difficulté de transporter de pareilles masses. Nous donnerons le dessin des plus célèbres de ces mastodontes de fer et de feu.

La plus grande bombarde qui se soit peut-être jamais vue, est celle que le duc de Bourgogne fit confectionner à Luxembourg, en 1450. Elle pesait 18 000 kilogrammes. Il fallut un chariot attelé de six chevaux pour conduire en 1451, de Namur à Luxembourg, trois gros boulets de pierre, pesant chacun neuf cents livres, destinés à essayer cette bouche à feu gigantesque. Toutefois, comme il n’est dit dans aucune histoire, ou chronique, que ce colosse ait servi à un siége quelconque, il est probable qu’on le détruisit, comme impropre à l’usage. Il n’en reste, en effet, aucun vestige.

Fig. 193. — Bombarde de Louis XI.

Les trois plus grandes bombardes qui nous soient parvenues, sont la bombarde de Louis XI qu’on conserve à Bâle, la bombarde d’Édimbourg et celle de Gand.

La bombarde qui passe pour avoir appartenu à Louis XI (fig. 193) pesait 2 000 kilogrammes, et son boulet 50 kilogrammes, c’est-à-dire le quarantième du poids de la pièce. L’âme a une longueur de cinq calibres, et la chambre est également longue de cinq fois son diamètre. Elle peut se diviser en deux tronçons. Les lignes ponctuées de la figure 193 montrent que les parois de la chambre à feu sont relativement beaucoup plus épaisses que celles de la volée. On voit aussi comment l’épaisseur y va en diminuant jusqu’à la bouche, qui est renforcée par trois bourrelets. Un autre renforcement se remarque à la partie moyenne de la bombarde, vers le premier cinquième de la volée.

Fig. 194. — Bombarde d’Édimbourg.

La bombarde d’Édimbourg (fig. 194), que l’on voit encore dans cette ville, pèse à peu près 8 000 kilogrammes. Le boulet en pierre qu’elle lançait, avait 0m,50 de diamètre, et pouvait peser 175 kilogrammes. On voit en lignes ponctuées, sur la figure que nous en donnons, les proportions de la chambre à feu et celles de la volée, ainsi que l’épaisseur du métal. La lumière, percée obliquement, était conduite un peu en avant du fond de la chambre à feu. Cette chambre à feu présentait vers ses deux extrémités, et sur sa circonférence, des mortaises destinées à donner un point d’appui aux leviers qui vissaient et dévissaient la chambre et la volée.

Fig. 195. — Bombarde de Gand. Fig. 196. — Coupe horizontale de la bombarde de Gand.

Il ne faudrait pas croire, d’après cette disposition, que le chargement s’effectuât par la culasse, comme dans les veuglaires. Seulement il était utile, dans les transports, de séparer les deux parties de la pièce, pour les placer sur des chariots différents. On les ajustait au moment de s’en servir.

La bombarde d’Édimbourg est postérieure à celle de Louis XI.

Le Dulle Griete (fig. 195), la célèbre bombarde de Gand, se voit encore aujourd’hui, à Gand, sur la place du marché. Elle fut construite vers le milieu du xve siècle, et servit au siége d’Oudenarde. C’est la plus grande bouche à feu qui soit parvenue jusqu’à nous. Elle mesure 5 mètres de longueur totale. L’âme de la volée a 3m,31 de longueur et 0m,64 de calibre ; celle de la chambre 1m,37 de longueur, et 0m,26 de diamètre. Son poids est de 16 400 kilogrammes. Elle pesait donc presque tout autant que la fameuse bombarde construite à Luxembourg, en 1450, pour le compte du duc de Bourgogne, et qui ne put être utilisée. Le poids du boulet devait être de 340 kilogrammes, le quarante-huitième du poids de la pièce ; la charge de poudre peut être évaluée à 40 kilogrammes, ou du poids du boulet.

La coupe donnée par la figure 196, fait voir la disposition des parties constituantes de la bombarde de Gand. La volée se compose de trente-deux barres de fer forgé, de 0m,05 de largeur sur 0m,03 d’épaisseur, assemblées longitudinalement comme les douves d’un tonneau, et infléchies vers l’axe, à la partie postérieure de la volée, de façon à former un segment sphérique, se continuant par une surface cylindrique, de diamètre intermédiaire entre celui de la chambre et le calibre de la volée, et portant un pas de vis qui concorde avec celui de la chambre. Quarante et un manchons ou cercles de fer, d’égale largeur, accolés et soudés les uns aux autres, enveloppent entièrement les barres de fer, et les assurent dans leur position. Leurs épaisseurs différentes, croissant jusqu’à la chambre à feu, divisent la volée en quatre cylindres dont les diamètres extérieurs sont : 1m,00, 0m,938, 0m,880 et 0m,820. Un bourrelet formé de trois manchons d’épaisseurs progressives, renforce la bouche.

La chambre à feu est formée de vingt anneaux soudés ensemble ; deux sont creusés de mortaises qui doivent recevoir les leviers destinés à visser et à dévisser les deux parties de la pièce, pour les ajuster l’une à l’autre. La lumière est légèrement oblique, elle aboutit vers le fond de la chambre, son diamètre est de 0m,01, un petit calice profond de 0m,02 reçoit la poudre d’amorce. Les armes de Bourgogne circonscrivent ce calice.

Le taraudage d’aussi grosses pièces de fer dut présenter des difficultés considérables ; aussi ne fut-il pas exécuté avec une bien grande précision. La chambre incline un peu à gauche, et sa jointure avec la volée laisse à droite un écartement de 0m,02 de profondeur. Sept des barres de fer longitudinales ont été brisées par l’action du tir à 0m,40 de la bouche, et les chocs du boulet dans l’âme ont creusé des dépressions, qui rendent son diamètre inégal.

Quelques écrivains ont voulu voir dans cette bouche à feu « la plus grosse des bombardes du siége d’Oudenarde » citée par Froissart, laquelle, dit-il, avait « cinquante-deux pans de bec » et lançait des projectiles qui défonçaient les murailles. Mais il y a eu ici, selon M. Favé, confusion entre le siége d’Oudenarde de 1382 et celui de 1452 où parut réellement la Dulle Griete. Dès le commencement de l’année, la ville fut investie par l’armée communale de Gand, et elle eut grandement à souffrir de l’artillerie des assiégeants ; mais survinrent le comte d’Étampes et l’armée bourguignonne, qui forcèrent les Gantois à lever précipitamment le siége, et la Dulle Griete[13] tomba aux mains des ennemis. Elle fut rendue en 1578 à la ville de Gand ; et comme nous l’avons dit, elle existe encore aujourd’hui, sur la place du Marché.

Vers 1450 apparurent des bombardes à volée très-courte, qui lançaient des boulets de pierre, sous de grands angles, et qui n’étaient autre chose qu’un perfectionnement de ces bombardes coudées que nous avons représentées page 321. Elles furent désignées sous le nom de mortiers, évidemment à cause de leur forme. Le peu de longueur de la volée causait une notable déperdition de la force de la poudre ; aussi, pendant fort longtemps, les mortiers n’existèrent-ils qu’en très-petit nombre. Ce n’est que lorsqu’on eut imaginé le grenage de la poudre, qu’on vit les mortiers se multiplier.

Les bombardelles sont l’intermédiaire entre les grandes bombardes et les mortiers, intermédiaire comme angle de pointage et comme longueur de volée. En général, l’âme avait la forme d’un tronc de cône, et la chambre à feu était d’un très-faible diamètre.

Les crapaudeaux étaient probablement des veuglaires de petit calibre. Dans les comptes de dépenses des villes, qui fournissent les meilleurs documents à consulter pour tout ce qui concerne les anciennes bouches à feu, les crapaudeaux sont ordinairement mentionnés en même temps que les petits veuglaires, sans que rien indique une particularité de forme justifiant un nom différent.

La couleuvrine emmanchée est la couleuvrine ordinaire encastrée dans le fût de l’ancienne arbalète. En 1453 Tournay possédait des couleuvrines. Voici peut-être le point où les armes à feu portatives se séparent décidément de l’artillerie proprement dite, ou de la grosse artillerie. Aussi ne ferons-nous plus mention, dans cette Notice, des armes de petit calibre, étude qui sera approfondie dans la Notice suivante.

Vers le milieu du xve siècle, les canons lançant des projectiles métalliques, acquirent un plus grand volume, par suite de leur meilleure construction. Leur portée devint aussi plus grande. Toutefois, les projectiles étaient toujours des balles de plomb, trop petites pour mériter le nom de boulets. Ils n’avaient pas assez de force pour qu’on pût songer à les faire servir à battre et renverser les remparts des villes, ou les murailles des forteresses. C’est à peine si, à cette époque, les grosses bombardes avaient quelque supériorité sur les machines à fronde, à ressort, à contre-poids et autres « engins à volants » de l’ancienne balistique. En 1421, Philippe-le-Bon se préparant à guerroyer contre le dauphin de France, prie et requiert ses bonnes villes de Flandres et d’Artois, de lui fournir, non des bouches à feu, mais « chacune un bon engin nommé coullart, gettant trois cents livres pesant, avec un bon maistre pour gouverner ledit engin. » De 1420 à 1440, on se servait tout à la fois, pour le siége des villes fortifiées, des anciennes machines de bois destinées à lancer des pierres, et des bombardes, qui lançaient des boulets de pierre.

Les pierres que lançaient les bombardes, agissaient plutôt par leur poids, que par la vitesse que leur communiquait la poudre. Aussi étaient-elles pointées sous des angles assez grands. Toutefois, quelque fût leur rapprochement des murailles à battre en brèche, leur efficacité restait nulle contre les remparts bâtis en pierres de taille : le boulet se brisait contre ce revêtement, sans réussir à l’ébranler. Les boulets de pierre étaient surtout efficaces pour effondrer les toits des maisons de la place assiégée.

On essaya, de consolider les boulets de pierre, en les cerclant de fer. Mais le résultat n’en fut pas meilleur, et si dans sa guerre contre les Gantois en 1459, Philippe-le-Bon renverse « rez à rez du fossé » un grand pan de mur du château de Pouques, après neuf jours de siége, c’est parce que « voyait-on bien par les fenestrages que celui pan ne pouvoit avoir guères grand face. »

Nous signalerons à la fin de cette période, c’est-à-dire vers 1460, et comme projectile de transition, les boulets de pierre farcis de plomb. La qualité des bombardes étant améliorée, on s’aperçut qu’elles pourraient lancer des projectiles plus denses que les pierres. Il était pourtant difficile de passer tout d’un coup aux boulets métalliques. Aussi essaya-t-on d’augmenter la densité des boulets de pierre en coulant du plomb dans des cavités creusées à cet effet dans le projectile.

Ces pierres farcies de plomb furent promptement abandonnées. Le centre de gravité n’était plus au centre de la sphère, et le tir perdait de sa régularité. En outre, leur prix de revient était élevé. Il était évidemment plus simple de fabriquer des projectiles entièrement métalliques. Mais ces projectiles ne pouvaient pas convenir aux grandes bombardes, qui étaient trop peu résistantes. Ils convenaient, au contraire, parfaitement aux canons de petit calibre.

Nous entrons ainsi dans la troisième période de l’artillerie, la période que nous appellerons celle du boulet de fonte. Les gigantesques bombardes que nous venons d’étudier, furent alors complétement abandonnées, et l’artillerie entra dans une voie de progrès, que nous avons maintenant à parcourir.


CHAPITRE III

deuxième période. — le bronze substitué au fer forgé pour la fabrication des bombardes. — l’art du canonnier au xve siècle. — les affûts des bombardes au xve siècle.

Le plus ancien Traité d’artillerie parvenu jusqu’à nous, est contenu dans un manuscrit de la Bibliothèque impériale de Paris, portant le numéro 4653. Il paraît avoir été composé, dit M. Favé, vers l’an 1430, époque à laquelle les frères Bureau, aidés d’un juif habile dans la fabrication des bouches à feu, construisaient la remarquable artillerie que Charles VII employa si bien pour chasser les Anglais du royaume de France. Il est parlé, dans ce traité, des bombardes et bâtons à feu lançant les boulets de pierre ; les boulets de fonte, qui ne furent en usage que dans la seconde moitié du même siècle, n’y sont pas mentionnés. Le mot bâton à feu, ou simplement bâton, que l’on rencontre fréquemment dans cet ouvrage, est un mot ancien, qui fut d’abord employé pour désigner les petits canons d’une certaine longueur d’âme, et qui servit, plus tard, par extension, à désigner les bouches à feu de tout genre.

Quelques extraits que nous donnons du manuscrit de la Bibliothèque impériale, feront parfaitement comprendre l’art du canonnier au xvie siècle.

Voici d’abord pour les dangers de la profession :

« … Toutes les fois qu’il tire d’une bombarde, canon, ou autre baston de canonnerie et qu’il besoigne en faict de pouldre, leur grant force et vertu font aulcunes fois rompre le baston duquel il tire ; et supposé qu’il ne rompe, ja toutefois est-il en danger d’estre bruslé de la pouldre, par laquelle manière s’il n’est bien advisé, et discret pour s’en sauver et garder, desquelles pouldres la vappeur seulement est vray venin contre l’homme, ainsi que dict sera cy après ; et sont les ennemys plus en grief sur luy que sur aultres pour le voulloir destruire et occire à l’occasion des grands maulx, déplaisirs et dommages qu’il leur faict de son dict mestier.

Et voici pour la science que doit posséder le canonnier :

« … Scavoir lire et escripre, car en sa mémoire ne pourrait-il pas retenir toutes les aultres matières, confections et aultres choses appartenant audict art, comme distiller, sepparer, sublaver et scavoir faire et composer feu sauvaige, feu grégeois, et plusieurs aultres choses contenues en ce présent livre, et faire et ordonner tauldis et fortifications pour résister aux machinations et aux insultations et assaulx desdicts ennemys et tout ce qui à ce appartient, et aussi congnoistre les pois, les livres, les onces et tous les aultres pois et mesures. »

L’artilleur devait, en effet, préparer la poudre, et même « faire croistre salpêtre, et purifier, mendifier salpêtre sauvaige » ; fabriquer le charbon et les autres ingrédients de la poudre. Nous citerons en passant une « mixtion appartenante à bonnes pouldres communes », en d’autres termes une recette pour la composition de la poudre, recommandée par l’auteur de cet ouvrage :

« Prenez salpêtre affiné trois livres, souffre deux livres, charbon une livre, pillez les dites choses ensemble, et les arrousez d’eau-de-vie, ou eau ardente, ou de vinaigre, ou d’urine d’homme qui boive vin, et ferez bonne pouldre. »

Ce n’est que vers la fin du siècle qu’on sut épurer convenablement le salpêtre, en ajoutant des cendres à la dissolution du salpêtre brut, pour changer les nitrates terreux en nitrate de potasse, et en faisant ensuite cristalliser le sel.

Le grenage de la poudre était déjà connu en 1452. Mais la poudre en grains était trop énergique pour qu’on pût s’en servir dans toutes sortes de canons, et les couleuvrines seules en faisaient usage, ainsi que les très-petits canons. Au xvie siècle encore, on préférait pour les grosses bouches à feu, la poudre en poussier ; ou en grains gros comme des noisettes, à la poudre grenée, dont la puissance, mais aussi l’action brisante, étaient bien reconnues.

Les bombardes étaient toutes pourvues d’une chambre à feu qui s’ajustait à l’âme de la pièce. L’auteur inconnu du manuscrit cité plus haut, recommande de donner à la chambre une longueur égale à cinq fois son diamètre. La volée devait également avoir une longueur de cinq fois son diamètre. La chambre à feu n’était remplie de poudre qu’aux trois cinquièmes, le quatrième restait vide, et le dernier était occupé par un tampon de bois tendre, ne dépassant pas le col, et contre lequel venait appuyer le boulet. Le boulet était centré dans l’âme à l’aide de coins de bois, puis garni d’étoupes à sa circonférence, de façon à empêcher le vent.

Les boulets de pierre, dont nous avons vu une abondante collection au Musée d’armes de Bruxelles, étaient taillés avec du grès ou du marbre, quelquefois même avec de la pierre calcaire. On les arrondissait dans la carrière même, et on leur donnait les dimensions voulues, au moyen de gabarits en bois. Quand la bombarde était chargée, le canonnier remplissait la lumière de « pouldre d’amorse », c’est-à-dire de poussier ; puis il disposait une traînée de poudre ordinaire aboutissant à la lumière, et il allumait cette traînée, à l’aide d’un fer rouge. Pendant que la poudre d’amorce brûlait, le canonnier se sauvait à toutes jambes ; car on n’était jamais assez sûr de la solidité de la bombarde, pour que l’artilleur ne pût « encourir et enchoir très-grand inconvénient et dommage de vye. »

Le matériel d’artillerie comprenait toujours un brasier, des soufflets, et tout l’attirail nécessaire pour faire rougir les fers destinés à mettre le feu à l’amorce. Toutefois l’existence d’un foyer à proximité de la bombarde, ne laissait pas que de faire courir quelques dangers aux canonniers.

L’auteur du manuscrit dont nous parlons, fixe le poids de la charge de poudre au neuvième de celui du boulet de pierre, et il cherche longuement à expliquer comment, la chambre n’étant pas remplie de poudre, le boulet est chassé avec plus de force et lancé plus loin que si la chambre était pleine.

«… Le traict d’un canon chargé de pouldre est de mille et cinq cents pas ou environ, et quand il est chargé de pouldre plus forte et meilleure que la dicte pouldre commune il traict deux mille pas ou environ. »

Il s’agit ici de la bombarde moyenne et la plus fréquemment usitée, lançant le boulet de pierre « pesant cent livres en pois de Venise. » Ces derniers mots semblent indiquer que l’auteur du manuscrit avait puisé ses connaissances en Italie.

Voici la règle du tir en brèche nettement posée dès cette époque :

« Pour destruire et faire cheoir une tour à peu de traiz, chargez vostre bombarde d’un bon tampon qui soit faict de boys par avant bien trempé en eaue et abrevé, et la pierre qui soict liée de cercles de fer tout à l’entour en croix, puys ayez une bonne esgale et juste mesure (pour la pouldre), et prenez bien vostre visée à tirer ou jecter contre la tour. Tirez à la hauteur de deux hommes et faictes tous vos traiz collatairement et à costé l’un de l’autre, non pas l’un en bas et l’autre en hault, mais de pareille hauteur. »

On connaissait une espèce de tir à mitraille : c’est ce que l’auteur appelle « tirer en manière de tempeste. »

Les pierres étaient quelquefois remplacées par des morceaux de fer :

« D’une bombarde, canon ou aultre baston de canonnerye, pour espouvanter le peuple, on peut tirer d’un traict plusieurs pierres comme quatre pièces de fer en manière d’un hériçon. »

L’auteur fait connaître également la manière de lancer, au moyen des canons, de grandes flèches, des boulets enduits de matières incendiaires, ou de poudre en pâte, de sorte que « en quelque partie que choye la dicte pierre, elle fera moult grand dommaige. »

Mais le procédé de tir le plus curieux est celui qui consiste à lancer une sorte de boulet rouge, composé probablement d’un morceau de fer. Voici le passage du manuscrit.

« La manière de tirer plombées ardans que tout ce qu’elles rencontreront qui soict de boys, elles brûleront.

« Prenez un canon ou aultre baston de canonnerye, lequel vouldrez, et faictes faire des plombées toutes propices au dict baston ; et quand vous vouldrez tirer une des dictes plombées, bouttez la dedans le feu et la chauffez tant qu’elle soict toute ardente, puys la portez avecques des tenailles et l’enveloppez de fustaines et vieulx draps, linge tout mouilliez, et la mectez dedans le baston le mieulx que vous pourrez pour tirer, puys mectez le feu, et sur quelque chose qu’elle chée, elle se allumera, mais qu’il y ait du boys ou aultre chose qu’il puisse ardyr. »

À cette époque, les souvenirs du feu grégeois étaient encore dans tous les esprits ; car bien peu de temps s’était écoulé depuis que cet engin incendiaire avait joué un grand rôle dans les guerres de siége. Aussi ajoutait-on alors une grande importance aux projectiles enflammés. On employait plusieurs sortes de projectiles incendiaires ; on savait faire des balles à feu ; on savait enduire les boulets de matières inflammables, pour reconnaître, à la lueur du projectile, où portait le coup, et rectifier le tir de nuit.

Les balles à feu étaient composées de couches superposées de poudre mouillée, d’eau-de-vie, de cire, de soufre, de térébenthine et de chaux vive. Elles étaient percées d’un trou suivant leur diamètre, et ce trou correspondait à une ouverture semblable, pratiquée dans le tampon, qui séparait la balle à feu de la charge de poudre. Une baguette passant par ces deux trous, assurait le projectile dans la position voulue. Au moment de l’explosion, la baguette sortait de la balle à feu, le centre de ce projectile rempli de poudre humide prenait feu, et communiquait l’inflammation aux autres couches. Les balles à feu du xve siècle étaient le germe de la bombe et de l’obus modernes.

Les matières dont on enduisait les boulets, pour éclairer le tir, étaient un mélange de suif, de térébenthine et de poudre.

Les fusées se composaient d’une tige de fer, recouverte d’une pâte de poudre, d’huile et d’eau-de-vie. Une cartouche de toile enveloppait le tout.

Arrêtons-nous un moment sur les idées théoriques des artilleurs de l’époque du Moyen Âge et de la Renaissance.

La véritable manière dont la poudre agit sur le projectile, était encore loin d’être soupçonnée au xve siècle. On expliquait le phénomène d’après les idées de l’ancienne physique. On croyait que la poudre ayant brûlé derrière le projectile, il ne restait à sa place, que le vide ; or la nature, disait-on alors, ayant horreur du vide, le boulet était chassé au dehors, afin que l’air pût entrer dans la bouche à feu, et combler ce vide, que la nature ne pouvait souffrir.

Rabelais résume ainsi l’opinion de son temps sur la cause générale de l’explosion des pièces d’artillerie :

« La pouldre consommée, advenoit que, pour éviter vacuité, laquelle n’est tolérée en nature, la balotte et dragées estoyent impétueusement hors jectez par la gueule du faulconneau, affin que l’aer pénétrast en la chambre d’y celluy, laquelle aultrement restoyt en vacuité, estant la pouldre par le feu soubdain consommée[14]. »

Deux cents ans devaient s’écouler avant que les expériences de d’Arcy vinssent démontrer l’erreur de l’ancienne physique, et expliquer la projection du boulet par la force élastique des gaz provenant de la combustion de la poudre, et la prodigieuse dilatation de ces mêmes gaz, portés à une température excessive.

Vers la fin de la période dont nous nous occupons, on commença à couler en bronze quelques bombardes, au lieu de les forger en fer ; ce fut là le premier perfectionnement de la fabrication des bouches à feu. Vers 1470, il existait, en Italie, des bombardes coulées en bronze, d’une seule pièce, et renforcées, sur toute leur longueur, par des cercles de fer bien ajustés. On lit dans la chronique de Louis XI, écrite en 1477 :

« Le roy pour toujours accroistre son artillerie, voulut et ordonna estre faites douze grosses bombardes de fonte et métail de moult grande longueur et grosseur, et voulut icelles estre faites, c’est assavoir trois à Paris, trois à Orléans, trois à Tours, trois à Amiens. »

Les anciennes bouches à feu composées d’un simple assemblage de barres de fer, avaient sur les nouvelles pièces fondues, l’avantage de ne point éclater en morceaux. Quand l’arme cédait sous l’effort de l’explosion, au lieu de voler en éclats, comme les pièces de bronze, elle se fendait seulement dans le sens de la longueur. C’est un fait bien connu dans les ateliers de métallurgie, que le fer se fend par les explosions, tandis que la fonte et les alliages, volent en morceaux. Le danger était donc bien moindre pour les artilleurs qui faisaient usage de pièces en fer que pour ceux qui tiraient les pièces en bronze ; et presque toujours après un accident arrivé à une pièce de fer, on pouvait remettre la bouche à feu en état. Mais les armes coulées éclataient plus rarement, et elles avaient sur les pièces en fer l’avantage d’être plus résistantes à poids et à calibre égal. Cette dernière qualité se prononça de plus en plus, à mesure que les alliages employés pour la fabrication des canons, se rapprochaient du bronze employé de nos jours. C’est ainsi que les canons en fer forgé furent peu à peu abandonnés, et remplacés par les canons coulés en bronze.

Les bombardes ne différaient pas, à cette époque, de celles que nous avons représentées pour l’époque antérieure ; mais les affûts subirent des modifications importantes. Les dessins qui vont suivre, montreront quels étaient les affûts que l’on adaptait aux bombardes au xve siècle.

Fig. 198. — Affût d’une très-ancienne bombarde.

La figure 198, extraite par M. Favé, de l’ouvrage de Valturius, De re militari, représente un affût qui appartient à l’enfance de l’art, car le pointage était ainsi impossible. La bombarde est posée sur une caisse de bois, qui n’est même pas pourvue de roulettes, et qui reste immobile sur le sol. À la partie antérieure, deux montants verticaux portent une cloison de bois, A, destinée à protéger l’artilleur.

La figure 199 représente, d’après le même ouvrage de Valturius, un modèle d’affût, qui permet de pointer la pièce dans le plan vertical. On peut élever ou abaisser à l’aide des montants de bois, A, B et des chevilles placées dans les trous de ces montants et du pointard en arc de cercle, C D, soit la volée, soit la culasse, de sorte que l’angle du tir peut varier dans d’assez grandes limites. Mais les changements de direction dans le sens horizontal ne pouvaient s’exécuter qu’en faisant glisser la masse tout entière sur le terrain. En général, dans la construction des affûts, la difficulté est de réunir la mobilité et la solidité. Tous les affûts de cette époque pèchent par l’absence de l’une ou de l’autre de ces qualités.

Fig. 199. — Affût d’une bombarde du xve siècle, avec pointard double.
Fig. 197. — Couleuvrine du xv sur son affût.

On arrivait plus facilement à un résultat satisfaisant avec des canons de petit volume, comme la couleuvrine que représente la figure 197. Ce que l’on cherche à bien assurer dans cet affût, c’est le pointage dans le plan vertical. Le pointage dans le sens horizontal s’obtient facilement par les mouvements de tout l’appareil sur le terrain ; parce que le canon est très-léger et très-maniable. Cette couleuvrine de bronze est posée sur un support de bois, E, lequel est mobile, de bas en haut, autour de la cheville A. La pièce peut être élevée à diverses hauteurs en glissant, avec son support de bois, dans l’arc de pointage CD, qui est percé de trous dans lesquels on place une cheville. Pour pointer dans le sens horizontal, on faisait pivoter le système tout entier autour d’une cheville placée au point E. L’effort du recul était supporté à la fois par ces deux points d’appui.

Fig. 200. — Autre affût de bombarde du xve siècle avec pointard à vis de bois.

La figure 200 montre un affût beaucoup plus commode parce que les roues sur lesquelles il est porté, facilitent le pointage dans le sens horizontal[15]. Le char supportant la bombarde se compose de deux parties articulées l’une à l’autre au moyen de la cheville A. Le pointage dans le sens vertical s’effectue, au moyen de la vis de bois B. Cette vis est bien préférable au pointard en arc de cercle représenté sur les figures précédentes, car elle donne toutes les positions possibles dans le sens vertical, tandis qu’il n’y avait pas d’intermédiaire entre deux positions successives avec le pointard à trous et à cheville. Le robuste heurtoir, C, contre lequel s’appuie la bombarde, permet un tir énergique, car la masse de l’affût absorbe la force de recul. Ce recul est encore supporté par tout le charriot. Comme il est mobile sur ses roues, une partie de la force est employée à ce mouvement au moment de l’explosion.

Le défaut principal de ce système d’affût réside dans l’insuffisance du jeu des deux parties de la voiture, qui se fait, dans le sens horizontal, par la cheville A. Le pointage dans ce sens était très difficile. La voiture était, en outre, malaisée à diriger, à cause de son peu de tournant.

Fig. 201. — Bombarde de campagne, portée sur une voiture à deux roues et à limonière.

La figure 201 représente, dit M. Favé, une bombarde de campagne, montée sur une voiture à deux roues et à limonière. Elle porte, dans deux coffres latéraux, les munitions de la pièce ; le coffre de gauche, qui est fermé, pouvait contenir la poudre, tandis que, dans celui de droite, étaient placés des boulets de pierre. Le canon, pour faire feu, restait posé sur la voiture. Le champ de tir de cet affût était bien limité dans le sens vertical, mais on pouvait facilement les faire varier dans le sens horizontal en faisant tourner la voiture.

Fig. 202. — Bombarde de campagne du xve siècle, avec pointard en arc de cercle.

La figure 202, que nous empruntons encore à l’ouvrage de M. Favé, fait voir une bombarde montée sur une voiture à quatre roues. C’est, dit M. Favé, une pièce de campagne complète, avec tous les perfectionnements que l’art avait su apporter au mécanisme de l’affût. La bombarde, attachée à son fût par des embrasses de fer, appuyait sa culasse contre un heurtoir de bois, renforcé par des appuis ; La faiblesse de la charge permettait peut-être de tirer cette pièce sans ôter l’avant-train, mais le pointage latéral devait être alors plus difficile que quand la crosse posait à terre. Les arcs de pointage étaient soutenus par des tiges de fer.

Fig. 203. — Bombarde de Charles-le-Téméraire sur son affût.

La figure 203 représente un affût qui ressemble beaucoup, dit M. Favé, à ceux qui se trouvent encore aujourd’hui en Suisse, au nombre des trophées conquis sur l’armée de Charles-le-Téméraire, à la bataille de Morat. Le mode de pointage dans le sens latéral et dans le sens vertical, se comprend à la seule inspection de la figure.

Les très-grosses bombardes n’avaient pas d’affût. Elles étaient posées sur les murailles des forteresses ou sur les tours fortifiées des villes, encastrées dans des massifs de maçonnerie, attachées par des embrasses métalliques, et complétement immobiles. Leur portée obligeait seulement les assiégeants à placer leur camp hors de l’atteinte du boulet dans cette direction. Celles qu’on transporta au siége des villes, comme la Bombarde de Gand, durent avoir des affûts énormes et massifs, dans le genre de celui que représente la figure 204 que nous empruntons à l’ouvrage de M. Favé. Cet affût se compose d’un gros bloc de bois, AB, auquel la bombarde est liée par des embrasses de fer. Ce bloc de bois est muni de roulettes, et se meut sur des madriers CD, EF portant un heurtoir G, et assemblés à la façon d’une charpente. Presque toute la partie immobile était encastrée dans la terre.

Fig. 204. — Affût d’une grosse bombarde de siége.

La résistance de cet affût était considérable. Seulement, comme nous venons de le dire, le pointage était presque impossible, et la bombarde devait tirer presque tous ses coups sur le même point. Elle ne pouvait servir qu’embossée sur les remparts d’une ville, pour tenir à distance l’ennemi.


CHAPITRE IV

influence des premières armes à feu sur le tracé des fortifications. — les armes et les fortifications pendant le moyen age. — les travaux de siége avant l’invention de l’artillerie. — effets des grandes bombardes et des petites bouches à feu dans les siéges des places fortes.

À l’époque où nous sommes arrivés, c’est-à-dire vers 1460, les armes à feu ne jouaient qu’un rôle très-secondaire dans les armées. Elles s’appliquaient surtout à la guerre des siéges, et ne servaient que très-rarement sur les champs de bataille. Il est intéressant de montrer comment l’art de l’attaque et de la défense des places fut modifié par l’emploi des bouches à feu, et comment les pièces d’artillerie arrivèrent peu à peu à remplacer les engins de la vieille poliorcétique (l’art de prendre les villes).

Pour comprendre la nature des modifications et substitutions que l’emploi général de la poudre à canon obligea d’introduire dans la guerre des siéges, il est nécessaire de connaître les moyens d’attaque et de défense des places, qui étaient en usage avant l’invention de l’artillerie à feu.

On trouve sur ce sujet de nombreux renseignements dans les ouvrages de Christine de Pisan, qui a composé un excellent traité de l’art de la guerre, en s’aidant beaucoup de l’ouvrage de Végèce — dans les écrits du religieux de Saint-Denis, — dans les mémoires, ou manuscrits de Gilles Colonne, de Juvénal des Ursins, de G. Guiart, de Cuvelier, auteur de la Chronique rimée de Duguesclin, de Froissart, de Nuyer, et de Muratori, l’auteur anonyme du Jouvencel.

Au Moyen Age, et depuis l’organisation des communes en France, presque toutes les villes de l’occident de l’Europe étaient fortifiées. Il existait, en outre, un nombre considérable de châteaux forts, habités par les nobles et les évêques. En France, d’après Alexis Monteil, l’auteur de l’Histoire des Français des divers États, on comptait, au xive siècle, dix mille villes ou bourgs fortifiés ; et les Templiers possédaient à eux seuls, trente mille manoirs, munis, chacun, d’une haute et forte tour. Il est vrai que les nobles féodaux étaient plus nombreux en France que dans aucune partie de l’Europe.

Presque tous les châteaux forts du Moyen Age étaient assis sur des hauteurs. Au contraire, les villes, en raison des nécessités du commerce et de l’agriculture, étaient, en général, bâties en plaine, là où nous les trouvons encore aujourd’hui. Les villes riches et puissantes avaient seules des murailles crénelées et des fossés ; les autres se contentaient de remparts en terre, disposés circulairement et garnis de fagots d’épines. Ces moyens suffisaient pour les garantir d’un coup de main, ou de l’attaque des bandes irrégulières de brigands, mais ils n’auraient pu servir à soutenir un siége, ou l’effort d’une armée. Les murailles des villes étaient circulaires, ou à peu près, et flanquées de tours, d’espace en espace. Végèce avait recommandé de construire des parties saillantes, qui auraient peu différé de nos bastions modernes ; mais il aurait fallu tant d’hommes d’armes pour garnir le périmètre tout entier, que la plupart des villes n’avaient pu songer à adopter cet excédant de murs.

Les formes des fortifications étaient déterminées par la nature des armes usitées à cette époque. Ces armes étaient de deux sortes : les armes de main, comme les piques, les hallebardes, les épées, les fléaux, les massues à pointes, les haches, — et les armes de trait, ou de hast, telles que arcs, arbalètes, frondes et trébuchets. Les défenseurs d’une place assiégée devaient s’arranger pour n’avoir pas à craindre les armes de main, et pour pouvoir lutter à couvert contre les armes de trait. Dans ce but, les villes s’entouraient d’une enceinte, et perçaient leurs murs de meurtrières, d’arbalétrières et de créneaux. L’assaillant devait escalader les murailles ou les renverser, pour venir combattre, homme à homme, au cœur de la place, et faire triompher le grand nombre des assiégeants du petit nombre des assiégés. Les gens de la place augmentaient encore leurs défenses avec des tours couronnées de mâchicoulis, avec des fossés, des barbacanes et autres ouvrages, que nous examinerons sommairement tout à l’heure, et qui avaient pour but de défendre les murailles, plutôt que de porter directement atteinte à l’ennemi.

Le plus grand danger pour les villes assiégées était l’escalade ; c’est pour cela que l’on donnait aux murailles jusqu’à douze mètres de hauteur, et que l’on creusait un large fossé à leur pied, pour empêcher d’approcher les échelles. Les armes de trait et les projectiles lancés à la main, contribuaient encore à éloigner l’assaillant. On cherchait aussi à renverser les échelles une fois posées, ou à les briser en lançant des blocs de pierre du haut des murs.

Avec ce système assez simple de fortification, une ville pouvait se mettre à l’abri d’une surprise par l’escalade. Elle n’avait à craindre que les siéges en règle et de longue durée, ou le blocus.

Le grand moyen d’attaque des places était l’emploi des armes de trait. Aucune machine balistique, à cette époque, n’était pourtant capable de renverser une muraille. La seule machine alors employée, et la seule qui eût quelque puissance, était le trébuchet, appareil à levier et à contre-poids armé d’une fronde. Nous devons nous arrêter un instant sur cette machine, parce qu’elle fut l’engin par excellence de la balistique du Moyen Age, celui que le canon vint détrôner.

Le trébuchet le plus simple est celui que représente la figure 205. Deux poutres verticales, assurées dans leur position, par une charpente, sont traversées par un axe horizontal, qui les rassemble à leur partie supérieure. Une longue poutre, appelée verge ou flèche y est portée par cet axe, et peut se mouvoir dans un plan vertical. Les deux parties de cette poutre sont inégales ; l’une courte et renflée, A, fait contre-poids, l’autre beaucoup plus longue, B, va en s’amincissant jusqu’à son extrémité libre, où se trouve une armature à boucle et à crochet, pour supporter les deux bouts de la corde de la fronde.

Fig. 205. — Trébuchet simple.

La manière dont on lançait des pierres avec cet appareil, se comprend aisément. Les quatre hommes que l’on voit représentés, abaissaient subitement le contre-poids, A, à l’aide des cordes auxquelles ils se suspendaient ; la verge AB se relevait avec vitesse, entraînant la fronde. Le boulet de pierre contenu dans la poche de cette fronde, glissant d’abord près du sol, puis recevant une vitesse croissante, arrivait, avec la fronde tendue, dans le prolongement de la verge, et dépassait ce point. À un certain moment, calculé par l’artilleur, le crochet du grand bras du levier B, laissait échapper un des bouts de la fronde, et le boulet de pierre s’élançait par la tangente du cercle ainsi décrit.

L’appareil dont nous venons de montrer les dispositions, fait comprendre le principe sur lequel était basé le trébuchet, mais il ne donnerait pas une idée suffisante de la perfection à laquelle était arrivée la construction de ces engins à la fin du Moyen Age. Nous avons déjà représenté, en parlant du feu grégeois, dans la Notice sur les poudres de guerre, la machine à fronde, ou trébuchet, en usage en Europe au Moyen Age. Le lecteur est donc prié de se reporter, pour l’intelligence de ce qui va suivre, à la figure 131.

Le trébuchet que représente ce dessin, vient de lancer un projectile ; c’est un tonneau plein de matière incendiaire ; le maître de l’engin (engignour) reprend la corde, qui, tirée par un treuil, doit remettre la verge en position de lancer un second projectile. Le treuil se voit à la partie postérieure de l’instrument, lié à la charpente, compliquée et cependant légère, qui porte le levier. Ici le grand bras du levier devait avoir six fois la longueur du petit bras ; l’auteur ancien à qui l’on doit ce dessin, l’a raccourci dans le but, sans doute, de faire tenir la figure entière dans les limites de sa page. On remarquera que le contre-poids est formé de deux pièces ; ce sont deux caisses pleines de sable dont l’inférieure est reliée à l’autre par un axe autour duquel elle peut se mouvoir. Cette disposition a l’avantage de faire que le centre de gravité du contre-poids total, au lieu de décrire un arc de cercle, dans sa chute, comme dans l’appareil qui précède (fig. 205), décrive une courbe telle que le mouvement de l’extrémité de la verge devienne plus uniformément croissant, et que la force de cette chute soit mieux transmise au projectile. Au-dessous du treuil, le dessin montre une gouttière de bois, dans laquelle court la poche de la fronde, avant de recevoir son mouvement circulaire. L’appareil tout entier est posé sur des roulettes ; il peut donc être avancé ou reculé selon les besoins du tir.

Cet engin peu coûteux et d’une construction facile, était vraiment admirable au point de vue mécanique. La force que l’homme accumule en tournant le treuil, est transmise presque sans déperdition, puisqu’il n’y a pas de chocs et presque pas de frottements, au grand levier, qui, par un mouvement croissant et prolongé, épuise cette force sur le projectile. Les engignours de ce temps savaient si bien prendre leurs mesures que la fronde décliquait juste au moment du maximum de vitesse. Le savant colonel Dufour, de Genève, a calculé que l’adjonction du double levier à la fronde, avait pour résultat de lancer le projectile le double plus loin que dans les machines plus anciennes c’est-à-dire que dans les balistes romaines, où l’on avait simplement placé la fronde dans une pochette creusée au bout de la verge.

La direction de la pierre et sa portée variaient suivant que la pierre à lancer était plus ou moins lourde, ou que le crochet, dont l’extrémité de la verge est armée, était plus ou moins recourbé, ou que la chute des contre-poids était plus ou moins rapide. Après quelques coups d’essai, on arrivait à une telle précision dans le tir, que les pierres, lancées successivement par la machine, allaient toutes frapper au même point.

Avec cette machine, on arriva à rompre les embrasures et à entamer ou écorner les remparts, et l’on conçut la possibilité de faire brèche dans les murailles à l’aide des machines de jet. On ne put jamais pourtant arriver à ce résultat.

Malgré ses énormes dimensions, le trébuchet était, de toutes les armes de trait, celle qui avait la portée la plus courte. L’arc ordinaire, c’est-à-dire celui qui avait la hauteur d’un homme, lançait des flèches à 300 mètres de distance. Les archers anglais, célèbres entre tous, s’en servaient avec une telle justesse et une telle rapidité, que celui d’entre eux qui n’eût pas lancé douze flèches par minute, et qui avec une de ses douze flèches n’eût pas atteint un homme à la distance de 200 mètres, aurait encouru, dit l’illustre auteur des Études sur le passé et l’avenir de l’artillerie[16], le mépris de ses camarades. L’arbalète à tour avait encore plus de précision et de portée, mais son tir était plus lent.

L’arc de certaines arbalètes à tour faites en bois, en corne ou en acier, n’avait pas moins de 10 mètres de long. D’après les calculs du colonel Dufour, elles pouvaient lancer à 800 mètres, un trait pesant un demi-kilogramme.

Les arbalètes à tour lançaient de gros traits ou des pierres arrondies.

Les trébuchets lançaient indifféremment des pierres, des matières incendiaires et des morceaux de fer rouge (et alors la poche de la fronde était en fer). Les pierres énormes projetées par les trébuchets, à l’intérieur de la ville, écrasaient les toits des maisons et des édifices. On lança même, par ce moyen, des prisonniers faits à l’ennemi.

Telles étaient jusqu’au milieu du xive siècle, les armes de trait dont se servaient les assiégeants dans l’attaque des places. Ces armes étaient bien supérieures à celles de l’époque romaine ; mais l’invention de la poudre devait les faire disparaître à leur tour.

Passons au système de fortifications en usage à cette époque, et qui nécessairement avait été calculé pour résister aux moyens d’attaque que nous venons de décrire.

Fig. 206. — Les fortifications d’une place au xive siècle, d’après Paulus Sanctinus.

Pour faire mieux comprendre en quoi consistaient les fortifications d’une place, au Moyen Age, nous donnons, d’après le manuscrit de Paulus Sanctinus, le dessin d’un château fort assiégé (fig. 206). Une enceinte de muraille crénelée, ABCD, environne le château. Une seconde muraille, EF, existe à l’intérieur de la place, de telle sorte que si la première enceinte est emportée, l’assiégé pourra se défendre dans la seconde. Ce dessin paraît dater du xive siècle, car au premier plan, à droite, on remarque deux bombardes, G, H, de forme très-primitive, avec leurs affûts. Devant les bombardes est une palissade, II, destinée à garantir les artilleurs des traits de la place.

Plus en avant sont deux trébuchets, V, V. Entre ces deux trébuchets et le fossé est une palissade, LL, plus forte que la première, parce que les grosses pierres lancées des murailles peuvent arriver jusqu’à ce point.

Enfin, et sur le fossé même, qui, en ces deux endroits, est comblé par des fascines, sont deux ouvrages d’approche, M, N, du genre de ceux qui étaient nommés, à cette époque, chats ou chats-chasteils, truies, beffrois, fouines.

L’assiégeant construisait cette espèce de tour en bois, hors de la portée du trait ; puis il comblait le fossé de la place avec des fascines, et il recouvrait les fascines d’un plancher de bois, pour que le chat pût s’y avancer sur ses roulettes. On remplissait de soldats la machine roulante, et on la poussait jusqu’aux murs de la place. Il fallait alors ou que le chat fût détruit par les assiégés, ou que la ville fût prise.

On construisait des chats d’une hauteur prodigieuse. Ils avaient trois étages. L’étage inférieur servait aux gens qui attaquaient la muraille à coups de pic ; l’étage moyen, placé à la hauteur des créneaux, logeait les soldats qui devaient combattre corps à corps. Sur le plus élevé se tenaient les archers et les autres gens de trait, qui « grevaient » de traits les défenseurs de la place, pour leur faire déserter les murs.

Des constructions aussi hautes et aussi pesantes, ne pouvaient pas toujours se risquer sur les fascines ou sur la terre fraîchement jetée, dont on avait comblé le fossé. Le plus souvent elles s’arrêtaient au bord du fossé. Alors elles servaient à jeter sur les murs, des ponts-levis, par lesquels les hommes d’armes s’élançaient pour donner l’assaut.

Lorsque les assiégés voyaient construire un chat, ils réunissaient tous leurs efforts pour le détruire. Dès qu’il arrivait à portée, les trébuchets de la place lui lançaient leurs grosses pierres. On faisait de fréquentes sorties pour l’incendier ; mais ce dernier moyen échouait souvent, parce que les bois étaient recouverts de peaux de bœuf toutes fraîches.

À droite du dessin de Paulus Sanctinus (fig. 206) et au second plan, se voit une maison roulante, O, en bois, destinée à protéger les soldats qui vont attaquer la muraille, ou combler le fossé. Quelques-unes des maisons roulantes construites sur ce modèle, portaient, suspendue à une corde, une poutre pesante, garnie de fer à l’une de ses extrémités, laquelle lancée à force de bras, comme les béliers de l’antiquité, venait battre la muraille et l’ébranler, si bien qu’à la fin on réussissait parfois à ouvrir la brèche. On a retrouvé, de nos jours, dans de vieilles murailles, des sortes de voûtes solides, qui semblaient d’anciennes portes murées. La disposition des lieux ne permettant pas de croire qu’il y eût jamais eu de portes à ces places, on a été conduit à penser que cette disposition avait pour but d’empêcher que la muraille ne s’écroulât, alors que les poutres dont il vient d’être question, avaient fait brèche au mur à la manière du bélier antique, sans avoir abattu les pieds droits.

Un autre moyen d’approche très-usité au xive siècle, dans les siéges, était le pavais, ou pavois, qui, sous le nom de mantelet, se perpétua jusqu’au temps de Vauban. Il consistait en un grand bouclier plat, fait de planches réunies, et parfois recouvert de claies, de terre ou de fumier. Les soldats le plaçaient au-dessus de leur tête, pour se défendre des projectiles de la place. Ordinairement, chaque soldat avait son bouclier ; d’autres mantelets (pavois) plus grands, étaient portés par deux ou trois hommes, ou un plus grand nombre. Les soldats, armés de pics, pouvaient, grâce à cet abri, s’approcher jusqu’à la muraille et travailler à son pied.

Quand la place résistait à tous ces moyens d’attaque, on procédait à la grande entreprise du chemin souterrain. On commençait à creuser, hors de la vue de la place, pour que les terres enlevées ne donnassent pas l’éveil ; ensuite on cheminait lentement, soutenant, à mesure, le terrain avec des madriers. Quand ce chemin de taupe était arrivé jusque dans la ville, les soldats, sortant de la mine subitement et en grand nombre, incendiaient et tuaient tout sur leur passage.

Cependant la mine ne pénétrait pas toujours jusqu’au cœur de la place : elle s’arrêtait quelquefois sous le rempart. Arrivé là, on creusait une grande excavation, que l’on soutenait avec des madriers. On réunissait dans cette excavation des matières combustibles et on y mettait le feu : les madriers brûlaient et souvent faisaient écrouler la muraille.

Quand le bruit souterrain, ou tout autre indice, révélait à l’assiégé l’existence d’une mine, il entreprenait le même ouvrage de son côté ; il creusait à son tour, et allait à la rencontre de l’ennemi. S’il arrivait à le surprendre, il tuait les travailleurs, brûlait les madriers et comblait les travaux. Mais ce système de contre-mine était incertain et dangereux, car on pouvait ne pas rencontrer la mine de l’assiégeant ; ou bien, quand on la rencontrait, avoir le dessous dans le combat, ce qui laissait le passage libre à l’assiégeant pour déboucher dans la place.

Les villes avaient parfois une double enceinte, l’extérieure, plus basse, était moins importante que l’intérieure. L’espace compris entre les deux enceintes se nommait les lysses ; il correspondait à notre chemin de ronde actuel. Plus fréquemment le mur extérieur était remplacé par une simple palissade, nommée baille, laquelle pouvait n’exister que devant les portes.

Souvent aussi un petit mur, appelée fausse-braie, courait au milieu du fossé, tout autour de la place, et en augmentait la défense. On appelait alors casemates de petites maisons bâties dans le fossé même, et ne le dépassant pas en hauteur ; ce mot, comme on le voit, n’avait pas la signification qu’on lui donne aujourd’hui.

Quelques villes, outre leur double ou triple enceinte, possédaient encore un donjon, (P, fig. 206) qui servait de dernier refuge aux assiégés. C’était, en général, une haute tour, située au centre de la ville ou du château fort, comme celle que représente le dessin

Outre le donjon, il y avait le long des murs des tours plus petites A, R, Q, B, C, D, garnies de mâchicoulis, c’est-à-dire d’espaces propres à recevoir, sur le sommet de la tour, des soldats et des engins de guerre.

Il était important que les murailles des villes fussent le plus hautes possible. Elles commandaient mieux la campagne, et obligeaient l’ennemi à augmenter l’élévation de ses retranchements. En outre, l’escalade devenait plus difficile, et les pierres ou les autres projectiles que les assiégés laissaient tomber du haut des mâchicoulis, sur les pavois des soldats qui sapaient la muraille, acquéraient plus de force, à cause de la hauteur de la chute.

Rarement les courtines (c’est-à-dire les portions de muraille comprises entre deux ouvrages saillants) portaient des mâchicoulis ; l’assiégeant, en effet, ne pouvait s’attaquer aux courtines qu’après avoir détruit les tours ou les autres saillies, aux projectiles desquelles il fût resté exposé. Les tours, au contraire, étaient presque toutes munies de mâchicoulis, et l’épaisseur de leurs murs était plus considérable que celle du rempart, puisque c’étaient elles d’abord qu’on cherchait à détruire.

Si les ouvrages saillants proprement dits étaient rares à cette époque, parfois, par compensation, on trouvait des villes munies d’un ou deux prolongements de l’enceinte, extraordinairement avancés dans la campagne, et nommés barbacanes. Un exemple remarquable de ce mode de fortification, est fourni par le plan du siége de la ville de Carcassonne, en 1249, plan moderne, qui a été publié par le baron Trouvé, dans la Statistique du département de l’Aude. La ville avait deux enceintes assez irrégulières, et flanquées de tours. À un certain point, vers la droite, l’enceinte extérieure s’avançait tout à coup jusqu’au premier plan, près du rempart qui traverse l’Aude, se coudait un peu, et revenait parallèlement à elle-même. Cette barbacane pouvait être fermée du côté de la place. L’assiégeant était donc obligé d’attaquer ce premier ouvrage, et de le détruire, avant de s’approcher de la muraille elle-même ; et ce premier succès ne l’aidait en rien dans le siége ultérieur qu’il avait à faire. Aussi la ville ne put-elle jamais être prise par Trencavel, fils du vicomte de Béziers, qui en commença le siége, le 17 octobre 1240. Guillaume des Ormes, sénéchal de Carcassonne, rendit compte de ce siége à la reine Blanche, régente du royaume pendant l’absence de saint Louis. Ce rapport, véritable bulletin des opérations du siége, a été publié de nos jours[17].

À cette époque, on comptait un grand nombre de villes réputées imprenables de vive force ; le blocus seul pouvait les réduire. Mais le blocus n’était pas toujours possible. Quelque nombreuse que fut l’armée assiégeante, elle ne pouvait pas fermer tous les accès d’une ville, lorsqu’elle s’appuyait à la mer ou à un grand fleuve.

Les châteaux bâtis sur le roc étaient encore plus difficiles à prendre que les villes, en raison de l’impossibilité de miner à de pareils endroits, ou d’y faire avancer les machines roulantes. En outre la pente augmentait l’effet et la portée des projectiles du château. Le blocus avait donc plus facilement raison des châteaux que des villes.

Les premières bouches à feu ne produisirent qu’une très-faible impression. Ces petits veuglaires, ces bombardes informes, dont la portée n’égalait pas celle des grandes arbalètes, furent à peine remarqués, et n’apportèrent aucun changement dans le système d’attaque ou de défense des places. Comme nous l’avons déjà fait remarquer, ces premières armes à feu agissaient plutôt par l’effroi qu’elles faisaient naître, que par l’action effective de leurs projectiles. Personne ne pouvait s’imaginer, à cette époque, que ces nouveaux engins fussent appelés à l’emporter un jour sur les anciennes armes. Les connaisseurs et les vieux gens de guerre déclaraient qu’une fois la nouveauté passée, hommes et chevaux s’habitueraient au bruit innocent des bombardes, et qu’elles finiraient par n’être plus d’aucun secours.

Cependant les perfectionnements se multipliaient dans la construction des bouches à feu, et l’artillerie commençait à se répandre. Déjà en 1376, les Anglais amenaient au siége de Saint-Malo, quatre cents canons à main. Ce ne fut là, toutefois, qu’un moment d’engouement : la terreur que répandit la détonation imprévue des armes à feu, avait procuré quelques succès ; mais la portée des petits canons à main n’avait pas atteint celle des arbalètes à tour : il fallut près d’un siècle, pour que leur portée égalât celle des arbalètes à tour.

Vers 1480, l’emploi des armes à feu prit une extension considérable. Presque toutes les villes avaient déjà leurs serments, ou compagnies volontaires de coulevriniers ; et suivant Philippe de Commines, Charles-le-Téméraire se faisait suivre de dix mille coulevrines dans sa campagne contre les Suisses. À cette époque aussi, la marine, qui jusque-là ne s’était servie que des trébuchets à contrepoids ou à ressort, adopta les bombardes.

Apparurent ensuite les grandes bombardes qui lançaient d’énormes boulets de pierre. À la vérité, les murailles des villes n’avaient encore rien à craindre de ces projectiles, mais les boulets, passant par-dessus les remparts, allaient, jusque dans les parties les plus reculées de la cité, enfoncer les toits des maisons et tuer les habitants. On cite bien parfois quelques murs ou quelques tourelles de mince épaisseur, qui sont entamés ou renversés par le boulet de pierre des bombardes, mais les historiens s’en émerveillent, ce qui prouve que le fait était exceptionnel.

Les assiégeants ajoutaient si peu de confiance à l’efficacité de leurs boulets de pierre contre les remparts des villes et des châteaux, que toujours ils dirigeaient plus haut leur tir. Lorsqu’un des projectiles venait frapper la muraille, suivant l’humeur sarcastique de l’époque, les gens de la ville se moquaient de la maladresse des artilleurs. Les Anglais essuyaient avec un linge, les traces laissées sur les murs de la ville par les boulets des bombardes de Duguesclin. Pendant le siége qu’ils eurent à soutenir contre les Hussites, les défenseurs de Carlstein, ayant fait prisonnier un bourgeois de Prague, l’attachèrent à la tour que les boulets venaient frapper, et mirent dans sa main un bâton muni d’une queue de renard : le bourgeois paraissait ainsi chargé d’écarter les boulets avec un chasse-mouches. Le pauvre homme resta pendant un jour entier dans cette situation périlleuse, mais il eut le bonheur de n’être jamais atteint.

Si les bombardes étaient insuffisantes pour faire brèche aux murailles, elles parvenaient, du moins quelquefois, à briser les portes, le point le plus faible et le plus important des villes. Aussi jugea-t-on prudent de construire au-devant des portes, des boulevards (des mots allemands burg, bourg, et ward, garde), espèce de palissade de gros pieux plantés verticalement, derrière lesquels on élevait des lits, superposés, de terre et de fascines. Plus tard, quand les remparts de maçonnerie furent menacés à leur tour par les boulets, on les environna de ces mêmes boulevards, disposés en une enceinte continue. Cette construction avait été reconnue nécessaire et efficace pour garantir les remparts des effets du boulet.

Les changements qui furent apportés à cette époque, au système de fortification des villes, étaient donc de peu d’importance. Des ouvrages avancés devant les portes et autres points faibles de la place, — la transformation des archières ou meurtrières, en trous ronds, pour recevoir des coulevrines, — les toits des maisons recouverts de terre ou d’autres matériaux, pour amortir le choc des pierres lancées par les bombardes ; — enfin l’établissement de quelques massifs de maçonnerie dominant les maisons ou les tours, pour y encastrer les bombardes de la place, — à cela se bornèrent les changements dans la défense des villes.

L’attaque fut modifiée davantage. Les grandes bombardes ayant été reconnues supérieures à l’ancien trébuchet, ou machine à fronde, toute armée qui se préparait à assiéger une ville, traînait avec elle autant qu’elle le pouvait de bombardes. Et ce n’était pas alors chose facile que le transport de telles masses. Les routes étaient presque toujours insuffisantes, il fallait en tracer de nouvelles. La bombarde, divisée en deux tronçons, était placée sur deux chariots, construits exprès, et l’on attelait à chaque chariot, cinquante paires de bœufs, pour les traîner. D’autres chariots apportaient les pierres et les munitions. Lorsque, à grand renfort de bras et d’animaux de trait, ces énormes engins étaient enfin arrivés devant la place, on les approchait autant que possible des murs.

Christine de Pisan dit qu’on plaçait les bombardes à une portée d’arc, et en 1382, Philippe d’Arteveld les établissait à cent pas des murs d’Oudenarde. Mais le rapprochement de la ville rendait cette approche très-dangereuse. Il fallait, sous la grêle des projectiles envoyés par les défenseurs de la place, amener les chariots, lever les différentes pièces du canon avec des grues, les visser ensemble, enfin les poser sur l’affût. Tout cela ne se faisait pas sans beaucoup d’embarras, ni de grandes pertes d’hommes. Aussi fut-on conduit à protéger les canonniers de l’armée assiégeante, avec des tonneaux pleins de terre : c’est ce que nous appelons aujourd’hui des gabions. En raison de l’extrême proximité et de la hauteur des murs d’où partaient les traits plongeants de la place, on faisait des gabions énormes (de la hauteur d’un homme) et on en superposait deux rangées. On laissait dans ces gabions un vide, pour l’embrasure de la bombarde, et ce vide était couvert par un grand manteau de bois, qui pouvait basculer sur un axe au moment du tir pour livrer passage au boulet de l’assiégeant.

Fig. 207. — Le siége d’une place forte au xive siècle, d’après Christine de Pisan.


La figure 207, dessinée d’après une des planches de l’ouvrage de Christine de Pisan, montre la disposition de ces manteaux, et l’installation de deux bombardes de siége. À droite et à gauche du dessin, deux bombardes reposent sur le sol, la culasse appuyée à un bloc encastré dans la terre, soutenu lui-même par des pieux solides et profondément plantés. La bouche de la bombarde est soulevée par un autre bloc, qu’on peut avancer ou reculer, à la manière d’un coin, pour faire varier l’inclinaison de la pièce et l’angle de tir. La bombarde de droite est prête à partir ; un homme à demi caché dans un fossé, a découvert la bouche à feu, en tirant sur la corde fixée à la partie supérieure du manteau ; un autre artilleur tient la mèche allumée. On remarque à droite un de ces pavois, dont nous parlions tout à l’heure, c’est-à-dire une sorte de bouclier en bois, destiné à préserver des traits de l’ennemi, les soldats employés aux travaux du siége. Le pavois est ici porté par deux hommes.

De cette époque aussi datent les fossés et les tranchées d’approche, suffisamment éloignés de la place pour être à l’abri du canon. Des soldats, protégés par leur casque et leur armure, se cachaient, dans des fossés semblables à celui qui est représenté dans le milieu de la figure 207. Ils devaient surveiller les assiégeants et repousser leurs sorties. Plus que dans les temps antérieurs, on avait à redouter les sorties, car l’armée assiégeante était, pour ainsi dire, divisée en deux parties, séparées par un long espace : celle qui travaillait aux bastions, et celle qui se tenait hors de la portée des projectiles. Or, les gens de la place pouvaient, dans leur sortie, détruire, en un instant, ces ouvrages importants, qui avaient coûté tant de peine, et enclouer les bombardes. Aussi l’assiégeant se fortifiait-il à son tour. Il construisait, dans le voisinage des ouvrages avancés, des fortins, qui reçurent le nom de bastilles.

Les bastilles étaient des ouvrages complétement fermés et entourés d’un fossé. Avec la terre retirée du fossé on formait un terre-plein, que retenait une palissade de pieux.

Fig. 208. — Bastille élevée par les Anglais près de Dieppe.

La figure 208, empruntée aux Monuments de la monarchie française, par Montfaucon, représente une partie d’une bastille que les Anglais élevèrent près de Dieppe. L’étendard anglais flotte près de la barrière ; les Français donnent l’assaut à ces fortins. Des échelles franchissant le fossé, vont s’appuyer sur le sommet de la palissade. On remarque au milieu un système particulier pour l’escalade : un chariot porté sur deux roues, au timon duquel des hommes faisaient contre-poids, pouvait s’avancer jusqu’à un bord du fossé, et lancer à l’autre bord une échelle, par laquelle montaient les soldats.

Souvent, au lieu de construire des bastilles, l’assiégeant se protégeait simplement par une sorte de boulevard de peu de longueur, formé de deux portions rectilignes réunies sous un grand angle. On nommait ravelins les ouvrages de cette espèce.

À côté des grosses bombardes qui battaient la place, l’assiégeant disposait toujours quantité de pièces de petit calibre, destinées à démonter l’artillerie qui garnissait les remparts de la ville assiégée. Elles protégeaient, en quelque sorte, les grosses bombardes qui faisaient l’effort principal.

Lorsqu’on n’avait pas de bombardes, ces bouches à feu jouaient le même rôle de protection à l’égard des trébuchets, qui remplaçaient les bombardes. Seulement, comme la portée des canons était plus grande que celle des trébuchets, on disposait, en général, les canons derrière les trébuchets, comme le représente la figure 206. Dans cette figure, les trébuchets sont, à leur tour, placés derrière les chats-chasteils, ce qui montre bien que leur rôle n’était pas de battre les murailles, mais d’envoyer leurs pierres jusque dans la ville.

Dans la période de transition entre l’époque qui nous a occupé jusqu’ici et la période qui va suivre, les petites pièces de canon, ou même des pièces déjà d’une moyenne grosseur, lançaient des projectiles métalliques. À ce moment, on songea à s’attaquer, par les boulets de pierre, à la muraille même. Les boulets de pierre des bombardes étaient souvent alors cerclés de fer, ou farcis de plomb. On les lançait contre la muraille, à deux hauteurs d’homme ; après l’avoir ainsi ébranlée, on dirigeait contre le même but, et dans l’intervalle des premiers coups, les projectiles métalliques, qui creusaient la partie ébranlée. C’est ainsi qu’en 1476, au siége de Morat, par Charles-le-Téméraire, l’artillerie réussit à faire crouler un grand pan de mur, après une canonnade de quelques jours.

Deux méthodes de tir en brèche étaient déjà employées : la première et la plus rationnelle, consistait à lancer tous les boulets de pierre sur une même ligne horizontale. On entaillait ainsi la muraille à une hauteur donnée, en général peu considérable, et l’on pouvait arriver, au bout d’un certain temps, à la faire tomber. Mais pour que ce système pût être mis en pratique, il aurait fallu que le tir des bombardes possédât une justesse qui était alors inconnue, et que les projectiles de pierre eussent une force bien grande pour creuser ainsi, par leur simple choc, un fossé dans la maçonnerie. La deuxième méthode, la seule praticable à cette époque, consistait à faire battre tous les boulets de pierre dans un grand cercle tracé en imagination sur le mur ; cette partie, continuellement ébranlée, finissait quelquefois par céder au choc répété des projectiles.

Les pierres lancées par les grandes bombardes ne pouvaient qu’ébranler les murailles des villes et des châteaux forts. Nous allons voir les boulets métalliques découper ces remparts, tant et si bien, qu’il n’en restera plus de traces.


CHAPITRE V

troisième période : époque du boulet de fonte. — grands progrès apportés à l’artillerie par la découverte du tourillon des canons. — importance du tourillon. — l’artillerie de charles-le-téméraire. — l’artillerie de charles viii. — l’artillerie de charles-quint. — les six calibres de france.

Nous arrivons à l’époque où s’accomplit le plus grand perfectionnement dans la construction des bouches à feu, c’est-à-dire à l’invention du tourillon. On vient de voir de quelle difficulté s’accompagnait le pointage, et l’imperfection des affûts que l’on employait pendant les xiiie et xive siècle. La culasse de la bouche à feu était toujours appuyée contre un obstacle, contre le sol ou un heurtoir. Il en résultait que la force de recul, au moment de l’explosion, était supportée tout entière par la pièce elle-même, ce qui amenait sa prompte détérioration.

Tous ces inconvénients disparurent par l’invention du tourillon, qui paraît remonter à l’année 1480, sans qu’il soit possible de déterminer avec plus de précision cette date.

Fig. 209. — Les tourillons d’une bouche à feu (coupe et élévation).

Qu’est-ce que le tourillon ? Tout le monde a remarqué que nos pièces de canon sont garnies, vers le tiers de leur longueur, de deux ailettes cylindriques, A, B (fig. 209), qui font partie de la pièce, et qui sont coulées avec la bouche à feu : ce sont les tourillons. Ils ont pour but de supporter tout le poids du canon, en le tenant en équilibre par ces deux points latéraux. Le canon acquiert, de cette manière, une mobilité excessive dans le sens vertical, et le pointage dans ce sens s’opère avec la plus grande facilité, en faisant basculer la pièce sur son axe, l’axe étant maintenu au moyen d’un coin de bois, ou par tout autre moyen, dans la position voulue. Quant au pointage, dans le sens horizontal, il est facilement réalisé par le déplacement des roues du canon.

Les tourillons qui favorisent si bien le pointage dans le sens vertical, ont encore l’avantage de n’opposer aucune résistance à la force du recul. Grâce à la mobilité de la pièce sur son tourillon, et grâce à sa mobilité sur les roues, les effets du recul ne sont nullement à craindre.

Nous ne dirons rien, en conséquence, que de très-exact, en affirmant que la découverte des tourillons fut le plus grand progrès que l’artillerie eût reçu depuis sa création.

Cette découverte ne se fit pas tout d’un coup. Elle fut amenée par une suite de perfectionnements dans l’art de fabriquer les canons. C’est cette suite de perfectionnements que nous allons essayer de mettre en lumière.

Entre l’année 1460 et l’année 1480, l’art du fondeur avait fait de tels progrès, en Europe, qu’on était arrivé, peu à peu, à couler en bronze de beaux canons, plus résistants que ceux en fer forgé. On avait commencé, comme nous l’avons vu, par fondre les petites pièces, dont la fabrication était plus facile par la coulée en bronze ; puis successivement, en perfectionnant les alliages et le manuel de l’art, on arriva à produire des canons tels, que sous un volume de beaucoup inférieur à celui des grandes bombardes, ils produisaient, avec leur projectile métallique, des effets bien plus redoutables.

En présence de ce résultat, on essaya de couler en bronze de très-grandes bouches à feu ; mais leur résistance ne répondit pas à ce que l’on attendait : dès qu’on dépassait un certain calibre, ou une certaine longueur, la pièce éclatait, par suite de la lourdeur du boulet de fonte.

On aurait pu, à la vérité, charger ces gros canons, analogues aux anciennes et grosses bombardes, avec les boulets de pierre ; mais les canons de moyenne grandeur, qui lançaient leur boulet métallique à une plus grande portée, tirant plus vite et produisant plus d’effet destructeur, étaient, dans tous les cas, préférables aux grandes bombardes du milieu du xve siècle. Ces pièces primitives furent donc à jamais abandonnées.

De nos jours ces énormes canons tendent à reparaître. C’est que nous possédons des moyens de transport qui manquaient dans les siècles qui ont précédé le nôtre, et que déjà à cette époque, l’une des conditions principales du succès dans les guerres, était la célérité des mouvements de l’artillerie.

Ce ne fut pas sans de nombreux accidents et de graves dangers pour les servants des pièces, que la nouvelle artillerie parvint à s’établir. La limite de résistance de la bouche à feu était trop voisine de l’effort qu’on lui donnait à supporter, cette limite était trop variable et trop difficile à connaître, pour que l’on fût jamais bien sûr de la solidité de la pièce. Les registres de dépenses des villes sont remplis, à cette époque, de comptes pour le remplacement de coulevrines et de canons brisés dans les arsenaux et dans les fonderies, autant que dans les combats.

Les canons en fer forgé avaient cet avantage que, quand ils éclataient, ils se fendaient suivant la longueur, en donnant passage, par cette ouverture, aux gaz de la poudre. Cette explosion était peu dangereuse pour les servants des pièces, et le mal pouvait être facilement réparé. Au contraire, un canon de bronze, quand il crève, vole en éclats meurtriers, qui s’éparpillent de tous côtés, et tuent les malheureux artilleurs.

Quoi qu’il en soit, le fer fut abandonné vers 1480, dans la construction des bouches à feu. Le premier avantage qu’apporta le bronze, employé à la confection des canons, ce fut de donner des tourillons coulés en même temps que le reste de la pièce, et faisant corps avec elle, supportant les plus grands effets de l’effort du recul.

Dès lors les affûts changèrent de forme. Il devint inutile de soutenir et d’appuyer la culasse du canon ; on laissa basculer librement la pièce sur ses tourillons, comme sur un axe, et l’on put ainsi pointer parfaitement dans le plan vertical. L’affût formé de deux barres de bois parallèles, montées sur des roues, cédait au recul, au lieu de s’y opposer, et n’éprouvait presque plus de détérioration par l’effet du tir.

On eut, à la même époque, l’idée de mettre la poudre en grain, de la grener au lieu de l’employer, comme dans les premiers temps, en simple poussier. Par cette modification, on augmenta la puissance explosive de la poudre. Elle détonait rapidement et presque d’un seul coup, au lieu de fuser comme celle dont on s’était servi jusque-là. Un avantage capital qu’apporta cette modification physique de la poudre, fut que le métal du canon s’échauffait beaucoup moins à chaque décharge, et que le tir put acquérir une rapidité jusqu’alors inconnue.

La charge de poudre brûlant tout entière dans un espace de temps plus court, il était inutile de conserver aux armes à feu leur ancienne longueur de volée. Cette longueur fut réduite. Les canons y gagnèrent en légèreté, et leur chargement devint plus facile.

Pour donner immédiatement une idée de ce que pouvaient être les premiers canons à tourillons et leurs affûts, nous extrayons du livre du général Favé le dessin de l’un des bas-reliefs de l’église de Genouillac, bâtie par Galliot de Genouillac, grand-maître de l’artillerie de France, qui mourut en 1546.

Fig. 210. — Bas-relief de l’église de Genouillac.

On voit (fig. 210) une partie du tourillon de gauche. Les flasques de l’affût n’offrent pas une grande perfection de détails, on comprend cependant quelle est leur utilité, comment ils reposent sur l’essieu, et on reconnaît distinctement sur cette ligne, un tourillon. On comprend que le canon, libre de se mouvoir autour de l’axe formé par les tourillons, peut être pointé dans le plan vertical par un simple mouvement de bascule.

Au-dessous du canon, et entre les deux roues, sont la lanterne qui servait à introduire la charge de poudre, et le refouloir monté sur la même hampe que l’écouvillon. À terre et tout autour sont des boulets, un sac contenant de la poudre, et divers autres accessoires.

C’est là le document qui, d’après M. Favé, permet de fixer vers l’année 1480, l’époque de l’invention des tourillons.

Le point d’implantation des tourillons relativement à l’axe de la pièce et à son centre de gravité, est de la plus grande importance. Si ce point d’appui est établi de telle sorte que la partie antérieure de la pièce soit aussi lourde que la partie postérieure, le canon sera trop mobile autour de ce point d’appui, et il se prêtera mal aux manœuvres d’élévation et d’abaissement pour le pointage. Le défaut serait plus grand encore si l’avant était plus lourd que l’arrière ; il faut donc que le poids de la partie postérieure du canon l’emporte sur celui de la portion antérieure. Gribeauval fixa plus tard cette prépondérance à un trentième du poids de la pièce.

Si les tourillons étaient implantés au-dessus de l’axe géométrique du canon, pendant le tir, la volée tendrait à relever la culasse, laquelle ensuite retomberait de tout son poids sur le mécanisme du pointage, et ne tarderait pas à le détériorer. Des secousses pourraient encore se manifester, si, abaissant les tourillons, on les place juste au niveau de l’axe. En les mettant au-dessous, la culasse au moment de la décharge tendra à appuyer sur l’appareil de pointage, et la stabilité de la pièce sera ainsi assurée.

La découverte des tourillons constitue, avons-nous dit, le plus grand progrès de l’artillerie, et ce perfectionnement réalisé vers la fin du xve siècle, surpasse en importance tout ce qui avait été fait avant cette époque, comme aussi peut-être tout ce qui a été fait depuis. Cependant aucun perfectionnement, considéré sous un certain aspect, n’est jamais exempt de quelque désavantage. Les bouches à feu portées sur les tourillons eurent un inconvénient. Elles conduisirent à faire abandonner les chargements par la culasse, et voici comment. Les pièces à tourillon permirent d’augmenter de beaucoup la puissance de la charge de poudre. Mais quand on tirait avec les anciennes bouches à feu, composées de deux parties, que l’on adaptait au moment de mettre le feu à la pièce, c’est-à-dire composées de la chambre, ou âme mobile, et de la volée, il arrivait, par suite de l’imperfection de cet ajustement, qu’au moment de l’explosion de la poudre, les joints de l’âme et ceux de la volée cédaient, et donnaient passage aux gaz. Quelquefois même, après quelques coups, la culasse mobile ne s’adaptait plus exactement à la volée, et la pièce était ainsi hors d’état de servir. À partir de l’invention des tourillons, les veuglaires et la plupart des canons à chambre mobile, durent être abandonnés : on fut obligé de faire les canons tout d’une pièce et de les charger par la gueule. Les bouches à feu à culasse mobile ne furent conservées que sur les vaisseaux. Ce qui rend ce dernier point incontestable, c’est que les seules et rares armes se chargeant par la culasse, que l’on possède encore dans les musées d’artillerie, et qui datent de cette époque, ont été retrouvées dans les ports de mer, ou vers les embouchures des fleuves.

L’artillerie de Charles-le-Téméraire est, pour l’histoire, un document précieux, parce qu’elle fut construite presque tout entière, au moment de l’invention du tourillon, et qu’elle marque ainsi la transition entre les deux périodes. Les batailles de Granson et de Morat firent tomber entre les mains des Suisses vainqueurs, un grand nombre de ces pièces, qui furent réparties entre les villes suisses confédérées. Les habitants de Neuveville ont conservé les canons qui leur échurent en partage, et le musée d’artillerie de cette petite cité, est pour l’historien moderne, une réunion de types d’une autorité irrécusable et d’une grande valeur.

Charles-le-Téméraire, duc de Bourgogne, avait réuni l’artillerie la plus nombreuse et la plus forte qu’on eût encore vue. Une partie de ce matériel de guerre lui avait été léguée par son père, Philippe-le-Bon ; le reste venait d’être construit dans ses arsenaux, à grands frais, et d’après les principes nouveaux. À la bataille de Granson, où Charles-le-Téméraire éprouva une si sanglante défaite, quatre cent dix-neuf bouches à feu furent conquises par les Suisses. Telle était pourtant la richesse des arsenaux du duc de Bourgogne, que le 17 avril 1476, un mois et demi après cette journée funeste, l’artillerie de Charles-le-Téméraire, réunie sur le plateau de Jorat, comptait quatre grosses bombardes, six courtauts, cinquante-quatre grosses serpentines, et un nombre effrayant de canons plus petits. De nouvelles grosses pièces lui arrivaient même tous les jours : plus de deux mille chariots étaient employés à transporter les munitions. Le nombre des chevaux attelés à ces véhicules et aux pièces de canon, est inconnu, mais il devait être considérable, puisque telle grosse pièce exigeait jusqu’à trente chevaux pour la traîner.

Les trois figures que nous donnons de l’artillerie de Charles-le-Téméraire et que nous empruntons à l’ouvrage de M. Favé, donneront une idée suffisamment exacte de la construction des bouches à feu à cette époque. La figure 211 montre une serpentine, remarquable par sa longueur considérable relativement à l’étroitesse de son calibre ; elle a 3m,20 de longueur et 52 millimètres seulement de diamètre intérieur. La longueur d’âme est d’environ soixante-deux calibres. Son poids dépasse 1 200 kilogrammes ; le projectile même en plomb ne pouvait peser que 800 gr. ; de telle sorte que la bouche à feu pesait plus de quinze cents fois le poids du boulet.

Fig. 211. — Serpentine de Charles-le-Téméraire (canon dépourvu de tourillons, et muni d’un pointard en arc de cercle)

Cette serpentine est en fer forgé. Si l’on en juge, dit M. le général Favé, par une autre serpentine identique à celle-ci pour la forme, et qui, rompue par accident, laisse voir sa texture intérieure, elle doit être composée de quatre pièces de fer, réunies sur un mandrin et longitudinalement disposées ; et par-dessus celle-ci, de deux manchons, soudés les uns aux autres et réunis aux barres qui forment l’âme. Par-dessus le tout sont les cercles de renforcement, visibles dans la figure. Trois de ces cercles portent des anneaux, qui, dans les différentes manœuvres, pouvaient donner attache à des cordes. Ces anneaux sont placés un peu de flanc, de façon à ne pas cacher la ligne de mire.

La ligne de mire est déterminée par trois petites saillies portées par deux des cercles de renforcement, et par la bouche de la pièce, et offrant à leur sommet de petits plans, dont la face supérieure présente un angle dièdre à arête longitudinale.

Cette serpentine est encastrée dans un fut AB, composé d’une seule pièce de bois de chêne, reproduisant en creux exactement les saillies que la pièce lui présente.

Le fût s’articule à charnière avec la tête de la flèche CD, laquelle est aussi formée d’une seule pièce de chêne garnie de ferrures. À la réunion de son tiers postérieur et de ses deux tiers antérieurs, la flèche porte deux arcs de cercle E, F, destinés au pointage de la pièce.

Des trous percés dans ces arcs et qui se correspondent, servent, d’après un mécanisme que nous avons déjà vu mettre en usage, à placer la cheville qui fait varier le pointage. Ici, la charnière qui relie le fût AB et la flèche CD, fait l’office de tourillons, et cet agencement indique que l’époque où fut construite la serpentine n’était pas éloignée du moment où devaient apparaître les tourillons et les affûts à flasques.

Le canon étant très-lourd relativement à son projectile, il n’était pas nécessaire que l’affût offrît une plus grande résistance.

Pour terminer cette description, disons encore qu’un crochet placé vers la tête du fût donnait attache aux cordes des pionniers pour faire avancer la pièce, la bouche en avant ; un autre crochet porté par les esses des essieux donnait le moyen de la traîner la bouche en arrière.

Cette bouche à feu est le type de l’artillerie ancienne avant l’invention du tourillon.

Fig. 212. — Bouche à feu à tourillon de l’artillerie de Charles-le-Téméraire.

La figure 212 représente un canon du nouveau modèle, c’est-à-dire porteur d’un tourillon. On voit que la pièce libre sur ses tourillons n’est point encastrée dans les flasques ; elle peut donc se mouvoir dans le plan vertical et recevoir le pointage imparfait donné par les changements de position d’une cheville qui, traversant les flasques, supporte le bouton de culasse.

Les tourillons ne sont point forts, à la vérité, mais on doit songer que, comme la précédente, la pièce était en fer forgé, que, comme elle, elle était de petit calibre, et présentait un poids énorme relativement au poids du boulet. Les tourillons sont retenus par des sus-bandes et des sous-bandes en fer, donnant un encastrement solide. Les sus-bandes à charnières et à crochet permettaient d’ôter la pièce de son affût et de l’y remettre.

Les flasques sont exactement semblables et parallèles, ils sont reliés à l’avant par l’essieu, et à l’arrière par un coffret destiné à contenir de menues munitions. Une boucle attachée au coffret sert à soulever la crosse dans les diverses manœuvres.

Comme la précédente, cette pièce eût été incapable de lancer un gros boulet, parce qu’elle était formée d’un simple assemblage de barres de fer, et parce que les tourillons, trop petits, eussent cédé sous un effort un peu considérable. Le pointage dans le sens horizontal donné par les mouvements des roues, était alors aussi facile qu’il l’est aujourd’hui, mais les variations dans le sens vertical étaient trop peu nombreuses et de trop peu d’étendue pour qu’il ne fût pas nécessaire d’y suppléer par l’élévation ou rabaissement de la crosse.

Charles-le-Téméraire avait amené avec lui des pièces anciennes, en même temps que des canons à tourillon : parmi les pièces anciennes se trouvaient de petites bombardes connues sous le nom de bombardelles[18].

Fig. 213. — Bombardelle de Charles-le-Téméraire.

Le dessin que nous donnons (fig. 213) tiré du livre de M. Favé montre l’une de ces bombardelles. Elle ne devait lancer que des boulets de pierre du poids d’environ six kilogrammes, avec de faibles charges de poudre, car la chambre de la pièce n’avait pas de grandes dimensions. Elle est de fer forgé comme les deux exemples précédents, encastrée dans un très-long fût de bois de chêne et attachée à celui-ci par des embrasses de fer.

L’affût de ces petites pièces n’est pas parvenu jusqu’à nous, et l’on se demande où se plaçait cette longue queue de bois. Écoutons à cet égard, M. Favé.

« L’artillerie de campagne de Charles-le-Téméraire, dit M. Favé comprenait aussi des bombardes fort courtes qui sont encastrées dans un fût à longue queue. Elles ont été séparées de leurs affûts, qui ne nous ont pas été conservés, et elles présentent un aspect assez étrange.

Nous pensons que la bouche à feu et son fût devaient être portés sur un affût à chevalet ou à roue. Deux trous circulaires qui traversent le fût des bombardes de Charles-le-Téméraire, ne nous laissent aucun doute à cet égard. Le premier de ces trous recevait l’axe autour duquel se faisait la rotation ; le second était traversé par la cheville de pointage : la queue du fût devait recevoir une longueur suffisante pour que les deux parties situées en avant et en arrière de l’axe fussent à peu près en équilibre ; la longueur de la queue facilitait le maniement et le pointage de la pièce[19]. »

C’était un mode de pointage qui préparait la découverte des tourillons. La longueur de la queue de l’affût faisant contre-poids à la volée, offrait un puissant bras de levier pour les manœuvres.

La forme un peu conique de l’âme permettait de tirer des boulets de grosseurs inégales.

Les défaites successives de Charles-le-Téméraire ruinèrent son artillerie à tel point que dans un inventaire des arsenaux de sa fille « très-redoutée damoiselle et princesse mademoiselle la duchesse de Bourgogne, etc., » on ne trouve plus mentionnés, le 30 janvier 1477, vingt-cinq jours après la bataille de Nancy, que « une longue serpentine sur affût, 25 arquebuses sans manches, 370 livres de fine poudre de coulevrine et d’arquebuse, et 1 100 livres de métaux en plusieurs pièces de serpentines et arquebuses rompues. »

Vers 1465, l’Italie possédait l’artillerie la meilleure peut-être de l’Europe, et la plus belle sous le rapport de la forme. On jugera de son élégance d’après les dessins qui suivent, tirés de l’écrit de Giorgio Martini. La figure 214 représente une bombarde et la figure 215 un mortier de l’artillerie italienne au xve siècle.

Fig. 214. — Bombarde italienne au xve siècle.
Fig. 215. — Mortier italien du xve siècle.

Ces deux pièces sont coulées en cuivre et ciselées avec un grand art. Le passage suivant traduit de l’ouvrage de Giorgio Martini prouvera que les Italiens à cette époque, ne connaissaient pas encore un alliage suffisamment résistant pour couler leurs canons.

« La bombarde doit être en cuivre ou en fer ; celles qui sont en bronze, et c’est le plus grand nombre, éclatent plus souvent à cause de la nature de cette matière ; en cuivre ou en fer, elles ne se brisent que par un accident ou défaut de fabrication. »

Notons pourtant que le plus grand nombre des bombardes étaient coulées en bronze de l’aveu même de l’auteur, lequel avait donc une autre opinion que ses contemporains, relativement à la résistance de l’alliage alors usité.

L’Italie ne fut pas cependant la première à entrer dans la nouvelle voie ; ce fut l’artillerie du roi de France, Charles VIII, qui, avant toute autre, réussit à lancer de gros boulets de fonte, et sut allier dans les pièces de canon, une légèreté remarquable à une puissance jusque-là inconnue.

Louis XI, prédécesseur de Charles VIII, avait une artillerie nombreuse et redoutable. Les documents qui la concernent nous font défaut, mais tout indique qu’elle devait ressembler à celle de son contemporain et rival, Charles-le-Téméraire. L’histoire a seulement conservé le nom de douze bombardes, que Louis XI avait nommées les 12 pairs de France.

Les pairs de France lançaient des boulets de fonte, du poids de 48 livres, c’est-à-dire à peu près de la grosseur de la tête d’un homme. Ces bombardes parurent pour la première fois, en bataille, à Montlhéry. L’une de ces grosses pièces fut prise par l’ennemi, dans cette journée.

Louis XI légua son artillerie à Charles VIII, et ce monarque s’attacha, de toutes ses forces, à l’augmenter et à la perfectionner.

Paul Jove et les autres auteurs qui ont raconté la campagne de Charles VIII en Italie, disent combien furent grandes l’admiration et la terreur des Italiens à la vue des canons français. Une canonnade de quelques heures suffisait à faire crouler les murailles des forteresses qui essayaient la résistance, et les villes terrifiées « par le bruit des bombardes », s’empressaient d’ouvrir leurs portes au vainqueur.

Charles VIII laissa une grande partie de ses canons à Naples, dans le Château-Neuf et le Château de l’Œuf, ainsi que dans quelques autres villes de l’Italie. À son retour en France, dégoûté de la guerre, le roi fit don des pièces qui lui restaient à la ville de Lyon, pour en fondre des cloches.

Fig. 216. — Petit canon de l’artillerie de Charles VIII.

Aucun dessin de cette artillerie formidable n’est parvenu jusqu’à nous. On n’en connaît qu’une très-petite pièce qui se trouve au Musée d’artillerie de Paris, avec cette inscription : Donné par Charles VIII à Bartélemi, seigneur de Paris, capitaine des bandes de l’artillerie en 1490.

Ce petit canon est donc antérieur de cinq ans au moins, à l’expédition d’Italie. La volée est taillée à huit pans. Les tourillons s’implantent bien au-dessous de l’axe de l’âme, comme si l’on avait craint qu’ils ne fussent pas assez forts pour supporter à eux seuls le recul. Un prolongement du métal fait saillie au-dessous de la culasse ; il devait butter, au moment de la décharge, contre une pièce résistante de l’affût.

L’âme est rugueuse et semble n’avoir subi aucune régularisation après le coulage à noyau. Le calibre est très-faible, même relativement à la longueur du canon, et l’épaisseur du métal est considérable, ce qui montre qu’on n’était pas encore sûr de la résistance de l’alliage employé.

D’après Paul Jove les plus gros boulets de fonte lancés par les canons de Charles VIII, pesaient 50 livres ; ce poids est déjà très-remarquable. Ce sont ces projectiles que les comptes de l’artillerie de Charles VIII, conservés à la Bibliothèque impériale, mentionnent sous le nom de boulets serpentins.

Ces mêmes comptes nous apprennent que les faucons et les pièces plus petites, lançaient des boulets de plomb, contenant dans leur intérieur des bloqueraulx, c’est-à-dire de petits dés de fer.

L’artillerie de Charles VIII fut bientôt imitée par toutes les nations militaires de l’Europe. Les Vénitiens, par exemple, se hâtèrent de couler des canons sur le modèle de ceux du roi de France. M. Favé représente dans son ouvrage un de ces canons construit à Venise. Il a plus de quatre mètres de longueur d’âme. À la hauteur des tourillons est gravée la date 1497, en chiffres romains. Le calibre est encore très-petit relativement à la longueur de la pièce et à l’épaisseur du métal. Les ornements dont il est couvert, sont exécutés avec une grande perfection.

L’artillerie de Charles VIII fut copiée, mais surtout améliorée par l’empereur Charles-Quint, qui fit commencer à Bruxelles en 1521, une série d’expériences ayant pour but de fixer la composition des alliages destinés à la confection des bouches à feu, ainsi que les dimensions les meilleures à leur donner.

À cette époque, où la chimie n’existait pas encore à l’état de science, on ne savait pas déterminer la nature et les proportions des métaux qui composaient un alliage. En outre, en raison de l’état imparfait de la métallurgie, les métaux que l’on faisait entrer dans les alliages, étaient toujours impurs, et la proportion des corps étrangers qu’ils renfermaient, différait, selon leur provenance. On conçoit donc toutes les difficultés que ces incertitudes devaient apporter à l’art de la fabrication des bouches à feu, et les embarras que Charles-Quint dut rencontrer pour faire procéder aux expériences de Bruxelles. Si de semblables expériences étaient à faire aujourd’hui, elles ne seraient qu’un jeu. On commencerait par essayer plusieurs bouches à feu, et par choisir les plus résistantes. Ce choix fait, on analyserait chimiquement l’alliage de la bouche à feu reconnue la meilleure, et l’on recomposerait sans peine un alliage tout semblable, pour en fabriquer des canons. Mais au xvie siècle il n’existait, en fait de chimistes, que des chercheurs de pierre philosophale ; et les quelques savants qui étaient en possession de connaissances empiriques sur les métaux et leurs composés, étaient confinés au fond de l’Allemagne, tout occupés à l’exploitation des mines. Il était donc vraiment impossible alors, de recomposer un alliage, dont on avait apprécié les bonnes qualités. On pouvait chercher par tâtonnement des compositions équivalentes, mais on n’était jamais sûr de rien, quant à la proportion des métaux entrant dans l’alliage.

Il faut donc admirer le prodigieux sens pratique par lequel les fondeurs de ce temps arrivèrent à trouver les proportions à peu près les meilleures de cuivre et d’étain destinées à former le bronze des canons. Leur bronze contenait 92 parties en poids de cuivre et 8 parties d’étain pour 100 d’alliage. L’étain donne à la pièce la dureté, le cuivre lui assure la résistance. Mais comment les fondeurs et constructeurs, au xvie siècle, arrivèrent-ils à savoir que ces deux métaux étaient précisément les meilleurs pour former l’alliage des canons, et qu’il ne fallait pas y faire entrer d’autres métaux, tels que le fer, ou le plomb ? L’espèce d’intuition qui les amena à ce résultat, est vraiment inconcevable.

Les expériences faites à Bruxelles, par l’ordre de Charles-Quint, durèrent neuf ans : de 1521 à 1530. C’est alors que furent dressées les premières tables mathématiques pour la construction des bouches à feu.

Jusqu’à cette époque aucune règle n’avait été formulée touchant la longueur à donner au canon d’après son calibre. On comprenait assurément qu’il devait exister une longueur de volée donnant pour chaque calibre la portée maximum ; mais chaque fondeur agissait à sa guise et d’après ses propres inspirations. Le physicien et mathématicien d’Italie, Tartaglia, cherchant la solution de cette question, souvent agitée de son temps, avait posé ce principe, que la longueur du canon devait être telle que le boulet arrivât à son extrémité juste au moment où toute la charge de poudre était brûlée. Cette donnée était sans doute vague, mais elle jetait quelque lumière sur la question.

Les nombreuses expériences faites à Bruxelles, apprirent enfin quelle était la longueur qu’il fallait donner à une bouche à feu, d’un calibre donné, pour obtenir la portée maximum.

Charles-Quint apporta à l’artillerie, un autre perfectionnement d’une grande importance. Jusqu’à cette époque, le calibre à donner aux pièces n’avait été soumis à aucune règle, et présentait, en conséquence, des variations infinies. Chaque bouche à feu nécessitait des boulets et des munitions adaptés à ses dimensions particulières. Quand les boulots d’une pièce étaient épuisés, si l’on n’en trouvait plus de semblables dans tout le parc d’artillerie, le canon était hors d’état de servir. Il arrivait fréquemment aussi des erreurs dans les approvisionnements ; les munitions destinées à des bouches à feu déterminées, étaient mal adressées, et du même coup, la pièce et les munitions qui s’étaient trompées d’adresse, devenaient inutiles. Charles-Quint, plus que tout autre peut-être, avait eu à souffrir, dans ses campagnes, de désagréments de ce genre. Il résolut, en conséquence, de fixer les calibres des pièces qui seraient fondues dans ses États ; il limita leur nombre à six, y compris un mortier, devant lancer des boulets de pierre.

Douze canons destinés à la campagne d’Afrique, furent fondus à Malaga, d’après ces principes. Ils servirent de modèles à la nouvelle artillerie de Charles-Quint. On les nomma les douze apôtres, sans doute en souvenir des douze pairs de Louis XI.

Les fonderies d’Augsbourg construisirent presque toute la nouvelle artillerie de Charles-Quint. On vit alors, pour la première fois, des canons portant au-dessus de leur centre de gravité, des anses, pour faciliter leurs manœuvres. Ces anses représentaient des dauphins, forme qui fut beaucoup imitée depuis cette époque. De nos jours encore, en Allemagne, les anses sont appelées delphines. Un dauphin remplaçait aussi le bouton de culasse.

Lofler, le fondeur de Charles-Quint, dépassa dans la construction et l’ornementation de ces bouches à feu, ce que l’on pouvait attendre de l’art à cette époque.

Les six calibres de l’artillerie de Charles-Quint lançaient des boulets de fonte, du poids de 40 livres, de 24 livres, de 12 livres, de 6 livres et demie, de 3 livres ; le mortier lançait des boulets de pierre de 35 centimètres de diamètre. Les Français prirent seize de ces canons à la bataille de Cérisoles, en 1544 ; tous portaient les deux colonnes de Charles-Quint et la devise plus oultre.

Nous représentons dans la figure ci-dessous les types de 4 calibres de l’artillerie de Charles-Quint. Ce sont les canons de 40, de 24, de 12, de 6.

Pièce de 40. Pièce de 24. Pièce de 12. Pièce de 6.
Fig. 217 à 220. — Calibres de l’artillerie de Charles-Quint.

Le canon de 40 (c’est-à-dire lançant un boulet de fonte du poids de 40 livres) avait une longueur de 12 pieds et pesait 6 210 livres, c’est-à-dire 155 fois le poids du boulet.

Les autres pièces de calibre moindre, s’appelaient couleuvrine, sacre et fauconneau. Sur la culasse de tous, on peut lire les mots : Opus Gregory Lofler avec les colonnes et la devise Plus oultre.

Fig. 221. — Mortier de l’artillerie de Charles-Quint.

Le mortier (fig. 221) n’avait pas d’anses, mais seulement un anneau à la culasse.

C’est donc à Charles-Quint qu’appartient le mérite d’avoir fondé l’unité des bouches à feu.

Grâce à toutes ces modifications, l’artillerie allemande et l’artillerie espagnole avaient reçu un degré de perfectionnement remarquable. Aussi, lors de la campagne de France, l’ambassadeur de Venise, B. Navagero, écrivait-il que l’artillerie de Charles-Quint était « la plus légère, la meilleure et la plus belle qu’on eût jamais vue. »

Pendant ce temps, l’artillerie italienne restait à peu près stationnaire. Elle ne suivait le progrès qu’avec timidité, n’adoptant les améliorations que longtemps après leur mise en pratique chez les autres nations militaires.

Tant que les canons avaient été fabriqués avec des barres de fer forgé, les communes avaient pu suffire à leurs armements d’artillerie. À cette époque, les rois, plus pauvres que les villes, étaient obligés de leur emprunter leurs bombardes pour faire la guerre. Mais, par suite des événements et des transformations politiques, tout devait changer de face, et les deux conditions être complétement renversées. Les communes, privées peu à peu de leurs priviléges, n’avaient même plus le droit de fondre leurs bouches à feu. Les souverains s’étaient enrichis, pendant que les communes s’appauvrissaient ; et comme la construction des nouvelles bouches à feu exigeait des frais énormes, les princes des grandes nations guerrières pouvaient seuls entreprendre ces dispendieuses constructions. Seuls, ils pouvaient rivaliser entre eux, pour le nombre des pièces fabriquées, et les innovations que l’art ne cessait d’y introduire.

Partagée en petites provinces, déchirée par les dissensions intestines, les factions religieuses et les invasions étrangères, l’Italie devint trop pauvre et trop affaiblie, pour que son artillerie pût jouer un rôle sérieux et tenir une place dans les événements politiques de l’Europe. Cependant vers la fin du xve siècle, le duc de Ferrare, ami et allié du roi de France, Charles VIII, copia son artillerie avec assez de succès. Le duc de Ferrare s’était fait lui-même fondeur, et il était devenu tellement habile dans cet art, que personne ne pouvait rivaliser avec ce royal artisan.

Le roi de France, Louis XII, refit son artillerie, en 1498, sur les modèles de celle de Charles VIII. Les Mémoires de Fleurange, nous ont conservé la composition de cette artillerie, au moment où les Français marchaient contre Gênes.

Le Musée d’artillerie de Paris possède un beau spécimen des canons de Louis XII. Cette pièce, qui se trouve dans la grande cour, porte au catalogue le no 23. Ornée de fleurs de lys sur sa volée, elle porte sur sa culasse un hérisson couronné, comme toutes les autres bouches à feu de Louis XII.

François Ier augmenta encore cette artillerie. On trouve plusieurs de ses pièces au Musée d’artillerie de Paris. Elles ressemblent beaucoup, du reste, à celles de son prédécesseur, et ne présentent aucun progrès particulier. Comme les canons de Louis XII, les bouches à feu du temps de François Ier ont quelquefois la volée parsemée de fleurs de lys ; sur la culasse, une salamandre couronnée remplace le hérisson.

Vint ensuite Henri II, qui voulut faire profiter l’artillerie française des progrès que Charles-Quint avait imprimés aux artilleries allemande et espagnole.

En décembre 1552, parut l’ordonnance de François Ier, qui fixe les calibres uniformes que devra présenter, à l’avenir, l’artillerie française. Ces calibres devaient être au nombre de six. Le plus grand lançait un boulet de 33 livres 4 onces ; le plus petit, un boulet de 14 onces. Le plus grand seul portait le nom de canon ; les autres, et par ordre de décroissance, s’appelaient grande couleuvrine, couleuvrine bâtarde, couleuvrine moyenne, faucon et fauconneau[20].

Canon. Grande couleuvrine. Couleuvrine bâtarde. Couleuvrine moyenne. Faucon. Fauconneau.
Fig. 222 à 227. — Les six calibres de l’artillerie de France, sous François Ier.

Nous donnons (fig. 222 à 227) les dessins des six calibres de l’artillerie de François Ier d’après un manuscrit de cette époque, qui a pour titre : Longueur, grosseur, poids et calibres des canons, etc., avec leurs figures. « Il est compris, dit M. Favé, dans un volume de la Bibliothèque impériale, fonds Saint-Germain, portant le no 374. » Ces pièces ont un bouton de culasse, mais elles n’ont pas d’anses comme les pièces de Charles-Quint, Les deux plus grandes seules sont lisses à l’extérieur, avec des renforts à la volée ; les autres sont taillées à pans. Elles ne portent aucun ornement. Non plus que celles de Charles-Quint, elles n’ont de ligne de mire.

Le canon avait 9 pieds 9 pouces 6 lignes de longueur, et pesait 5 300 livres ; son boulet, comme nous l’avons dit, avait 33 livres et 4 onces de poids. Cette pièce était traînée par vingt et un chevaux.

La grande couleuvrine avait 9 pieds 10 pouces de longueur, pesait 4 000 livres, lançait un boulet de 13 livres 2 onces, et était traînée par dix-sept chevaux.

La couleuvrine bâtarde était longue de 9 pieds, pesait 2 500 livres, lançait un boulet de 7 livres 2 onces, et avait un attelage de onze chevaux.

La couleuvrine moyenne pesait 1 200 livres, le faucon 700 livres, le fauconneau 410. La première de ces pièces lançait un boulet de fonte du poids de 2 livres, la seconde de 1 livre et 1 once, la dernière un boulet de 14 onces. Le fauconneau avait encore 6 pieds 4 pouces de longueur.

Ces règles ne tardèrent pas à recevoir quelques changements. D’après la première détermination :

Le canon pesait 160 boulets ;

La grande couleuvrine pesait 266 boulets ;

La couleuvrine bâtarde, 357 boulets ;

La couleuvrine moyenne, 600 boulets ;

Le faucon, 660 boulets ;

Le fauconneau, 470 boulets ;

Quatre pièces, dont le poids était excessif, relativement au boulet, furent allégées, et d’après le second règlement,

Le canon pesait 160 boulets ;

La grande couleuvrine, 230 boulets ;

La couleuvrine bâtarde, 262 boulets ;

La couleuvrine moyenne, 315 boulets ;

Le faucon, 500 boulets ;

Le fauconneau, 514 boulets.

Le bronze de ces pièces était formé de 91 parties, en poids, de cuivre et de 9 d’étain, pour 100 d’alliage.

D’après M. le général Favé, dont l’ouvrage nous sert de guide constant dans cette Notice, le système des six calibres de France avait été déjà adopté et construit en 1551.

« L’honneur en doit revenir, ajoute M. Favé, à d’Estrées, grand-maître de l’artillerie de 1550 à 1559, qui en exerçait déjà la charge en 1548. Il avait, comme homme de guerre, une des belles réputations de son temps, et les écrits spéciaux sur l’artillerie, faits à cette époque, le citent comme la grande autorité en ces matières[21]. »

Nous n’avons rien dit encore des affûts sur lesquels reposaient les nouveaux canons de l’époque de la Renaissance. Cette question, d’une importance particulière, sera l’objet du chapitre suivant.


CHAPITRE VI

affûts. — attelages. — lignes de mire. — le problème de la trajectoire est entrevu. — pointage. — erreurs de pointage. — projectiles irréguliers : les boulets ramés et les boulets rouges.

Vers la fin du xve siècle, les artilleurs comprirent qu’il ne fallait plus s’opposer au recul de la pièce, mais y céder, afin d’éviter la destruction du matériel. Aussi, dès le commencement du siècle suivant, presque tous les affûts étaient-ils montés sur des roues ; c’est ce qu’on appelait, et ce qu’on appelle encore, les affûts à rouages.

Trois dessins, tirés d’un manuscrit de Bonaccorso Ghiberti, conservé à la Bibliothèque Magliabechiana à Florence, et qui fut composé vers le commencement du xvie siècle, donneront trois exemples d’affûts divers, quoique à rouages tous les trois, et qui diffèrent surtout par le mode de pointage. Tous les trois sont encastrés dans un fût, car les Italiens, à cette époque, n’avaient encore que peu de pièces portant des tourillons.

Fig. 228. — Affût d’une pièce de l’artillerie italienne du xvie siècle.

Les roues de la première de ces bouches à feu (fig. 228) sont très-fortes relativement au poids qu’elles ont à supporter ; leurs rais sont d’une forme ancienne et singulière ; ils nécessitent pour leur implantation, un moyeu énorme. La flèche oblique, F, se fixe en terre, pour déterminer l’inclinaison convenable de la pièce. Le pointage dans le plan vertical est donné par cette flèche, F, qui est articulée avec le fût, par une charnière a. Ces deux parties peuvent faire un angle plus ou moins ouvert, lequel fait varier le tir dans le sens vertical. Le pointage dans le sens horizontal, est donné par le mouvement des roues.

Ce mode d’affût ne cède pas librement à l’effort du recul ; mais on ne peut pas dire qu’il y résiste absolument ; car, au moment où le canon recule, l’angle formé par la charnière a tend à se fermer, et la culasse du canon s’élève, pendant que la partie antérieure de l’affût tout entière, avec le canon, tend à quitter terre. Nous avons donc ici la transition entre l’affût complétement immobile et l’affût qui cède au recul.

Fig. 229. — Affût à vis d’une pièce de l’artillerie italienne du xvie siècle.

La deuxième pièce du même manuscrit (fig. 229), est remarquable par sa vis de bois, V, servant au pointage. La vis est le meilleur de tous les systèmes de pointage, en ce qu’elle donne facilement, et sans communiquer de secousses à la pièce, toutes les positions intermédiaires possibles entre son plus grand abaissement et sa plus grande élévation. Cependant la vis de pointage ne devait être décidément adoptée par l’artillerie que deux siècles plus tard.

Cette pièce, comme certaines autres de l’artillerie de Charles-le-Téméraire, a un fût et une flèche reliés par une charnière, système qui, jusqu’à un certain point, peut remplacer les tourillons. À la partie latérale droite de la flèche, F, est suspendue la mèche, f, destinée à mettre le feu à l’amorce. Ainsi, le fer rouge, avec son attirail de réchauds et de soufflet, est décidément abandonné comme moyen de mettre le feu aux canons.

Fig. 230. — Affût à crémaillère (artillerie italienne du xvie siècle).

Le pointage dans le troisième exemple (fig. 230), est donné par un coin prismatique, dont la base est un parallélogramme à angles aigus, lequel peut entrer plus ou moins avant dans une crémaillère taillée aux dépens des deux faces de la flèche et du fût qui se regardent. Ce système est inférieur de beaucoup au précédent, parce qu’il ne donne que quelques positions peu nombreuses, et trop limitées pour qu’il ne soit pas souvent nécessaire d’y suppléer en élevant ou en abaissant la crosse.

Franchissons tous les systèmes intermédiaires d’affûts, peu importants d’ailleurs, qui se produisirent pendant cinquante ans, pour arriver aux affûts français, aux affûts à flasques de l’artillerie de Henri II.

Fig. 231. — Affût à flasques des pièces d’artillerie des six calibres de France.

Le flasque, que représente la figure 231, portait à son extrémité deux échancrures a, b destinées à supporter les tourillons de la pièce. Un entre-toises, cd, reliait les deux flasques, et assurait leur parallélisme.

Cet entre-toise, taillé à son sommet en pans obliques, donnait un point d’appui, quand il s’agissait de soulever la culasse pour glisser une pièce de bois taillée en biseau, qui se nommait le coin de pointage. Le système de pointage au moyen d’un coin glissé sous la bouche à feu, valait mieux que le coin à crémaillère, mais il était inférieur de beaucoup à la vis de pointage. Ce fut à peu près le seul système mis en usage, jusqu’à ce que la vis eût prévalu.

Tel était l’affût de bois et à roues que portaient les bouches à feu des six calibres de France.

Après cette époque, il faut arriver jusqu’à Louis XIII pour trouver quelques modifications dans l’artillerie ; encore ces modifications ne furent-elles pas toutes des progrès. Pourtant, dans cet intervalle, avait pris naissance la remarquable artillerie des Pays-Bas, dont nous parlerons au commencement de la troisième période, et que les autres nations de l’Europe ne surent même pas imiter.

Les six calibres de France avaient été conservés après François Ier ; mais un grand nombre de pièces hors des calibres réglementaires avaient été construites. Tel était par exemple un double canon, lançant un boulet de plus de sept pouces de diamètre, tandis que le canon, la plus grande des pièces réglementaires de François Ier, n’avait qu’un boulet de six pouces de diamètre. Cette innovation ne marquait pas absolument un progrès, puisque l’art du fondeur, depuis quelque temps déjà, pouvait produire des pièces beaucoup plus grosses, et que les grosses pièces n’étaient plus d’une grande utilité à cette époque où la mobilité de l’artillerie était une condition de première importance.

Outre cette confusion des calibres, les artilleurs français avaient fait une autre faute ; ils avaient reporté le tourillon à la hauteur de l’axe de la pièce. Ce changement arriva sans qu’on puisse l’expliquer par des ordonnances quelconques ; ce qui semblerait indiquer une certaine désorganisation dans les services militaires.

Ces faits et les renseignements qui vont suivre, sont contenus dans un ouvrage composé par le capitaine Vasselieu, dit Nicolay Lionnais, et dédié au frère de Louis XIII. Ce livre, qui est conservé à notre Bibliothèque impériale, contient de très-beaux dessins relatifs au matériel de l’artillerie sous Louis XIII.

Il est à remarquer que tous les canons figurés par Vasselieu présentent, près de la lumière, certains reliefs destinés à attacher le couvre-lumière, lequel pouvait cacher cette ouverture ou la découvrir suivant les besoins du service.

Fig. 232. — Affût des pièces des six calibres de France du temps de Louis XIII (canon).

La figure 232, que nous empruntons à l’ouvrage du général Favé, et qui est tirée de l’ouvrage original de Vasselieu, représente le canon français du temps de Louis XIII sur son affût. Autour de la volée s’enroule la corde, qui, attachée à l’avant du flasque gauche, servait à traîner la pièce sur le champ de bataille. Autour du canon se voient fixés les différents leviers à l’aide desquels les artilleurs soulevaient la pièce pour le pointage, l’écouvillon et la lanterne, portant chacun un refouloir sur la même hampe, Au bout des flasques est la limonière L, à laquelle s’attelait la file de chevaux destinés à traîner la pièce, mais qui est ici dans la position du tir. Quand il s’agissait de traîner la pièce, on accrochait la chaîne de la limonière aux traits du premier cheval.

Fig. 233. — Affût des pièces des six calibres de France du temps de Louis XIII (couleuvrine bâtarde).

La figure 233 représente la couleuvrine bâtarde sur son affût.

Fig. 234. — Affût des pièces des six calibres de France du temps de Louis XIII (faucon).

La figure 234 représente le faucon.

Le même système d’affût s’appliquait aux pièces des six calibres : le canon, la grande couleuvrine, la couleuvrine bâtarde, la couleuvrine moyenne, le faucon et le fauconneau. Nous nous contentons de représenter trois de ces pièces.

Avec ces affûts à roues, il fallait que la bouche à feu fût presque en équilibre sur l’essieu, en présentant seulement une faible prépondérance du côté de la crosse. Il le fallait pour deux raisons : afin que l’on pût soulever facilement la crosse pour le pointage dans les cas d’insuffisance du coin, et pour que dans la marche le cheval limonier ne fût pas trop chargé.

Le centre de gravité de tout l’appareil se trouvait donc un peu en arrière de l’essieu, et au-dessus, à une hauteur variant avec la hauteur des tourillons. Or, quand la crosse était abaissée, dans une descente, par exemple, le centre de gravité décrivait un arc de cercle autour de l’essieu pris comme centre, une partie du poids passait du côté du cheval, et sa charge en était augmentée. À la montée, l’effet inverse su produisait, le limonier était moins chargé.

Il était souvent nécessaire pour les grosses pièces, que ces différences de poids ne fussent pas considérables ; il fallait que les arcs décrits par le centre de gravité fussent courts. On y arrivait de deux façons dans la construction des affûts ; en allongeant la crosse, et en ne plaçant pas les tourillons à une hauteur trop grande au-dessus de l’essieu. Les dessins des affûts de cette époque montrent qu’on s’était attaché à satisfaire à ces deux conditions.

Le canon de trente-trois de cette époque, moins lourd que notre canon de vingt-quatre, était traîné par vingt et un chevaux, tandis que le nôtre n’en demande que huit.

La figure 235 donnera une idée suffisante de l’attelage de l’artillerie sous Louis XIII.

Fig. 235. — Attelage d’une pièce de 7, sous Louis XIII.

La pièce du calibre de 7 seulement, était traînée par onze chevaux et un limonier.

Nous aurons terminé cette étude des affûts de la deuxième période de l’histoire de l’artillerie, quand nous aurons mentionné les affûts allemands de la seconde moitié du xvie siècle. Ils sont remarquables par leur ornementation et leur solidité, mais surtout par une disposition qu’on chercherait vainement parmi les autres artilleries.

Fig. 236. — Canon allemand du xvie siècle, se chargeant par la culasse.

La figure 236 représente un canon allemand se chargeant par la culasse, grâce à un système de fermeture dont les détails se comprennent à la seule inspection de la figure. On remarque une série de tiges en fer articulées, formant comme une chaîne tendue entre le bout de l’essieu de la roue, et la partie externe de la crosse de la bouche à feu.

Diverses opinions ont été émises touchant l’utilité de ces petites tringles. Peut-être ne servaient-elles que d’ornement. Cependant, parmi les opinions diverses qui ont été émises, il en est une qui paraît vraisemblable. La chaîne sert, au moment du recul, à communiquer au petit bout de l’essieu le mouvement que les flasques communiquent suffisamment à son milieu, et à empêcher que dans ce mouvement subit l’essieu ne se gauchisse, et que les plans des roues ne viennent à converger à la partie antérieure.

Les jantes des roues de ce canon sont renforcées, d’espace en espace, par des armatures de fer. Ces précautions semblent exagérées ; cependant elles ne sont rien en comparaison des ferrures énormes dont les Allemands couvraient les jantes des roues de leurs canons de 94.

Fig. 237. — Le pointage des artilleurs allemands.

La figure 237, tirée, comme la précédente, du manuscrit de Senfftenberg, artilleur allemand de l’époque de la Renaissance, fait voir un homme pointant sa pièce à l’aide de deux guidons situés l’un sur le bourrelet, et l’autre sur la culasse.

Senfftenberg, commandant de l’artillerie à Dantzick, écrivait vers 1580.

Les canons allemands de ce temps ne portaient pas de ligne de mire ; l’officier pointeur devait construire cette ligne sur le terrain même. Voici quel était le procédé. Deux fronteaux de bois, épais de plusieurs pouces, échancrés à leur partie inférieure, en arcs de cercle, étaient posés verticalement sur le cercle de la culasse et celui de l’extrémité du canon, nommé bourrelet. Chaque fronteau portait un fil à plomb, et était percé d’un trou. Le fil à plomb devait passer devant l’ouverture, et donnait ainsi une ligne verticale allant couper l’axe imaginaire de l’âme du canon. Quelles que fussent les épaisseurs du bourrelet et de la culasse, les fronteaux étaient construits de telle sorte que les ouvertures étaient à égale distance de l’axe, c’est-à-dire que l’axe et la ligne passant par les deux ouvertures des fronteaux étaient parfaitement parallèles. On obtenait donc ainsi une ligne de mire parfaite.

Pendant cette opération qui pouvait demander du temps, le fronteau de la culasse, large de 0m,65, faisait office de mantelet, et protégeait la tête du pointeur.

Les applications des sciences mathématiques n’étaient pas très-avancées à cette époque. Les officiers de l’armée n’avaient que des idées bizarres et contradictoires sur la ligne que décrivent les projectiles lancés par la poudre. Le mathématicien italien Tartaglia osa le premier aborder scientifiquement le problème de la trajectoire des projectiles. Les bases sur lesquelles il fondait son opinion, et les raisons qu’il invoquait, ne nous sont pas connues. Il débuta par une proposition étrange. Selon lui, le boulet, à sa sortie de l’arme, se meut en ligne droite tant que dure l’influence de la poudre, puis il décrit un arc de cercle à petit rayon ; enfin il suit la verticale. Cependant le mathématicien italien ne tarda pas à revenir sur une proposition aussi erronée. Il reconnut, quelques années plus tard, qu’aucune partie de la trajectoire n’est une ligne droite, et que tout projectile sortant d’une bouche à feu, décrit une ligne courbe, parce qu’il obéit à deux forces agissant, l’une en ligne droite : c’est l’effet de la poudre, l’autre en ligne verticale : c’est l’effet de la pesanteur du boulet.

Fronsperger confirma, par des expériences positives, cette dernière donnée. Ayant disposé plusieurs cibles sur une même ligne parfaitement droite, et placées à la même hauteur, il tira horizontalement au travers de ces cibles. Les hauteurs où les cibles furent percées par le boulet, allaient en décroissant de la première jusqu’à la dernière.

Ainsi la ligne décrite par le projectile lancé par la poudre, n’était pas droite. Mais quelle était au juste la courbe décrite ? Était-ce une parabole, un arc d’ellipse, etc. ? Pour ne pas s’étonner des absurdités qui furent gravement avancées et soutenues à ce propos, par les hommes les plus instruits et les plus intelligents, il faut considérer les difficultés énormes qu’offrait ce problème, à une époque où tout était à faire dans la science sous ce rapport. La question était remplie de ténèbres, à travers lesquelles on ne pouvait qu’avancer à tâtons. Ce ne fut que bien des années après Tartaglia, c’est-à-dire au xviiie siècle, que l’on put donner la solution du problème de la trajectoire.

Revenons à l’Allemand Senfftenberg. La ligne de mire étant déterminée, on fixait sur le bourrelet un bouton métallique, au moyen d’un peu de cire. La tête du bouton de la volée était plus basse que l’ouverture du fronteau. Dans le cas où le boulet eût suivi la première trajectoire imaginée par Tartaglia, c’est-à-dire la ligne droite, si le but avait été plus proche que la longueur de portée, la trajectoire se fût toujours maintenue au-dessus de la ligne de mire ; il eût donc fallu abaisser la bouche du canon et viser au-dessous du but pour l’atteindre.

D’après la deuxième hypothèse de Tartaglia, c’est-à-dire dans le cas où la trajectoire serait une ligne courbe continue, il arrivera un moment où le boulet coupera la ligne de mire, et passera au-dessous.

Senfftenberg connaissait, par expérience, la vérité de cette deuxième hypothèse, il savait qu’on ne doit viser droit au but qu’à une distance déterminée ; que, plus près, il faut viser plus bas ; que, plus loin, il faut viser plus haut. Sa ligne de mire était construite de telle sorte qu’en tirant avec des charges de poudre pesant le neuvième du boulet, il prescrivait de viser 0m,98 au-dessous du but à 100 pas, 0m,65 à 200 pas et 0m,33 à la distance de 400 pas. On devait viser de but en blanc (c’est-à-dire droit au but) à 500 pas, 0m,33 au-dessus du but à 600 pas, 0m,65 à 700 pas, et ainsi de suite en augmentant la hauteur du point visé au-dessus du but de 0m,33 par chaque accroissement de 100 pas dans la distance.

Senfftenberg donne, dans son ouvrage, les dessins de plusieurs quadrants. Ces quadrants constituent une hausse comparable de tout point à celles que portent les culasses de nos canons modernes.

L’Italien Tartaglia paraît avoir découvert les principes qui guidèrent Senfftenberg dans la construction de ses appareils destinés à faciliter le pointage, et à le rendre d’une exactitude mathématique. Il construisit une équerre de pointage et dressa des tables de tir, qu’il tint longtemps secrètes, mais que l’écrivain militaire espagnol Diégo Ufano nous a révélées.

Il nous suffira de dire que, jusqu’à cette époque, les erreurs de pointage étaient extrêmement fréquentes, à cause de l’ignorance où l’on était de la forme de la trajectoire.

Le poids de la charge de poudre, comparé à celui du boulet, paraît avoir constamment diminué depuis les premiers temps de l’artillerie jusqu’à nos jours, ce qui s’explique par les perfectionnements apportés à la fabrication de la poudre, et la purification plus complète de ses éléments, le salpêtre, le soufre et le charbon.

Il y eut pourtant un moment où le poids de la charge augmenta considérablement, et tout d’un coup, ce fut à l’apparition des boulets de fonte. Les canons avaient acquis rapidement une résistance très-grande, pendant que la préparation de la poudre n’avait encore subi presque aucun changement, et les artilleurs de cette époque s’imaginaient que plus forte était la charge, et plus grande était la portée.

Lorsque les premiers canons lançaient des boulets de pierre, le poids de la charge ne dépassait généralement pas la moitié de celui du projectile ; quand on se servit de canons de bronze et de boulets de fonte, le poids de la charge égala celui du boulet. Sous le règne de Henri II, on réduisit la charge de poudre aux deux tiers du poids du boulet, et plus tard à la moitié. Nous la verrons descendre, ensuite, au tiers, et même au quart du poids du boulet.

Si les anciens artilleurs ne paraissent pas avoir bien saisi l’influence de la quantité de poudre sur la portée du projectile, ils ont encore moins compris l’influence du calibre pour des projectiles de même nature, et selon l’espèce du projectile. Senfftenberg croyait que les projectiles de toutes sortes et de toutes grosseurs, recevant la même impulsion d’une même quantité de poudre, il devait en résulter la même longueur de portée de l’arme. Toutes ces erreurs tenaient à ce que personne ne songeait à tenir compte de la résistance de l’air. Bien des années devaient encore se passer avant qu’on connût l’effet retardataire de l’air sur la marche des projectiles.

À l’époque où nous sommes arrivés, les bouches à feu lançaient, outre les boulets sphériques en fonte, des projectiles d’espèces bien tranchées et de formes souvent bizarres. On connaît suffisamment les boulets en fonte. Les figures qui suivent représentent les plus remarquables de ces projectiles.

Fig. 238. — Chaîne ramée.

La figure 238 représente un boulet armé de deux chaînes terminées chacune par une masse métallique. Pendant le trajet du boulet, les résistances inégales de ses différents points à la pression de l’air lui communiquaient un mouvement de rotation rapide. Alors les deux masses, sollicitées par la force centrifuge, tendaient leurs chaînes, le système occupait un espace plus grand que le boulet isolé, et frappait dans un champ plus large. C’étaient des chaînes ou des boulets ramés.

Fig. 239. — Boulets conjugués.

Les trois boulets traversés par un axe (fig. 239) se comportaient de la même manière, mais cet appareil était très-lourd et ne devait pas produire plus d’effet que celui qui précède.

Fig. 240. — Projectiles conjugués.
Fig. 241. — Boulet encastré.
Fig. 242 et 243. — Boulets réunis par un axe.

Les autres projectiles conjugués (fig. 240, 241, 242, 243) reposent tous sur les mêmes principes. On comprend leur façon d’agir à la simple inspection de la figure ; tout commentaire serait donc inutile.

Les canons lançaient d’autres projectiles irréguliers, comme des clous et des chaînes. On les renfermait dans un sac fait d’une étoffe grossière. Dès l’impulsion de la décharge, les petits projectiles déchiraient leur enveloppe, comme la balle troue le papier de la cartouche, et s’éparpillaient sur un large espace.

Les boîtes à balles et les gargousses en papier, datent de cette époque ; mais on ne paraît pas avoir fait grand usage des premières, et les secondes n’étaient usitées que dans le cas d’un tir exceptionnellement rapide. Les boîtes à balles avaient remplacé le sac plein de morceaux de fer, et la gargousse en papier était semblable en tout point à la cartouche de nos fusils d’infanterie.

On a longtemps discuté pour savoir si l’invention des boulets rouges doit être attribuée à Franz de Sickingen, qui en fit usage en 1525, ou à Étienne Bathory, roi de Pologne, qui s’en servit en 1577, au siége de Dantzick. L’idée mère, tout au moins, remonte à une époque plus éloignée. Au xve siècle, les grandes bombardes lançaient des morceaux de fer rouge enveloppés de linges mouillés, comme moyen d’incendier les villes. Les Gantois en firent usage au siége d’Oudenarde et ils furent employés avec quelque succès, en 1580, par le comte de Renneberg, au siége de Steenwyck. Cependant les difficultés et les dangers de ces projectiles rougis au feu, joints à leur peu d’efficacité, les firent tomber dans l’oubli. Ce ne fut qu’au xviie siècle que le boulet rouge devint d’un usage régulier.


CHAPITRE VII

les fortifications après l’invention des boulets de fonte. — terrassement des murs. — défenses du fossé. — casemates. — demi-lunes. — bastions. — parapets. — embrasures. — talus. — chemin couvert.

Pendant cette troisième période, c’est-à-dire de 1460 à 1630, s’effectuèrent presque tous les changements qui différencient la fortification moderne de la fortification du Moyen Âge, telle que nous l’avons étudiée. Cette période fut assez longue et remplie d’assez de guerres, pour que tout l’occident de l’Europe eût l’occasion d’apprécier les effets des nouveaux projectiles, et l’insuffisance des murailles pour protéger les villes et les châteaux contre la nouvelle artillerie.

Dès les premiers boulets de fonte, les places riches et importantes augmentèrent l’épaisseur de leurs murailles. C’est ainsi que Robert de la Marck fit donner 5m, 85 d’épaisseur aux murs du château de Harbain, et que le comte de Saint-Pol fit bâtir avec près de 10 mètres d’épaisseur de murs, la grosse tour du château de Ham, laquelle existe encore.

Dans l’attaque des places, les soldats et les pionniers allaient jusqu’au pied des murailles pour les saper, et la principale défense de l’assiégé était dans les mâchicoulis, d’où, à couvert et directement, il faisait pleuvoir sur les travailleurs, des pierres et des matières enflammées. Or, les boulets de fonte s’en prirent tout d’abord aux mâchicoulis, et les broyèrent. Bientôt, soit que l’épaisseur des murailles fût devenue trop grande, soit qu’il fût trop dangereux de s’avancer à découvert sous les coups de la nouvelle artillerie, la défense verticale du pied de la muraille, devint impossible »

Alors, et avant qu’un autre mode de protection fût trouvé, l’attaque acquit une notable supériorité sur la défense. Pendant un demi-siècle environ, on vit Louis XI renverser les donjons de la féodalité française ; Charles VIII, Louis XII, dans leurs expéditions en Italie, s’emparer des places fortes avec une facilité qui frappait leurs ennemis d’étonnement et d’effroi.

Pour défendre le rempart des effets destructeurs de l’artillerie, on épaula ce rempart avec des soutènements de terre, élevés du côté de la ville. On espérait ainsi faire un tout de meilleure résistance. Mais, disait Philippe de Clèves, « quand on bat la muraille, j’ai veu toujours tomber le rempart avecques, et y faisoit beaucoup meilleur monter. »

Fig. 244. — Les premiers remparts de terre.

Outre l’inconvénient signalé par Philippe de Clèves, le rempart de terre exerçait sur la muraille une pesée, qu’on ne savait pas alors calculer, et qui en diminuait la solidité.

La figure 244, tirée de l’atlas du Trattato di architettura civile e militare di Francesco di Giorgio Martini, montre un autre emploi du rempart de terre intérieur, bien meilleur que le précédent, et même irréprochable au point de vue de la fortification telle qu’elle est comprise aujourd’hui.

Les pierres amoncelées au premier plan, sont les débris de la muraille battue en brèche. Derrière en arc de cercle se raccordant avec les portions de la muraille restées debout, se voit le rempart de terre, soutenu par des poutres et des cloisonnages. Les deux massifs qui le terminent, cachent derrière leurs angles, deux canons, dont les feux se croisent. Des arquebusiers et d’autres soldats peuvent être logés sur toute la circonférence de ce rempart. L’assiégeant, pour monter à l’assaut, doit arriver dans la formidable concavité de cet arc de cercle, traverser cette gorge, où tous les feux convergent, et gravir le rempart. On conçoit toute la puissance d’une pareille fortification ; le canon même a peu de prise sur elle, parce qu’elle est garantie par les débris de la muraille écroulée, et parce que les boulets s’enfouissent dans son épaisseur, sans laisser le plus souvent trace de leur passage.

Les moyens de défense que nous venons d’énumérer, témoignent de la nécessité, qui devint alors évidente, de défendre le pied des murs autrement que par les mâchicoulis, ainsi que des efforts que l’on fit alors dans ce but. Bien que ces moyens fussent insuffisants, et quelquefois honteux aux yeux de l’homme de guerre, forcé de se cacher au fond du fossé ou dans des casemates, pour échapper au feu de l’ennemi, ils renfermaient en eux le principe du flanquement moderne. C’est encore le seul mode de défense du pied de la muraille, qui, de nos jours, soit mis en usage.

Avant l’invention des armes à feu, il fallait nécessairement, pour s’emparer d’une place, escalader ou faire brèche, et en venir à un combat corps à corps. Pour cela il fallait supprimer les obstacles interposés entre les deux armées. La muraille et le fossé ont, de tout temps, été les moyens évidents et naturels pour couper le passage à l’armée d’attaque. Mais la muraille eût été bientôt renversée et le fossé comblé, si l’assiégé n’eût pourvu à leur défense. Du haut de la muraille, et par les mâchicoulis ou les meurtrières, il défendait le fossé et le pied du mur. Mais bientôt l’artillerie brisa les mâchicoulis, fit tomber les murailles élevées, et annula l’avantage de la hauteur dont l’assiégé avait joui jusque-là. Ce dernier ne pouvait plus impunément paraître à découvert au haut de son mur, ou même se retrancher derrière les faibles obstacles que broyait le canon ; et pourtant il fallait parer à la défense du pied du mur, car là était toujours le point faible. Rien ne pouvant plus être lancé du haut du mur, la défense verticale étant impossible, on mit en œuvre la défense horizontale, ou oblique.

Ainsi naquit le flanquement, le véritable moyen caractéristique des innovations qui furent amenées par l’artillerie dans la défense des fortifications. Le mur ne se défendit plus lui-même, mais un mur en défendit un autre, la ligne d’enceinte fut brisée, et l’on inventa le bastion.

Ce ne fut pas tout d’un coup que l’on imagina le bastion, mais à mesure que de sanglantes défaites provoquaient les efforts des princes pour parer aux désastres qu’ils avaient éprouvés.

Dans le principe, outre qu’on épaississait les murailles, comme nous venons de le dire, on cherchait à rendre les anciennes tours plus saillantes et l’on augmentait leur nombre. On construisait beaucoup d’ouvrages avancés ou détachés, dont on reconnut plus tard le vice. Telle était la bastille, ou bastillon, d’abord établie au delà du fossé. Le bastillon ne fut bientôt qu’un ouvrage avancé, qu’un même fossé reliait à l’enceinte. Enfin le bastillon fut décidément incorporé à la muraille, et il prit alors le nom de bastion : ce ne fut plus qu’un point saillant de l’enceinte. Ainsi les complications des anciens remparts tendaient à disparaître.

Il fallait une masse épaisse et homogène pour résister au boulet de fonte. On cessa de pratiquer des chambres dans l’épaisseur des murs, on combla les arbalétrières. Les hautes tours à plusieurs étages furent impitoyablement décapitées, et ouvertes seulement du côté de la place. On tripla l’épaisseur de leurs murs, et quand elles étaient suffisamment saillantes sur le fossé, on remplissait le vide intérieur, en en faisant des terre-pleins.

Fig. 245. — Rempart de transition avec ses parties saillantes arrondies (bastion).

La figure 245 montre un de ces remparts de transition, avec ses parties saillantes arrondies. Au milieu de la courtine est une petite porte ; le ravelin demi-circulaire, appelé demi-lune, qui la protège, est muni d’un pont-levis. Le passage pour arriver dans la place, est ainsi plusieurs fois brisé, suivant l’habitude du temps, pour qu’il soit soumis à un plus grand nombre de feux, et pendant un plus long espace.

Les bastions arrondis ne durèrent pas longtemps. Ils étaient plus difficiles à construire que les bastions polygonaux, et résistaient moins bien aux boulets. La demi-lune elle-même reprit la forme d’un angle simple, celle des anciens ravelins, tout en conservant son dernier nom, qui ne rappelle plus sa forme.

Le bastion est la partie capitale de la nouvelle fortification. Aussi ne doit-on pas être étonné des très-nombreux essais qui furent tentés avant qu’on arrivât au bastion pentagonal et symétrique moderne. Dans le livre de Maffei, Verona illustrata, on trouve divers dessins représentant les formes très-variées que l’on donnait, à cette époque, aux bastions.

Tous ces bastions étaient pleins, c’est-à-dire remplis de terre jusqu’à la base du parapet.

Fig. 246. — Siège d’un château fortifié, au xvie siècle, d’après une gravure contemporaine.

La figure 246 est le fac-simile d’une gravure qui date des premières années du xvie siècle. Entre autres choses intéressantes, ce dessin nous montre qu’on pouvait arriver ainsi à terrasser jusqu’à leur sommet les tours des anciennes fortifications, les exhausser même avec des gabions, et y placer des bouches à feu.

Il y avait de grands inconvénients à ne pas avoir des pièces de fort calibre battant la campagne. L’assiégeant pouvait s’établir près de la place, et où bon lui semblait, sans autre souci que le feu de mousqueterie de l’assiégé, qui ne lui faisait pas grand mal. Aussi le parapet des courtines fut-il bientôt percé d’embrasures. Quand il n’en avait pas, on plaçait la bouche des canons sur le terre-plein, de manière qu’il pût s’élever par-dessus son bord.

Par suite de ces progrès de l’artillerie, l’escalade devenait plus difficile et la brèche plus nécessaire aux assaillants. Il fallut augmenter de plus en plus la profondeur du fossé. Les murs de la place, grossis de terrassements énormes, semblaient s’enterrer jusqu’à affleurer à peine le niveau du sol.

À la fin de cette période, le bastion ne diffère pas sensiblement du bastion moderne, les murs qui descendent dans le fossé sont en talus, pour résister à la poussée des terres. Le parapet s’élève par-dessus verticalement ; souvent même on met le parapet en retrait sur le talus, et on le couvre d’un rempart gazonné, dans lequel les boulets ennemis s’amortissent.

Ces bastions étaient encore trop petits, car les bastions modernes sont énormes à côté d’eux ; mais il faut considérer qu’ils n’avaient pas à résister à une artillerie aussi puissante que la nôtre.

Les bastions grossirent à mesure que l’artillerie se perfectionnait, parce que c’est toujours là le premier point d’attaque de l’assiégeant : il faut détruire les flanquements avant de pouvoir monter à la brèche.

Pour terminer cette rapide esquisse, il nous reste à parler de la contrescarpe. Dans le principe, on construisait tout autour du fossé et à quelque distance en avant, une barrière de pieux, ou une muraille, de hauteur d’homme et de faible épaisseur ; l’espace compris entre cet obstacle et le fossé se nommait le chemin couvert. Ce chemin donnait abri au feu de la mousqueterie et facilitait les sorties ; comme les parapets de la place le dominaient, les canons pouvaient tirer par-dessus, dans la campagne.

Mais ce mur, formé de pieux trop peu résistants, cédait vite aux boulets de l’ennemi. On imagina de le remplacer par un talus gazonné. La pente douce extérieure fut nommée escarpe, ou glacis, l’autre, intérieure, fut nommée contrescarpe. Il restait entre les talus et les fossés, un espace pour le chemin couvert. Les boulets s’enfouissaient dans le talus ou dans la terre des parapets, ou bien, ricochant sur le glacis, ils entraient dans la ville, sans entamer les fortifications.

Ainsi les moyens de défense des places furent profondément modifiés au xvie siècle, par suite de l’adoption du boulet de fonte. Les murailles disparurent, elles furent cachées sous terre. Grâce à tous ces changements, la défense des places put retrouver une partie de son ancienne supériorité.


CHAPITRE VIII

attaque des places fortes. — les tranchées. — établissement des batteries. — les contre-approches.

Nous passons à l’examen des modifications qu’amena l’emploi du boulet de fonte dans l’attaque des places.

Déjà vers la fin du règne de Charles VII, presque toutes les places fortes étaient établies en plaine, et leurs canons, balayant au loin la campagne, forçaient l’assiégeant à se tenir à distance. On ne tarda pas dès lors à adopter une méthode régulière d’approche au moyen de tranchées, lesquelles de nos jours encore sont la base principale des siéges.

Les premières tranchées ne furent point savamment ouvertes ni conduites ; il y eut de grands remuements de terrain faits sans aucun tracé préalable, et laissés un peu à l’inspiration de chaque groupe de pionniers.

Les tranchées se dirigeaient obliquement vers la place ; d’autres fois, elles couraient perpendiculairement aux murs, ou leur étaient parallèles. Bientôt on sut leur donner l’obliquité convenable pour les faire avancer le plus possible vers la place, sans se laisser enfiler par le feu d’aucune portion de l’enceinte, ni trop se rapprocher de cette position, pour ne pas diminuer outre mesure l’espace que la tranchée met à couvert derrière elle.

On arriva aussi à construire la tranchée de façon à former le moins grand nombre de zigzags possibles ; car l’angle est la partie délicate de la tranchée, la plus difficile à construire, et celle qui souffre le plus du feu de l’ennemi. Il ne fallait pas faire ces angles trop aigus pour que les canons et les chariots qu’on amenait à couvert jusqu’à leur position retranchée, pussent tourner dans ces points.

Pendant toute cette période, on se contenta de mener les tranchées jusqu’à la portée des canons de la place ; ce ne fut que plusieurs siècles plus tard qu’on sut les pousser jusqu’au glacis et au chemin couvert, pour s’emparer des défenses cachées dans le fossé. Mais plus on approchait des fortifications et plus l’obliquité des tranchées devait diminuer, pour ne pas être enfilées par les feux de la place ; plus aussi l’on devait augmenter la profondeur ou l’épaisseur des terrassements, parce que la force du boulet de la place augmentait à mesure qu’on se rapprochait.

Probablement ces difficultés parurent insurmontables à cette époque, car l’assiégeant s’efforçait toujours d’éteindre avec ses canons le feu de la place, avant de pousser ses tranchées jusqu’au fossé.

Dans ses sorties l’assiégé tentait de faire tout le dommage possible aux travaux des tranchées, mais le mal pouvait être bientôt réparé. Un moyen préférable était le système de contre-approche, que certaines villes surent parfois mettre en usage.

Le fossé de la contre-approche, suffisamment large, avançait droit, couvert par le feu de la place, jusqu’aux tranchées de l’ennemi, et cherchait à les couper. Alors, une lutte s’engageait, dans les tranchées mêmes de l’assiégeant, et celui-ci n’avait pas toujours l’avantage, à cause de l’étroitesse de la tranchée, comparée à la largeur du chemin de contre-approche, qui permettait aux assiégés de lutter à nombre supérieur.

Jusqu’à la fin de cette période, c’est-à-dire jusqu’au commencement du xviie siècle, les assiégeants revinrent souvent aux engins de siége du Moyen Age. De la Valle, qui écrivait en 1524, conseille encore d’employer les maisons roulantes et les trébuchets pour battre les murailles. Au siége d’Ostende, qui eut lieu en 1601, on vit reparaître ces chats-chasteils, dont nous avons parlé à propos des fortifications du xvie siècle. Mais ce vieil engin, renouvelé de saint Louis, fut promptement mis en pièces par l’artillerie, et ce fut là sa dernière apparition.


CHAPITRE IX

la mine. — son origine et ses premières applications dans les siéges. — le premier tir à ricochet.

Vers l’an 1503 apparut un nouveau moyen d’attaque et de destruction des places fortes, qui occasionna une grande surprise : c’était la mine, à peu près telle que nous la connaissons.

Le général espagnol Gonzalve de Cordoue assiégeait Naples, pour reprendre cette ville aux Français. Ceux-ci s’étaient retranchés dans deux forts qui défendaient le golfe de Naples : le château Neuf et le château de l’Œuf. Pendant que l’artillerie du général espagnol battait le premier de ces châteaux, un simple soldat, nommé Pierre de Navarre, qu’on laissa libre d’exécuter son dessein, creusa un passage souterrain, qu’il conduisit jusque sous la muraille du château Neuf. Arrivé à ce point, il y fit transporter une grande quantité de poudre ; puis il enflamma la poudre, à l’aide d’une mèche. Le mur s’ouvrit ; aussitôt les Espagnols entrèrent par la brèche, et le château fut pris.

Le château de l’Œuf tomba, de la même manière, au pouvoir de Gonzalve de Cordoue.

À partir de ce moment, Pierre de Navarre jouit d’une renommée immense. Il fut fait prisonnier à la bataille de Ravenne. L’Empereur ayant refusé de payer sa rançon, François Ier le fit remettre en liberté, et Pierre resta au service de la France. Il eut occasion de se rendre utile à nos armées, mais il ne fut pas aussi heureux dans la réussite de ses nouvelles mines.

Un écrivain de ce temps, Vannoccio Biringuccio, prétend que l’invention de la mine était antérieure à Pierre de Navarre. Il l’attribue à l’ingénieur italien Francesco di Giorgio, qui avait recommandé de recouvrir de poudre et d’autres matières, les poutres des galeries des mines, afin de les préserver de la pourriture. Mais l’idée de l’explosion souterraine des poudres, c’est-à-dire de la véritable mine, appartient, à n’en pas douter, au soldat Pierre de Navarre. L’étonnement profond que causa ce moyen nouveau de destruction à tous les hommes de guerre de ce temps, en est la preuve suffisante.

Quand la destruction des châteaux de Naples par la mine, fut connue en Europe, toutes les armées assiégeantes essayèrent de ce moyen nouveau ; mais le défaut général de connaissances géométriques faisait que la galerie n’arrivait pas toujours au point voulu, et que rarement l’effet de l’explosion répondait à l’attente. En outre, une erreur commune voulait que le fourneau de la mine, au lieu d’être resserré dans le plus petit espace possible, fût placé dans une large chambre ; la mine perdait ainsi une grande partie de sa force.

On apprit plus tard, au lieu de réunir toute la poudre sur un seul point, à faire plusieurs fourneaux, communiquant tous à la même mèche. Quand le fourneau principal faisait explosion, il communiquait le feu aux autres. Cette disposition était très-rationnelle. En effet, lorsqu’on examine l’effet de l’explosion d’une mine, on voit qu’elle a creusé une sorte d’entonnoir, dont la base est à la surface du sol, et le sommet, à l’ancien emplacement du fourneau. On conçoit donc qu’une plus grande quantité de poudre réunie au même point ne produira pas beaucoup plus d’effet, tandis qu’en répartissant la même quantité de poudre entre plusieurs points, l’action sera plus considérable.

La mèche était faite d’un mélange de poudre et d’autres ingrédients, tour à tour préconisés ou tenus secrets, que l’on enfermait dans un cylindre de toile. Sa forme lui fit donner le nom de saucisse.

Parfois aussi on établissait la mine à ciel ouvert. Quelque mineur hardi traversait, de nuit, le fossé, s’attachait à l’angle d’un bastion, et y demeurait plusieurs jours, sans être aperçu. Il creusait un trou dans la maçonnerie, pendant que, du chemin couvert, on lui faisait passer, à l’aide de cordes, les instruments, la poudre et les vivres. Quand le fourneau était chargé de poudre, il replâtrait l’ouverture, laissant seulement dépasser la mèche. Enfin il mettait le feu à la mèche et repassait le fossé. Cette mine agissait à coup sûr : une portion de la maçonnerie et du terre-plein croulaient dans le fossé ; et l’assiégeant venait s’établir sur la brèche ainsi pratiquée pour combattre de là les casemates et les ouvrages cachés.

Un fait curieux se produisit à Arona, en 1523. La mine fit sauter en l’air un pan de mur, lequel retomba à sa place, sans s’écrouler, comme un homme qui ferait un entrechat pour se retrouver sur ses pieds. Les Français assiégeaient la ville d’Arona, et ils avaient livré sans succès plusieurs assauts.

« Après avoir miné, dit un auteur contemporain, un grand pan de mur, faisant mettre le feu dedans les mines, la muraille estant enlevée en l’air, au lieu de se renverser dedans les fossés, retomba dedans les fondements, et demeura debout. »

En 1558 on était déjà tellement sûr de la réussite des mines, que le duc de Guise étant parvenu à en faire pratiquer quelques-unes au siége de Thionville, cette place, réputée l’une des plus fortes de l’Europe, capitula, sans vouloir attendre l’effet de la mine qui la menaçait.

Ce même duc de Guise perfectionna d’une manière notable l’art de l’attaque des places. Il poussa les tranchées plus loin et plus sûrement qu’aucun capitaine ne l’avait fait avant lui. Il inventa même, dit-on, la défense des tranchées par les retraits où l’on poste des soldats. Il avançait ses tranchées jusqu’au bord du fossé, et là seulement il commençait à pratiquer la brèche. On conçoit combien devaient être fortifiées des batteries placées si près de la place.

Quelques changements apparurent encore dans l’attaque des places fortes avant la fin de cette période.

L’assiégeant, pour dérober la vue de ses travaux, imagina d’établir, de nuit, un rideau de branchages suspendus à des cordes, supportées elles-mêmes par des perches. L’assiégé ne savait plus où diriger ses coups : les boulets qui traversaient la verdure, ne laissaient aucun jour, et il était obligé de tirer à l’aveugle. C’est ce qui fit donner son nom au rideau de verdure : on l’appela blindage, du mot anglais blind, qui signifie aveugle. Ces modestes blindages de verdure étaient loin, on le voit, des blindages de fer qui, de nos jours, cuirassent les vaisseaux de guerre.

Vers le commencement du xviie siècle, on essaya le tir à ricochet pour démanteler les pièces flanquantes cachées derrière les épaules des bastions. Ce tir ayant aussi pour effet de détruire les embrasures des courtines, on se borna d’abord à augmenter leur épaisseur. Plus tard, quand le tir à ricochet, mieux dirigé et plus fréquemment employé, fut devenu redoutable, les ingénieurs s’attachèrent à ne pas laisser de lignes ricochables dans le tracé des fortifications. C’est alors que prirent naissance les redans, qui sont des angles saillants placés au milieu des courtines.

En même temps que le tir direct ou à ricochet sur les fortifications, les assiégeants employaient le tir courbe, au moyen de mortiers qui lançaient dans la place des boulets de pierre ou des matières incendiaires. Mais ce tir n’avait alors qu’une importance très-secondaire, et méritait d’être placé sur la même ligne que les vieux engins du Moyen Age dont on continuait encore l’usage. Il ne devait acquérir de valeur que dans la période suivante, qui fut signalée par l’invention des boulets creux explosifs, c’est-à-dire des bombes.


CHAPITRE X

quatrième période. — l’artillerie fait de grands progrès dans les pays-bas. — invention de la bombe dans les pays-bas. — la grenade. — manières diverses d’enflammer la bombe. — le mortier et ses affûts. — chargement des mortiers.

Depuis longtemps l’idée première du projectile explosif germait chez les nations militaires de l’Europe, mais on cherchait en vain les moyens de les exécuter sans danger pour les artilleurs. Presque partout on fit, pendant le xvie siècle, des essais, qui exposèrent les inventeurs à beaucoup de dangers, et qui ne répondirent pas à leur attente. On cherchait un procédé sûr pour communiquer le feu à la bombe, par un moyen assez lent pour qu’elle ne fît pas explosion avant d’être arrivée à son but.

Dans la seconde moitié du siècle précédent, les Allemands avaient fait faire de grands pas à l’art de lancer les bombes, mais l’usage de ces projectiles creux explosifs n’avait pris chez eux aucune extension, ce qui prouve que l’on n’était pas parvenu à des résultats bien utiles.

C’est aux Pays-Bas qu’appartient la découverte de la bombe, ou boulet creux explosif. Les artilleurs des Provinces-Unies ne firent peut-être que perfectionner des procédés déjà employés, mais ils les rendirent d’une sécurité et d’une efficacité telles, que dès lors, et malgré le secret qu’observèrent les inventeurs, ce nouvel engin de guerre passa dans la pratique de tous les autres peuples de l’Europe.

La fin du xvie siècle fut marquée par le soulèvement des Pays-Bas contre la colossale puissance du successeur de Charles-Quint, Philippe II. Ce petit peuple, dans les efforts de cette lutte, s’occupa de perfectionner son artillerie, et il parvint à dépasser de beaucoup l’artillerie espagnole, et même celle de toutes les autres nations guerrières de ce temps. Tandis que le successeur de Charles-Quint avait laissé tomber dans l’oubli les calibres réglementaires créés par l’Empereur, son père, les Provinces-Unies, au contraire, s’étaient attachées à établir quatre calibres fixes. Elles avaient perfectionné le mode de chargement des pièces, cherché à réaliser le point difficile du grain de lumière dans les bouches à feu, perfectionné les affûts des pièces de divers calibres, simplifié l’attelage, etc.

Avant d’arriver à l’histoire de l’invention de la bombe dans les Pays-Bas, nous donnerons une idée des perfectionnements remarquables et nombreux que les chefs des Provinces-Unies avaient apportés à l’ensemble de leur artillerie, perfectionnements que nous venons d’énumérer par avance.

Maurice et Frédéric de Nassau dirigèrent successivement la construction du matériel de guerre des Pays-Bas. Sous leur impulsion intelligente, on adopta quatre calibres seulement : ceux de 48, de 24, de 12 et de 6. Henri Houdins, célèbre graveur, les dessina et les décrivit dans un ouvrage publié en 1625.

247. Canon de 48. 248. Demi-canon de 24. 249. Quart de canon de 12. 250. Faucon de 6.
Fig. 247 à 250. — Les quatre calibres de l’artillerie des Pays-Bas.

Ces quatre modèles (fig. 247 à 250) devaient suffire à tous les besoins de la guerre. Ils étaient coulés en bronze, et munis d’anses et de boutons de culasse, utiles dans les manœuvres de force. L’aspect extérieur de ces bouches à feu est simple, et ne présente point les ornements dont est fastueusement couverte l’artillerie espagnole de cette époque.

Le canon de 48 pèse 7 000 livres, c’est-à-dire 150 fois le poids du boulet ; l’âme a 17 calibres de longueur. On se rapprochait ainsi des proportions déterminées par Charles-Quint. L’âme, plus large que le projectile, eût répondu à un boulet de 52 livres, ce qui fixait le minimum du vent.

Le demi-canon de 24 pèse 4 500 livres, ou 190 fois le poids du projectile ; et l’âme a une longueur de 20 calibres.

Le quart de canon, du calibre de 12 livres, la pièce de campagne par excellence, pèse 3 200 livres, ou 266 fois le poids du boulet ; sa longueur d’âme est également de 20 calibres.

Le faucon, qui lance le boulet de 6 livres, pèse 2 100 livres, ou 350 fois le poids du projectile, et l’âme a 28 calibres de longueur. Relativement au calibre, c’était la plus longue des quatre pièces ; cette longueur de volée avait pour objet de permettre de tirer le faucon dans les embrasures, sans détériorer les gabions.

À mesure que le calibre diminue, le rapport du poids de la pièce à celui du boulet, augmente ; les grosses pièces avaient dû être allégées pour rendre leur manœuvre et leur transport plus faciles, et les petits calibres pouvaient tirer toute la charge utile, et supporter le recul.

La charge de poudre pour le canon, n’atteignait pas la moitié du poids du projectile ; celle du demi-canon arrivait à la moitié ; celle du quart de canon (le canon de campagne), variait du tiers à la moitié ; tandis que la charge de poudre du faucon pouvait être égale au poids du boulet.

Les anses étaient placées au-dessus du centre de gravité, et la prépondérance de la culasse était du trentième du poids de la pièce. La géométrie avait été appliquée au moulage et à la fonte ; si bien que par leur aspect, les canons de l’artillerie des Pays-Bas, au xviie siècle, ne diffèrent pas de ceux de nos jours.

L’âme était entièrement cylindrique jusqu’à la culasse, et la lumière, percée verticalement, arrivait tout au fond. Cette disposition n’était pas la meilleure pour éviter l’évasement de la lumière par l’action du tir.

Les artilleurs des Pays-Bas essayèrent de divers procédés pour y remédier. Le premier consistait à placer dans le moule, avant le coulage, un petit cylindre en cuivre rouge, percé d’un trou et appelé grain de lumière. Le cuivre rouge se détruit moins vite que le métal du canon sous l’action du tir, parce qu’il est moins fusible, mais ce grain de lumière se déplaçait fréquemment pendant la fonte, et rendait la réussite de l’opération peu certaine.

Un deuxième moyen consista à chauffer fortement la partie du canon voisine de la lumière quand elle avait été altérée par le tir, et à couler du bronze dans l’évasement. Il restait à percer une nouvelle lumière. Ce moyen réussit à conserver quelques pièces menacées d’être mises hors de service.

Enfin on imagina de visser un grain en fer dans un taraudage pratiqué à l’endroit du canal agrandi. C’est le moyen le plus en usage aujourd’hui pour placer le grain de lumière.

La simplicité et l’uniformité qui avaient présidé à la fonte des bouches à feu, furent encore mises en œuvre dans la construction des affûts. Quatre modèles furent établis, correspondant aux quatre calibres ; et les dimensions de leurs parties principales furent déterminées une fois pour toutes, de telle manière, par exemple, qu’une roue quelconque pouvait s’adapter à tous les essieux des canons de la même espèce.

Dans la construction des flasques et des roues, on avait autant que possible évité les ferrures pesantes, parce qu’on s’était aperçu que le défaut d’égale densité des différentes parties tendait à disloquer l’affût au moment du tir. Ainsi les ferrures de l’affût du canon, qui primitivement pesaient 1 400 livres, furent réduites au poids de 1 100 livres. La ferrure d’une de ses roues pesait encore 300 livres.

On ne traîna plus le canon à l’aide des deux bras de limonière chevillés directement aux flasques, comme dans le système que nous avons vu précédemment mettre en usage dans l’artillerie française : un petit avant-train, monté sur deux roues très-basses, et uniforme pour les quatre calibres, supportait la crosse de la bouche à feu, et présentait à son tour les deux bras du limon. Le premier cheval attelé n’eut plus à craindre d’être écrasé par le poids du canon dans les descentes, et les autres chevaux furent attelés par paires, et non plus à la file comme on l’avait fait jusque-là. On eut ainsi une plus grande puissance pour tirer aux tournants des chemins.

Outre le cheval de limon, le canon de 48 exigeait quinze paires de chevaux, le demi-canon onze paires, la pièce de campagne cinq paires.

Au bout de quelques années l’armée des Provinces-Unies sentit l’avantage d’avoir un canon plus léger et de plus petit calibre : c’est un cinquième modèle sur lequel les renseignements nous manquent ; Houdins se refuse à les donner.

« On a naguère pratiqué, dit-il, de petites pièces de campagne pesant environ neuf cents livres, qui sont fort propres et maniables à la campagne. En bataille rangée sont aussi fort serviables, à cause de leur légèreté et facilité à mener d’un côté et d’autre, et sans de grands efforts ; si tient-on la façon secrète, ce qui cause que nous n’en parlerons davantage ; naguère un des serviteurs du maître fondeur en a porté le patron traîtreusement à l’ennemi. »

Tous ces perfectionnements sont déjà très-importants, mais il était réservé à ce vaillant petit pays d’employer à sa défense une invention capitale : nous voulons parler de la bombe.

Citons d’abord les passages qui attestent que les Provinces-Unies firent les premières usage de la bombe ; nous dirons ensuite quelle fut l’origine du boulet creux explosif, invention qui, comme toutes les autres, eut son enfance.

Henri Houdins, s’exprime ainsi au sujet de la bombe.

«… Ces mortiers tirent des grenades de cent livres, et les jettent 2 400 pieds au loing, avec huict ou dix livres de poudre pour chaque coup seulement : car si on mettait davantage, la grenade pourrait crever devant que de sortir, tellement qu’ils (les artificiers) préparent eux-mêmes la poudre, et le tout se doit faire avec bon jugement. »

Les grenades du poids de 100 livres, lancées à 2 400 pieds par des mortiers, sont évidemment des bombes ; mais ce terme n’était pas encore créé, et la similitude des nouveaux projectiles avec les anciennes grenades, fait que Houdins leur conservait ce nom.

Depuis longtemps les artilleurs allemands, français, flamands, etc., savaient lancer à la main des grenades, « globes faicts de métail le plus aigre et cassant, et remplis de pouldre fine. » Pour les lancer, on les plaçait au milieu d’une balle à feu. Les couches extérieures de la balle à feu brûlaient lentement, et arrivaient à mettre le feu à la poudre fine et à déterminer l’explosion.

Mais on lançait surtout les grenades dans un sac. On remplissait le sac de « soufre, pouldre et salpêtre. » Au milieu de cet amas, on disposait la grenade munie d’une « brochette. » C’était une mèche de bois, imprégnée de matières inflammables qui bouchait l’ouverture du projectile creux. La brochette était dirigée vers le fond du sac et sortait par un trou ménagé dans l’étoffe. Pour mettre le feu, on plaçait d’abord la grenade à la place voulue, puis on tirait un peu au dehors la brochette ; on tassait la matière inflammable au-dessus du projectile, et on allumait la brochette. À ce moment on lançait contenant et contenu.

Toutes ces complications disparurent dès qu’on songea à munir la bombe d’une fusée, c’est-à-dire d’un petit tube remplissant parfaitement l’ouverture du projectile explosif, et que l’on remplissait d’une matière brûlant bien, et avec une lenteur suffisante.

Les Allemands paraissent avoir beaucoup avancé dans cette voie. Le manuscrit du commandant de l’artillerie de Dantzick, Senfftenberg, dont nous avons eu déjà occasion de parler, nous fournit les documents relatifs à ce sujet.

Dans le chapitre intitulé : De la forme des tubes adaptés aux boulets explosifs, on trouve décrites les deux manières de communiquer le feu à un boulet creux placé dans un mortier. Le mot de bombe n’étant pas encore créé, l’auteur emploie tantôt le mot de boulet, et tantôt celui de grenade, pour désigner le nouveau projectile explosif.

Fig. 251. — Le tir de la bombe à deux feux.

La première manière consiste à tirer la bombe à deux feux. Dans l’intérieur de la bombe, la fusée est tournée vers la bouche du mortier. La figure 251, empruntée à l’ouvrage de Senfftenberg, montre comment l’artilleur allume d’abord la fusée, puis la poudre d’amorce de la pièce.

Fig. 252. — Le tir de la bombe à un seul feu.

Senfftenberg trouve cette méthode la plus longue, la plus dangereuse, la plus mauvaise ; ce fut pourtant celle que Malthus introduisit en France, à la suite de la guerre des Pays-Bas,

La deuxième manière consiste à tourner la fusée du côté de la charge du mortier, pour que l’inflammation se communique d’un seul coup, et à la charge du mortier et à la fusée de la bombe. La situation relative de la bombe dans le mortier et de la fusée dans l’intérieur de la bombe, est indiquée en coupe, dans la figure 252.

La difficulté consistait à trouver pour la fusée une composition suffisamment inflammable, pour qu’elle prît feu au moment de l’explosion de la poudre, et qu’elle brûlât pourtant avec assez de lenteur, pour que la bombe, lancée hors de la bouche à feu, n’éclatât pas avant d’arriver au but.

Fig. 253. — Deux fusées à bombe.

Senfftenberg donne les dessins de plusieurs fusées. La figure 253 donne l’idée exacte de cette fusée. C’est un tube de fer, destiné à être rempli de la matière inflammable, muni d’un arrêt coiffant l’ouverture de la bombe, et percé, à sa partie inférieure, d’une quantité de petits trous, pour communiquer le feu à la poudre de l’intérieur de la bombe. Les fusées qui servaient à tirer à deux feux dépassaient davantage l’ouverture de la bombe, afin que l’artilleur eût plus de facilité pour allumer. La partie extérieure de ces fusées est couverte par un manchon de bois. Ce manchon servait plutôt à garantir des chocs le bec de la fusée qu’à empêcher, suivant l’intention de Senfftenberg, que la chaleur de la combustion de la fusée n’allumât trop tôt la poudre intérieure.

Un des inconvénients du tir à deux feux, dit Senfftenberg, est de donner, quand on allume la fusée, un jet de flamme, lequel, surtout de nuit, indique à l’ennemi le lieu où se trouvent les artilleurs, et le point sur lequel il doit diriger ses boulets. L’auteur indique la composition d’une mèche à placer dans la fusée. Elle doit être tissée avec du lin, du chanvre ou du coton ; on la plonge en premier lieu dans une dissolution bouillante de salpêtre, puis dans un mélange de salpêtre et de soufre. Il faut que la mèche fasse un peu corps avec le tuyau, pour que la violence de l’explosion de la charge du mortier ne la dérange pas de sa place.

On n’adapte pas, dit Senfftenberg, de mèche aux tuyaux de bombes qui se tirent à un seul feu ; mais cet écrivain ne semble pas connaître de composition propre à ces fusées, puisqu’il n’en indique aucune.

Voici les dessins donnés par le même auteur, de quelques bombes, sphériques ou ovales, se tirant par l’une ou l’autre méthode.

Fig. 254. — Bombe ovalaire.

La fusée est partout retenue aux deux pôles de la bombe ; elle traverse la partie inférieure, et est fixée en ce point, par un écrou.

Plusieurs de ces bombes sont traversées par d’autres axes pleins, qui ont pour but d’augmenter la résistance à l’explosion et de déterminer un plus grand nombre d’éclats. Peut-être ne connaissait-on pas encore un métal suffisamment cassant pour que cette disposition fût inutile. La continuation de ces axes à l’intérieur du projectile est marquée en petits points sur la figure 254. Ils sont retenus d’une part par une clavette et de l’autre par un écrou.

Fig. 255. — Bombe sphérique coulée en deux parties et renforcée par des axes de fer.

Les figures 255 et 256 représentent des bombes divisées en deux parties suivant leur équateur, et pouvant se fermer à la manière d’une boîte. Cette méthode se rapportait à un mode particulier de fabrication du projectile, qui ne nécessite pas de briser les moules après le coulage. Presque toutes les bombes étaient ainsi fondues.

Fig. 256. — Bombe sphérique coulée en deux parties.

Les affûts employés pour lancer les boulets par le tir horizontal, ne pouvaient servir à lancer les bombes par le tir courbe. Si nous supposons un mortier suspendu par ses tourillons, et faisant feu dans un angle voisin de la verticale, l’effort du recul ne tardera pas à porter l’affût en arrière, mais pèsera tout entier sur les tourillons et leurs encastrements. Un mortier posé sur un affût ordinaire le mettrait hors de service en quelques coups. Il fallait donc donner beaucoup d’attention à la question des affûts des mortiers.

Les Allemands adoptèrent un affût solide, mais dépourvu de mobilité, et qui ne se prêtait pas au pointage.

Senfftenberg nous a transmis quelques dessins de cet affût de mortiers.

Les figures 257 et 258 montrent le même affût sous deux faces différentes. La première présente la disposition à l’aide de laquelle on faisait varier l’angle de pointage : une corde attachée à la culasse venait s’enrouler sur un treuil et abaissait la bouche du mortier du côté opposé au treuil ; pour donner à la pièce la position inverse, il suffisait de passer la corde sur une poulie de renvoi ou de l’attacher à la volée.

Fig. 257. — Affût de mortier vu de face.
Fig. 258. — Même affût de mortier vu de côté.

La figure 258 laisse voir le heurtoir circulaire sur lequel glissait, à frottement, la culasse quand elle changeait de position. Quand le mortier était disposé avec l’inclinaison voulue, on faisait entrer sous le heurtoir, à grands coups de maillet, un coin qui soulevait un peu le heurtoir et la pièce, de sorte que les tourillons n’appuyaient plus sur leurs embrasses. L’affût résistait ainsi mieux au tir, mais ces arrangements prenaient un temps considérable, et l’entrée du coin dérangeait le pointage.

L’artillerie des Pays-Bas fit usage d’une autre forme d’affût bien préférable et qui est en usage de nos jours, avec quelques modifications. Les tourillons étaient placés tout à fait à l’extrémité de la pièce, sur la culasse ; on pointait le mortier à l’aide d’un treuil et d’un déclic.

La question des affûts se posait donc à nouveau pour les mortiers, et paraissait devoir passer par les mêmes errements et les mêmes phases que celle de l’affût des bouches à feu ordinaires, à tir horizontal.

Quand la guerre des Pays-Bas fut terminée et que ce pays eut reconquis sa liberté, un gentilhomme anglais, nommé Malthus, vint en France, et y apporta les procédés du tir des bombes, qu’il avait appris en combattant pour le compte des Provinces-Unies. Il fut nommé commissaire général des feux et artifices de l’artillerie de France, et capitaine général des sapes et mines. Il créa tout un matériel de mortiers de boulets explosifs. Ce matériel fut pour la première fois expérimenté en 1634 au siège de La Motte en Lorraine, où il donna de bons résultats. En 1646, Malthus publia un ouvrage intitulé : Pratique de la guerre, dans lequel il décrivit tout ce qui concernait l’art de lancer les bombes.

L’affût était d’une simplicité et d’une solidité remarquables. Il est représenté par la figure 259.

Fig. 259. — Mortier de l’artillerie des Pays-Bas.

Le chargement s’opérait avec des précautions toutes particulières. La charge de poudre, qui variait de une à trois livres, était introduite avec la lanterne jusqu’au fond de la chambre ; elle n’en occupait pas toute la hauteur. Un tampon de bois mou soigneusement tourné, et du diamètre voulu, était poussé dans la chambre, et achevait à peu près de la remplir. Alors on recouvrait le tampon avec du gazon, que l’on foulait pour lui donner la forme du mortier. On laissait glisser la bombe, la fusée tournée vers le dehors ; enfin on tassait de la terre tout autour de la bombe, et même au-dessus, de manière à ne laisser dépasser que le bout de la fusée.

La bombe se tirait à deux feux, d’après le procédé décrit par Senfftenberg.

Il fallait un temps considérable pour tirer chaque coup ; mais Malthus, du moins, eut le mérite d’écarter à peu près tout danger pour les artilleurs ; dès lors on osa mettre en usage la nouvelle méthode, et les progrès ne se firent pas attendre.


CHAPITRE XI

le pétard. — le roi de navarre emploie le pétard pendant le siége de cahors. — composition du pétard.

L’origine du pétard est inconnue. Quelques auteurs estiment qu’on doit la faire remonter jusqu’au xve siècle. L’événement le plus célèbre, sinon le plus ancien, dans lequel figure cet engin de guerre, se passa au siége de Cahors, en 1580. Henri le Béarnais, alors roi de Navarre, et qui fut plus tard Henri IV roi de France, ayant rassemblé sous main ses troupes, fit une marche forcée, et arriva à minuit sous les murs de Cahors. Les hommes purent s’avancer jusqu’aux portes de la ville sans avoir été aperçus par les sentinelles. En avant marchaient les pétardiers, accompagnés de dix soldats « des plus dispos et fermes de courage[22]. » Suivaient vingt hommes « armez » (c’est-à-dire pourvus d’armures défensives) et trente arquebusiers. Venaient enfin quarante gentilshommes des plus déterminés, conduisant le reste des troupes. On parvint à enfoncer successivement trois portes à l’aide du pétard, et l’on agrandit les trous à la hache, pour que les hommes « armez » pussent passer.

La garnison, réveillée en sursaut, descendit dans les rues, et un combat terrible s’engagea. Il dura cinq jours et cinq nuits. Au bout de ce temps la ville fut prise et livrée au pillage.

Diégo Ufano, écrivain militaire espagnol, a décrit et dessiné le pétard. Nous reproduisons ses dessins d’après l’ouvrage de M. le général Favé.

Fig. 260. — Manière de remplir le pétard.

Le pétard se composait essentiellement d’un cylindre de bronze CD (fig. 260) fermé à un bout et très-épais de ce côté, et percé d’une lumière A, comme une bouche à feu ; il portait de plus, une anse B, qui servait à le fixer, au moyen d’une corde, contre la porte de la ville que son explosion devait renverser. On le chargeait de poudre tassée, ménageant un espace vide à l’aide d’un bâton, E, comme le montre la figure 260. Le vide longitudinal laissé par l’interposition du bâton, était ensuite rempli de poudre fine.

Fig. 261. — Encastrement du pétard.

La bouche du cylindre entrait dans une ouverture ronde percée au centre d’une forte table de bois de chêne AB (fig. 261), aussi épaisse que possible, et munie, sur l’un de ses côtés, de deux anneaux, C, D, destinés à la suspendre verticalement.

Fig. 262. — Tampon de bois servant à boucher le cylindre de bronze renfermant le pétard.

Un tampon de bois (fig. 262) était placé sur la poudre, quand le cylindre était bien rempli. Enfin une petite voiture à bras montée sur deux roues, servait à transporter ces différentes pièces. On attachait le pétard à la porte de la ville ou de la forteresse comme le montre la figure 263.

Fig. 263. — Pétard attaché à la porte d’une ville pour la faire sauter.

L’action du pétard est facile à comprendre. Si nous le supposons mis en place et la mèche allumée, le canal plein de poudre fine enflammera la poudre tassée. La force énorme, subitement développée par son explosion, arrivera à rompre la porte avant d’avoir vaincu l’inertie de la masse du pétard lui-même, et avant d’avoir pu projeter au loin cette même masse. Tout l’effort de la poudre se portera ainsi contre la porte.

Cet appareil demandait un temps assez long pour être mis en place, et l’on doit admirer que le roi de Navarre ait pu faire disposer et partir trois pétards successifs contre les portes de Cahors, avant que les défenseurs de la ville eussent le temps d’accourir.

La défense des places essaya à son tour d’utiliser le pétard pour défoncer les mines de l’assiégeant. On plaçait un pétard contre terre et à plat, au-dessus du passage supposé de la galerie. Mais presque toujours ce moyen échoua.


CHAPITRE XII

les nouveaux calibres de france, — les canons dits de nouvelle invention. — canons encampanés, renforcés, diminués. — l’obus. — projectiles irréguliers.

Nous entrons, avec ce chapitre, dans l’histoire de l’artillerie pendant les temps modernes.

Vers l’an 1640, la confusion s’était introduite parmi les calibres de France. Des six calibres réglementaires, les trois derniers avaient été abandonnés comme trop petits ; on avait fondu des canons de 12 et de 24, et pourvu les plus gros canons d’un avant-train à limonier, monté sur des roues très-basses. Il existait alors un grand nombre d’autres pièces proportionnées selon le gré des fondeurs, et sans qu’aucun arrêté en eût prescrit les dimensions.

Surirey de Saint-Rémy, lieutenant du grand maître de l’artillerie, publia en 1697 un Mémoire d’artillerie, dans lequel il rend compte des changements effectués dans l’artillerie française depuis le commencement du siècle jusqu’à cette époque. Peu à peu le nombre des calibres avait été réduit, et à la fin du xviie siècle, on ne fondait plus en France que des canons de 33, 24, 16, 12, 8 et 4.

Nous donnons (fig. 265 à 268) les dessins des canons de 33, de 24, de 8 et de 4.

Fig. 265 à 268. — Les calibres de l’artillerie française au xviie siècle.

Tous ces canons avaient à peu près la même longueur, calculée d’après les dimensions habituelles des embrasures des fortifications. La longueur moyenne était onze pieds, comptés depuis la bouche jusqu’à l’extrémité du bouton de culasse. On avait adopté les anses, dont les autres peuples se servaient depuis longtemps.

Dans les deux premiers canons, les lignes ponctuées dessinent vers la culasse une toute petite chambre où aboutissait la lumière. On voulait donner à cette lumière une plus grande longueur, pour retarder son évasement. Ajoutons que cette disposition n’était mise en pratique que dans la lieutenance de Flandre. L’âme des autres pièces est cylindrique et coupée carrément vers la culasse.

Le canon de 33 pesait 187 boulets ;

Le canon de 24 pesait 212 boulets ;

Le canon de 16 pesait 256 boulets ;

Le canon de 12 pesait 283 boulets ;

Le canon de 8 pesait 243 boulets ;

Le canon de 4 pesait 325 boulets.

Il y avait, en outre, des pièces de 8 et de 4 du même poids que celles dont nous venons de parler, mais notablement plus courtes, lesquelles devaient servir de canon de campagne. Ils portaient sur la volée les armes du duc du Maine, grand maître de l’artillerie.

On fondit encore des canons que l’on appelait à la nouvelle invention, et qui n’étaient que d’une invention assez mauvaise. Elle était venue d’Espagne. À la culasse de ces canons, l’âme se transformait tout d’un coup en une sphère.

On espérait, en mettant la même quantité de poudre dans une moindre longueur d’âme, tirer avec des canons plus légers et avec de plus grands avantages même qu’avec les canons « à l’ancienne manière. » Des expériences, sans doute trop peu nombreuses, avaient été faites, et avaient paru donner gain de cause à ce système.

Fig. 264. — Coupe d’une chambre sphérique.

La figure 264 représente la coupe d’une chambre à feu sphérique des canons dits à la nouvelle invention.

Mais quand les nouveaux canons furent mis en pratique sur une plus grande échelle, on s’aperçut qu’ils détérioraient les embrasures par leur défaut de longueur, que leur manque de poids causait la dislocation des affûts par le recul, et qu’enfin la forme de la chambre empêchait l’écouvillon mouillé d’aller toucher et éteindre les débris enflammés qui pouvaient y demeurer après la décharge, et cet inconvénient était cause de nombreux accidents, alors qu’on introduisait la nouvelle charge de poudre.

Fig. 269. — Coupe d’une chambre ovale.

On ne voulut pas cependant se rendre à l’évidence, et renoncer aux canons à chambre élargie. Les chefs de l’artillerie française se bornèrent à changer la forme sphérique de la chambre en une forme intermédiaire, celle de poire, représentée par la figure 269. Mais les défauts reconnus aux pièces à âme sphérique persistèrent, quoique moins graves. Comme on s’apercevait enfin que ces défauts diminuaient à mesure qu’on se rapprochait de la forme cylindrique, on finit par revenir sans réserve à l’ancien système.

Les calibres réglementaires devaient présenter à la culasse une épaisseur de métal égale au diamètre du boulet ; mais les fondeurs furent laissés libres de couler des pièces de plus grande ou de moindre épaisseur : les premières furent nommées canons renforcés, les secondes canons diminués.

Les canons renforcés, plus lourds que les calibres réglementaires, agissaient moins sur l’affût au moment du recul, et trouvaient surtout leur utilité comme pièces de campagne, parce que les affûts de ces pièces doivent être légers pour se prêter aux transports et aux manœuvres, et qu’ils offrent moins de résistance que les affûts de place, de côte ou de siége.

Les canons diminués, au contraire, ne se trouvaient guère que parmi les gros calibres, et allaient avec ces derniers affûts.

Parmi les bouches à feu ayant un diamètre de culasse moindre de trois diamètres de boulets, il y avait aussi des pièces dont l’âme, au lieu de demeurer cylindrique, allait se rétrécissant jusqu’à la lumière, en figure de cône. On leur donna le nom de canons campanés ou encampanés, c’est-à-dire en forme de cloche.

Les bouches à feu campanées avaient pu être utiles à l’époque de la confusion des calibres, parce qu’elles pouvaient utiliser des boulets de diverses grosseurs ; les pierriers et les mortiers campanés rendaient encore des services quand il s’agissait de lancer des projectiles de volume variable, par exemple des chaînes rompues, des clous et d’autres morceaux de fer enfermés dans un sac ; mais dès que les calibres furent fixés, qu’il ne se trouva plus que des boulets de diamètres déterminés, les canons campanés n’avaient plus raison d’être. Ils présentaient le défaut grave de ne pouvoir tirer le boulet de leur calibre, qu’à la condition de remplir exactement avec la charge au moins tout l’espace conique dans lequel le boulet n’eût pas pu entrer ; et si ce volume de poudre était trop fort, on était obligé de combler avec la bourre toute la distance qui séparait la poudre du boulet.

La forme campanée avait encore l’inconvénient de ne loger la même charge de poudre que dans une plus grande longueur d’âme ; ce qui diminuait la longueur utile du canon.

Ce sont peut-être les défauts trop évidents de ce système qui avaient amené un système opposé, et également défectueux : l’âme élargie en sphère ou en poire des canons dits de nouvelle invention dont il a été question plus haut.

De cette époque, datent les premiers essais sérieux de canons en fonte de fer.

On fit aussi l’essai de canons en fer forgé, mais ils ne répondirent pas aux espérances qu’ils avaient fait naître.

En même temps qu’on fixait les calibres des bouches à feu, on déterminait aussi les dimensions des principales parties de leurs affûts respectifs. On leur donna l’avant-train des affûts hollandais.

Fig. 270. — Canon avec avant-train, de l’artillerie française du xviie siècle.

La figure 270 montre un canon monté sur son affût et pourvu de son avant-train. On y voit comment se relie à la pièce l’avant-train du timon destiné à la traîner.

Nous n’insistons pas sur les détails de l’affût, ce ne serait qu’une répétition de ce que nous avons dit à propos d’affûts déjà décrits.

À cette époque fut inventé l’obus, c’est-à-dire le projectile creux, qui, au lieu d’être lancé par le tir courbe, dans un mortier, est lancé par le tir horizontal d’une bouche à feu ordinaire. Sa forme était cylindro-conique, pour qu’il pût être chargé dans les pièces à âme longue.

Comme pour la bombe, on tirait l’obus à deux feux. La bombe était lancée sous des angles voisins de 45 degrés ; l’obus, au contraire, était tiré sous le même angle que les boulets, et par les mêmes bouches à feu. Telle est l’origine des obus modernes qui, partout aujourd’hui, sont substitués aux boulets pleins dans les bouches à feu rayées.

L’usage des obus ne prit pas tout d’un coup une grande extension, à cause de la difficulté et des dangers qu’il y avait à allumer la fusée au fond des pièces à âme longue.

On tourna alors la fusée du côté de la charge, et on expérimenta le tir à un seul feu. Mais, quelque solidement encastrée que fût la fusée, souvent le premier choc de la décharge poussait violemment la fusée dans l’obus, et ce projectile faisait explosion dans l’intérieur de la pièce.

Pour l’obus, comme pour la bombe, on était tout près de résoudre le problème ; il ne s’agissait plus de perfectionner ni de compliquer, il fallait simplement, dans le tir à un seul feu, placer la fusée en avant. Qui pouvait cependant supposer que cette fusée, quoique tournée vers l’extérieur, prendrait feu par l’explosion de la charge ? Ce fut probablement un artilleur distrait ou peureux qui reconnut ce fait le premier, et il dut rester tout surpris de la réussite. Quoi qu’il en soit, cette observation avait eu lieu déjà vers le milieu du xviiie siècle ; car De Vallière en fit usage en 1747, au siége de Berg-op-Zoom.

On connaissait et on employait alors les boulets rouges, que l’on tirait comme de nos jours, c’est-à-dire en plaçant, entre le projectile et la poudre, du gazon mouillé ou de la terre glaise fortement tassés. Saint-Rémy dit qu’on ne s’en servait que dans les calibres de 4 et de 8, parce que leur emploi eût été trop difficile dans les bouches à feu plus grandes.

On se servait aussi, à cette époque, de divers projectiles irréguliers, qui agissaient à courte distance : telles étaient les pommes de pin et les grappes de raisin.

Aujourd’hui les pommes de pin et les grappes de raisin ne sont plus en usage dans l’artillerie, elles sont remplacées par la boîte à balles, dont le principe d’action est le même. La boîte à balles est une enveloppe de fer-blanc, munie à ses deux bouts de deux plateaux de fonte, et renfermant non plus des balles de plomb, mais des balles de fer assez irrégulièrement coulées. Au moment de la décharge, le plateau postérieur, recevant une impulsion plus forte que le reste du projectile, presse sur les balles, déchire l’enveloppe, et le contenu s’éparpille au dehors. Il décrit une parabole, très-meurtrière pour l’infanterie, à petite distance, mais dont la portée n’excède guère quatre cents pas.


CHAPITRE XIII

état de l’artillerie européenne au xviie siècle. — l’artillerie de louis XIV. — les affûts. — invention du canon de montagne. — découverte du tir à un seul feu des bombes et des obus. — l’obusier anglais adopté en france. — le système d’artillerie de vallière.

Peu de changements notables furent apportés à l’artillerie européenne, depuis le milieu du xviie siècle, époque à laquelle nous sommes arrivés, jusqu’à la moitié du siècle suivant. Le ralentissement qui se fit remarquer, à cette époque, dans les progrès de l’artillerie, s’explique par l’état encore peu avancé de l’art du fondeur, conséquence naturelle de l’imperfection de la science chimique et de la métallurgie. En France, seulement, les frères Keller, possédant bien tous les anciens éléments de l’art et du métier de fondeur, marchèrent de quelques pas en avant sur leurs contemporains. Ce n’est donc que dans notre pays qu’il faut chercher les quelques améliorations qui furent apportées à l’artillerie, à cette époque. Ajoutons que les brillantes guerres des premiers temps du règne de Louis XIV, en excitant, au cœur de la France, l’amour-propre national, lui firent trouver des ressources qui manquaient aux autres peuples. Jusque-là, l’Espagne, l’Italie, la Turquie même, avaient marché à la tête des progrès militaires, et étaient restées redoutables par leur armement. Mais, à dater de Louis XIV, ces puissances ne possédèrent plus qu’une artillerie aussi déchue que leur importance politique. Elles ne purent désormais suivre que de loin le progrès né chez des nations plus favorisées, telles que la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, et bientôt l’Angleterre.

Nous résumerons en peu de mots le perfectionnement et les découvertes utiles qui furent réalisés dans l’artillerie française, sous Louis XIV.

L’une des plus importantes acquisitions de l’artillerie, à cette époque, fut relative au mode d’installation des pièces à bord des navires. L’affût marin, inventé sous Louis XIV, ne diffère presque en rien de celui de nos jours. C’est en 1650 que, dans les ports français, on commença à en faire usage. La figure 272 représente l’affût des pièces de navire, qui est le même que celui des bouches à feu qui défendent l’entrée de nos ports de mer et des forts placés sur nos côtes.

Fig. 272. — Affût des batteries de navire, servant aussi à l’armement de nos ports de mer et des forts de nos côtes.

Les flasques, à peu près rectangulaires, sont montés sur un plateau, qui peut glisser sur quatre roulettes. Les tourillons sont munis de sus-bandes. Le pointage de la pièce s’opère à l’aide du coin. Les roulettes de derrière sont plus basses que celles de devant, pour aider à l’élévation de la volée. Le recul met la pièce en position d’être rechargée.

Fig. 271. — Vauban.

Cet affût avait le défaut d’être trop bas, ce qui nécessitait des embrasures très-profondes. Vauban, dont le génie toucha à tout ce qui concernait l’art militaire, remédia plus tard à cet inconvénient, en augmentant la hauteur des roues de devant, et en supprimant les roues de derrière.

On avait remarqué que le fer se détériorait moins à l’air que le bois, et que, par son élasticité, il se prêtait mieux aux secousses brusques, comme celle du recul. Aussi Vauban essaya-t-il de remplacer les anciens affûts de siége, de côte et de campagne, par des affûts tout de fer forgé. Cependant la dépense plus grande, ou la difficulté d’une construction nouvelle firent renoncer au système de Vauban, auquel on tend à revenir dans l’artillerie de nos jours.

Plusieurs des anciens calibres de France avaient été abandonnés, entre autres le faucon et le fauconneau que l’on avait jugés trop petits. Les nécessités de la guerre de montagne firent cependant adopter un petit canon du calibre d’une livre, pour lequel on imagina un affût tout particulier. C’est dans les défilés du Roussillon que furent essayés les premiers canons de montagne.

Fig. 273. — Canon de montagne de l’artillerie de Louis XIV.

La figure 273, tirée du mémoire de Surirey de Saint-Rémy, montre le canon de montagne et son affût. Cet affût se compose de deux flasques obliques, arc-boutés sur deux montants DE, lesquels se relient aux flasques, par une charnière, C, et une tige, AB, de telle sorte que, lorsqu’on veut transporter la pièce, il suffit de décrocher la tige, AB, et de replier la jambe, DE, sous le corps de l’affût, FC. Les roulettes, H, de la crosse et celles des jambes E, en font un affût à rouages très-complet. Le pointage se fait très-commodément, grâce au coin, I, que l’on élève plus ou moins le long du flasque oblique, FC. Pour franchir les passages qui n’auraient pu donner aucun accès à l’artillerie attelée, on plaçait sur un mulet le canon, et sur un autre mulet l’affût replié.

Bien que l’on eût abandonné les canons à chambre à feu sphérique, cylindrique ou en poire, on continuait à fondre des mortiers dans ce système, tant il est difficile de se départir d’un principe vicieux, quand la science n’est pas assez avancée pour le condamner par des raisons tout à fait sans réplique. Le système de la chambre à feu élargie, appliqué aux mortiers, n’avait pas cependant tous les inconvénients qu’il présentait dans les canons. En raison de la largeur de la pièce, l’écouvillon pouvait plus facilement parcourir les différents points de la chambre, en chasser les débris enflammés, et éviter ainsi l’inflammation de la nouvelle charge de poudre.

La France ne possédait encore aucun affût commode pour lancer les obus, lorsqu’en 1693, à la bataille de Nerwinde, les troupes de Louis XIV s’emparèrent d’un obusier anglais et d’un obusier hollandais, qui répondaient parfaitement aux conditions requises. Ces obusiers pesaient 1 500 livres, et lançaient des obus relativement petits. La chambre était sphérique ; les tourillons très-gros, et placés près du centre de gravité, laissaient la prépondérance à la culasse. Cet affût était semblable aux affûts des canons ; il était seulement un peu plus grand et plus massif. La manière dont les tourillons étaient encastrés faisait porter toute l’action du recul sur les roues et sur la crosse dans le tir sous de grands angles. Avec une autre disposition, le recul eût fait soulever la crosse et basculer l’affût.

Cependant la France ne sut pas utiliser ce modèle. Quatre-vingts ans s’écoulèrent avant que Gribeauval dotât notre artillerie d’un obusier réglementaire, presque identique à celui que nous venons de décrire et que nous représenterons plus loin. Il est juste d’ajouter que l’obus ne pouvait présenter une grande utilité, ni prendre une sérieuse extension à une époque où on ne savait pas encore tirer les projectiles explosifs à un seul feu. La bombe lancée par le mortier était d’un tir plus facile, mais elle ne suppléait pas entièrement aux effets de l’obus.

C’est en 1747, au siége de Berg-op-Zoom, que le tir des bombes à un seul feu fut mis en pratique pour la première fois. Ce progrès capital fut réalisé dans l’artillerie française, que commandait alors le maréchal de camp Florent de Vallière.

Fig. 274. — Le maréchal de camp de Vallière.

Cet homme de guerre éminent, qui assista, dit-on, à soixante siéges et à dix grandes batailles, et qui eut le mérite de réorganiser toute l’artillerie française, sous Louis XIV, ne paraît pas, cependant, avoir compris immédiatement toute l’importance du tir de la bombe à un seul feu. Quelques années plus tard, en effet, le commissaire de l’artillerie, Leduc, faisait paraître un mémoire dans lequel la question était présentée comme toute nouvelle. Leduc annonçait qu’il était parvenu à tirer des obus à un seul feu, et qu’il avait imaginé d’appliquer le même système au tir des bombes. Dans une série d’expériences qu’il avait faites à Strasbourg, il avait supprimé la terre humide que l’on tassait dans la chambre à feu et autour du projectile, et les résultats de cette innovation avaient été concluants. Leduc eut donc, sinon la gloire d’avoir découvert le tir de la bombe à un feu, au moins le mérite de la propager. De Vallière réclama alors la priorité de cette méthode ; mais il avouait, par cela même, qu’il en avait méconnu les avantages, puisque, après l’avoir expérimentée, il n’avait pas continué d’en faire usage.

Entre 1732 et 1745, l’artillerie française fut entièrement réformée, sous la direction du maréchal de camp Florent de Vallière. De nouveaux calibres furent établis. Sur les indications de Vallière, toute l’artillerie fut refondue d’après le système qui porte son nom.

Les calibres furent réduits à cinq : ceux de 24, de 16, de 12, de 8 et de 4. Deux calibres furent affectés aux mortiers : ceux de 12 pouces de diamètre et de 8 pouces 3 lignes de diamètre. On admit enfin des pierriers de 13 pouces.

Les dimensions et les épaisseurs des différentes parties de la pièce, ainsi que celles de l’affût, furent rigoureusement fixées, et rendues obligatoires pour tout le royaume. On alla jusqu’à définir les dimensions des ornements et des moulures.

Fig. 275 et 276. — Canon de 24 de l’artillerie de Louis XIV (système de Vallière).

Nous donnons (fig. 275) le dessin du canon de 24 qui suffira pour faire comprendre le système De Vallière.

Les canons étaient en bronze. Ils étaient pourvus d’anses et de boutons de culasse ; mais ils ne portaient pas de guidon. Les tourillons étaient placés de manière à ne laisser à la culasse que le moins de prépondérance possible. Les ornements qui décoraient ces pièces venaient de fonte, et étaient, d’ailleurs, remarquables par leur beauté et leur netteté. Ils renfermaient les armes du roi et celles du duc du Maine, alors grand maître de l’artillerie. La culasse portait le soleil de Louis XIV et sa devise : Nec pluribus impar. Sur la volée se lisait une seconde devise, de sinistre signification : Ultima ratio regum (la dernière raison des rois).

De l’écu des armes du roi, jusqu’à la lumière, était creusée une gouttière, destinée à renfermer la traînée de poudre d’amorce. La lumière des canons de 24 et de 16, et du mortier de 12 pouces, était faite d’un grain de cuivre rouge « pur rosette bien couroyée »[23], ayant la figure d’un tronc de cône renversé. L’introduction du grain de lumière dans les pièces réglementaires était un progrès, sinon une innovation.

La lumière, comme le montre la coupe donnée par la figure 276 aboutissait dans un prolongement de l’âme en forme de petite chambre. Cette disposition avait pour but d’augmenter la longueur de la lumière, afin de retarder son évasement et sa destruction par l’effet du tir. On ne savait pas encore remplacer le grain hors de service par un grain métallique de rechange.

Fig. 277 et 278. — Mortier de l’artillerie de Louis XIV (système De Vallière.)

Les figures 277, 278 représentent le mortier réglementaire du temps de Louis XIV, L’âme est étranglée dans la partie qui reçoit la charge de poudre ; nous verrons que cette disposition ne fut pas conservée.

Le poids et les longueurs des pièces étaient, à très-peu près, proportionnels aux calibres. La plus légère en volume relatif était le canon de 24, qui pesait 225 boulets ; et la plus lourde, le canon de 4, qui pesait 280 boulets.

Le vent fut aussi fixé pour chaque calibre, mais les moyens de fabrication des boulets ne permettant pas une grande exactitude, on ne put éviter une certaine variation dans les diamètres des projectiles.

Les procédés pour la fonte des pièces étaient dès ce moment suffisamment précis et uniformes, pour que les dimensions établies par l’ordonnance de 1732, fussent suivies partout.

De Vallière eut le mérite de fixer avec tant de justesse les proportions de ses canons, qu’elles ont toujours été considérées comme les meilleures, et qu’elles ont été conservées pour les pièces de siége jusqu’à nos jours, c’est-à-dire jusqu’à l’apparition des canons rayés.


CHAPITRE XIV

canon suédois. — artillerie de frédéric le grand. — le général gribeauval réforme l’artillerie française. — son système. — pièces de siége, de campagne, de place et de côte. — invention de la prolonge pour l’attelage des bouches à feu. — la manœuvre de la bricole. — affûts des pièces de campagne, de place et de côte. — grain de lumière. — mortiers à la gribeauval. — mortier à la gomer.

Nous venons de voir qu’au milieu du xviiie siècle, l’artillerie européenne avait appris à tirer les bombes à un seul feu. Nous avons dit également que l’on réussit bientôt à appliquer aux obus la même méthode : on tourna l’étoupille du côté de la volée, laissant aux gaz de la poudre le soin d’enflammer la fusée de l’obus. Dès lors, l’usage des obus se répandit dans les guerres de siége, comme dans les différents engagements, et le projectile creux ne tarda pas à jouer un grand rôle sur les champs de bataille.

L’artillerie de campagne tendait à devenir de plus en plus mobile. En France, la question des affûts ne laissait pas que d’embarrasser. Elle était depuis longtemps mise à l’étude pour les pièces de petit calibre, lorsqu’on eut l’idée d’adopter le modèle suédois.

L’origine de la fameuse petite pièce suédoise, qui n’est autre chose que le canon français actuel, est inconnue. Il est probable cependant que Charles XII en fît usage dans ses expéditions. Elle était du calibre de 4, avait 17 calibres de longueur d’âme, et pesait 300 kilogrammes, ou 180 fois le poids du boulet.

Fig. 279. — Coupe verticale d’un des flasques de l’affût du canon suédois.

Son affût était fait de deux flasques divergeant un peu vers la crosse, réunis par trois entretoises. La figure 279 montre le côté interne de l’un de ces flasques, ABC. Le pointage s’effectuait grâce à une vis de fer, DE, qu’on manœuvrait à l’aide d’une manivelle, qui traversait l’entre-toise servant à rattacher les deux flasques. C’est ainsi que l’on soulevait ou abaissait la pièce, qui portait sur cette vis par l’intermédiaire d’une planchette ab.

Le canon suédois et son affût sont tellement commodes qu’après avoir été adopté pour l’artillerie de Louis XIV, ce modèle a été conservé jusqu’à notre époque, c’est-à-dire jusqu’à l’apparition des canons rayés.

Il eut quelque peine cependant à se faire adopter en France. Ses heureuses proportions auraient dû frapper tous les esprits, et du premier coup le faire choisir parmi tous les modèles proposés. Il n’en fut rien. On lui reprochait la grandeur de son affût, qui donnait, disait-on, trop de prise aux coups de l’ennemi ; le poids de ce même affût et de l’avant-train (celui-ci était à timon), qui devaient rendre la manœuvre pénible. On lui supposait un grand nombre d’autres défauts, Peu s’en fallut qu’on ne lui préférât un affût ridiculement léger dont les flasques étaient constitués par deux bras de limoniers. Heureusement ce dernier affût ne résista pas aux épreuves du tir.

La commission nommée par Louis XIV, pour étudier la pièce suédoise, commission dont faisaient partie les ministres de la guerre et de la marine, déclara qu’on pourrait rendre plus solide ce dernier modèle, et repoussa en conséquence le canon suédois.

Le modèle suédois fut donc bien près d’être définitivement rejeté, ce qui aurait laissé notre artillerie dans un état d’infériorité notable, eu égard à celles des autres peuples. Heureusement le maréchal de Saxe, en dépit de tous les avis défavorables des personnages officiels, exigea le canon suédois pour ses campagnes. Il fit fondre ces canons, en 1746, et il adopta en même temps les gargousses en papier contenant la charge de poudre.

La pièce suédoise rendit de si bons services qu’elle devint réglementaire en 1757 ; chaque régiment d’infanterie fut pourvu d’un de ces canons, que représente la figure 280.

Fig. 280. — Canon suédois et son affût.

D’autres essais d’artillerie légère, ou de campagne, étaient faits en Prusse, à cette même époque. Frédéric II fît couler des canons qui ne pesaient que 100 fois, et même que 55 fois leur boulet. Il dut nécessairement les abandonner, et poussant, sans transition, à l’extrême opposé, on le vit tout d’un coup armé de très-grosses et très-pesantes bouches à feu, avec lesquelles il fit, en 1778, sa campagne de Silésie. Lorsque plus tard, surgirent les discussions au sujet du système de Gribeauval, les partisans des pièces lourdes et ceux des pièces légères, purent ainsi invoquer également en leur faveur, l’autorité du grand Frédéric.

Gribeauval fut, sous Louis XV, le régénérateur de l’artillerie française. Son œuvre fut immense ; son nom domine toute la fin du xviiie siècle. L’exposé de ses travaux clora dignement cette histoire de l’artillerie. Le système de Gribeauval est demeuré en vigueur non-seulement sous Louis XV, mais sous Louis XVI, pendant la Révolution, sous le premier Empire, sous la Restauration et Louis-Philippe, c’est-à-dire jusqu’à la réforme de l’artillerie par le canon rayé. Pendant ce long intervalle, ce système demeura intact, ou du moins les modifications qu’on y apporta, furent insignifiantes ; si bien qu’après les grandes guerres de l’Empire, tous les peuples le copièrent à l’envi, et il devint la règle universelle de l’artillerie européenne.

Fig. 281. — Le général Gribeauval.

Né à Amiens, le 15 septembre 1715, l’année de la mort de Louis XIV, Jean-Baptiste Vauquette de Gribeauval était entré, en 1732, comme volontaire dans le régiment royal d’artillerie. Trois ans après, il fut nommé officier pointeur. Comme il s’était particulièrement occupé de l’art des mines, il fut nommé, en 1752, capitaine au corps des mineurs. Son mérite était déjà si bien reconnu, que le ministre de la guerre, d’Argenson, le chargea, en 1760, d’aller étudier en Prusse, l’artillerie légère du grand Frédéric. Gribeauval remplit avec zèle cette mission, et rapporta les renseignements les plus utiles sur l’emploi des pièces légères attachées aux régiments d’artillerie prussienne, sur les fortifications et l’état des frontières qu’il avait visitées.

L’impératrice d’Autriche, Marie-Thérèse, demanda à s’attacher le brave officier français, et Gribeauval, avec l’autorisation de ses chefs, passa à son service. Il occupa les plus grandes positions militaires, et fut employé par l’Autriche pendant la guerre de Sept ans, comme général de bataille, et directeur de l’artillerie et des mines. Gribeauval fut, pour le grand Frédéric, un adversaire redoutable, qui pendant longtemps tint ses armées en échec, et retarda ses victoires.

M. de Choiseul, alors ministre de la guerre en France, ayant demandé à Gribeauval des renseignements sur l’artillerie autrichienne, ce dernier lui en fit une description très-complète, qui nous est restée.

Le 3 mars 1762, il écrivait au duc de Choiseul, une lettre contenant ce passage :

« L’artillerie d’icy fait en bataille beaucoup d’effet par le grand nombre ; elle a des avantages sur celle de France, et cette dernière en a sur celle-cy. Un homme éclairé, sans passion, qui connoîtroit bien les détails et auroit le crédit suffisant pour aller directement au bien, prendroit dans ces deux artilleries de quoy en composer une qui décideroit presque toutes les actions dans la guerre de campagne. »

Marie-Thérèse avait comblé d’honneurs, le général français qui avait défendu l’Autriche contre Frédéric le Grand ; elle voulait l’attacher à sa personne, mais Gribeauval préféra rentrer en France. En 1765, il fut promu au grade de lieutenant-général, et en 1776, il fut nommé premier inspecteur de l’artillerie. Le moment était venu où Gribeauval allait se montrer l’homme supérieur qui devait réformer et recomposer l’artillerie française.

La tâche dont il assumait la responsabilité aurait découragé un homme d’un mérite moins éclatant. À cette époque, et après les désastres des guerres de Louis XV, l’état de l’artillerie française était déplorable.

La phrase suivante, extraite d’un mémoire adressé par lui au ministre de la guerre, montrera toutes les difficultés de l’entreprise que Gribeauval allait tenter. « La situation dans laquelle se trouve l’artillerie, écrivait-il, est effrayante ; il est certain qu’il faut avoir du courage et de la fermeté pour oser en faire l’exposition. »

Jusqu’à cette époque on avait eu les mêmes pièces pour tous les services. Gribeauval eut l’idée de composer des services spéciaux, et il les distingua en service de siége, de campagne, de place et de côte.

Par une innovation hardie, les canons de bronze furent coulés pleins, puis forés et tournés. Cette dernière opération sacrifiait les beaux ornements du système De Vallière, mais c’était au profit de la solidité et de l’efficacité de l’arme.

Le matériel de siége conserva presque toutes les dimensions établies par De Vallière pour les grosses pièces ; mais les parties les plus petites et les moins importantes de l’affût, furent déterminées dans leur forme et leur grandeur. La précision dans la construction fut poussée partout jusqu’à ses dernières limites.

Gribeauval composa son artillerie de campagne de trois calibres seulement : 12, 8 et 4 ; ceux de 16 et de 24 furent rejetés comme trop lourds pour ce service. Il leur donna 18 calibres de longueur d’âme, et fixa leur poids à 150 boulets. Les canons étant allégés, il y avait à craindre qu’ils ne détruisissent rapidement leur affût, par le recul ; mais en même temps, Gribeauval diminua la charge de poudre, qui fut réduite au tiers du poids du boulet, ainsi que l’avait demandé Robins, célèbre artilleur anglais, sur les travaux duquel nous aurons à revenir dans le chapitre suivant. La cartouche à boulet et la boîte à balles devinrent réglementaires. Gribeauval adopta un obusier du calibre de 8 pouces de diamètre.

Pour donner aux pièces plus de mobilité, il fit construire en fer les essieux des affûts et ceux des avant-trains ; ces parties gagnaient ainsi en solidité.

Les roues de l’avant-train furent faites plus hautes, pour diminuer l’effort de l’attelage dans les transports.

Un seul modèle de caisson servit désormais à tous les calibres ; il n’y avait qu’une différence dans l’aménagement intérieur, selon le volume des munitions spéciales à chaque genre de canons.

Les dimensions de l’avant-train, comme celles de l’affût, furent fixées jusque dans leurs dernières parties. Les roues, les essieux et jusqu’aux boîtes des essieux, étaient semblables pour tous les calibres, de telle sorte que la roue d’un avant-train quelconque, pouvait s’adapter à l’essieu d’un autre avant-train.

L’attelage à limonier en usage depuis Louis XIII, dans lequel les chevaux étaient disposés à la file, fut définitivement remplacé par l’attelage à timon, où ils marchaient par paires. Cet attelage exigeait, il est vrai, des charretiers plus habiles, et les chevaux se fatiguaient à marcher dans les ornières creusées par les voitures déjà passées, mais on gagnait de la force aux tournants, de la célérité dans toutes les manœuvres, et le nombre des chevaux ainsi que celui des charretiers pouvait être diminué.

Pour faciliter encore les transports de l’artillerie, on tailla sur les affûts des pièces de 8 et de 12, une autre paire d’encastrements qui, recevant les tourillons, reportaient la pièce, quand on la transportait, plus près de l’avant-train, et répartissaient mieux ainsi son poids entre les roues de l’avant-train et celles de l’affût.

Deux innovations capitales apportées par Gribeauval à l’artillerie de campagne, furent la prolonge, et la manœuvre des canons par des hommes, ou la manœuvre dite à la bricole.

Pour parcourir de longs trajets, ou pour franchir des fossés et des ravins, Gribeauval employait les chevaux ; mais au lieu de les atteler à l’avant-train, il séparait l’avant-train de l’affût, et plaçait entre eux une corde d’environ 8 mètres de long. La partie inférieure de la crosse de l’affût était taillée en demi-cercle comme un traîneau, pour traîner à terre. On peut ainsi charger et tirer la pièce de canon sans dételer, car la corde est assez longue pour que la pièce n’aille pas par son recul heurter l’avant-train.

La prolonge imaginée par Gribeauval, donne le moyen d’atteindre l’ennemi à petite distance, en marchant en retraite, de s’arrêter quand on le juge convenable, de lui tirer ses derniers coups sans dételer, et de traverser les accidents de terrain plus aisément que quand la pièce est fixée à l’avant-train. Mais laissons Gribeauval lui-même nous expliquer en peu de mots son invention :

«… Les canonniers et servants, portant leurs armements, accompagnent la pièce dans leurs postes respectifs, à droite et à gauche. Lorsqu’on veut tirer, le maître canonnier crie : Halte, et dirige la pièce en faisant le commandement : Chargez. Le coup parti, s’il ne veut pas en tirer un second, il fait le commandement : Marche. S’il faut descendre ou monter un rideau, passer un fossé, on allonge, s’il le faut, le cordage ; les chevaux passent avec l’avant-train, les canonniers et servants joignent leurs efforts à ceux des chevaux, et la pièce passe. »

Fig. 282. — La prolonge.

La figure 282 représente un attelage d’artillerie à la prolonge. La longueur de la corde a dû être raccourcie pour la nécessité du dessin : elle doit avoir 7 à 8 mètres de long.

Cette corde, cette prolonge, ce moyen si simple, est l’un des perfectionnements les plus remarquables qu’on ait jamais introduits dans l’artillerie de campagne.

La manœuvre à la bricole ne fut pas un progrès moins utile, à cette époque où, les charretiers n’étant pas des soldats, on ne pouvait espérer obtenir d’eux quelque service sur le champ de bataille.

Gribeauval appela bricole une corde qui peut être réduite de moitié à volonté au moyen d’un anneau. La figure 283 représente la bricole étendue, et la figure 284 la bricole raccourcie.

Fig. 283 et 284. — La bricole étendue et la bricole raccourcie.

La pièce put être traînée par des artilleurs, ce qui permettait de tenir les chevaux éloignés du feu. Huit hommes faisaient mouvoir la pièce de 4 ; huit hommes pouvaient aussi faire mouvoir la pièce de 8 en beau terrain ; onze hommes y suffisaient en terrain difficile. La pièce de 12 exigeait onze hommes en bon terrain et quinze dans les plus difficiles. Les canonniers attachés à la pièce étaient employés à la mouvoir, et les hommes de supplément étaient fournis par l’infanterie.

La figure 285 fait voir les canonniers et les fantassins auxiliaires, traînant, à la bricole, une pièce de 12, la bouche en avant.

Fig. 285. — Pièce de canon traînée à la bricole.

Les canons des services de place et de côte étaient les calibres de 16 et de 24 de l’artillerie de siége ; mais Gribeauval les pourvut d’affûts de son invention, d’une grande simplicité, d’une construction facile, et plus utiles que ceux qui, jusqu’à cette époque, avaient été mis en usage.

La figure 286 donne l’élévation de l’affût de côte, lequel réclame une parfaite mobilité latérale, pour se prêter au tir sur un but éminemment mobile.

Fig. 286. — Affût de la pièce de canon de côte et de place.

L’affût est à rouages, monté sur un châssis incliné, AB, afin de diminuer le mouvement de recul. Le châssis porte, en avant, sur une cheville ouvrière, C ; il est muni à l’arrière d’une roulette, D, pouvant se mouvoir sur une plate-forme étroite et circulaire, EF

L’affût de place, inventé par Gribeauval, ne diffère de celui-ci qu’en ce qu’il est beaucoup plus haut, de façon à dominer les parapets du rempart, et en ce que le châssis n’a pas de roulette. Il fallait, en effet, pour le service de place, un affût moins mobile que le précédent, parce qu’il est utile de pouvoir conserver la nuit la direction de pointage choisie de jour.

Outre les trois calibres de canon dont nous avons parlé, l’artillerie de campagne fut pourvue par Gribeauval d’un obusier du calibre de 6 pouces et d’un autre de 8 pouces de diamètre.

Fig. 287. — Affût d’obusier (système De Vallière).

La figure 287 représente l’affût de cet obusier. La pièce a 8 pouces de diamètre.

Les mortiers laissés par De Vallière étaient mis hors de service par un petit nombre de coups. Gribeauval réforma encore cette partie de l’artillerie. Après de nombreux essais, il construisit deux modèles de mortiers, l’un de 12 pouces, l’autre de 10 pouces de diamètre, et parvint à lancer la bombe à 1 200 toises.

L’épaisseur des parois de la pièce et l’épaisseur du métal de la bombe devinrent plus grandes que dans l’ancien système. La bombe présentait un renfort de métal à sa partie inférieure, pour que le centre de gravité fût de ce côté, et que la fusée ne courût pas risque de s’éteindre en touchant terre.

Plus tard, Gribeauval adopta le modèle de mortiers du général Gomer. Dans ce mortier, l’âme, au lieu de se terminer en chambre, va se rétrécissant graduellement en forme conique. Cette disposition présente sur l’autre l’avantage de laisser une plus grande surface de la bombe exposée au choc de l’explosion de la charge ; elle diminue ainsi les chances de voir le projectile se briser dans le mortier.

Fig. 288 et 289. — Mortier à la Gomer.

Tous les canons eurent un grain de lumière en cuivre rouge, vissé à froid et pouvant être remplacé après son évasement amené par le tir. Gribeauval put alors supprimer les petites chambres des canons de De Vallière.

Le vent du boulet fut fixé, et le diamètre des boulets contrôlé à l’aide de lunettes circulaires, dans lesquelles ils devaient passer exactement dans tous les sens.

Pour effectuer le pointage on adopta la vis du canon suédois que nous avons représentée (fig. 279, D), un peu modifiée seulement quant à la manivelle, à laquelle on donna quatre branches. C’est encore la forme de la vis de pointage actuelle, même pour les canons rayés.

La hausse des canons, proposée par Robins, devint réglementaire.

Voulant diminuer le coup de fouet de la culasse sur l’affût, au moment du recul et ménager la vis de pointage, Gribeauval rapprocha les tourillons de l’axe de la pièce, mais comme avec cette disposition nouvelle, les tourillons ne présentaient plus la même solidité d’implantation, il les munit d’embases.

Enfin Gribeauval, pour conserver l’uniformité au système qu’il venait d’établir, envoya dans tous les ateliers des machines et des lunettes circulaires pour la vérification des pièces. La construction des différentes parties du matériel de l’artillerie acquit ainsi une précision jusqu’alors inconnue.

Il introduisit encore l’usage de l’étoile mobile, instrument destiné à mesurer les dimensions et les formes des âmes des bouches à feu.

Les innovations de Gribeauval eurent le sort de toutes les idées utiles. Des détracteurs, pleins de passion, s’attachèrent à chacune des parties de son vaste système. Une vive polémique s’engagea, et la raison ne put pas toujours parvenir à se faire entendre. Les critiques furent si vives qu’en 1772, le gouvernement de Louis XV se crut obligé d’abolir le système de Gribeauval, et d’en revenir à l’ancien mode de choses.

Cependant, deux années plus tard, à l’avénement de Louis XVI, Gribeauval triompha dans cette lutte, et fit adopter définitivement toutes ses innovations. La charge de grand-maître n’existant plus, il fut nommé inspecteur général de l’artillerie, et jusqu’en 1789, année de sa mort, il put encore travailler librement à l’amélioration de l’organisation et du personnel de l’artillerie. Gribeauval avait partagé cette arme en divisions, pour la faire entrer dans les cadres des divisions d’infanterie. C’est encore à ce grand organisateur qu’on doit la création des équipages de pont. Mais nous sortirions de notre sujet si nous voulions seulement énumérer les institutions utiles que Gribeauval a fondées.

Le système complet de cet homme de génie a subsisté, comme nous l’avons dit, pendant la Révolution, pendant les guerres du premier Empire, sous la Restauration et sous Louis-Philippe. Il n’a été modifié que par la transformation radicale amenée dans l’artillerie par l’invention des canons rayés. L’exposé des travaux de Gribeauval termine donc l’histoire de l’artillerie moderne jusqu’au milieu de notre siècle.

Pour clore cette Notice, il nous reste à parler de la révolution qui s’est accomplie de nos jours dans le matériel de l’artillerie.


CHAPITRE XV

notions de balistique. — exposé de la question de la trajectoire des projectiles. — trajectoire du boulet dans le vide. — travaux de galilée, de torricelli. — expériences sur la résistance de l’air. — loi de newton. — trajectoire construite d’après cette loi. — jean bernouilli. — nouvelles expériences de robins. — la loi de newton n’est pas applicable aux grandes vitesses de projectiles. — invention de tables de tir.

Il serait impossible de comprendre les dispositions et l’utilité des armes modernes perfectionnées par la rayure des bouches à feu, ainsi que l’utilité de la forme nouvelle que l’on donne aux projectiles, sans posséder les éléments de la balistique, c’est-à-dire de la mécanique appliquée au tir des bouches à feu. Nous allons donc essayer d’exposer, par une méthode élémentaire, mais suffisamment précise, les principes généraux de cette science. Nous réclamerons ici, et dans son intérêt même, toute l’attention du lecteur.

Quand on procède à l’examen d’une question complexe, il est bon de partir des principes les plus élémentaires, pour passer graduellement à des considérations plus difficiles, et arriver ainsi aux conclusions finales. Telle est la méthode que nous suivrons, et nous prions le lecteur de nous suivre, sans s’étonner du chemin que nous lui ferons parcourir.

Nous nous proposons de déterminer la trajectoire d’un projectile quelconque, c’est-à-dire la ligne que suit un corps pesant lancé en l’air, dans une direction, avec un mouvement, avec une force quelconques, et abandonné à l’action de la pesanteur.

Pour commencer, en réduisant la question à ses termes les plus élémentaires, nous supposerons qu’il n’y ait pas d’air, qu’il n’y ait pas de pesanteur, et que le corps considéré soit placé au milieu d’un espace vide, d’une étendue indéfinie. Aucune force ne sollicite ce corps, il est immobile. Mais il vient à recevoir un choc, il est touché par un autre corps pendant un temps indéfiniment court. N’oublions pas que nous faisons, dans notre hypothèse, abstraction de la pesanteur ; qu’arrivera-t-il ?

Le corps considéré se mettra en mouvement ; il ira jusqu’à l’infini, puisque rien ne peut l’arrêter, puisque rien ne peut lui ôter la force qui vient de lui être communiquée, et que cette force est toujours égale. Mais puisque cette force est toujours égale, le mouvement du mobile sera toujours également rapide ; et comme il n’y a pas de raison pour qu’il n’aille pas toujours droit devant lui, sa trajectoire sera une ligne droite.

Appelons force simple, la force que nous venons de considérer.

Si nous assimilons à une force simple l’effet d’une charge de poudre faisant explosion dans une bouche à feu, il est clair que dans les mêmes circonstances énumérées ci-dessus, la trajectoire d’un boulet de canon sera une ligne droite, infinie en longueur, et que la vitesse de ce mobile sera toujours la même.

Si maintenant, faisant toujours abstraction de l’existence de l’air, nous admettons l’action de la pesanteur, c’est-à-dire l’action de l’attraction de la terre, nous avons affaire à une force d’une autre espèce que la première. En effet, le choc de la poudre n’a agi que pendant un temps infiniment court, tandis que l’attraction de la terre agit d’une façon continue.

Considérons l’action de la terre pendant un temps donné, et divisons ce temps en une infinité d’intervalles extrêmement courts ; la physique nous apprend que si, pendant le premier intervalle, l’attraction agit comme un choc, ou comme une force simple, pendant le second espace de temps elle aura à agir sur un mobile possédant déjà la vitesse acquise par l’effet du premier choc, et lui communiquera une nouvelle vitesse, laquelle s’ajoutant à la première, donnera une vitesse double. Pendant le troisième intervalle de temps, un troisième choc sera imprimé ; de là une nouvelle vitesse triple de celle qu’avait produite le premier choc. Et ainsi de suite.

Donc une force agissant sur un mobile d’une manière constante et toujours égale, lui communique une vitesse toujours croissante et régulièrement croissante, c’est-à-dire s’augmentant de quantités égales dans des temps égaux.

L’accroissement de vitesse qui a lieu dans une seconde, se nomme l’accélération. Le mouvement du mobile dans les conditions que nous considérons, se nomme mouvement uniformément accéléré.

L’accélération dépend de la force sans cesse agissante, que nous nommerons la force constante, et nullement du mobile, lequel, nous l’avons dit, ne joue qu’un rôle absolument passif.

Chaque force constante a une accélération qui lui est propre. Celle de la pesanteur, c’est-à-dire de l’attraction de la terre, est de 9m,80 environ par seconde.

Ainsi, un corps quelconque, tombant dans le vide, aura acquis, au bout d’une seconde, une vitesse de 9m,80. Ce qui signifie que si, à ce moment, la terre cessait de l’attirer, il continuerait de se mouvoir d’un mouvement uniforme, en parcourant 9m,80 par seconde. Au bout de deux secondes sa vitesse sera de deux fois 9m,80, c’est-à-dire de 19m,60 ; et au bout d’un nombre quelconque de secondes, sa vitesse sera exprimée, en mètres, par le produit de la multiplication de ce nombre par le chiffre 9m,80.

Sachant calculer, à un moment quelconque, la vitesse d’un corps soumis à une force constante, on arrive à connaître le chemin parcouru pendant un temps donné. Ce chemin est le même que celui qu’eût décrit le mobile s’il eût été soumis pendant le même intervalle de temps, à une force simple d’une vitesse égale à la vitesse communiquée par la force constante au bout de la moitié du temps considéré. On trouve ainsi qu’en dix secondes, un corps en tombant parcourt 490 mètres, parce que la vitesse que lui communique la force constante de la pesanteur au bout de cinq secondes, est de 49 mètres.

Quand un mobile est sollicité à la fois par deux forces différentes, ou par un plus grand nombre, ces forces ne se combattent pas, ou même n’arrivent pas à se détruire, comme le disent, d’une manière trop sommaire, la plupart des traités de mécanique ; le mobile obéit à l’action de chacune de ces forces contraires, et sa vitesse, comme sa trajectoire, sont les résultantes des vitesses et des trajectoires qui correspondent aux différentes forces auxquelles il est soumis.

Comme exemple appliqué au cas des projectiles, supposons qu’un corps pesant soit lancé verticalement, de bas en haut, par une force simple, c’est-à-dire par le choc provenant de l’explosion de la poudre, avec une vitesse telle que ce corps parcoure 9m,80 par seconde ; dès l’origine de son mouvement, dès sa sortie de la bouche à feu, en même temps qu’il obéit à l’impulsion verticale de la poudre, il est sollicité par la force constante de l’attraction de la terre ; par conséquent, il tombe avec une vitesse uniformément accélérée qui, au bout d’une seconde, sera de 9m,80.

Au bout d’une seconde, le corps doit donc se trouver immobile ; et pendant toute la première seconde, sa vitesse a décru uniformément. Ce mouvement uniformément décroissant est provoqué par une vitesse uniformément croissante dans le sens opposé.

Mais pendant la deuxième seconde, le mouvement de chute provoqué par l’attraction de la terre, recevra une accélération de 9m,80, tandis que le premier mouvement, celui communiqué par la force simple, persistera, sans rien perdre ni rien gagner ; et comme à la fin de cette deuxième seconde, sa vitesse, au total, doit être de 9m,80, il repasse par les mêmes points que précédemment, et avec les mêmes vitesses aux mêmes points : seulement il marche en sens inverse.

La hauteur à laquelle s’est élevé le mobile est donnée par la vitesse au milieu de la seconde, en d’autres termes, par la moyenne entre les deux forces opposées qui le sollicitent : elle est de 4m,90.

Quelque grande que soit, dans les expériences analogues, la vitesse de la force simple, on conçoit qu’il arrivera toujours un moment où la vitesse de la force constante, régulièrement accrue, égalera la première vitesse, puis, l’accélération continuant, la surpassera, et le projectile sera ramené vers la terre.

Appliquant ces données générales au cas particulier des projectiles lancés par les bouches à feu, nous supposerons qu’un boulet de canon soit lancé, sous un certain angle, au-dessus de l’horizon, l’angle CAB, par exemple (fig. 290). Sa vitesse initiale est une force simple : l’action de la poudre, qui tend à l’entraîner suivant la ligne AB, ligne qui n’est autre chose que le prolongement idéal de l’axe de la bouche à feu. Mais dès la sortie de la pièce, le projectile est soumis à l’action de la pesanteur, et sa chute commence.

Fig. 290. — La courbe des projectiles.

Divisons la ligne AB en espaces Aa, ab, bc, etc., égaux entre eux, et d’une longueur telle que le boulet, soumis à l’impulsion de sa seule force initiale, mettrait une seconde à parcourir chacun d’eux, et de ces points, abaissons les verticales aa″, bb″, cc″ etc.

Si nous imaginons un écran, MO, placé verticalement au premier espace, l’axe AB le percera au point a, la trajectoire le traversera en un point a′ situé au-dessous du premier et sur la verticale, et la distance aa′, représentera exactement le chemin que le projectile eût parcouru dans une chute libre pendant le temps de la première seconde.

La trajectoire percerait de même l’écran du second espace au point b′, et la longueur bb′ est encore le chemin qu’eût décrit le projectile dans une chute libre de la durée de deux secondes.

Et ainsi pour tous les autres espaces. La distance qui sépare les points j et j′, au dixième espace, est, si l’on veut, de 490 mètres, parce qu’elle représente le trajet parcouru par un corps laissé libre au point j et tombant pendant dix secondes.

La chute continuelle d’un boulet, pendant son trajet, est donc bien réelle, et se fait tout le long de la ligne du tir.

Il est à peine nécessaire de faire remarquer que le boulet, déviant graduellement de la direction droite initiale, la trajectoire doit être une ligne courbe, et que cette courbe n’étant déterminée que dans une direction rectiligne et par l’action verticale de la pesanteur, elle reste forcément dans le plan vertical passant par la ligne du tir, ou l’axe de la pièce.

Tant que la vitesse initiale est plus grande que la vitesse de la chute, le boulet s’élève, la tangente à la trajectoire est oblique et plonge du côté de la pièce ; mais au point D, il arrive que les deux vitesses sont égales, la tangente à la courbe est horizontale, et le projectile ne monte ni ne descend. Passé ce point, la vitesse de chute l’emporte, le boulet redescend, et la tangente à la courbe plonge par l’extrémité qui jusque-là avait été dirigée vers le haut.

Jusqu’au point D, l’accélération de la force constante a eu pour effet d’arrêter le sens du mouvement, et ce mouvement, comme dans le cas considéré plus haut, du projectile lancé verticalement, a été en réalité une chute retournée, ou plutôt un mouvement uniformément retardé. Du point D jusqu’au point C, le sens du projectile est celui d’une véritable chute ; le mouvement est uniformément accéléré. Mais, mouvement retardé et mouvement accéléré s’opèrent dans des conditions équivalentes, et sont semblables sous tous les rapports ; la partie DC de la courbe devra donc être symétrique à la partie AD. Les deux parties de la trajectoire sont décrites dans des temps égaux entre eux, et égaux au temps que mettrait un mobile à tomber directement du point D sur le sol.

Les différentes parties de la trajectoire, Aa′, a′b′, b′c′, etc., comprises dans les différents espaces, quoique d’inégales longueurs, sont évidemment décrites dans des temps égaux ; et il serait facile de démontrer par la géométrie, que les distances Aa″, a″b″, b″c″, etc., qui sont les projections sur le sol des portions correspondantes de la trajectoire, sont égales entre elles ; de sorte que des projections égales sont décrites dans des temps égaux.

Pour mieux déterminer la véritable nature de la courbe décrite par le projectile, pour définir son espèce géométrique, nous sommes obligés d’entrer dans quelques considérations nouvelles.

On appelle mouvement circulaire l’action d’un corps qui se meut autour d’un axe fixe, ou d’un centre immobile, en décrivant un cercle. Ce mouvement est la résultante de l’impulsion de deux forces : l’une simple, l’autre constante ; ou d’un plus grand nombre de forces, mais qui toujours se ramènent à ces deux.

Ainsi, Laplace a démontré que si un astre, lancé suivant une direction rectiligne, arrive dans la sphère d’attraction d’une étoile plus grosse, il est dévié de sa ligne, et que si sa force vive n’est pas inférieure à la force d’attraction exercée sur lui, il décrit une trajectoire circulaire autour de cette étoile comme centre.

On comprendra suffisamment ce fait, sans passer par les formules algébriques, si l’on réfléchit que l’attraction s’exerce en raison inverse du carré de la distance ; que, par conséquent, elle n’est très-puissante que dans un court rayon ; il faudrait que l’astre arrivât dans ce court rayon pour qu’il tombât sur l’étoile. D’autre part, dès qu’arrive à l’astre l’attraction de l’étoile, si faible que soit cette influence, elle cause une déviation de la route première ; or, l’attraction étant une force constante, elle agit à chaque instant comme au premier moment, les déviations s’ajoutent, la courbe s’arrondit et se resserre jusqu’au moment où naît un véritable équilibre, que l’on a bien à tort nommé force centrifuge. Le nom de force centrifuge marquerait un effort, tandis qu’il n’y a qu’un équilibre.

Quand on manœuvre circulairement une pierre au bout d’une corde, on sent, à mesure que le mouvement s’accélère, la corde se tendre davantage ; si la corde venait à rompre, la pierre s’échapperait par la tangente. De même, si tout à coup l’attraction de l’étoile venait à manquer, l’astre que nous supposons tourner autour d’elle, s’élancerait suivant la tangente à son orbite, en conservant sa force simple primitive.

Un projectile lancé par la poudre, ne peut pas prendre, sous l’influence de l’attraction de la terre, un mouvement circulaire, parce qu’il se trouve dans le rayon de l’attraction énorme de la terre, et parce que les moyens actuellement en notre pouvoir sont impuissants à lui communiquer une vitesse initiale, qui ne soit bientôt égalée et surpassée par la vitesse accélérée de sa chute.

Nous devons considérer ici la terre non comme réduite au point mathématique de son centre de gravité, mais comme une surface plate s’étendant à l’infini.

S’il s’agissait d’une masse unique agissant par son centre de gravité, on conçoit qu’un mobile quelconque, un projectile même, lancé de sa surface, pourrait entrer en mouvement autour d’elle à la manière d’un satellite ; c’est-à-dire en décrivant une courbe circulaire ; mais la masse GG′ ne formant pas un centre parfait, mais une masse aplatie, le mouvement rotatoire ne serait plus un cercle : le projectile P décrirait une ellipse (fig. 291).

Fig. 291. — Courbe elliptique.

L’ellipse, en effet, n’est qu’un cercle à deux centres, et la masse aplatie peut être facilement considérée comme possédant deux centres de gravité distincts, ou comme segmentée en deux masses sphériques agissant chacune par leur centre de gravité.

Les deux centres, ici, sont les deux foyers, G, G′, de l’ellipse. S’ils sont très-proches l’un de l’autre, l’ellipse peut se confondre avec un cercle ; s’ils s’éloignent, la forme circulaire s’aplatit ; le diamètre perpendiculaire s’allonge, il grandit à mesure que grandit la surface centrale ; enfin, quand cette surface est infinie (fig. 292), les deux foyers de l’ellipse G … G′ se trouvent à une distance indéfinie, et l’ellipse est transformée en parabole. Or, nous avons dit que la surface de la terre, dans le cas des projectiles, pouvait être considérée comme infinie, le centre de gravité de notre globe étant à une distance infinie relativement aux parties même les plus pesantes. La trajectoire des projectiles est donc une parabole.

Fig. 292. — Parabole.

Qu’est-ce, en géométrie, qu’une parabole ? C’est la courbe tracée sur une surface conique par une coupe faite parallèlement à la génératrice du cône.

La figure 293 montre le profil, B de la section pratiquée dans un cône, A ; la figure 294 CD fait voir de face le contour de cette section.

Fig. 293 et 294. — La génératrice de la parabole.

Nous venons d’exposer les principes qui établissent la véritable forme géométrique de la courbe de la trajectoire d’un projectile quelconque. Mais il ne faut pas croire que la science soit arrivée du premier coup à ce résultat mathématique. Une revue des travaux qui ont amené graduellement à faire admettre cette vérité, ne sera pas de trop dans ce chapitre.

Nous avons déjà dit que les anciens artilleurs se faisaient les idées les plus bizarres et les plus erronées sur la forme de la trajectoire. Vers l’an 1500, le peintre Léonard de Vinci, qui fut à la fois mécanicien, ingénieur et architecte, semble s’être occupé de cette question avec quelque succès. Mais ce n’est que dans la première moitié du xviie siècle, que Galilée démontra, par le calcul, que pour toutes les vitesses initiales et toutes les directions possibles, la trajectoire des projectiles est une parabole.

Torricelli, son élève, continuant ses travaux, prouva que les différentes parties de la trajectoire d’un projectile et toutes les conditions du tir peuvent être calculées d’après une seule expérience bien exécutée.

Considérant les quatre éléments principaux : la vitesse initiale, — l’angle de projection, — la longueur de portée, — la hauteur à laquelle parvient le projectile, — Torricelli montra comment, trois de ces éléments étant donnés, on détermine le quatrième par le calcul. Il est facile, en outre, de trouver pour chaque point de la courbe, la vitesse du projectile, l’inclinaison de la tangente et toutes les autres conditions du tir.

Les phénomènes du tir dans le vide, peuvent se réduire, d’après Torricelli, à huit théorèmes. Nous donnerons l’énoncé de quelques-uns :

1o La vitesse initiale restant la même, la plus grande portée s’obtient par le tir sous l’angle de 45° ; et pour des angles également éloignés de 45°, les longueurs de portée sont les mêmes.

2o La plus grande hauteur du jet correspond au milieu de l’amplitude, et, à même vitesse initiale, les hauteurs de jet sont comme les carrés des sinus des angles de projection.

3o En supposant le terrain horizontal, la vitesse de chute est la même que la vitesse initiale. Il y a le même rapport entre la hauteur du jet et cette même hauteur diminuée de la hauteur d’un point de la trajectoire, qu’entre le carré de la vitesse initiale et le carré de la vitesse en ce point,

4o Sous le même angle de projection, les longueurs de portée sont comme les carrés des vitesses initiales.

5o Les branches ascendantes et descendantes de la trajectoire sont symétriques.

6o Sur sa trajectoire, le projectile parcourt des espaces dont les projections sur l’horizontale sont égales dans des temps égaux.

Ces données, quoique purement spéculatives, contribuèrent à donner au tir de la précision, et à augmenter la puissance de l’artillerie. Cependant, en réalité, les choses ne se passent point avec cette simplicité ; car Torricelli, on vient de le voir, n’avait pas tenu compte de la résistance de l’air, qui exerce une grande influence retardatrice sur la vitesse du projectile.

Peu de temps après les travaux de Galilée et de Torricelli, les savants s’aperçurent de l’influence de cette résistance. Des anomalies se produisaient dans les expériences faites pour vérifier la loi de la chute des corps, et la résistance de l’air seule pouvait les expliquer. Huyghens cherchant à tenir compte de l’influence de l’air sur la marche des projectiles, démontra que si la résistance de l’air était proportionnelle à la vitesse du mobile, la trajectoire des projectiles, au lieu d’être une parabole, serait une courbe logarithmique. Huyghens s’était approché de la vérité par l’étude seule des perturbations qu’il avait notées dans la chute des corps.

En 1710, Newton fit une expérience qui sembla donner gain de cause à l’hypothèse de Huyghens. D’une hauteur de 85m,75, il laissa tomber un globe de verre et une vessie gonflée, de volumes à peu près égaux ; le globe de verre mit 8 secondes 1/5 à arriver jusqu’à terre, la vessie mit 21 secondes. Si l’expérience eût été faite dans le vide, ces corps eussent parcouru en 8 secondes et demie 329 mètres d’après la loi de Galilée, et en 21 secondes, ils fussent tombés d’une hauteur de 2 188m. Newton en conclut que la résistance de l’air était proportionnelle au carré de la vitesse du mobile.

Robins, célèbre artilleur anglais dont nous avons déjà parlé, mais sur lequel nous aurons bientôt à revenir longuement, contesta la justesse de la loi de Newton. D’après ses calculs, elle ne s’accordait pas avec les vitesses très-grandes comme celles des projectiles lancés par la poudre. Il est, en effet, reconnu aujourd’hui que la loi de Newton n’est applicable à la chute des projectiles, avec quelque approximation, qu’aux petites vitesses.

Dans l’hypothèse de Newton, la résistance de l’air aurait pour effet de transformer la vitesse initiale du projectile en une force uniformément décroissante ; de telle sorte que le mobile, au lieu d’être soumis, comme dans le vide, à l’action d’une force simple et d’une force constante, serait sollicité par une force uniformément décroissante et par la force constante de la pesanteur.

Dès lors, les vitesses du projectile à deux points également élevés dans les deux branches de la courbe, ne seront pas égales ; constamment la vitesse sera plus grande dans la branche ascendante.

Les projections sur l’horizontale des chemins parcourus en des temps égaux, ne seront plus égales, mais iront en décroissant.

Comme conséquence encore, le lieu de la projection du point le plus élevé de la courbe se trouvera plus près du point d’arrivée que du point de départ, et la branche ascendante sera plus longue que la branche descendante.

Pour la trajectoire dans le vide, le lieu de vitesse moindre se trouvait juste au plus haut du jet. L’inspection seule de la figure de la parabole en rend compte. C’est à ce point, manifestement, que, dans un temps donné, le projectile décrit le chemin le plus court. Pour la trajectoire dans l’air, le lieu de la vitesse moindre devra se trouver plus loin que le sommet, puisque la force simple initiale va toujours en décroissant.

Enfin, la branche ascendante influant davantage sur la longueur de portée que la branche descendante, les plus grandes portées ne seront plus données par le tir sous l’angle de 45 degrés, mais par le pointage sous un angle inférieur ; et les amplitudes correspondant à des angles également éloignés de 45 degrés, ne sont plus égales.

Toutes ces anomalies seront d’autant plus prononcées que la résistance du milieu où se meut le projectile sera plus considérable.

C’est pour mesurer la résistance de l’air aux grandes vitesses, que Robins inventa le pendule balistique usité de nos jours dans les poudreries. Comme nous avons décrit cet appareil à l’article de la fabrication de la poudre (fig. 164) et expliqué son fonctionnement, nous n’avons pas à y revenir ici.

La vitesse initiale une fois déterminée, la comparaison de la portée réelle avec la portée calculée d’après la trajectoire dans le vide, donna la mesure de la résistance de l’air.

Robins trouva que, jusqu’aux vitesses de 350 mètres environ par seconde, la loi de Newton pouvait être adoptée sans grande erreur, mais que, pour les vitesses plus grandes, la résistance croissait rapidement. Il reconnut que s’il s’agit des plus grandes vitesses initiales dont soient animés les projectiles : celles de 500 ou 600 mètres par seconde, la loi de Newton ne donne que le tiers de la résistance de l’air.

Il faut en conclure que les projections sur l’horizontale des parties de la trajectoire décrites dans des temps égaux, ne seront plus égales, comme dans le cas de la parabole dans le vide, ni même décroissant uniformément comme dans l’hypothèse de Newton, mais qu’elles décroîtront rapidement d’abord, et plus lentement vers la fin, suivant une loi qui, de nos jours encore, n’est pas précisée. Tous les autres éléments de la courbe se comporteront d’après cette modification.

La courbe des projectiles, suivant l’hypothèse newtonienne, fut construite, pour la première fois, en 1719, par le géomètre suisse, Jean Bernouilli. Les mathématiciens de ce temps avaient coutume de se proposer mutuellement des problèmes à résoudre ; l’Anglais Keill envoya à Bernouilli cette question : « Déterminer le mouvement d’un globe pesant, dans un milieu de densité uniforme offrant une résistance proportionnelle au carré de la vitesse. » Bernouilli eut la gloire de donner la solution de ce problème.

La loi de la résistance réelle de l’air dans les grandes vitesses, n’étant pas encore aujourd’hui suffisamment établie, il n’y a pas lieu, de notre part, à définir autrement la trajectoire des projectiles, qu’en la rapportant à la parabole. En réalité, la trajectoire vraie s’écarte assez peu de cette courbe pour que ce nom serve à la désigner, et que même, dans les calculs qui ne demandent pas une grande approximation, on emploie les éléments de cette courbe très-simple.

Ainsi, trois systèmes parurent successivement pour déterminer la véritable forme de la trajectoire des projectiles : la parabole admise par Galilée et Torricelli, la courbe logarithmique déduite de la loi de Newton, et la courbe plus complexe indiquée par les travaux de Robins. On construisit des tables de tir basées sur chacune de ces trajectoires.

C’est d’après la trajectoire parabolique de Galilée, que Blondel et Bélidor, en France, croyant pouvoir négliger la résistance de l’air, publièrent, l’un, en 1699, les tables qui se trouvent dans l’Art de jeter les bombes, l’autre, en 1731, celles que contient le livre intitulé le Bombardier français.

Ces tables indiquaient au canonnier l’angle sous lequel il devait pointer sa pièce, avec une charge de poudre donnée, pour atteindre à une distance déterminée ; elles essayaient même de résoudre pratiquement tous les autres problèmes du tir. Mais comme elles manquaient du degré suffisant d’approximation, elles n’eurent jamais grande utilité.

En 1753, Euler, adoptant la loi de Newton, indiqua la manière de calculer des tables de tir d’après la nouvelle courbe. Les premières tables ainsi construites, furent publiées, en 1764, en Allemagne, par le comte de Graewenitz.

En 1777, Brown publia, en Angleterre, des tables de tir plus complètes.

Fig. 295. — Newton.

Enfin, en 1811, le géomètre français Legendre donna une méthode pour pousser aussi loin que possible l’approximation dans les calculs de cette courbe.

C’est d’après le troisième système, c’est-à-dire celui de Robins, que furent publiées, en 1798, les Tables de tir de Lombard, professeur aux écoles d’artillerie. Ces tables sont basées surtout sur de nombreuses expériences faites au pendule balistique ; cependant, l’auteur ne cherche pas à dissimuler que les résultats obtenus ne sont qu’approximatifs. Ces tables sont, de beaucoup, les plus exactes et les meilleures. Toutes les questions pratiques y sont résolues, depuis les plus faibles vitesses jusqu’aux plus grandes.


CHAPITRE XVI

théorie du pointage. — l’équerre de tartaglia. — la hausse de robins. — déviation des projectiles.

Connaissant la forme et les propriétés de la trajectoire, il sera facile de comprendre le procédé employé pour pointer les pièces de canon.

Fig. 296. — Théorie du pointage des canons.

Dans la figure 296, la ligne droite AB passant par le sommet de la hausse, A, et par le guidon, B, est la ligne de mire ; elle aboutit au point C, qui est le but. La ligne EF est la ligne de tir : c’est la continuation de l’axe de la pièce. La trajectoire EGC reste constamment au-dessous de la ligne de tir, mais elle coupe deux fois la ligne de mire : une première fois au point D, que l’on nomme le but-en-blanc, une seconde fois au point C, c’est-à-dire au but même.

La pièce est bien pointée quand l’un des deux points où la trajectoire coupe la ligne de mire, coïncide avec le but à atteindre. Mais on ne considère, en général, que le second point.

Le point A, sommet de la hausse, pouvant être élevé ou abaissé pendant que le guidon B est fixe, on conçoit qu’en faisant varier l’inclinaison de la ligne ABC, la pièce restant fixe d’ailleurs, on pourra promener le point C sur toute l’étendue de la trajectoire. Inversement : la ligne de mire AB restant fixe et passant par le but, il sera possible, en changeant l’inclinaison de la pièce, ou la force de la charge, de faire parcourir toute la ligne de mire au point où la trajectoire doit couper cette ligne.

Or, en pratique, la charge est supposée la même pour tous les coups, et la vitesse initiale, par conséquent, toujours égale. Un autre élément encore est fixé : la distance du but. Il faut donc, en faisant varier l’inclinaison de la bouche à feu, déterminer la trajectoire à couper la ligne de mire à la distance fixée.

La hausse est divisée en longueurs portant inscrites les distances correspondantes de la rencontre des deux lignes ; c’est une table de tir pour ce cas particulier.

On dispose donc la hausse à la hauteur voulue ; on établit la ligne de mire en la faisant passer par le but, et par cette action même, le canon reçoit l’inclinaison nécessaire pour que la trajectoire atteigne le point visé.

Avant l’invention de la hausse, l’artilleur ne pouvait pointer que par tâtonnements. L’appareil dont on se servait alors, s’appelait équerre de pointage. L’expérience avait appris qu’avec une charge donnée de poudre, telle inclinaison de la pièce faisait atteindre à telle distance l’horizontale passant par le plan de tir. Dès lors l’artilleur plaçait la pièce dans l’angle voulu. On construisit, à cet effet, grand nombre d’équerres et de quadrants, pour mesurer l’angle de la partie inférieure de la bouche à feu avec la verticale.

La première de ces équerres fut celle de Tartaglia ; elle était faite de deux branches d’inégale grandeur, comprenant entre elles un quart de cercle gradué ; un fil à plomb était fixé au sommet de l’angle droit. L’angle se mesurait ainsi : le canonnier introduisait la grande branche dans l’âme, la faisant glisser le long de la paroi inférieure, il mettait l’équerre dans le plan vertical, et à ce moment, le fil à plomb indiquait l’inclinaison sur le quadrant. Si la pièce n’était pas bien placée, on inclinait la volée ou on la relevait jusqu’à ce que le fil à plomb marquât l’angle désiré.

Plus tard, Malthus pointa les mortiers à l’aide du quart de cercle et du fil à plomb placé sur la tranche de la bouche, comme on le fait aujourd’hui. Il tirait un premier coup sous l’angle de 45 degrés ; si la bombe portait trop loin, il augmentait l’angle jusqu’à ce qu’il atteignît le but ; si, au contraire, la bombe tombait en deçà du but, il augmentait la charge de poudre.

Il est évident qu’on ne pourrait pas se servir de la hausse pour le tir sous de grands angles, non-seulement parce que cette hausse devrait être d’une longueur extraordinaire et incommode, mais encore parce que les rapports entre la trajectoire et la ligne de mire varient trop rapidement avec l’angle dans cette position, pour que son emploi donne une appréciation utile. Mais dans les limites d’inclinaison des canons sur affûts, la ligne de mire reste sensiblement la même pour la même distance.

Ces relations ont été découvertes par Robins ; elles paraissent l’avoir conduit à l’invention de la hausse, qu’on s’accorde généralement à lui attribuer.

Ce fut Gribeauval qui, le premier, adopta la hausse dans la grosse artillerie. Il donna aussi au canonnier le moyen de rectifier son tir, et de l’assurer après un coup tiré convenablement. Nous représentons (fig. 297) la hausse de pointage que Gribeauval, conformément aux idées de Robins, fit adapter à tous les canons en campagne.

Fig. 297. — Hausse de pointage des canons.

Mais nous arrivons aux travaux les plus importants et les plus admirables de Robins, à ceux qui consacreront éternellement son génie : nous voulons parler de ses études sur les canons rayés.


CHAPITRE XVII

robins. — sa vie et ses travaux. — son étude des canons rayés. — origine et principe de la rayure. — balles et boulets forcés. — prédiction de robins concernant les canons rayés. — contestations d’euler.

Nous avons déjà prononcé plusieurs fois le nom de Robins. Ce mathématicien et physicien éminent, qui appliqua spécialement à l’artillerie toute la somme de ses connaissances, et qui eut la gloire de comprendre et de proclamer tout l’avenir des armes rayées, est peu connu en France, parce qu’il a passé sa vie et exécuté tous ses travaux en Angleterre. Nous croyons, en conséquence, devoir mettre sous les yeux de nos lecteurs un extrait de la notice biographique qui lui est consacrée dans la Biographie universelle de Michaud.

« Benjamin Robins, membre de la Société royale de Londres, naquit, dit M. de Prony, auteur de cette notice, à Bath, l’an 1707, de parents quakers. Son goût pour les sciences physiques et mathématiques et pour la littérature, lui fit négliger l’étude de la théologie et l’éloigna de la carrière dans laquelle sa famille aurait désiré qu’il entrât. Cependant cette famille n’étant pas, à beaucoup près, en état de lui procurer une existence indépendante, le jeune Robins dut songer à tirer un parti utile de son instruction. Un de ses mémoires de mathématiques fut communiqué au docteur Pembeston, qui conçut une haute idée de l’auteur, et lui proposa quelques problèmes, en l’assujettissant à la condition de les résoudre par la méthode synthétique ou méthode des anciens, afin de pouvoir mieux apprécier la force de sa tête. Robins ayant complétement satisfait à tout ce que Pembeston lui demandait, trouva en lui un protecteur et un ami, et vint se fixer à Londres. Là, il s’appliqua fortement à l’étude des ouvrages des plus célèbres mathématiciens, anciens et modernes ; étude à laquelle il joignit celle des langues vivantes. Ses progrès furent si rapides qu’à peine âgé de vingt ans, il donna une démonstration de la dernière proposition du Traité des quadratures de Newton, qui fut jugée digne d’être insérée dans le volume des Transactions philosophiques de 1727 ; et, sur la fin de la même année, la Société royale l’admit au nombre de ses membres. L’année suivante, il osa se mesurer avec le grand géomètre Jean Bernouilli, à l’occasion de la célèbre question des forces vives. L’Académie royale des sciences de Paris avait proposé, en 1724 et 1725, pour sujet de prix, la démonstration des lois mathématiques de la communication du mouvement. Jean Bernouilli concourut ; et, sa pièce n’ayant pas été couronnée, il fit, en publiant sa théorie, qui était celle de Leibnitz, une espèce d’appel au monde savant : Robins y répondit par un écrit qu’il mit au jour au mois de mai 1728, ayant pour titre : État présent de la république des lettres, et contenant une réfutation de la théorie leibnitzienne et bernouillienne. Les disputes sur cette matière ont fort occupé les géomètres au commencement du xviiie siècle ; mais il est bien reconnu dans l’état actuel de la science, qu’elles ne sont que des disputes de définitions ou de mots.

« À cette époque, Robins renonça au costume et aux manières des quakers, sans cependant abandonner les liaisons d’amitié qu’il avait parmi les personnes de cette secte. Ses protections et surtout son mérite lui attirèrent un grand nombre d’écoliers de mathématiques, qu’il pouvait aussi, vu la grande variété de ses connaissances, diriger dans les autres parties de leurs études. Mais son activité n’était pas compatible avec un pareil genre de vie : il ambitionnait de se distinguer par des travaux liés aux applications utiles des mathématiques, à la mécanique pratique, à la science de l’ingénieur. L’art des fortifications fixa surtout son attention ; et il fit un voyage en Flandre, pour y examiner les principales places fortes.

« À son retour en Angleterre, il prit part aux discussions qui avaient lieu entre les géomètres sur les principes fondamentaux de la méthode d’analyse transcendante, dont Newton et Leibnitz se disputent l’invention, et que chacun d’eux a certainement trouvée, sans rien emprunter de l’autre, et il publia quelques pièces sur cette matière. Ce sont, à notre connaissance, les dernières compositions de mathématiques pures qu’il ait mises au jour.

« En 1739, Robins, après avoir publié quelques remarques sur la première partie de la Mécanique d’Euler, sur l’Optique de Smith, etc., se trouva engagé dans des discussions politiques ; il remplit même les fonctions de secrétaire d’un comité de la chambre des communes, chargé d’examiner la conduite du chevalier Walpole, promu à la dignité de pair sous le nom de comte d’Orford. Il composa, depuis 1739 jusqu’en 1743, plusieurs pamphlets relatifs tant à cet examen qu’à d’autres questions politiques. Les chefs du parti pour lequel il agissait et écrivait entrèrent en arrangements avec le parti opposé, obtinrent des honneurs et des places : Robins seul fut oublié, et prit la résolution fort sage de revenir à ses occupations scientifiques. Les écrits tant mathématiques que politiques dont nous venons de donner l’indication ont eu un très-grand succès aux époques de leur publication ; mais ce n’est point à ces écrits, à peine connus sur le continent, qu’il doit la haute réputation dont il jouit, c’est à ses expériences, à ses recherches sur l’artillerie.

«… Nous voilà arrivés à la partie des travaux de Robins auxquels il doit principalement sa célébrité. Son ouvrage intitulé : New Principles of gunnery (Nouveaux principes d’artillerie), parut à Londres en 1742. Il eut bientôt à répondre à des objections élevées contre sa doctrine et insérées dans le no 465 des Transactions philosophiques ; ses réfutations font partie du no 469 de la même collection ; et il fit, en 1746 et 1747, de nouvelles expériences confirmatives des premières, devant les membres de la Société royale de Londres. Cette Société lui adjugea une médaille d’or. Mais ce qui dut surtout déterminer l’opinion publique en faveur de Robins fut l’honorable témoignage d’estime que son ouvrage reçut du grand Euler, qui le traduisit en allemand avec un commentaire (Berlin, 1745). Vers le même temps cet ouvrage était connu et apprécié en France ; il en est fait mention dans les Mémoires de l’Académie royale des sciences de 1750. On voit dans le volume de 1751, que M. Le Roy, membre de cette Académie, en avait fait une traduction française. Une autre traduction faite par Dupuy sur le texte anglais, a été imprimée à Grenoble en 1771 ; enfin M. J. L. Lombard, professeur aux écoles d’artillerie d’Auxonne, en a publié en 1783, d’après le texte allemand d’Euler, une traduction française à laquelle se trouvaient joints le commentaire de ce grand géomètre et des notes du traducteur. M. Lombard, dans sa préface, parle du grand parti qu’il a tiré d’une traduction manuscrite qui lui avait été donnée, avec la permission d’en faire l’usage qu’il voudrait, « par un amateur aussi distingué par sa naissance que par son goût pour les mathématiques, et la part qu’il a eue à l’éducation d’un grand prince. »

« On trouve à la suite de cet ouvrage les premiers détails publiés en France sur les expériences d’artillerie exécutées à Woolwich par Hatton, qui s’était servi de l’appareil imaginé par Robins pour mesurer les vitesses initiales, en le disposant de manière à pouvoir substituer de petits boulets aux balles avec lesquelles Robins avait fait ses épreuves. Cet appareil, invention fondamentale de Robins, n’est qu’une simple application de la théorie du pendule composé. Une masse de bois dans laquelle la balle ou le boulet peut pénétrer de manière à se mouvoir avec elle, comme si l’agrégation des deux ne formait qu’une masse unique, est fixée au bas du pendule, lequel a d’ailleurs un poids assez considérable pour prévenir des oscillations qui excéderaient certaines limites. La balle ou le boulet est lancé contre cette masse de bois sur un point dont la position est fixée d’avance (le poids et les lieux des centres de gravité et d’oscillation de tout le système étant aussi connus) ; et l’on déduit par le calcul de l’amplitude d’oscillation de ce système, due au choc, la vitesse avec laquelle le projectile a exercé ce choc. On peut, vu l’égalité d’action et de réaction, déduire les mêmes résultats du recul de la pièce, en la suspendant elle-même, et la faisant, par la réaction de la poudre, osciller à la manière du pendule. Ce second moyen a été employé. Enfin, on a fait des expériences par les deux moyens réunis ; mais quelles que soient les diverses manières connues d’employer le pendule aux expériences d’artillerie, la gloire de l’idée mère appartient incontestablement à Robins.

« La haute réputation qu’il s’était acquise en matière de fortifications et d’artillerie lui valut de la part du prince d’Orange une invitation très-flatteuse d’aller à Berg-op-Zoom coopérer à la défense de cette place assiégée par les Français. Il se rendit à la prière du prince ; mais, peu de jours après son arrivée, le 16 septembre 1747, la place fut emportée par les assiégeants……

« Robins put encore, avec l’appui et par le crédit de l’amiral, enrichir l’observatoire de Greenwich d’instruments beaucoup plus grands et plus parfaits que ceux qui y existaient auparavant. Bradley fit de ces instruments un emploi bien utile aux progrès de l’astronomie. En 1749, Robins, ayant été nommé ingénieur général de la Compagnie des Indes orientales, partit le 25 décembre pour l’Inde, où il arriva le 13 juillet 1750, ayant failli faire naufrage dans la traversée. Il s’était muni d’un assortiment complet d’instruments d’astronomie et de physique, pour faire des observations et des expériences ; et il se livra, dès son arrivée, avec la plus grande ardeur, aux travaux que ses fonctions comportaient. Il donna des projets pour les forts de Saint-David et de Madras ; mais il n’eut pas la satisfaction de les exécuter lui-même ; la mort le surprit, le 29 juillet 1751, à l’âge de quarante-quatre ans. Sa constitution, naturellement faible et délicate, n’avait pu… Ses œuvres, tant mathématiques que philosophiques, ont été recueillies avec une notice sur sa vie, par son ami le docteur Wilson et publiées en deux volumes à Londres en 1761. »

Tel fut l’homme éminent à qui nous devons la découverte, ou si l’on veut, l’étude approfondie des armes rayées. Voici maintenant comment il fut amené dans cette voie.

Robins avait remarqué dans ses expériences, que les projectiles, au lieu de décrire leur trajectoire dans un plan vertical, déviaient souvent de ce plan, soit à droite, soit à gauche, surtout vers la fin du trajet. Réfléchissant sur ces irrégularités, il en trouva la cause dans la concordance de ces deux faits : le mouvement de rotation que prend le projectile pendant sa translation dans l’intérieur de la pièce, par suite de son frottement contre les parois, et la résistance inégale de l’air sous les différents points du projectile, par suite de la rotation qu’il a acquise dans l’âme de la pièce.

Il n’est pas nécessaire de soumettre le premier point à un examen bien approfondi pour se convaincre qu’un boulet rond, qui n’a jamais le diamètre exact de l’âme de la bouche à feu, doit presque nécessairement, quand il est lancé par la poudre, toucher à la paroi de cette bouche à feu, au moins pendant un moment, et par quelques-uns de ses points. L’impulsion des gaz de la poudre, selon qu’elle est plus forte d’un côté ou de l’autre, pousse alternativement le boulet contre les parois intérieures du canon ; de sorte que, quand il sort de la bouche à feu, il suit une direction autre que celle de l’axe du canon pointé vers le but.

Quand un point du boulet touche la paroi de l’âme, les bouffées de gaz, agissant suivant l’axe de la pièce, ont pour effet de faire tourner le boulet sur lui-même, puisqu’elles n’agissent plus suivant le centre de figure du boulet, mais suivant un point distant du centre de tout l’espace du vent, et le mieux placé possible pour que le mouvement rotatoire s’effectue.

Le boulet qui a commencé de tourner à l’intérieur de la pièce, conserve ce mouvement au dehors, et alors arrive une autre cause d’irrégularité dans sa direction : c’est la résistance de l’air.

Le boulet peut tourner sur trois axes principaux : sur son diamètre vertical, sur son diamètre horizontal situé perpendiculairement au plan du tir, et sur ce même diamètre situé dans le plan du tir. Considérons chacun de ces cas en particulier.

Supposons, pour le premier cas, que l’axe de rotation soit le diamètre vertical du boulet. Constamment l’un des hémisphères latéraux, le droit par exemple, avance plus que le centre du boulet ; constamment aussi l’hémisphère gauche avance moins. Or, nous savons que plus la vitesse est grande, plus grande est la résistance de l’air ; l’hémisphère droit éprouvera donc une résistance plus grande que l’hémisphère gauche ; l’air pressant davantage sur ce côté, le projectile déviera donc vers la gauche, et sortira du plan vertical.

Si la rotation s’effectuait suivant le diamètre horizontal du boulet, perpendiculaire au plan du tir, la pression de l’air s’exercerait plus ou sur l’hémisphère supérieur ou sur l’hémisphère inférieur, suivant le sens de la rotation, et la trajectoire serait déviée ou en bas ou en haut, mais elle ne sortirait pas du plan vertical.

Dans le troisième cas, c’est-à-dire quand le boulet tourne suivant son diamètre horizontal situé dans le plan du tir ; la surface antérieure étant également pressée sur tous ses points, on n’observe aucune déviation ; mais à condition que l’axe de rotation ne devienne jamais oblique, ou plutôt coïncide toujours avec la trajectoire.

La rotation s’effectuant suivant tous les diamètres possibles, autres que les trois que nous avons considérés, le boulet sortira toujours du plan du tir, et cela plus ou moins, selon que le diamètre se rapprochera du diamètre vertical, le premier considéré, lequel donne la déviation la plus grande à droite ou à gauche.

Ayant ainsi trouvé la véritable cause des déviations des projectiles, Robins en conclut, avec une grande justesse de raisonnement, qu’on y remédierait en forçant le projectile à choisir pour axe de rotation le diamètre horizontal situé dans le plan du tir. Il y avait, dans cette pensée, la théorie tout entière des armes rayées.

La rayure d’une bouche à feu consiste, comme chacun le sait, en une série de sillons creusés longitudinalement dans l’âme de la pièce, et décrivant des hélices parallèles, sinon depuis la culasse jusqu’à la bouche, au moins sur un long espace. Le nombre des raies varie, de même que leur longueur, leur profondeur suivant la forme de leurs bords et le pas de l’hélice. Nous aurons occasion de revenir sur chacun de ces points.

Depuis longtemps déjà, les armes rayées existaient par toute l’Europe ; mais elles étaient en petit nombre, et mal construites. Dès le jour où Robins les soumit à une étude mathématique, dès que les principes d’une science rigoureuse présidèrent à leur fabrication, elles prirent un essor tout nouveau.

Sans nous occuper ici des armes portatives rayées, connues sous le nom spécial de carabines, qui paraissent remonter jusqu’au xve siècle, et dont l’histoire trouvera sa place dans la Notice suivante, nous pouvons dire que, longtemps déjà avant Robins, les premiers canons rayés avaient apparu.

Il existe, au Musée de Berlin, une pièce en fer, datant de 1661, dont l’âme est creusée de treize rayures.

Nuremberg possède un canon en fer forgé, portant huit raies, et dont l’origine peut être fixée à 1694.

Ces exemples suffisent pour établir l’ancienneté du canon rayé ; il ne serait pas difficile d’en citer beaucoup d’autres.

Les rayures pratiquées dans les armes portatives les plus anciennes, c’est-à-dire dans les carabines, n’étaient pas tournées en spirale ; elles allaient en droite ligne, d’une extrémité de l’âme à l’autre bout. Les constructeurs n’avaient eu sans doute d’autre but que de diminuer l’effet de l’encrassement, en donnant place aux produits solides de la combustion de la poudre dans les raies, pendant que le projectile était guidé par le contact des saillies du métal. Ce même artifice permettait de diminuer l’espace laissé au vent dans les armes ordinaires, et par conséquent il donnait au tir une plus grande portée et plus de précision.

Plus tard, peut-être simplement par bizarrerie, peut-être aussi par l’idée que le projectile en tournant sur lui-même entrerait mieux dans la plaie, par comparaison avec l’action d’une vrille, on s’avisa de donner aux raies une certaine inclinaison, de telle sorte qu’elles décrivissent un tour entier de spire en un espace plus ou moins long. Ces raies avaient déjà pour effet de communiquer au projectile le mouvement de rotation suivant l’axe voulu.

Les résultats obtenus furent très-différents, parce que les armuriers employaient tour à tour les dispositions les plus diverses. Quelquefois les raies de la carabine ne faisaient pas même un quart de tour dans l’âme, mais parfois elles faisaient plus de trois tours. Il y avait des carabines creusées de deux, de trois rayures ; sur d’autres, on en comptait plus de cent. Dans ce dernier cas, les rayures étaient si fines qu’on les nommait merveilleuses, ou à cheveux. La même diversité dut s’observer dans le diamètre des balles ; tantôt la balle, trop petite, devait se comporter comme dans les canons à âme lisse, tantôt l’inclinaison des rayures pouvait lui communiquer le mouvement rotatoire. Il dut arriver enfin que les raies trop inclinées ne pouvaient plus retenir la balle dans leur sillon, et que celle-ci, sous l’impulsion de la poudre, franchissait les arêtes en droite ligne.

Dans ce dernier cas, la rayure était nuisible, dans le premier cas elle était inutile. Mais, toutes les fois que le projectile tournait suivant la spire, on observait un recul de l’arme beaucoup plus fort qu’avec le canon lisse ; ce qui est naturel, car le recul se compose de la résistance qu’offre le projectile à se déplacer, et ici il y a un surcroît de résistance causé par la pénétration des arêtes dans la balle, et le glissement oblique de celle-ci. On conçoit également que le recul est d’autant plus fort que le forcement de la balle est plus grand et que les raies sont plus inclinées.

On fut conduit à diminuer la charge de poudre, et d’autre part à augmenter l’épaisseur du métal de l’arme, autant pour parer au danger de rupture, devenu plus à craindre, que pour éviter le recul. Les premières carabines rayées en spirale sont toutes très-épaisses et très-lourdes, relativement au calibre.

Par des tâtonnements successifs, les arquebusiers arrivèrent à construire à peu près régulièrement des carabines rayées, qui étaient plus efficaces dans leur tir que les armes portatives à âme lisse. Cependant de nos jours encore on n’est pas d’accord sur le nombre, ni sur la forme et l’inclinaison des raies à donner à une arme déterminée. On a tour à tour essayé, abandonné et repris les rayures plus inclinées au tonnerre qu’à la volée, ou inversement, et les raies croissant ou décroissant en profondeur et en largeur, suivant le chemin du projectile.

Au temps de Robins, pour obliger le projectile à suivre les rainures des carabines, on faisait usage du système dit à balle forcée. On aplatissait la balle par-dessus la charge de poudre, en la frappant avec un maillet et une baguette de fer. On en faisait autant pour les canons rayés en employant un boulet de plomb. Mais ce système avait un inconvénient ; le projectile déformé éprouvait une plus grande résistance de la part de l’air ; et frappant le but avec une surface plate, il le pénétrait moins profondément.

Il est facile de comprendre comment les armes portatives rayées ont devancé de beaucoup les canons rayés. L’obstacle principal à vaincre était le défaut de résistance du métal. Or, il a toujours été plus facile de donner de la résistance aux pièces de petit calibre, qu’aux armes de calibre plus grand. Nous avons vu constamment, dans cette histoire de l’artillerie, les notions théoriques d’un progrès à accomplir, devancer le moment où ce progrès est pratiquement applicable, parce que tous ces progrès, ou au moins les principaux, sont liés à la qualité du métal mis en œuvre. Constamment nous avons vu les perfectionnements être appliqués aux armes portatives avant d’être mis en usage dans la grosse artillerie. C’est ainsi que les armes à main lançaient des projectiles métalliques, tandis que les canons et les bombardes ne tiraient encore que des boulets de pierre. C’est ainsi qu’on se servit de la poudre grenée dans les mousquets et les couleuvrines, tandis que les grosses pièces ne pouvaient faire usage que de poudre en poussier ou en galette. C’est encore ainsi que, de nos jours, les fusils chargés par la culasse ont devancé les canons chargés par un mécanisme analogue.

À l’époque où Robins faisait ses expériences, il n’y avait pas encore eu d’expériences de tir bien faites, et l’on ne connaissait pas les portées extrêmes des armes à feu. On savait seulement à quelle distance il était possible d’atteindre la cible. Or Robins avait remarqué que c’était surtout dans la seconde moitié de la portée totale, que le projectile déviait du plan de tir. Retarder ces déviations ou les empêcher, équivalait à augmenter la portée utile. Aussi les hommes de guerre de ce temps pensaient-ils que les armes rayées n’étaient supérieures aux armes lisses que parce qu’elles avaient plus de portée totale.

Robins s’attacha à réfuter cette erreur. Il montra même, par ses expériences avec le pendule balistique dont on lui doit l’invention, que la balle sortie d’une arme rayée, à égalité de calibre et de charge, avait moins de vitesse initiale que la balle partie d’une arme lisse. Il fallait nécessairement conclure de là que les balles forcées avaient moins de portée et moins de force de percussion que les balles lancées sans aucun artifice.

De nos jours les armes rayées portent plus loin que les autres, d’abord parce que le projectile n’étant plus forcé par le choc d’un maillet, à la manière ancienne, sa face antérieure, sur laquelle la résistance de l’air s’exerce, n’est pas aplatie, mais reste conique ; ensuite parce que la forme cylindro-conique des balles permet de leur donner plus de masse que la forme sphérique, et par conséquent plus de force vive à égalité de surface antérieure.

Robins était loin sans doute de prévoir toute la révolution que les armes rayées devaient accomplir un jour dans l’artillerie. Cependant le passage suivant, de son Traité de mathématiques, contenant les nouveaux principes de l’artillerie[24], renferme une prédiction vraiment extraordinaire.

« Il est évident par la nature de ces canons, dit l’auteur, qu’on ne peut s’en servir qu’avec des balles de plomb, et que, par conséquent, on ne peut les employer à lancer des bombes et des boulets ; néanmoins, en partant du principe qui leur donne tant d’avantages sur les autres, on pourrait trouver quelque méthode applicable à des projectiles plus pesants.

«… La nation chez qui l’on parviendra à bien comprendre la nature et l’avantage des canons rayés, où l’on aura la facilité de les construire, où les armées en feront usage et sauront les manier avec habileté, cette nation, dis-je, acquerra sur les autres une supériorité, quant à l’artillerie, égale à celle que pourraient lui donner toutes les inventions qu’on a faites jusqu’à présent pour perfectionner les armes quelconques ; j’ose même dire que ses troupes auront par là autant d’avantages sur les autres, qu’en avaient de leur temps les premiers inventeurs des armes à feu, suivant ce que nous rapporte l’histoire. »

Cette prédiction de Robins, notre siècle l’a vue s’accomplir de tous points.

Dans son Traité, Robins conseille de diminuer le poids de la charge de poudre alors en usage, parce que ses expériences lui avaient montré qu’une grande augmentation de la vitesse initiale ne procure qu’une petite augmentation de portée. Nous avons vu, en effet, combien est grande la résistance de l’air aux grandes vitesses des projectiles. En outre, une forte charge de poudre nécessite une grande épaisseur de métal, ce qui rend l’artillerie pesante et d’un transport difficile ; et si l’on ne veut pas augmenter le poids du canon, l’effet du recul met bientôt l’affût hors de service.

La théorie de Robins sur les armes rayées était à peine publiée qu’un mathématicien célèbre de ce temps, Euler, entreprit d’en contester la justesse. Ses objections étaient appuyées de nombreux calculs, et de considérations assises sur les régions les plus élevées des mathématiques. On peut les résumer ainsi.

Un boulet parfaitement sphérique, ayant son centre de gravité à son centre de figure, ne peut recevoir de la décharge aucun mouvement de rotation sur lui-même, parce que la résultante de la poussée du gaz de la poudre passe par son centre de figure.

Quand même il serait en état de rotation, la résistance de l’air arrêterait promptement ce mouvement gyratoire.

Si le centre de gravité du boulet ne coïncide pas avec le centre de figure, l’action de la poudre pourra lui communiquer un mouvement de rotation, et pendant son trajet il arrivera que le centre de gravité passera alternativement en avant et en arrière du centre de figure ; mais au bout de quelques tours, la résistance de l’air aura encore bientôt empêché ce mouvement anormal.

Enfin, si l’on suppose que le boulet n’est pas exactement sphérique, on pourra observer les déviations du plan vertical décrites par Robins.

La déviation sera due à ce que la résistance de l’air passant par le centre de figure, tandis que la face vide du boulet peut être considérée comme appliquée au centre de gravité, le boulet suivra la direction de la résultante de ces deux forces. Elle ne peut pas naître du mouvement de rotation ; au contraire, le mouvement de rotation tendrait à l’empêcher, et c’est le cas de la rayure en hélice, parce qu’elle fait passer le centre de gravité successivement par tous les points d’une circonférence perpendiculaire à l’axe, qu’ainsi elle tend à produire également la déviation dans tous les sens, et, par conséquent, ne la produit dans aucun.

Fig. 298. — Euler.

Euler tombait dans une contradiction manifeste en prétendant, d’une part, que la résistance de l’air était assez forte pour arrêter le mouvement de rotation d’un projectile sphérique ; et d’autre part, qu’elle suffit à produire ce mouvement de rotation dans le cas du projectile irrégulier. Il se trompait encore en croyant que la résultante de l’action des gaz de la poudre passe par le centre du boulet ; il ne tenait pas compte du vent de l’arme.

Une dernière erreur consistait à admettre que le projectile de forme irrégulière pourrait demeurer pendant son trajet, dans une position telle que son centre de figure et son centre de gravité se trouveraient sur une même ligne fixe, ne coïncidant pas avec la trajectoire.

Cependant aux yeux des hommes de cette époque, Euler était une autorité suprême. Il eut donc raison contre Robins. La confiance qu’inspirait Euler, le mathématicien illustre que Berlin et Pétersbourg se disputaient, était telle, que l’on accepta les yeux fermés la réfutation qu’il avait entreprise des idées de Robins, et la condamnation qu’il avait portée contre les canons rayés.

Pendant tout un siècle, personne ne songea donc à entrer dans la voie que Robins avait ouverte. Précisément à cause de leur savoir, les hommes les plus instruits se trouvaient alors les plus opposés au progrès. C’est au xixe siècle qu’il appartenait de rendre justice aux travaux du physicien anglais. C’est de nos jours seulement que les prodiges accomplis par les canons rayés ont justifié les idées de Robins et la prédiction remarquable que son génie avait si nettement formulée.


CHAPITRE XVIII

rénovation de l’artillerie moderne par les travaux de paixhans publiés en 1822. — les canons obusiers à la paixhans. — caronades. — les batiments cuirassés nécessitent un accroissement dans la puissance des bouches à feu.

L’histoire des transformations continuelles que l’artillerie a subies depuis son origine, fournit l’exemple, le plus remarquable peut-être, des perfectionnements que les efforts réunis de tous les peuples, les encouragements, les nécessités pressantes de la guerre ou celles de l’industrie, peuvent apporter à l’application d’un principe défini. La même histoire intéresse la science tout entière, car les améliorations apportées à l’artillerie sont généralement la conséquence d’un progrès accompli dans l’industrie ou dans une des branches de nos connaissances.

Quelque admirablement établie que fût l’artillerie de Gribeauval, si ce grand réformateur fût revenu au monde un demi-siècle après son œuvre achevée, il eût trouvé à réformer son propre système. C’est que l’art et la science avaient marché. L’artillerie qui avait suffi aux guerres de l’Empire, alors que la métallurgie et l’industrie n’avaient pu fournir que peu d’éléments de progrès à la fabrication des canons, n’était plus en harmonie avec les progrès de toutes sortes qu’avaient faits depuis cette époque les différentes branches de l’industrie et des arts.

C’est par une réforme dans l’armement de marine que commença la rénovation de l’artillerie.

L’auteur de cette réforme mémorable fut un chef de bataillon au corps royal de l’artillerie, H. J. Paixhans, un des hommes les plus remarquables qui aient honoré notre armée.

Paixhans apprit à fabriquer des canons capables de lancer des bombes, c’est-à-dire à faire jouer aux canons le rôle de mortiers, et il édifia un système complet et irréprochable pour l’installation de ces nouvelles bouches à feu à bord des navires.

Jusqu’à la Restauration, on ne construisit et on n’employa, pour les combats en mer, que les boulets pleins et ronds, de 22, 24, 32, 36 et 48 livres. On les tirait à des charges de poudre ne dépassant pas le tiers du poids du boulet ; et ils ne compromettaient grièvement l’existence du bâtiment attaqué que dans le cas où ces boulets étaient rougis, cas qui n’existe point pour les combats de navire à navire.

En 1794, on avait conçu l’espoir d’armer les bâtiments de guerre, d’obusiers, c’est-à-dire de remplacer les boulets pleins par des obus, dont les effets destructeurs auraient été terribles contre des vaisseaux en bois, et qui auraient efficacement concouru à l’attaque et à la ruine des marines ennemies. Des expériences furent faites dans ce but, par les hommes les plus instruits et les plus éclairés du temps, sous la direction de Monge. Ces expériences se faisaient au château de Meudon, dont l’entrée, pendant cette période, resta interdite à tous, sous peine de mort, selon les mœurs et pratiques de cette époque. On crut trop prématurément au succès de ces expériences. L’installation d’obusiers sur les navires fut décrétée ; le matériel nécessaire fut même envoyé à chaque vaisseau de guerre. Mais la question avait été tranchée trop hâtivement. La pratique fit voir tous les dangers de manier à bord, ces obus, dont plusieurs menaçaient d’incendier les navires. Les commandants firent jeter à l’eau tout ce matériel dangereux, et la question en resta là.

Ce n’est que sous la Restauration que l’on revint, comme nous l’avons dit, à l’idée de faire lancer des bombes ou des obus par des canons ordinaires. À cette époque, Paixhans fît accepter par le gouvernement, les canons-obusiers qui portent son nom (canons à la Paixhans).

Paixhans publia, en 1822, un livre extrêmement remarquable, intitulé Nouvelle Force maritime et artillerie, dans lequel sont prédits quelques-uns des progrès que les années suivantes virent s’accomplir. Paixhans s’exprime ainsi dans la préface de son ouvrage :

« Des vaisseaux, ne sont-ils pas une chose plus facile à détruire qu’à conserver ? et faut-il tant d’efforts pour anéantir ces fragiles édifices, lorsqu’un peu de poudre dans une mine fait écrouler d’un seul coup les plus solides remparts ?

« Non, les vaisseaux de haut-bord ne sont point difficiles à détruire. Ils bravent l’artillerie ordinaire, mais rien n’est plus facile que d’avoir une artillerie qu’ils ne braveront plus. Et quels regrets pourraient être accordés à ces machines hérissées de canons, lorsqu’aujourd’hui, ruineuses pour tous les peuples, elles ne sont favorables qu’à celui qui, regardant la force comme un droit, s’arroge le pouvoir absolu sur les mers (il s’agit du peuple anglais) ?

« Notre ouvrage développera, relativement à la facilité de détruire les vaisseaux, des preuves convaincantes, résultant d’expériences déjà faites ; et il offrira tous les détails nécessaires à l’exécution des nouvelles armes proposées ; armes qui seront assez redoutables pour mettre le moindre navire en état de se faire craindre du plus grand vaisseau, et qui, par conséquent, permettront de ne plus faire les énormes dépenses qu’entraînent les constructions de haut bord.

« Ce que nous proposons, n’est ni une invention, ni un projet ; et les armes nouvelles ne seront qu’un moyen très-simple d’agrandir un effet d’artillerie actuellement très-connu. Ce n’est point une idée neuve, c’est une idée mûre qui se présentait d’elle-même ; et chacun pouvait, à cette occasion, trouver ce que cherchait Maupertuis : « Un beau problème peu difficile. » Nous sommes si loin de prétendre avoir rien inventé, que nous avons au contraire fait des recherches laborieuses pour démontrer que la principale innovation, proposée dans ce livre, est une chose déjà connue depuis longtemps, déjà essayée avec succès, souvent conseillée par les hommes du métier les plus instruits, et dont il ne restait que les détails à étudier. »

Après ce début si modeste, puisque l’auteur ne veut pas s’attribuer le mérite de l’invention des canons-obusiers, Paixhans examine avec sagacité les inventions proposées pour l’art de la guerre, et il relègue la plupart dans l’ombre d’où elles n’eussent pas dû sortir. Puis, se servant de ce principe, alors adopté, que la force offensive d’un navire de guerre se mesure au poids des projectiles qu’il peut lancer en un temps donné, il montre que les pièces de gros calibre sont préférables aux bouches à feu plus petites.

Les vaisseaux, à cette époque, étaient armés de canons très-courts, et très-légers, relativement au poids du boulet. Ce n’étaient presque que des pistolets de gros calibre : on les nommait caronades, du mot Carron, nom d’un village d’Angleterre où les premiers de ces canons furent fabriqués.

Fig. 300. — Caronade de 30 de l’artillerie de la marine française.

La figure 300, tirée de l’ouvrage de Paixhans, donne la coupe d’une caronade de 30, pesant soixante-neuf fois son boulet. Cette pièce ne portait pas de tourillons ; seulement, un axe passant par l’anneau rompu que l’on remarque à la partie inférieure et moyenne, A, en remplissait l’office.

Paixhans proposa de substituer à la vieille caronade un canon, dont il donna le modèle : c’était une pièce de grand calibre, montée sur un affût solide et de manœuvre facile. La figure 299, donne l’élévation de cette pièce. Elle n’a pas d’anses à la volée, mais une anse remplace le bouton de culasse.

Fig. 299. — Canon obusier à la Paixhans.

En avant de l’affût on remarque un petit cric Α supportant un projectile ensabotté B.

Le recul de la pièce la faisant glisser sur les roues de l’affût devait amener la bouche de la pièce, juste en position pour que le cric élevât le projectile au-devant d’elle.

Ces canons pouvaient, au besoin, tirer le boulet plein, mais leur projectile ordinaire était la bombe. Leur épaisseur, en effet, n’était pas assez considérable pour lancer le boulet massif avec une forte charge de poudre ; la bombe était plus légère. Paixhans avait jugé que les projectiles explosifs devaient produire sur les vaisseaux un effet autrement redoutable que les boulets pleins, soit en déchirant largement la coque, soit en éparpillant leurs éclats dans les batteries ou les agrès.

Les expériences ordonnées par le gouvernement confirmèrent pleinement cette théorie et ces prévisions.

Fig. 301. — Charge du canon obusier à la Paixhans.

La figure 301 représente la disposition de la charge dans le canon-obusier à la Paixhans. Α est la gargousse pleine de poudre ; C, la bombe munie de sa mèche ; B, le sabot de la bombe ; D est l’âme du canon ; E le canal aboutissant à la lumière.

Le sabot de bois B servait à maintenir la bombe dans la même position pendant son parcours dans l’âme, à empêcher les mouvements de rotation nuisibles à la justesse du tir, et à éviter que le choc direct de la décharge, ou les battements du projectile contre les parois, ne les fissent éclater dans l’intérieur du canon.

Comme l’indique la figure, l’âme de la pièce était étranglée à son fond, pour recevoir la gargousse.

Les canons à bombes de Paixhans furent adoptés par la marine française en 1824, et presque aussitôt les Anglais l’adoptèrent à notre exemple. Peu d’années après, les pièces étant devenues plus résistantes, on put remplacer la bombe par un obus cylindro-conique, et le sabot fut supprimé.

Dans le remarquable ouvrage qu’il consacra à la description de ces nouveaux engins de guerre, Paixhans fit cette prédiction remarquable et judicieuse, qu’un jour les vaisseaux se couvriraient d’une cuirasse, pour résister à la pénétration des projectiles.

« Nous croyons possible, disait-il, de faire une armure qui, ayant toute la force nécessaire pour lutter contre les boulets de 24 et de 36 de l’artillerie actuelle de mer, ne serait pas tellement pesante, qu’elle ne pût être portée par un bâtiment qui aurait peu d’élévation, et qui serait construit convenablement ; d’où il résulterait, que ce bâtiment aurait par cela seul, et indépendamment de la force de ses canons à bombes, une supériorité défensive extraordinaire contre les grands vaisseaux, puisque ceux-ci, à cause de l’étendue, et surtout à cause de la hauteur de leur surface, ne seront jamais susceptibles d’être revêtus d’une semblable armure[25]. »

Paixhans conseillait aussi, et la chose put alors paraître hardie, d’utiliser comme moteur des navires de guerre, la vapeur, cette invention toute nouvelle, quant à son application aux flottes de combat. Paixhans, qui faisait ses recherches vers 1815, n’avait en vue que les faibles pompes à feu alors connues, machines de petite dimension, d’un faible poids, incapables de suffire à une longue traversée. Cependant il établit, par des calculs irréfutables, que les vaisseaux mus par la vapeur, nécessiteraient un équipage moins nombreux et moins exercé que les autres vaisseaux, et qu’ils pourraient porter un poids plus lourd en canons et en munitions de toute sorte.

La machine à vapeur ne tarda pas à être adoptée par les marines militaires des principales puissances ; mais loin de chercher à augmenter le nombre des canons dans les nouveaux vaisseaux de guerre, on préféra réduire ce nombre et donner plus de force et d’importance au principe moteur pour augmenter la vitesse du navire. La machine à vapeur servit principalement à rendre les longues traversées, non-seulement possibles, mais encore plus faciles qu’avec les anciens vaisseaux de guerre à voile.

Les idées émises par Paixhans eurent un grand retentissement ; elles opérèrent une véritable révolution de l’armement des vaisseaux. Cependant elles n’étaient pas absolument nouvelles. Pendant la guerre de 1812, l’Américain John Stevens, d’Hoboken, avait proposé un bâtiment de guerre mû par la vapeur, et protégé par une armure de fer.

Cependant la métallurgie n’était pas encore assez avancée pour résoudre toutes les difficultés que présentent de telles constructions. Les navires cuirassés paraissaient alors possibles, et même prochains ; les esprits en étaient préoccupés, mais la solution du problème paraissait encore bien éloignée. On faisait, en différents pays, des expériences de tir sur des plaques de fer. Les expériences dans ce but furent exécutées, en Angleterre, à Woolwich, en 1827 ; en France, à Metz, en 1835 ; à Hoboken, en Amérique, en 1841. En général, le fer étant de mauvaise qualité, les plaques étaient brisées ou percées par les projectiles. C’est ainsi que les expériences faites à Metz avaient conduit le général Morin à condamner sans rémission le principe du blindage métallique. On ne s’était pas avisé que ce résultat négatif pouvait tenir aux qualités des fers essayés, et qu’en encourageant les métallurgistes à perfectionner leurs produits, on pourrait arriver à obtenir des plaques de fer capables de résister aux boulets de la plus puissante artillerie.

Cette pensée paraît s’être présentée au gouvernement américain ; ou bien les fers d’Amérique avaient une ténacité qui manquait alors à ceux de France et d’Angleterre. Quoi qu’il en soit, le gouvernement des États-Unis commanda, en 1841, une batterie flottante cuirassée à MM. Stevens.

Ces constructeurs proposèrent dès cette époque, d’après M. Turgan, les gros canons en fer rayés, se chargeant par la culasse et lançant des boulets revêtus de métal mou[26]. L’hélice et la vapeur étaient proposées comme moteurs.

Ce n’est pourtant qu’en 1854 que le problème des batteries flottantes cuirassées fut résolu en France, grâce à l’initiative personnelle du souverain. Les quatre batteries cuirassées la Congrève, la Lave, la Dévastation et la Tonnante, construites sur les indications de l’Empereur Napoléon III, se révélèrent avec éclat dans le bombardement de Kinburn, au commencement de la guerre de Russie.

Le succès de ce premier essai de constructions navales cuirassées, détermina l’admirable entreprise consistant à revêtir entièrement de plaques de fer une frégate de guerre. L’apparition de la Gloire, en consacrant le principe des bâtiments cuirassés, donna le signal de la création dans notre flotte de nombreux bâtiments cuirassés. Bientôt l’Angleterre, ensuite les autres nations maritimes, imitèrent la France ; et ainsi fut consommée la révolution radicale qui transforma toute la flotte de guerre des deux mondes. Nous raconterons, avec tous les détails nécessaires, ces magnifiques entreprises dans la Notice spéciale que nous consacrerons, dans ce volume, aux Bâtiments cuirassés.

Par suite de l’adoption universelle des vaisseaux cuirassés, l’artillerie devait nécessairement se surpasser elle-même. Il lui était imposé de percer, grâce à la puissance de pénétration de ses nouveaux projectiles, les cuirasses de fer des navires ; elle devait subir une révolution analogue à celle qui venait de s’accomplir dans la marine de guerre. Ce dernier progrès s’est accompli de nos jours.

Les navires cuirassés et rapides ont remplacé les vaisseaux de guerre de haut bord. Les navires ne se canonnant plus à petite distance, la mousqueterie des haubans étant devenue inutile, il a fallu des canons énormes lançant avec précision leurs puissants obus, pour essayer de percer les plaques métalliques. On a donc vu se réaliser la prédiction de Paixhans, qui annonçait qu’un « très-petit navire, monté seulement de quelques soldats sans expérience, aurait assez de puissance pour détruire le vaisseau de haut bord le plus fortement armé. »


CHAPITRE XIX

études et progrès de l’artillerie contemporaine. — métaux divers employés à la confection des bouches à feu. — nouveaux modes de fabrication des canons. — conditions de la résistance des pièces. — les projectiles à grande vitesse initiale. — projectiles massifs. — résistance de l’air suivant la forme du projectile. — expériences de piobert et morin.

La révolution qui s’est accomplie dans l’artillerie contemporaine, a exigé une longue série d’études sur des questions particulières, qu’il a fallu résoudre successivement avant d’atteindre au résultat final. Nous consacrerons ce chapitre à résumer ces études spéciales, qui ont porté : 1o sur la nature du métal à choisir pour la confection des bouches à feu ; 2o sur le meilleur mode de fabrication des bouches à feu pour leur assurer la plus grande résistance ; 3o sur la forme et la nature des projectiles. Nous parlerons aussi de la question de la vitesse initiale à donner aux projectiles.

La première question à résoudre pour la constitution de la nouvelle artillerie, c’était la recherche de l’alliage ou du métal le plus résistant. La ténacité insuffisante du bronze des bouches à feu, avait, de tout temps, arrêté les progrès de l’artillerie ; il fallait reculer les limites de cette résistance.

Le bronze, l’alliage classique des bouches à feu, fut généralement abandonné : il n’était ni assez dur, ni assez élastique.

L’Amérique du Nord entra la première, cette fois, dans la voie des innovations. Pendant la guerre de 1812, les États-Unis firent construire de gros canons de marine, du calibre de 100. On les nomma calombiades. Le projectile était un obus. De forme ovoïde, il contenait 15 grammes de poudre, et était muni d’une fusée qui mettait le feu à cette poudre, dans de véritables obusiers de marine, comme ceux que devait employer peu après le colonel Paixhans en France.

Un canon aussi gros, lançant un projectile allongé et explosif, devait être fait d’un métal très-résistant : il était en fonte ou en fer forgé.

Quoi qu’il en soit, les Américains apprirent bientôt à fabriquer une fonte d’un grain très-fin, et d’une résistance tellement grande, que les fonderies de l’Europe ne sont pas encore parvenues à l’égaler.

En Angleterre et en Amérique, on essaya de construire des canons en fer forgé, semblables par conséquent aux bombardes du xive siècle. Les résultats obtenus furent assez insignifiants jusqu’au jour où l’ingénieur anglais Armstrong parvint à rendre cette fabrication usuelle. Nous parlerons de ce procédé de fabrication des canons, quand nous serons arrivés au canon Armstrong.

Ajoutons que quelques tentatives ont été faites pour confectionner des bouches à feu avec le bronze d’aluminium, composé d’aluminium additionné de 10 p. 100 de cuivre, ce qui donne un alliage de la couleur de l’or, et d’une ténacité prodigieuse. Mais cet alliage s’obtient difficilement avec une composition, et par conséquent une dureté uniforme dans toute sa masse. En outre, son prix est trop élevé pour qu’on puisse songer à en faire usage pour la fabrication courante de l’artillerie.

Un alliage d’invention récente, le métal Sterro, qui a été trouvé par le baron Rosthorn, de Vienne, paraît réunir au plus haut degré toutes les qualités exigées. Sa composition est variable entre certaines limites. Il y entre du cuivre et du zinc en proportions à peu près égales, avec un peu de fer et d’étain[27]. Le prix de revient est inférieur à celui du bronze. Cependant cet alliage n’a pas encore été suffisamment expérimenté, pour que l’on puisse porter un jugement définitif sur ses avantages.

La fonte, soit seule, soit soutenue par d’autres métaux, est loin d’être proscrite de la fabrication des canons. Les canons italiens sont toujours coulés en fonte ; quelques canons anglais en sont en partie composés, et comme nous le disions plus haut, les grosses bouches à feu américaines, de trois à quatre décimètres d’ouverture, sont également en fonte, malgré l’inconvénient, à bord des navires, du poids de ce métal. La fonte doit présenter de sérieux avantages, comme métal de bouche à feu, puisque les Américains, après le grand usage qu’ils en ont fait dans leur dernière guerre, jugent à propos de la conserver encore. Les canons américains de Rodman et Dahlgren, qui lancent des boulets du poids de mille livres, avec une charge de poudre de cent livres, sont en fonte. Un canon monstre, destiné à armer la tour du navire cuirassé le Puritain, et qui lance un projectile plein, du poids de 492 kilogrammes, est également en fonte.

Mais le métal qui, en raison de sa résistance supérieure à celle de tous les autres métaux ou alliages, tend à se substituer à tout autre dans la nouvelle artillerie à grande puissance, c’est l’acier. Tous les canons que M. Krupp avait envoyés à l’Exposition universelle de 1867, étaient en acier. Le perfectionnement apporté, dans ces derniers temps, à la fabrication de l’acier, permet d’obtenir cet admirable métal en masses suffisantes et à un prix assez bas pour que l’on puisse le faire entrer dans la fabrication ordinaire des pièces d’artillerie.

Parmi les différents aciers, on a fait usage surtout de l’acier puddlé des fabriques d’Angleterre ou de France, de l’acier Bessemer, de l’acier Aboukoff (propre à la Russie), et en Prusse, de l’acier Krupp, le plus résistant de tous, mais dont le mode de préparation est le secret de M. Krupp, propriétaire de l’usine.

On se ferait difficilement une idée de la masse d’acier et des travaux mécaniques qui sont nécessaires pour la fabrication des canons de la nouvelle artillerie, destinés à lancer des projectiles de 100 à 200 kilogrammes. Il faut, après avoir coulé l’acier, le forer avec des instruments et un outillage particuliers, que l’usine de M. Krupp a rassemblés après des années des plus laborieux efforts. Les usines métallurgiques d’Angleterre sont également en mesure de travailler, à l’aide d’un outillage nouveau, ces énormes masses métalliques.

La résistance du métal était la première condition à obtenir pour confectionner les canons destinés à percer les murailles métalliques des navires, parce qu’ils devaient supporter l’effort d’énormes charges de poudre. Mais quelle était l’utilité de ces charges énormes de poudre ? C’est ce qu’il convient d’expliquer. Pour percer une cuirasse métallique, il faut donner au boulet une vitesse initiale considérable, et pour cela il faut le chasser par une grande quantité de gaz explosifs, autrement dit, augmenter la charge de poudre. Quand il n’est animé que d’une faible vitesse, un boulet n’agit qu’à la manière du bélier antique : il choque, il ébranle, mais il ne perce pas. Il peut causer, si sa masse est suffisante, de graves désordres contre la plaque d’un navire cuirassé, mais il est impuissant à la traverser de part en part. Au contraire, le boulet animé d’une très-grande vitesse initiale, agit à la manière d’un emporte-pièce. Tout le monde sait qu’en tirant une balle de fusil contre un carreau de vitre suspendu à un fil, on perce dans le verre un trou régulier, sans même causer aucune oscillation à cette sorte de pendule : la vitesse avec laquelle le projectile rencontre la surface du verre, explique cette perforation si nettement produite que les parties voisines n’en sont pas même ébranlées.

Nous ajouterons que les vitesses initiales considérables déterminées par une très-forte charge de poudre, ont un autre avantage : elles augmentent la portée du tir. Ceci paraîtra évident, si l’on veut se reporter à ce que nous avons dit des forces composant la trajectoire. Ainsi la portée d’un boulet animé d’une vitesse initiale de 450 mètres par seconde, est presque double de celle du même boulet lancé avec une vitesse de 300 mètres par seconde, et l’exactitude du tir est conservée dans le même rapport.

Nous parlons ici de la justesse du tir sur une cible dont la distance est connue ; mais s’il s’agissait, comme le cas se présente habituellement à la guerre, de tirer rapidement sur un but mobile, sur un corps de troupes en marche, par exemple, les projectiles à grande vitesse donnant une trajectoire tendue auraient un avantage encore plus marqué par cette considération que leur tir est plus rasant, selon le terme consacré en artillerie.

Fig. 302. — La trajectoire tendue.

Supposons, en effet, deux canons tirant avec des vitesses initiales doubles l’une de l’autre, sur un même but, situé au point E (fig. 302). Le projectile à grande vitesse n’emploiera, pour arriver à ce point, que moitié moins de temps que l’autre projectile ; le sommet C de sa trajectoire ne devra donc se trouver qu’à une certaine hauteur, CB au-dessus du sol, telle que si on laissait tomber librement un corps du point A, sommet de la deuxième trajectoire, ce corps mettrait pour arriver au point B, le double du temps qu’il eût mis à tomber du point C. En un mot, la hauteur AB sera égale à quatre fois la hauteur CB.

Il s’ensuivra qu’au point D, où le boulet à grande vitesse n’est déjà plus qu’à hauteur d’homme et peut produire un effet, le boulet à petite vitesse se trouvera sur la verticale élevée à ce point à quatre fois la hauteur de l’homme ; et que l’espace utile DF, appartenant au premier boulet, sera égal à quatre fois l’espace EF, appartenant au second.

Quand on tire des projectiles animés d’une faible vitesse initiale, sur un but éloigné, on est obligé de donner une telle inclinaison à la trajectoire qu’une erreur de quelques mètres dans l’appréciation de la distance fait manquer le but, et on conçoit que cette appréciation est toujours très-difficile. Il est donc plus avantageux dans tous les cas, de communiquer aux projectiles une grande vitesse initiale.

Certains canons ont une portée énorme, elle peut aller, pour quelques-uns, jusqu’à 10 kilomètres, en tirant sous un angle très-élevé ; mais la branche descendante de la trajectoire est alors tellement plongeante qu’il est presque impossible de toucher le but. La portée vraiment utile d’un canon n’atteint jamais à la moitié de sa portée maximum ; elle ne s’opère qu’avec une inclinaison de la pièce ne dépassant pas 4 ou 5 degrés.

La portée utile dépend donc en grande partie, de la vitesse initiale qu’il est possible de communiquer au projectile, c’est-à-dire de la charge de poudre que permet la résistance de la pièce. Ainsi la résistance du métal employé pour la confection des bouches à feu était la première question qui devait occuper les hommes de l’art. Cette difficulté a été résolue, ainsi que nous l’avons dit, par l’adoption de l’acier comme métal constituant des bouches à feu. On est arrivé à un résultat à peu près semblable en fabriquant des canons avec des cercles de fer enchâssés les uns sur les autres, comme nous l’expliquerons en parlant du canon Whitworth.

Passons à la question des projectiles.

Il paraîtrait simple, au premier coup d’œil, pour obtenir de grandes vitesses initiales, d’employer des projectiles très-légers. Mais la résistance de l’air détruit beaucoup plus vite la force vive des petits projectiles que celle des projectiles massifs. Quelques mots d’explication à ce sujet sont nécessaires.

Supposons deux projectiles sphériques de diamètre double l’un de l’autre. D’après les principes de la géométrie, le poids du plus gros sera égal à huit fois celui du plus petit, sa surface à quatre fois celle du plus petit. La force vive d’un projectile est représentée par le produit de sa masse par sa vitesse. En admettant les vitesses initiales égales, la force vive du gros projectile sera encore huit fois plus grande que celle de l’autre.

Or, la résistance de l’air s’exerçant proportionnellement à la surface de la demi-sphère antérieure, elle ne sera que quatre fois plus grande pour le gros projectile. La force vive de celui-ci sera donc plus longtemps conservée.

La forme cylindro-conique, ou allongée, est celle qui a été généralement adoptée pour les boulets. Cette forme a pour but d’augmenter la masse relativement à la surface antérieure ; les boulets de cette forme conservent plus longtemps que les boulets sphériques, leur force vive, et parviennent à de plus grandes portées.

L’air n’exerce pas la même résistance sur les différentes formes de projectiles d’égal calibre. On devine qu’une surface plate éprouvera plus de difficulté à traverser les couches d’air qu’une surface présentant une pointe avancée.

Nous manquons encore de données précises sur cette question, parce que les expériences n’ont pas pu être faites en soumettant les corps considérés aux grandes vitesses que communique l’explosion de la poudre dans les armes à feu, et que le calcul ne sait pas encore embrasser toutes les conditions de la résistance de l’air.

Le tableau suivant, construit, au siècle dernier, par le docteur Hutton, à l’aide d’expériences faites avec le pendule balistique de Robins, ne peut donner que des résultats approchés de la réalité.

  FORME DES CORPS. résistance de l’air
d’après l’expérience.
résistance de l’air
d’après la théorie.
Demi-sphère, à convexité antérieure 
119 141
Sphère 
124 144
Cône (angle antérieur de 25° 42′) 
126 53
Disque très-aplati 
285 288
Demi-sphère à convexité postérieure 
288 288
Cône de même forme que le premier, la base tournée en avant[28] 
291 288
Fig. 303.

Le pendule balistique de Robins ne pouvait comparer les résistances éprouvées par un corps, qu’en leur donnant une vitesse de dix pieds par seconde ; vitesse trop faible pour qu’on puisse induire que ces résultats seront encore vrais pour les grandes vitesses des projectiles modernes lancés par la poudre.

Comme on le voit d’après ce tableau de Hutton, la demi-sphère convexe sur l’avant a l’avantage de la moindre résistance ; et l’écart le plus remarquable entre la théorie et l’expérience se trouve au cône à pointe antérieure.

Vers la fin du siècle dernier, le célèbre mathématicien Borda reprit les expériences de Hutton. Il communiqua à des corps, de forme à peu près pyramidale, des vitesses variant entre trois et vingt-cinq pieds par seconde, et obtint les résultats notés dans le tableau suivant, extrait du Cours d’artillerie de Piobert.

  FORME DES CORPS. résistance de l’air
d’après l’expérience.
résistance de l’air
d’après la théorie.
Triangle base en avant 
100 100
Triangle sommet en avant 
52 25
Demi-ellipse 
43 50
Ogive 
39 41
Fig. 304.

Il faut comparer ici les chiffres d’après le maximum 100 obtenu pour le triangle base en avant. Il y a encore de grands écarts entre la théorie et l’expérience. Ceci nous paraît tenir, au moins en grande partie, à ce que les corps en mouvement dans l’atmosphère, entraînent avec eux une couche d’air d’une épaisseur en rapport avec leur masse, variable peut-être avec la vitesse ; cette couche d’air augmente et modifie la surface sur laquelle le fluide exerce sa résistance.

Parmi tous les corps expérimentés jusqu’ici, le projectile de forme cylindrique, terminé par une face antérieure ogivale est celui qui a donné les résultats les plus favorables. C’est ce qui résulte du tableau précédent ; c’est aussi la même conclusion qui est ressortie d’un grand nombre de recherches remontant au siècle dernier.

Dès cette époque, plusieurs physiciens s’étaient occupés de chercher la forme du corps qui éprouverait le moins de résistance en traversant un fluide. Newton s’était arrêté à la forme ogivale, nettement tronquée à l’arrière, et semblable à la dernière figure du tableau précédent.

De nos jours M. Piobert a voulu établir que la forme la meilleure à donner aux projectiles serait celle d’un corps à pointe ogivale très-aiguë ayant en longueur cinq fois sa plus grande épaisseur. Le point de la plus grande section est placé aux deux tiers à partir de l’arrière, et celui-ci est arrondi (fig. 305).

Fig. 305. — Le projectile Piobert.

Nous verrons plus loin certains projectiles de M. Whitworth se rapprocher plus de cette forme allongée qu’aucun projectile employé jusqu’à nos jours. Cependant elle est loin d’être préférable à la forme cylindro-ogivale. En supposant qu’elle offre moins de résistance à l’air, cette forme ne serait pas à coup sûr la forme la meilleure à donner aux projectiles dont se sert l’artillerie. Le centre de gravité se trouvant plus près de l’extrémité arrondie que de l’extrémité pointue, la première pourrait fort bien passer en avant et avoir à diviser les couches d’air. La courbe des côtés se prêterait mal à la paroi rectiligne de l’âme, et pendant le trajet jusqu’à la bouche il serait presque impossible (à moins d’employer un sabot), que l’axe du projectile coïncidât avec l’axe de la pièce. Enfin, la forme pointue de l’avant n’est pas la plus utile au point de vue de la percussion et de la perforation des cuirasses. Elle agirait à la manière d’un coin, et le projectile, pour traverser, devrait refouler latéralement le métal, jusqu’à ce que l’ouverture fût assez grande ; or cette action exige un grand travail, c’est-à-dire une grande perte de force.

Le boulet cylindro-ogival, que recommandait Newton dès le siècle dernier, est donc aujourd’hui, et avec raison, généralement adopté. Nous verrons dans la Notice suivante que la même forme a été choisie pour les projectiles des armes portatives.

On a trouvé plus avantageux d’employer, pour perforer les cuirasses métalliques, des boulets à tête aplatie, qui opèrent comme un emporte-pièce.

Il est, en effet, un point à considérer dans le tir contre les vaisseaux cuirassés. Il faut éviter que le projectile n’arrive sous un angle trop éloigné de la perpendiculaire, parce qu’il pourrait ricocher, et qu’il aurait tout au moins une plus grande épaisseur de métal à traverser. Les boulets arrondis ricochent sur les cuirasses plus facilement que les projectiles à tête plate ou les boulets à pointe.

Nous terminerons ces considérations générales en examinant le mode d’action des projectiles suivant leur nature.

En 1834, M. Poncelet présenta à l’Académie des sciences, un rapport sur des expériences de MM. Piobert et Morin, relativement à la pénétration des projectiles dans des corps de nature diverse.

Les boulets de fonte n’éprouvent pas de déformation sensible en traversant des milieux facilement pénétrables ; sous leur action, les massifs de bois de sapin se fendent en grands éclats. Le bois de chêne, au contraire, se referme presque hermétiquement sur le passage des projectiles, à cause de l’élasticité des fibres qui n’ont pas été détruites.

L’argile et les terres suffisamment humides, débarrassées de graviers, laissent une ouverture évasée à l’extérieur en forme d’entonnoir, au fond de laquelle le boulet est logé. Les parois de l’argile sont durcies et comme cuites par la haute température développée par le choc et le refoulement.

Le boulet de 24 s’enfonce de 60 centimètres dans de bonnes murailles, de 30 centimètres seulement dans les roches calcaires. Souvent aussi, dans ce cas, au lieu de pénétrer la pierre, il rebondit d’une centaine de mètres en arrière. Le trou pratiqué dans ces circonstances, est évasé vers l’ouverture, au point de présenter cinq ou six fois le diamètre du boulet. Puis vient un long canal, se terminant par une cavité du calibre du boulet.

Le calcaire est pulvérisé, et les débris projetés de toutes parts présentent l’aspect et les propriétés de la chaux vive ; cette transformation chimique en chaux est l’effet de la chaleur développée par le broiement de la masse.

Dans le sable, qui est très-peu compressible, comme on le sait, la route du boulet est comblée par une poussière extrêmement fine, blanchâtre et desséchée.

Les boulets de fonte dure, c’est-à-dire blanche et truitée, se brisaient facilement dans le tir contre les rocs, et presque toujours dans le tir contre les plaques métalliques. Les boulets de fonte grise et douce, au contraire, ne se brisaient qu’animés des plus grandes vitesses et lancés par les plus fortes charges en usage dans l’artillerie ; leur ductilité particulière leur permettait de s’aplatir d’une certaine quantité avant que se manifestassent les fêlures.

La difficulté de construire les grandes bouches à feu, la résistance variable des métaux employés, la nécessité d’obtenir une grande justesse de tir et une trajectoire tendue, l’obligation d’employer des projectiles énormes, ont donné naissance, de nos jours, à un grand nombre de systèmes de canons, dans lesquels on a voulu concilier autant que possible ces qualités presque contradictoires. Nous examinerons les principaux de ces systèmes dans les chapitres suivants. Les premiers chapitres seront consacrés aux canons se chargeant par la bouche, les suivants, aux canons se chargeant par la culasse.


CHAPITRE XX

les divers systèmes modernes de canon se chargeant par la bouche. — projectiles rayés. — projectiles forcés. — rayure des pièces. — différents systèmes de canons rayés. — projectiles à sabot. — système cavalli. — proposition du capitaine tamisier. — modifications apportées par le chef d’escadron treuille de beaulieu. — la fusée treuille de beaulieu. — le canon rayé français. — son apparition dans la guerre d’italie ; ses avantages.

Les théories d’Euler sur la déviation des projectiles, et ses erreurs aussi, furent enseignées dans toutes les écoles d’artillerie de la France et de l’étranger, jusqu’à environ l’année 1850. On essayait de régulariser le tir des obus et des bombes en plaçant le centre de gravité de ces projectiles en avant de leur centre de figure ; mais la presque impossibilité de conserver au projectile cette disposition pendant toute l’étendue de sa trajectoire dans l’air, et la difficulté de charger dans une position rigoureuse, interdisaient tout avantage dans la pratique.

Depuis l’année 1800, des chercheurs, des inventeurs, placés en dehors du courant classique, avaient proposé divers systèmes pour régulariser le tir, en donnant, d’après les principes de Robins, un mouvement rotatoire au projectile, suivant le diamètre horizontal situé dans le plan du tir. Mais les commissions officielles les avaient toujours repoussés. Jusqu’en 1850, aucun essai sérieux ne fut donc tenté en France dans cette direction[29].

Ces systèmes, qui constituaient de véritables hérésies pour la science officielle de ce temps, peuvent être classés en trois groupes.

1o On agissait sur le projectile en le creusant de rainures diverses.

2o On rayait la bouche à feu en enveloppant le projectile d’une couche de plomb, qui se forçait dans les rayures ; ou bien en munissant le projectile d’un sabot fusible, qui s’écrasait et se forçait dans la pièce.

3o Enfin on munissait le boulet d’ailettes saillantes, destinées à s’engager dans les rainures de la bouche à feu.

Examinons chacun de ces trois systèmes, dont le dernier a prévalu en France.

Dans le premier système, avons-nous dit, on cherchait à obtenir le mouvement de rotation du projectile dans le plan désiré, au moyen de rainures obliques creusées à la surface du projectile même. L’âme du canon restait lisse. Tantôt les rainures étaient pratiquées à la partie postérieure du projectile, et alors le mouvement rotatoire devait être communiqué par les gaz de la poudre. Tantôt elles étaient placées à l’avant du projectile, et on comptait sur la résistance de l’air pour produire le mouvement efficace. Tantôt enfin les deux procédés étaient appliqués sur le même boulet, et les rayures de la partie antérieure étaient dirigées en sens inverse de celles de la partie postérieure, pour concourir à faire tourner le boulet dans un sens déterminé.

On proposa aussi des nervures en relief à la place des rainures.

Aucune de ces méthodes n’avait l’efficacité voulue ; le mouvement de rotation du boulet ainsi provoqué, n’était pas assez prononcé. Disons cependant que, de nos jours, M. Bessemer a construit un projectile à rainures très-coudées, agissant par la seule action de la poudre, lequel paraît avoir quelques chances de réussite. Les gaz s’engageant dans la rainure, doivent, pour arriver à l’avant du boulet, suivre une route plus longue que celle que décrit le projectile dans l’âme lisse du canon ; ils agissent au point du coude, suivant une direction à peu près perpendiculaire à la génératrice ; un mouvement de rotation du projectile en est la conséquence. Ces boulets arrivaient à faire sur eux-mêmes deux tours et demi, dans un canon de huit pieds de longueur d’âme, avec une charge de poudre égale au sixième du poids du boulet.

Mais ce n’était pas sur les projectiles qu’il fallait agir pour rectifier leur direction, c’était sur l’âme de la bouche à feu.

Dans le second groupe des propositions formulées à cette époque, c’est sur la pièce que portaient les rainures. Ces rainures étaient en hélice, et le boulet, fait de plomb, ou recouvert d’une couche de ce métal, devait être forcé, comme on le pratiquait depuis longtemps pour les balles des carabines, c’est-à-dire par l’action d’un refouloir écrasant le boulet, et quelquefois simplement, par l’expansion de la partie postérieure du projectile, produite par l’action de la poudre.

En 1846, le capitaine Rollée de Baudreville fit une proposition rentrant dans le premier cas ; mais elle ne fut pas soumise à l’expérience[30].

Le capitaine de Faucompré fit plusieurs essais du même genre, et ne parvint pas à des résultats satisfaisants en pratique.

Le général belge Timmerhans imagina le projectile muni d’un sabot expansif à sa partie postérieure. Au moment de la décharge, le sabot, se pressant contre le projectile, faisait disparaître le vide laissé entre eux, et s’écrasait de façon à pénétrer dans les rayures de la pièce.

Les pièces construites d’après ce système, se brisèrent dès les premiers coups, peut-être parce qu’un forcement complet causait une résistance trop grande ; peut-être aussi parce que l’écrasement du sabot s’opérant d’une manière irrégulière, le boulet basculait pressé comme par un coin, et se coinçait, comme on le dit, dans l’âme, opposant une résistance insurmontable à l’expansion des gaz de la poudre, et faisant ainsi éclater quelquefois la pièce.

Un projectile imaginé par un Américain, M. Schenkl, est constitué d’une manière analogue, mais il présente moins de dangers. Au moment de la décharge, une enveloppe de plomb, que porte la partie postérieure de ce boulet, glisse en avant, le long de la partie conique postérieure, et se force dans les rayures de la pièce ; elle guide ainsi le boulet et s’éparpille ensuite en une poussière inoffensive pour l’artillerie.

Ce système, qui est excellent, a été mis en usage pendant la grande guerre des États-Unis.

Il est encore un autre mode de forcement par l’action des gaz de la poudre : on pourrait l’appeler concentrique, par opposition aux forcements excentriques que nous venons d’examiner. Il est depuis longtemps en usage pour les balles dans les armes à feu portatives. Le boulet est évidé dans sa portion postérieure, qui est formée d’un sabot de plomb. Le culot du métal dur poussé par la décharge, entre dans l’espace ménagé devant lui, presse les parties latérales minces et molles, et les fait pénétrer dans les rayures.

Cette forme de projectile est très-bonne pour les carabines, mais dans les canons les projectiles munis d’un sabot qui doit s’écraser pour produire le forcement, ont deux inconvénients. Le premier consiste dans un forcement trop complet qui, opposant une grande résistance à la décharge, peut faire éclater la pièce. Ce défaut tend à disparaître à mesure des améliorations dans la construction des bouches à feu. Il a conduit cependant à donner au sabot de faibles dimensions, pour que le forcement fût moins complet et plus difficile à opérer. On réduirait donc les avantages de ce mode de chargement.

Le deuxième inconvénient n’appartient pas seulement aux sabots de plomb, mais encore à toutes les enveloppes ou adjonctions de métal mou mises en usage dans les projectiles de divers systèmes. La force de l’explosion et l’action des rayures, arrachent ce métal, et le répandent en pluie tout autour de la bouche du canon, au grand danger des servants des pièces et des assistants.

On a essayé de remplacer l’enveloppe de plomb, par un manchon de toile grasse, par du papier mâché, ou par des moyens analogues, mais le succès n’a pas répondu à l’attente des expérimentateurs.

Le troisième groupe des systèmes proposés avant la création de l’artillerie actuelle, consiste, avons-nous dit, à communiquer le mouvement du projectile dans le plan exact de l’axe de la bouche à feu, au moyen d’ailettes ou de boutons saillants fixés à la surface du boulet, et destinés à s’engager dans les rayures de la bouche à feu.

Le premier boulet de cette espèce paraît avoir été construit en 1845, par le major sarde Cavalli, maintenant général dans l’armée italienne. Le canon créé par l’officier piémontais, n’avait que deux rayures, creusées en face l’une de l’autre, et d’un pas égal depuis le tonnerre jusqu’à la bouche. Ce fut en même temps le premier canon se chargeant par la culasse.

Le boulet portant deux ailettes de même inclinaison que les rainures, et destinées à s’engager dans leur intérieur, n’était pas ainsi suffisamment soutenu ; il pouvait ballotter dans l’âme, et même se coincer, et faire éclater la pièce. Cavalli ajouta à son projectile deux boutons, situés sur l’avant, pour glisser sur la surface lisse de la pièce et faire office de sabot.

Nous reviendrons avec plus de détails sur le système Cavalli, dans le chapitre suivant. Ce canon fit naître d’abord de grandes espérances. Les arsenaux piémontais en construisirent un grand nombre, qui, restés sans usage, gisent maintenant dans les cours et sous les hangars des fonderies. Si ce système a échoué, cela tient peut-être à ce que l’inventeur avait voulu trop innover tout d’un coup ; les bonnes choses qu’il avait imaginées, se sont perdues au milieu de détails défectueux.

Quoi qu’il en soit, la portée et la précision des nouveaux projectiles du major Cavalli étaient trop bien établies, les expériences faites en Suède et en Sardaigne avaient proclamé ces résultats trop haut, pour que de nouvelles tentatives ne se produisissent pas dans la même voie chez les autres nations européennes.

En 1847, le capitaine français Tamisier proposa un système de canons rayés, que les événements politiques ne permirent pas d’expérimenter[31].

À la même époque, le lieutenant-colonel Burnier soumit à une commission, présidée par le colonel Legendre, des projectiles creux et de forme ogivale, portant deux ailettes venues de fonte, faisant une saillie de 6 millimètres. Comme on le voit, ces projectiles, par leur forme, se rapprochaient considérablement de ceux du major Cavalli. Les expériences furent faites à Vincennes, mais elles ne donnèrent pas des résultats satisfaisants.

Le 3 mars 1850, le capitaine Tamisier adressait au ministère de la guerre un mémoire dans lequel il demandait que l’on soumît à l’expérience un système de son invention. Les projectiles étaient munis de six ailettes rectangulaires en cuivre, venant s’appuyer au fond des rayures, et destinées à faire coïncider, pendant le tir, l’axe du projectile avec l’axe de la pièce. Celle-ci était rayée sur le pas de 2 mètres.

La commission à laquelle avait été soumis le système du lieutenant-colonel Burnier, fut chargée des expériences. On tira à faible charge et à petite distance, pour que les constatations fussent plus faciles.

Les résultats ayant été jugés satisfaisants, la commission autorisa le capitaine Tamisier à continuer et à développer ses études.

Pendant ce temps, le commandant Didion, membre de la commission, présenta quelques modifications au système Tamisier. La principale consistait à donner au fond des rayures une surface, non plus parallèle à l’âme de la pièce, mais inclinée d’un flanc de la rayure vers l’autre.

Cette disposition devait permettre de charger facilement le projectile en faisant appuyer ses ailettes au flanc de la rayure située du côté le plus profond, et d’autre part elle avait l’avantage de centrer complétement le projectile au moment du tir, parce qu’alors les ailettes tendant à se porter vers le flanc opposé rencontraient le fond de la rayure et touchaient le fond de tous côtés.

Les figures 306 et 307 feront comprendre ce point important.

Fig. 306. — Projectile à ailettes (position du chargement).

Dans la figure 306, on a donné au projectile la position convenable pour le faire entrer jusqu’au tonnerre. Les ailettes A, B, C, D, E, F, ne rencontrent pas le fond des rayures, et le projectile peut être poussé jusqu’à sa place sans éprouver grande résistance.

Fig. 307. — Projectile à ailettes (position au moment de la sortie).

La seconde figure montre le projectile lancé par l’action de la poudre, au moment où il va sortir de la pièce. Le boulet résistant, par son inertie, au mouvement de rotation, tend à appuyer ses ailettes A′, B′, C′, D′, E′, F′, contre l’autre flanc de la rayure ; mais elles viennent rencontrer les fonds de la rayure, et glissent à cette place, en maintenant la coïncidence de l’axe de l’âme et de l’axe du projectile.

Dans cette position, le boulet est dit centré.

L’essai des modifications proposées par le commandant Didion, fut ajourné, pour ne pas entraver les travaux du capitaine Tamisier.

M. Tamisier apporta alors à son système des perfectionnements extraordinaires. Il allongea son projectile et en fit un obus. Il remplaça les ailettes de cuivre par des ailettes de zinc ; enfin il eut l’idée de couler du plomb entre les saillies d’acier du projectile. Cette disposition, jointe à la rayure de la pièce qui correspond aux saillies du projectile, a l’avantage de produire une occlusion parfaite du calibre de la bouche à feu au moment de l’explosion, et de s’opposer ainsi à tout dégagement, à l’extérieur, des gaz provenant de la combustion de la poudre, en d’autres termes, de supprimer le vent du projectile. Quand le boulet est lancé, le plomb qui garnit le contour du projectile, fond, ou du moins se ramollit. et se moulant, comme à travers une filière, à l’intérieur des sillons de la pièce, il produit une fermeture absolue, qui s’oppose à la sortie des gaz provenant de la combustion de la poudre.

Des pièces rayées de divers modèles, furent mises à la disposition de la commission, pour qu’elle fût à même de fixer le pas le plus utile à donner à l’hélice. Enfin comme les portées de ces pièces étaient devenues trop grandes et dépassaient les limites du polygone de Vincennes, la commission se transporta à la Fère, pour continuer ses expériences.

Elles furent interrompues pendant quelque temps, puis reprises en 1854, sous la présidence du général Larchey.

De nouveaux tracés de rayures furent proposés par le capitaine Chanal, puis modifiés par M. Treuille de Beaulieu, alors chef d’escadron et directeur de l’atelier de précision au dépôt central de l’artillerie. Cet officier inventa à cette époque, l’admirable fusée métallique qui joue un si grand rôle dans le projectile actuel, et qui sera décrite plus loin.

En 1855, la prairie de la Fère ayant été inondée, le ministre ordonna que les travaux de la commission fussent transportés à Calais.

Les systèmes du commandant Treuille de Beaulieu donnèrent des résultats inespérés, et les projets de cet officier furent enfin acceptés sans modifications. Les pièces de 4 et de 12 de notre artillerie furent rayées d’après ce système, et les projectiles explosifs munis de la nouvelle fusée devinrent réglementaires.

Des canons de divers calibres, rayés d’après ce système définitif, devaient être transportés en Crimée en 1855. Mais survint la paix, qui fit suspendre ces préparatifs.

Entre 1856 et 1859, de nouvelles études furent reprises, dans le but de fixer définitivement les dimensions à donner aux diverses parties des pièces rayées de tout calibre. Des essais de tir en brèche furent faits à Douai et au fort Liédot.

Fig. 308. — Le canon rayé français (pièce de campagne du calibre de 4).

De toutes ces études sortit enfin le célèbre canon rayé français (fig. 308) qui fit tant parler de lui, lors de son apparition en Italie en 1859. Son calibre est celui des anciens canons de quatre ; son diamètre est de 86mm,5. Le canon seul ne pèse que 333 kilogrammes. La pièce avec son affût et le caisson contenant trente-quatre coups d’approvisionnement, pèse 1 200 kilogrammes.

Le poids du projectile est de 4 kilogrammes, et la charge de poudre est fixée à 550 grammes, c’est-à-dire seulement un peu plus du dixième du poids du projectile. La portée maximum est de 4 600 mètres, mais la hausse marquant la portée utile, n’est graduée que jusqu’à 3 200 mètres.

Le projectile est un obus. Le canon rayé français est donc véritablement un obusier, le boulet plein étant totalement supprimé. L’obus est chargé de 200 grammes de poudre, lesquels suffisent à le faire éclater en vingt ou vingt-cinq morceaux dangereux, avec quelques fragments plus petits, que l’on ne peut compter.

Fig. 309. — Obus du canon rayé français et sa fusée métallique.

La figure 309 représente cet obus, muni de la fusée métallique du commandant Treuille de Beaulieu. La partie cylindrique et filetée de la fusée AB, est percée à l’intérieur d’un canal longitudinal communiquant, à angle droit, avec divers autres canaux pratiqués dans la tête aplatie, et qui ont leur ouverture à l’extérieur, aux points C et D. Tous ces canaux sont remplis d’une composition fusante qu’allume l’inflammation de la charge de poudre qui lance l’obus. Le temps que met à brûler une longueur donnée de la composition, est rigoureusement calculé. On peut faire éclater le projectile à une distance déterminée en ne laissant ouvert que l’un ou l’autre des évents que porte la tête A, du projectile, parce que chacun d’eux correspond à un canal de longueur différente.

Fig. 310. — Coupe de la tête de la fusée de l’obus français.

La figure 310 est une coupe de la tête de la fusée, on y voit les évents A, B, C, qui communiquent avec l’intérieur de l’obus. La figure 311 montre l’extrémité inférieure de cette fusée et l’abouchement des évents, A, B, C dans l’intérieur de l’obus.

Fig. 311. — Bout de la fusée avec les trois conduits.

Dans la pratique on se contente de boucher seulement les canaux qui feraient éclater l’obus à une distance plus courte que celle à laquelle on vise, afin que si l’évent correspondant à la distance voulue venait à manquer, l’inflammation pût encore arriver à la charge intérieure, par les canaux de longueur plus grande.

Le canon de campagne tire encore, au besoin, des boîtes à balles et des obus à balles, nommés shrapnels.

La boîte à balles s’ouvre quand elle est lancée par la poudre et, arrivée à la bouche de la pièce, laisse voler les quarante et une balles de fer qu’elle contient, jusqu’à la distance de 600 mètres.

Le shrapnel a, extérieurement, la forme d’un obus ordinaire, il contient quatre-vingt-cinq petites balles de plomb, et soixante grammes de poudre, laquelle occupe la partie postérieure de la chambre. Il doit éclater en l’air, à peu de distance de la ligne que l’on veut frapper ; les fragments de l’obus volent en avant et sur les côtés, et les balles s’éparpillent suivant un cône à base antérieure, avec une vitesse telle qu’elles peuvent porter jusqu’à 274 mètres au delà du point où l’obus éclate. Dans la figure 309 qui représente le projectile du canon français, on a supposé que la charge de l’obus est le shrapnel contenant 85 balles de plomb.

Fig. 312. — Rayure du canon français de 1859.

À l’époque de la campagne d’Italie, nos canons n’avaient que trois rayures, comme le représente la figure 312. Les obus portaient six ailettes (deux pour chaque rayure) dont la ligne d’implantation faisait le même angle avec la génératrice du projectile que la rayure de la pièce avec la génératrice de l’âme. On avait adopté pour les rayures le principe du commandant Didion ; mais elles étaient si peu profondes que le flanc du chargement n’avait qu’une faible hauteur et que le flanc directeur avait disparu.

Plus tard, on creusa six rayures, et les obus portèrent douze ailettes disposées deux à deux. Le fond de la rayure reprit ainsi sa symétrie ; mais la forme de l’ailette fut modifiée en compensation.

Fig. 313. — Position du boulet dans la rayure du canon français.

La figure 313 montre la coupe de l’une des six rayures et de l’ailette correspondante dans la position du chargement.

Fig. 314. — Position du boulet à la sortie du canon français.

La figure 314 représente la rayure et le projectile au moment de la sortie de la bouche. Le tenon de zinc a été écrasé par le flanc directeur, et un angle curviligne s’est formé sur sa partie plate.

La rayure est progressive ; c’est-à-dire que partant du tonnerre, dans la direction de l’axe de la pièce, elle s’infléchit de plus en plus jusqu’à la bouche. Cette disposition répartit l’effort sur toute la longueur de la pièce.

Les qualités qui caractérisent le système français sont la simplicité, la légèreté et l’économie.

Ce dernier avantage sera suffisamment démontré par ce fait, que lorsqu’on s’occupa de transformer les anciennes pièces de 4 et de 12 dans le nouveau système, c’est-à-dire quand on raya ces anciennes pièces, le prix des seules rognures du métal suffit à payer la main-d’œuvre[32].

Outre le canon de campagne de 4, que nous venons de décrire, l’armée française emmena en Italie un certain nombre des anciens canons de 12, auxquels on avait appliqué la rayure. Ce furent les pièces de réserve ; elles devaient servir dans les cas imprévus. Mais on n’eut pas occasion d’en faire usage.

Lors de la campagne d’Italie, les pièces rayées étaient un secret pour tout le monde, même pour les officiers de l’artillerie française[33]. Les canons furent placés dans des caisses, sur lesquelles était écrit le mot fragile, et embarqués pour Gènes. Quelques jours après, presque sans instruction préalable, les artilleurs s’en servaient avec l’efficacité que chacun connaît.

C’est le 19 mai 1859, à Alexandrie, la veille du combat de Montebello, que fut tiré le premier coup des nouveaux canons. Plus tard, à la bataille de Solferino, une batterie de ces canons rayés alla détruire les réserves autrichiennes, à une distance qui avait été jugée par l’ennemi tout à fait hors de la portée de l’artillerie.

Dans la campagne de Chine, les pièces françaises et les lourds canons Armstrong, de l’armée anglaise, eurent à traverser une vaste étendue de terrain de marais, sans autre attelage que les misérables petits chevaux du pays. Notre artillerie s’en tira sans grande difficulté, tandis que les « wagons Armstrong », comme on les a appelés, restèrent piteusement embourbés, et n’arrivèrent que trop tard sur le champ de bataille. Voilà pour la légèreté du système de l’artillerie rayée française.

Par suite de toutes ces transformations, l’artillerie française actuelle ne ressemble guère à ce qu’elle était pendant les longues périodes de son histoire que nous avons passées en revue.

Les boulets pleins sont supprimés, les projectiles de l’artillerie rayée sont des obus, lançant soit leurs propres éclats, soit des balles (chrapnels), ou des boîtes à balles. Les projectiles cylindro-coniques remplissent les deux conditions de frapper comme les anciens boulets pleins, et d’éclater comme les obus. En dévissant plus ou moins la fusée métallique, pour déboucher les évents, on les fait éclater au point désiré.

Le nombre des calibres de notre artillerie nouvelle est réduit à deux : le calibre de 4, ou le canon de campagne, et le calibre de 12, ou pièce de siége.

Aucun de ces canons ne se charge par la culasse. Le chargement par la culasse est réservé aux grosses bouches à feu de la marine, dont nous parlerons en terminant cette Notice.

Malgré sa prodigieuse légèreté, car la pièce de campagne, comme nous l’avons dit ne pèse que 333 kilogrammes, la portée de nos canons rayés, ainsi que la précision de leur tir, sont extraordinaires. La pièce de campagne lance son boulet cylindro-ogival à une lieue de distance. À 1 200 mètres, tous les boulets atteignent une cible de 2 mètres de haut. À la même distance, la pièce de 12, employée dans divers pays, mettrait à peine un boulet sur dix dans une cible quinze fois plus grande.

À 2 000 mètres, les écarts du boulet cylindro-ogival n’excèdent pas 2 à 3 mètres, et sa portée totale va jusqu’à 4 500 mètres.

En raison de son faible poids, la pièce de campagne rayée se transporte avec la plus grande facilité, d’un lieu dans un autre, même sans le secours de chevaux. La charge de poudre est de 500 grammes. Son explosion est si meurtrière, qu’en très-peu de temps elle peut détruire un corps de cavalerie.

La pièce de 12 remplace avantageusement les gros calibres, surtout celui de 24. Avec cette dernière pièce, il fallait autrefois 8 kilogrammes de poudre pour lancer son boulet sphérique, tandis qu’avec la nouvelle pièce rayée de 12, il suffit de 1 200 grammes de poudre pour produire un effet double, et cela en moitié moins de temps. Le boulet de la pièce rayée de 12, tiré à 70 mètres de distance, pénètre à une profondeur de 80 centimètres dans des pierres reliées par la chaux ou le ciment, ou dans les briques ; en y éclatant, il fait d’énormes trous en forme d’entonnoir.

Nous n’apprendrons rien à personne en disant combien fut grand l’étonnement des nations militaires des deux mondes, quand on connut le triomphe qui avait signalé l’inauguration de la nouvelle artillerie rayée française dans les plaines de l’Italie. Une émulation générale en fut la conséquence. De toutes parts les gouvernements favorisèrent les essais nouveaux, ou les expériences sur les projets déjà présentés. Nous allons examiner, dans les chapitres suivants, la nouvelle artillerie créée en Angleterre et en Amérique, dans le système du chargement par la bouche.


CHAPITRE XXI

canons anglais se chargeant par la bouche. — le canon lancaster et le canon whitworth. — principe de la construction du canon whitworth.

Après les succès du canon rayé français sur les champs de bataille de l’Italie, le système Lancaster et le système Whitworth attirèrent beaucoup l’attention en Angleterre. Comme il s’agit de canons se chargeant par la bouche, c’est le lieu d’en parler ici. Le canon Armstrong fit également beaucoup parler de lui, à la même époque ; mais comme il appartenait alors au système de chargement par la culasse, nous devons renvoyer plus loin sa description.

Le canon Lancaster avait déjà été expérimenté par l’artillerie anglaise en Crimée.


L’âme, de forme elliptique et de grand diamètre, tourne en hélice, suivant un pas de 30 pieds anglais, c’est-à-dire d’un peu moins de 6 mètres. En d’autres termes, l’âme peut être considérée comme cylindrique, et elle est seulement creusée de deux larges rayures, arrondies et peu profondes. La figure 315 représente la rayure des canons Lancaster.

Fig. 315. — Rayure du canon Lancaster.

Le projectile est un obus, de forme elliptique, comme l’âme. La figure 316 représente ce projectile.

Fig. 316. — Obus du canon Lancaster.

Dans les essais qui furent faits en Crimée des canons Lancaster, les pièces éclatèrent souvent, parce que le projectile se coinçait dans la pièce, c’est-à-dire butait dans l’intérieur, de manière à n’en pouvoir sortir, et à provoquer la rupture du canon. On peut dire que cette artillerie fit plus de mal aux Anglais eux-mêmes qu’aux Russes[34].

M. Haddam modifia légèrement ce système en donnant une rayure de plus à l’âme, laquelle prend ainsi une forme curviligne triangulaire.

M. Haddam construisit des obus de plusieurs sortes, les uns à sabots et à ailettes à la partie antérieure, les autres affectant simplement la forme de l’âme de la pièce.

Les canons de M. Haddam ne donnèrent pas des résultats beaucoup meilleurs que ceux de M. Lancaster et pour les mêmes raisons.

Passons au canon Whitworth.

En 1855, M. Whitworth prit un brevet pour un système de canon à rayure hexagonale, et à pas très-rapide. La figure 317 représente ce système de rayure.

Fig. 317. — Rayure Whitworth.

M. Whitworth employait diverses sortes de boulets et d’obus, en général très-allongés, et moulés sur cette forme. La figure 318 représente le projectile plein employé pour percer les cuirasses des vaisseaux.

Fig. 318. — Boulet Whitworth.

En même temps, M. Whitworth inventait un modèle nouveau pour la fabrication de bouches à feu. Quelques explications particulières sont indispensables pour faire comprendre le principe sur lequel est fondée la construction du canon Whitworth.

Il ne faudrait pas croire qu’en augmentant indéfiniment l’épaisseur d’un canon, on puisse augmenter indéfiniment sa résistance. Le raisonnement suivant, qui a été trouvé par le capitaine Blakely, de l’artillerie anglaise, fera comprendre ce fait.

Supposons qu’on suspende un poids d’une tonne à l’extrémité d’une barre métallique verticale, de 1 mètre de longueur, et d’une grosseur déterminée et suffisante. Cette barre s’allongera d’une certaine quantité ; et si la limite d’élasticité du métal employé n’a pas été dépassée, le poids une fois ôté, la barre reprendra sa longueur première.

Si nous prenons deux barres de 1 mètre de longueur chacune, et que nous leur fassions porter solidairement un poids de deux tonnes, les choses se passeront comme si chaque barre n’avait supporté qu’une tonne ; les augmentations de longueur des deux barres seront égales.

Si, maintenant, nous supposons que l’une de ces barres ait 2 mètres de longueur, et l’autre 1 mètre ; la barre de 2 mètres tendrait à s’allonger d’une quantité double de l’autre pour le même poids à supporter ; mais l’extrémité inférieure de la grande barre ne pouvant pas dépasser celle de la petite, il s’en suivra que les allongements seront égaux dans chaque barre, que la grande ne subira presque aucun effort, que presque tout le poids sera supporté par la petite. Il pourra arriver que la petite barre excédée se rompe, et que sa rupture entraîne celle de la grande barre.

Ce qui est vrai pour les barres verticales, sera vrai encore pour ces mêmes barres courbées en cercle et disposées concentriquement, pour supporter en même temps un effort agissant suivant la circonférence intérieure, comme le serait par exemple la poussée d’un mandrin trop gros. Les deux barres devant se distendre de la même quantité, la barre intérieure supportera d’abord presque tout l’effort et pourra se rompre ; puis l’effort tout entier portant sur la barre extérieure, celle-ci se rompra à son tour.

On peut diviser, par la pensée, l’épaisseur d’un canon en différentes couches, lesquelles se trouveront dans le cas des cercles concentriques. La pression du gaz de la poudre tendra à excéder la résistance de la couche de métal intérieure, avant d’avoir agi sensiblement sur la couche la plus éloignée ; et il est évident maintenant, qu’en augmentant indéfiniment l’épaisseur du canon, on arrivera à ce point que la couche extérieure du métal n’aidera en rien à la résistance de l’âme.

Voilà donc, au point de vue théorique, comment un canon éclate. Les couches ayant la moins grande longueur de circuit se rompent d’abord, par le point le plus faible ; puis la rupture gagne les autres couches, à mesure que l’effort agit sur un point de plus en plus éloigné.

Pour que l’épaisseur du métal acquière toute son utilité, il faudrait que les couches successives s’allongeassent de la même quantité sous le même effort. Il faudrait fabriquer les canons avec des métaux différents et disposés par cercles superposés, suivant l’ordre inverse de leurs allongements respectifs, l’épaisseur de chacun de ces cercles étant calculée d’après la différence de l’allongement de la couche précédente et de la couche suivante. Ou bien, n’employer qu’un seul métal, mais faire en sorte que les couches différentes se compriment successivement, pour soutenir la plus intérieure.

Sur ce principe sont basés plusieurs systèmes de fabrication des canons, et particulièrement ceux de MM. Longridge, Mallet et Whitworth.

En 1855, M. Longridge proposa de construire les pièces en enroulant sur une âme de fonte des couches de fil de fer de plus en plus serrées jusqu’à l’extérieur[35]. La pression eût été calculée de telle sorte que chaque tour de fil eût subi le même allongement sous l’effort de la décharge. On eût ainsi obtenu à très-bas prix des canons d’une excellente résistance. Ce système n’a pas été expérimenté d’une manière suffisante pour que l’on puisse l’apprécier avec connaissance de cause.

Pendant cette même année, M. Mallet publia, en Angleterre, un mémoire sur la fabrication des canons formés de cercles superposés. Chaque cercle est trop petit pour recouvrir celui qui le précède ; pour l’ajuster, pour le mettre en place, on le dilate par la chaleur, et on refroidit en même temps l’âme de la pièce. Puis le cercle est chassé à coups de marteaux, jusqu’à la partie qu’il doit occuper. Des mortiers de 36 pouces furent ainsi construits, et les épreuves du tir montrèrent que leur résistance était bien supérieure à celle des pièces ordinaires.

M. Whitworth construisit ses canons sur ce principe des cercles de renforcement, qui venait d’être mis en œuvre en Angleterre par M. Mallet.

L’âme est d’une seule pièce et en acier fondu. Sur cette âme on chasse, au moyen d’une presse hydraulique, mais à froid, des cercles d’un autre acier, plus résistant. On enfonce ainsi l’un sur l’autre sept à huit cercles d’acier de force croissante, mais chacun de dimension décroissante. Le calibre intérieur de l’âme, au lieu d’être cylindrique, présente une forme légèrement conique, qui permet de donner aux cercles en les enfonçant jusqu’au point voulu, et avec une grande précision, une résistance déterminée.

Fig. 319 et 320. — Canon Whitworth et coupe du même canon.

La figure 319 représente l’élévation d’un canon de M. Whitworth de 7 pouces de calibre.

La figure 320, qui montre la coupe de la même pièce, fait voir les rapports de l’âme et des différents segments qui la soutiennent. Ces cercles, après avoir été amenés au contact, sont vissés les uns aux autres. Cette disposition a pour but d’éviter que la secousse du recul ne les disjoigne. La culasse se compose d’un simple bouton massif, vissé.

La prodigieuse résistance de ces pièces permit d’employer d’énormes charges de poudre et des projectiles ayant en longueur trois fois environ le calibre du canon.

Les obus destinés à percer la cuirasse ressemblent à ceux du canon Lancaster représenté plus haut (fig. 316). Ils sont en acier à tête plate et plus courts que les autres, afin d’obtenir une vitesse initiale considérable. Ils renferment une charge de poudre, faible relativement à leur poids, et ne portent pas de fusée, parce que l’échauffement que reçoit le projectile en traversant la plaque, suffit à déterminer leur explosion. On a même quelquefois remarqué que l’inflammation de la poudre est trop prompte ; l’obus éclate dans la cuirasse même du navire supposé, au lieu de faire explosion dans la batterie. C’est ce qui a amené à interposer entre la poudre et le métal du projectile, plusieurs doubles de flanelle, afin de retarder la transmission du calorique.

Des expériences de tir, restées célèbres, furent faites en Angleterre, à Schœburyness, en 1862. On tirait sur des cibles de bois et de fer, d’une énorme épaisseur, simulant la paroi des vaisseaux les mieux cuirassés que l’on eût construits jusqu’alors. Dans ces expériences le canon Whitworth eut constamment l’avantage sur les canons de tous les autres systèmes. L’obus qu’il lançait dans ces expériences, pesait cent trente livres anglaises (environ 60 kilogrammes) et contenait trois livres 1/2 de poudre.

La précision de son tir fut telle, qu’à la distance de trois cents yards (presque 300 mètres) tous ses boulets portaient dans un œil de bœuf d’un pied de diamètre.

Plusieurs des canons du système Whitworth, de calibre et de grandeur très-différents, furent construits, en Angleterre, sans qu’on eût encore arrêté les dimensions les meilleures. On a modifié plus tard le nombre et la forme des rayures, en conservant cependant l’aspect polygonal de la coupe que nous avons représenté plus haut (fig. 317). Il serait trop long d’entrer dans tous ces détails.

Le canon Whitworth offre une résistance et une régularité de tir qu’on avait vainement cherchés jusqu’à son apparition. Le principe de ses rayures paraît être défectueux en ce qu’il rend le chargement difficile et expose au coincement du boulet. Les expériences futures ou les nouveaux modèles que les inventeurs nous réservent, feront peut-être oublier ce canon ; mais l’excellente méthode de sa construction restera acquise à la science, et le célèbre ingénieur anglais aura tout au moins démontré l’étonnante résistance de l’assemblage de métaux, qui servent à composer ses pièces.


CHAPITRE XXII

l’autriche fabrique des pièces d’artillerie pour le tir au fulmi-coton. — le canon du général lenk. — système de l’artillerie autrichienne pour l’emploi du fulmi-coton.

Pendant que s’accomplissaient, en Angleterre, les tentatives et les progrès que nous venons de raconter, l’Autriche créait un système tout nouveau d’artillerie, basé, non plus sur l’emploi de la vieille poudre noire, mais sur celui du fulmi-coton.

À la suite de la découverte du coton-poudre par M. Schönbein, et de sa communication à la diète de Francfort en 1846, une commission d’officiers allemands fut instituée, pour soumettre le nouveau corps à des études approfondies.

Les expériences se firent à Mayence, en 1846. Soit que la préparation du coton-poudre fût encore défectueuse et donnât des produits de composition variable, soit que les expériences eussent été mal conduites, les résultats furent jugés avec défaveur.

Cependant le baron Lenk de Wolfoberg, alors capitaine d’artillerie, et membre de la commission, imagina, comme nous l’avons dit à l’article fulmi-coton, dans la Notice sur les poudres de guerre, un mode de préparation du pyroxyle, qui donnait un produit de qualités excellentes, et d’une composition toujours identique.

Les expériences furent donc reprises. Elles se prolongèrent pendant les années 1847 1848, 1850 et 1851. On reconnut que le coton-poudre n’encrassait pas les armes, ce qui permettait de diminuer le vent à laisser au projectile. D’autre part le fulmi-coton étant plus brisant que la poudre ordinaire, il fallait réduire la longueur des pièces au profit de l’épaisseur du métal à la culasse, ce qui n’avait aucun désavantage. Nul accident n’arriva, d’ailleurs, pendant la préparation, pendant le transport, ni les manipulations diverses ; le pyroxyle se conservait toujours identique à lui-même, sans s’altérer en rien par les changements de température ou par l’action de l’air.

Cependant vers 1852, les notabilités scientifiques et militaires de la France et de l’Angleterre, s’étant prononcées, ainsi que nous l’avons déjà dit, contre l’emploi du fulmi-coton dans les armes à feu, la commission autrichienne, après quelques hésitations, finit par se ranger au même avis.

En dépit de cette première condamnation, une nouvelle commission reprit les mêmes travaux, en 1853, sous la présidence du chevalier de Hauslab. Une batterie de pièces de 12, appropriée à l’usage du fulmi-coton, fut construite.

En 1855, l’artillerie autrichienne possédait cinq batteries à fulmi-coton, complètement équipées et prêtes à entrer en campagne. Toutefois, par suite de la timidité des commissions, ou par toute autre cause, aucun de ces canons ne fut envoyé en Lombardie, au moment de la campagne de 1859.

La supériorité écrasante que l’artillerie rayée française manifesta pendant cette campagne, vint donner quelque émulation aux officiers autrichiens, et l’on reprit, en toute hâte, les études du système Lenk. Trois batteries complètes, avec leurs munitions et leurs hommes, allaient être envoyées dans la Lombardie, lorsque la paix de Villafranca les fit rentrer dans les arsenaux.

Plus tard, l’efficacité de la rayure étant reconnue comme bien évidente, le baron Lenk, devenu major-général, imagina un système vraiment admirable par sa simplicité, et dans lequel on supprime presque entièrement le vent du projectile, qui est plus nuisible dans les pièces à fulmi-coton que dans les canons ordinaires.

La bouche de la pièce (fig. 321) montre le système particulier de rayure de ces bouches à feu, dont nous allons dire l’utilité.

Fig. 321. — Rayure de la pièce autrichienne à fulmi-coton.

Le corps de l’âme est une spirale, présentant trois rayures. Si nous ne considérons qu’une des rayures, le flanc de droite est le flanc de chargement : c’est celui sur lequel s’appuie l’ailette du projectile quand on le charge ; le flanc de gauche est celui au contact duquel vient l’ailette quand le projectile sort de l’âme.

La forme du projectile, qu’il faut connaître pour l’intelligence de la méthode, est moulée sur celle de l’âme. La partie supérieure de la figure 322 montre son élévation ; la partie inférieure, raccordée à la première par des traits, en est la coupe.

Fig. 322 et 323. — Obus de la pièce autrichienne à fulmi-coton et fusée de cet obus.

Le contour du projectile porte trois ailettes, A, B, G, pour correspondre aux trois rainures de l’âme ; sa forme, en faisant abstraction des saillies, est une spirale. La longueur de chaque ailette est égale à la largeur de la rainure correspondante. D est la tête du projectile, qui est lancée en avant, F l’extrémité de cette fusée, E la cavité qui renferme les balles et le fulmi-coton destiné à faire explosion.

Les obus lancés par ces canons, sont de deux sortes : ceux qui doivent éclater au bout d’un temps déterminé portent une fusée à la française, tout à fait semblable à celle que nous avons décrite en parlant du projectile du canon rayé français (voir figure 309), et ceux qui ne doivent faire explosion que par l’effet de la percussion de leur partie antérieure.

La figure 323 montre la disposition appropriée à cet effet. Au-dessous de la tête du projectile D, est le sommet de la fusée, A. Cette partie est composée d’un métal mou, que le choc écrase. Dès lors la pointe vient frapper une composition fulminante déposée en b, au-dessus d’un petit canal, B, correspondant avec le fulmi-coton contenu dans l’intérieur de l’obus.

La figure 324 représente la forme de la pièce autrichienne. Cette pièce est montée sur un affût ordinaire. Seulement entre les deux flasques est un caisson, surmonté d’un siège en forme de selle, où peut se placer un artilleur, pendant que la pièce est entraînée au trot de l’attelage[36].

Fig. 324. — Bouche à feu rayée de 4 de l’artillerie autrichienne.

Un grand nombre de canons de divers calibre furent construits d’après ce modèle. Cependant les commissaires du gouvernement autrichien s’opposèrent constamment à leur acceptation définitive. Ces bouches à feu furent plusieurs fois abandonnées et reprises, et nous ignorons si, au moment où nous écrivons, l’artillerie du général Lenk est, ou n’est pas, en faveur auprès des chefs de l’armée.

Ce système est très-ingénieux par sa rayure et par la disposition des différentes pièces accessoires, notamment de la hausse pour les grandes portées. Mais on ne pourra songer à remplacer définitivement la poudre ordinaire par le coton-poudre dans l’usage courant de l’artillerie, que lorsque les pièces de bronze anciennes seront remplacées par des canons d’acier, ou d’un métal plus résistant que le bronze ordinaire des canons. On peut cependant prédire, sans crainte de se tromper, que, dans un intervalle plus ou moins prochain, les projectiles explosifs seront chargés, non de poudre ordinaire, mais de fulmi-coton, puisqu’il est établi qu’à volume égal, ce corps produit des effets trois fois plus grands que la poudre ordinaire, et que les effets brisants que l’on redoute pour la résistance des bouches à feu sont, au contraire, ce que l’on recherche, dans les projectiles explosifs, dans les obus et les bombes, qui doivent être brisés par l’inflammation de la poudre.


CHAPITRE XXIII

l’artillerie rayée en amérique. — système de fabrication des canons de m. blakely. — le canon parrot. — le canon dahlgreen. — système de m. rodman. — m. wiard modifie le système dahlgreen.

Pour terminer cette revue des principaux systèmes de canons se chargeant par la bouche, nous avons encore à donner la caractéristique de quelques pièces de grand calibre qui sont en usage surtout en Amérique. Nous n’aurons pas, d’ailleurs, à nous étendre sur la disposition, les dimensions et les poids des différentes parties de ce matériel, parce que ces pièces sont encore à l’étude, et qu’on est loin d’avoir adopté un modèle définitif.

Le capitaine anglais, Blakely, dont nous avons déjà relaté la théorie concernant la résistance des différentes couches d’un canon, a montré qu’il convenait encore, pour atteindre à la plus grande solidité possible, de donner à la couche intérieure une élasticité plus grande qu’aux autres couches, et à l’extérieur l’élasticité la plus faible. Comme il serait très-difficile, en pratique, de composer un canon d’un nombre considérable d’enveloppes, le capitaine Blakely réduit à deux le nombre des couches. La couche intérieure est faite d’acier, dit inférieur, très-élastique et très-résistant. La couche extérieure est composée d’une série d’anneaux d’acier fin, travaillés au martinet hydraulique sur un mandrin d’acier.

La figure 325 représente le canon Blakely qui figura à l’Exposition universelle de Londres de 1862, et qui ne fut pas sans influence sur les travaux de sir William Armstrong, venus peu de temps après.

Fig. 325. — Canon Blakely de l’Exposition Universelle de Londres (1862).

Voici ce que dit M. Holley au sujet de ce canon qui a fait époque dans l’histoire de l’artillerie moderne, mais dont les dispositions particulières ne sont pas toutes bien connues :

« Les plus gros canons fabriqués jusqu’ici d’après les indications du capitaine Blakely sont des canons rayés de 12 pouces 3/4, appelés canons de 900, faits par MM. George Forrester et Cie à la fonderie de Vauxhall, Liverpool, et envoyés à Charleston. Ces canons ont des barils en fer coulé, cerclés en fer coulé, mis en place avec une légère tension. Il y a un cercle extérieur d’acier sur la chambre à poudre. Une chambre à air de bronze avec âme de 6 pouces 1/2 est placée dans la culasse, comme on le voit sur la figure.

  pieds. pouces.
Longueur totale du canon 
16 2  
Longueur totale de l’âme jusqu’à la chambre de bronze 
12 7 1/2
Longueur totale jusqu’au fond de la chambre 
15 4  
Diamètre maximum du fer coulé 
» 44  
Diamètre de la bouche en fer coulé 
» 24  
Diamètre sur le cercle d’acier 
» 50  
Diamètre de l’âme 
» 12 1/4
Diamètre de la chambre à air 
» 6 1/4
Poids 
  27 ton.

« Ces canons étaient destinés à tirer des obus ; la charge est de 50 livres avec un obus de 700 livres. Le premier de ces canons a éclaté à Charleston avec 40 livres de poudre et un obus de 700 livres ; mais le capitaine Blakely attribue cet accident à ce qu’on avait rempli de poudre la chambre à air, en laissant ainsi un espace d’air entre la charge et le projectile, au lieu de le laisser derrière la charge, d’après son projet.

« La rayure du canon de 9 pouces est montrée en grandeur naturelle figure 36. L’explosion de la poudre force dans les rainures le disque de cuivre qui est placé sur l’arrière du projectile.

« L’acier qu’on emploie habituellement est celui de MM. Naylor, Wickers et Cie de Sheffield. On se sert aussi des aciers Krupp, Bessemer et Firth. Les anneaux étroits sont roulés sans soudure avec les lingots circulaires imaginés par MM. Naylor, Wickers et Cie. Cela se pratique dans une machine semblable à la machine ordinaire à rouler les tirants de railway *. Ce procédé est démontré d’une manière très-simple par la figure 37. On serre un lingot circulaire entre une paire de rouleaux courts jusqu’à ce que sa section soit diminuée et son diamètre allongé. Le métal est aussi rendu plus dense et le grain du métal se serre de plus en plus dans la direction de la circonférence.

« Les tubes ou enveloppes d’acier sont coulés en creux et martelés sur des mandrins d’acier sous le martinet à vapeur. Par ce moyen, on les allonge de 130 pour cent. On a d’abord éprouvé beaucoup de difficulté à empêcher les mandrins de flageoler. mais la fabrique a été si perfectionnée, qu’on peut étirer les tubes et les condenser comme un lingot solide avec un grand avantage sur le fer empilé ou cueilli sans soudure. Les tubes d’acier sont quelquefois étendus sur la culasse du tube interne ; le mandrin est retiré quand le bout solide de l’enveloppe est martelé. Dans quelques cas, les enveloppes ne sont pas martelées, mais simplement brunies, forées et tournées comme elles sont sorties du moule. MM. Naylor, Wickers et Cie sont peut-être plus habiles que n’importe quels fabricants d’acier, à l’exception de la Cie Bochum en Prusse, dans l’art de couler de grosses masses de toutes formes, comme tubes, cloches, roues, etc., avec la perfection et l’uniformité requises. On considère néanmoins l’augmentation de force qui résulte du martelage comme compensant toujours les dépenses qu’elle entraîne dans la fabrique des canons.

« Toutes les parties en acier sont brunies. Ce procédé rend la cristallisation plus fine et augmente la densité, ce qui procure une ténacité absolue inférieure, mais une plus grande ductilité.

« Les résultats du canon Blakely ne sont pas très-généralement connus pour plusieurs raisons. D’abord, la plus grande partie de ces canons sont employés dans le service confédéré, de sorte que le détail des faits ne sera rendu public qu’à la fin de la guerre. En second lieu, les gouvernements du continent qui ont acheté de ces canons gardent le plus grand secret au sujet de leur artillerie. En troisième lieu, bien qu’il y ait été excité à plusieurs reprises, le gouvernement anglais n’a fait aucune expérience avec la dernière artillerie de Blakely *. Le fait que sir William Armstrong était ingénieur pour l’artillerie rayée et que le brevet du capitaine Blakely renfermait implicitement le premier canon de sir William Armstrong et sa fabrication peut avoir eu une certaine influence pour qu’il en ait été ainsi **. On affirme que le premier canon envoyé aux confédérés a tiré plus de 3 000 coups[37] ».

C’est dans le même système qu’ont été construites, en Amérique, les grandes bouches à feu qui servirent si utilement à repousser la flotte espagnole qui bloquait le port de Callao. Ces canons, dont on voit un modèle représenté par la figure 326, lançaient un boulet cylindrique de 250 kilogrammes, avec une charge de poudre égale au dixième de ce poids, c’est-à-dire de 25 kilogrammes. On voit sur ce dessin la corde et la poulie qui sont nécessaires pour amener le projectile à la hauteur de la bouche, au moment de charger.

Fig. 326. — Canon Blakely, dit de Callao, avec son affût et la flèche à poulie pour amener le projectile au niveau de la bouche du canon, au moment de charger.

Le canon Parrot a été construit, en Amérique, sur les mêmes principes que les précédents. Il ne diffère guère du canon Blakely que par la moindre qualité et le plus bas prix du métal, enfin par la moins grande longueur du renfort à la culasse.

Depuis l’année 1860, époque à laquelle il a établi sa fonderie de canons à West-Point, près de New-York, le capitaine Parrot a fabriqué un nombre considérable de ces pièces, qui ont fait un assez bon service.

M. Dahlgreen et le major Rodman, ingénieurs américains, construisent leurs canons non en acier, mais en fonte bien épurée. Ce sont peut-être les plus grosses pièces qu’on ait fondues jusqu’à nos jours ; quelques-unes, sortant des forges de Fort-Pitt, atteignent les dimensions de la vieille Dulle Griete, la grande bombarde de Gand (5 mètres de long) et elles ont une épaisseur et un poids beaucoup plus considérables.

Aucune portion de métal n’est superflue dans ces énormes bouches à feu. Pour chaque partie du canon l’épaisseur a été calculée d’après l’effort qu’elle aurait à supporter. Le contour de ces pièces est régulier et sans aucun ornement. Elles ne portent même ni anses, ni bouton de la culasse.

Les principes de la résistance des couches ont été appliqués par MM. Dahlgreen et Rodman, d’une manière neuve et très-originale. On a remarqué que, lorsque le fer coulé se solidifie rapidement, il se contracte beaucoup plus que par un refroidissement lent. Si, comme on l’a toujours fait, on laissait le canon se refroidir naturellement, au sortir du moule, les couches extérieures se refroidiraient avant l’âme, et acquerraient une contraction plus grande. Les parties les plus contractées ou les plus denses seraient aussi les plus élastiques ; d’où il résulterait que la couche extérieure aurait beaucoup plus d’élasticité que l’âme ; ce qui est l’opposé de la bonne condition de résistance des bouches à feu.

Le major Rodman a renversé les conditions du refroidissement ; il refroidit l’âme en la faisant traverser d’abord par un courant d’air frais, puis par un courant d’eau constamment et abondamment renouvelée. Pendant ce temps il réchauffe la couche extérieure de la pièce, en faisant brûler lentement un combustible de peu de valeur, qui l’enveloppe en entier. L’âme, se refroidissant la première, prend tout de suite les dimensions qu’elle doit conserver ; puis la masse de la pièce se contracte, et presse sur l’âme avec une tension qui est ainsi utilement dirigée.

Les résultats pratiques ont été d’accord avec la théorie. Si l’on n’est pas toujours parvenu, par ce procédé, à construire des canons d’une résistance égale, cela tient aux perturbations diverses qui doivent nécessairement se produire pendant le refroidissement[38].

Pour régulariser cette opération, M. Normann Wiard a proposé de couler le canon suivant une forme qui nous paraît bizarre au premier chef. Le renfort qui entoure l’âme de la pièce, est composé d’une série de côtes à double courbure. Au moment de la coulée, pour refroidir le cylindre intérieur on fait passer le courant d’eau entre ces côtes et dans l’âme de la pièce. Le renfort, qui est plus épais, se refroidit séparément et plus lentement ; il se contracte en se rétrécissant, de manière à soutenir l’âme du canon avec la tension initiale voulue.

Cette méthode a fourni des pièces à très-bas prix et d’une grande résistance, et des commandes importantes ont été faites à l’inventeur. Cependant ces essais ne paraissent pas avoir eu de suite. M. Holley, après avoir décrit le canon Wiard, ajoute dans une note : « Depuis que cet article a été écrit, le premier canon de M. Wiard ayant été coulé sur des noyaux qu’il était difficile ou impossible de retirer, il n’a pas été foré ou éprouvé. Son second canon a éclaté à l’épreuve[39]. »


CHAPITRE XXIV

les canons se chargeant par la culasse. — systèmes montigny, cavalli, wahrendorff. — système de fermeture prussien. — systèmes clay, alger. — les canons armstrong. — big-will. — le forcement du projectile. — système whitworth, blakely, krupp. — canon de la marine française.

Le premier canon moderne se chargeant par la culasse, fut construit en 1853, par M. Montigny père, armurier à Bruxelles. Le canon rayé n’était pas, à proprement parler, une invention, car nous avons vu que les veuglaires du xve siècle portaient une chambre mobile, et se chargeaient aussi par la culasse. C’était donc plutôt un essai audacieux, que le succès justifia dans une certaine mesure.

En 1836, M. Montigny soumit ses canons à l’examen du gouvernement russe.

Dans une expérience faite à Pétersbourg, le canon Montigny tira jusqu’à 1 800 coups, sans présenter de dégradations notables. Le général Scimarakoff, voulant connaître si la pièce pouvait tirer un grand nombre de fois, sans que l’encrassement empêchât le tir, M. Montigny tira 262 coups avec son canon dans la même séance, sans qu’il fût nécessaire de l’écouvillonner une seule fois.

Malgré l’intérêt de ce nouveau système de canons, quelques pièces seulement furent commandées à l’inventeur, par le gouvernement de Russie. Enfin, les commissions militaires russes suscitèrent de tels embarras à M. Montigny, que celui-ci abandonna ses travaux, et repartit pour Bruxelles.

Le mécanisme de fermeture de la culasse était assez compliqué. Plus tard, M. Montigny fils remplaça ce système par une simple fermeture à vis[40].

En 1845, MM. Cavalli, en Piémont, et Wahrendorff, en Suède, inventaient, chacun en même temps, un système de canons se chargeant par la culasse.

Le canon du major Cavalli se réduisait à un tube ouvert aux deux bouts, pouvant être intercepté à sa partie postérieure par une sorte de verrou présentant la forme d’un coin (fig. 327). Cette forme de coin permet de toujours forcer l’obturateur et de rendre la fermeture complète. Si, par l’effet d’un usage prolongé, le coin s’aplatit, ou que l’ouverture qui lui est destinée s’agrandisse, on arrivera, en le poussant un peu plus loin, à lui faire occuper tout l’espace qu’il doit remplir. La décharge aurait eu pour effet de chasser le coin, si ses deux faces étaient trop obliques l’une sur l’autre. Cavalli avait calculé cette inclinaison de telle sorte qu’elle fût en rapport avec le coefficient de frottement du fer trempé avec la fonte de fer, métaux dont étaient faits le coin et le canon ; la décharge n’arrivait donc pas à déloger l’obturateur, mais seulement à l’ébranler ; et il était alors plus facile de le retirer pour mettre une nouvelle charge.

Fig. 327. — Fermeture du canon Cavalli.

En pratique cependant, il arrivait souvent que, malgré tous les efforts opérés sur les deux poignées P, P′, dont est muni le coin (fig. 327), il était impossible de le faire mouvoir. On agissait alors sur lui à l’aide d’un levier dont la pointe entrait dans l’encastrement ménagé à la partie postérieure, pendant qu’on prenait un point d’appui sur le pourtour de l’ouverture de la prolongation de l’âme.

L’une des poignées P′, est courte et fixée au gros bout du coin : l’autre P, au contraire, est de grande dimension. Quand il s’agit de charger la pièce, un servant tire sur la petite poignée et amène l’ouverture de la grande en rapport avec l’âme du canon ; une chaînette retient le coin pour qu’il n’avance pas au delà de la limite voulue ; puis un autre servant introduit le boulet et la gargousse par la partie postérieure de l’âme, et l’ouverture de la grande poignée leur livre passage.

Si les gaz de la poudre avaient agi directement sur le coin, celui-ci eût été bientôt mis hors d’usage, et la fermeture n’eût pas été complète ; aussi Cavalli plaçait-il un culot a entre le coin et la charge. Ce culot présentait à sa face postérieure un encastrement semblable à celui du coin pour qu’on pût le mettre en place ou le retirer à l’aide d’un levier. Un étranglement de culot correspondant à une diminution du calibre de l’âme, empêchait qu’il ne pût être poussé plus loin que sa place.

Ce canon lançait un obus d’un poids trop grand peut-être relativement à sa résistance ; mais la portée et la justesse du tir étaient considérables.

En 1847, des expériences comparatives furent faites en Sardaigne, avec le canon Cavalli et un canon à âme lisse. Les deux bouches à feu se servirent de projectiles de formes différentes, mais du même poids de 6 kilogrammes. Le canon à âme lisse, chargé de 6 kilogrammes de poudre, et pointé à 5 degrés d’élévation, lançait, du premier jet, son boulet à 380 mètres ; les ricochets successifs le portaient à 2 700 mètres. L’obus du canon Cavalli, lancé avec la même charge et sur la même inclinaison, faisait son premier ricochet à 1 700 mètres, le second à 3 900, et s’arrêtait à 4 000 mètres. Des tirs exécutés sous d’autres angles, et avec des charges différentes, laissèrent toujours l’avantage à la pièce rayée.

Nous ne nous étendrons pas sur la hausse et le mode de pointage ni sur les autres particularités très-ingénieusement imaginées par M. Cavalli ; cette étude sur un canon depuis longtemps abandonné et qui ne servit jamais à la guerre, serait superflue.

Ses deux défauts capitaux furent le peu de résistance de la pièce, et la difficulté énorme qu’il y avait parfois à retirer le coin de son logement.

Cependant les qualités du canon Cavalli ne furent pas perdues, puisque, comme nous l’avons dit, il servit à mettre en faveur le canon rayé.

Un système de fermeture, imaginé en Prusse par le baron Wahrendorff, attira quelque attention à cette époque. Ce système consiste en un culot mobile, muni à sa partie postérieure d’une tige filetée, laquelle s’engage dans une cheville horizontale que porte la culasse. Par l’ouverture circulaire du culot, passe un verrou cylindrique destiné à supporter tout l’effort de la décharge. Ce système était défectueux à tous les points de vue, et surtout il manquait de solidité, aussi fut-il bientôt oublié.

Le principal mérite du canon du baron Wahrendorff fut d’avoir montré l’utilité de la rayure.

Son canon portait six rayures larges et peu profondes, d’un pas de 10m,36 ; le projectile relativement ne paraît que moitié de celui de Cavalli. Dans les expériences de tir il ne manquait jamais une cible de quatre pieds carrés, placée à huit cents pas, avec une charge de poudre égale au trentième du poids du boulet.

Les essais de canon Wahrendorff ayant été faits en grande partie en Prusse, ils donnèrent naissance dans ce pays à un système de chargement par la culasse à peu près analogue.

On avait reconnu que, quelque bien ajustées que fussent les pièces métalliques de la culasse, toujours, au bout de quelques décharges, les gaz de la poudre les disjoignaient, pratiquaient des jours, et la fermeture devenait insuffisante. Pour parer à ce défaut on plaça à l’avant du culot du système prussien, une plaque de papier mâché, un peu concave, en forme de godet, afin que ses bords pressés contre les jointures par l’explosion de la poudre, fissent office de soupape.

Plus tard la Prusse adopta le système de fermeture représenté par les figures 328 et 329.

Fig. 328. — Fermeture du canon prussien (laissant voir le canon ouvert).
Fig. 329. — Fermeture du canon prussien (laissant voir le canon fermé).

Deux coins, d’angles égaux, sont reliés par une vis, et appliqués l’un contre l’autre, de manière que l’ensemble forme toujours un parallélipipède. L’écartement des deux faces parallèles croît ou diminue selon le mouvement imprimé à la vis, mouvement qui fait glisser l’une sur l’autre les deux faces obliques.

Chacun de ces coins présente une ouverture circulaire d’un diamètre un peu plus grand que l’âme. Quand il s’agit de charger la pièce, on tourne la vis de façon à diminuer l’épaisseur de l’obturateur, puis on amène les ouvertures des coins dans le prolongement de l’âme. La charge mise en place, on repousse l’obturateur, et on écarte les deux coins pour les forcer dans leur logement.

Avec ce système il est nécessaire de renouveler à chaque coup le disque de papier mâché, et de le mettre avec attention dans la position voulue, pour que les mouvements de translation de l’obturateur ne le déplacent pas.

Le système dit prussien n’est appliqué qu’à quelques pièces de la marine, lesquelles même ne sont pas réglementaires. On a proposé en Prusse, différents autres systèmes de fermeture pour les canons se chargeant par la culasse. Nous passons sous silence ces détails, qui deviendraient fastidieux. On voit au musée d’artillerie de Paris, au bas du grand escalier conduisant aux galeries du premier étage, une plate-forme contenant dix modèles de fermeture de canon, offerts par M. Krupp à l’empereur Napoléon III.

On a remarqué, en Angleterre, le système du lieutenant-colonel Clay, de la compagnie des fers et aciers de la Mersey à Liverpool. Cet appareil consiste en un disque circulaire vissé dans la culasse, grossie à sa partie inférieure pour le recevoir. Il est percé d’une ouverture correspondant à l’âme de la pièce, dans la position du chargement. En vissant le disque, à l’aide de sa manivelle, on détruit le parallélisme, et par ce simple mouvement on passe à la position de tir. Ce système est de tous le plus simple et le plus rapide, mais il a l’inconvénient de ne permettre que la soupape en papier mâché, et de ne point aider à son placement convenable. Il nous paraît très-applicable aux pièces de petit calibre. La vis n’est pas assez soutenue pour résister aux fortes charges, et dans les grands canons son pas serait rapidement endommagé.

En 1861, M. Alger, de Boston, prit un brevet pour un nouveau système de fermeture des canons. Une sphère, portée par un axe, est contenue dans une cavité de même forme, où s’abouchent : d’une part l’âme de la pièce, et d’autre part un canal cylindrique pratiqué dans l’intérieur d’une large vis, et suivant la prolongation de l’âme. La sphère est percée d’un canal pouvant faire communiquer l’âme avec l’intérieur de la vis. Le levier porté par l’extrémité de l’axe de la sphère donne à celle-ci les mouvements de rotation, qui interceptent ou rétablissent le passage. La vis a pour utilité de presser la sphère dans son logement pour mieux boucher le fond de l’âme.

La construction de ces différentes pièces est délicate, leur prix de revient élevé ; en outre, le fond de l’âme, formant un angle rentrant, produit une disposition éminemment favorable à l’action désorganisatrice des gaz de la poudre, et ne permet que bien difficilement l’usage d’une soupape quelconque.

La plupart des canons dont nous avons parlé jusqu’ici dans ce chapitre, n’avaient rien de remarquable que leur mode de chargement par la culasse. Il en est tout autrement des canons de sir William Armstrong.

Les premiers canons de sir William Armstrong se chargeaient par la culasse ; mais c’était là peut-être la particularité la moins importante de son système. Ce qui distingue la nouvelle artillerie que le gouvernement anglais fit établir sur les instances et sous la direction suprême de sir William Armstrong, c’est que tout avait été innové ou modifié : le mode de chargement, la rayure, la forme des projectiles, et surtout le mode de fabrication des canons. Nous devons entrer dans quelques détails sur cet important système d’artillerie.

Sir Armstrong commença ses essais sans l’appui de personne, en faisant construire à ses frais les bouches à feu de son invention. Il passa plusieurs années en expériences et en remaniements de toutes sortes. Il avait imaginé d’appliquer à la construction des bouches à feu la méthode à enroulement, dite à rubans, depuis longtemps usitée pour les armes portatives de luxe. Cette méthode est fondée sur ce principe, qu’en tournant en spirale une longue barre de fer, on construit un tube dans lequel les fibres du métal présentent la meilleure disposition pour résister à la pression s’exerçant intérieurement. Armstrong prenait des barres du fer le plus pur, puis, les ayant chauffées au rouge dans un four de 40 mètres de longueur, il les enroulait sur un mandrin, et en formait des cercles, semblables à celui que représente la figure 330. Avec une série d’enveloppes de ce genre, il forgeait un canon.

Fig. 330. — Cercles de fer pour la fabrication des canons à rubans.

« Des barres de fer de 10 mètres de long, dit M. Turgan, sont d’abord soudées l’une à l’autre de manière à former une seule tringle de 35 mètres ; cette barre est chauffée au rouge dans un four qui a plus de 40 mètres de long, et saisie par un treuil qui l’enroule rapidement sur un mandrin, de telle sorte que les spires soient juxtaposées ; après avoir réchauffé cette spirale, on la martelle sous un fort pilon qui soude entre eux tous les filets, et, par un travail sur mandrin, donne à l’ensemble l’apparence d’un manchon uniforme. Avec plusieurs de ces manchons soudés bout à bout, on fait des tubes que l’on emmanche successivement les uns dans les autres et à chaud, de manière que la portion qui sera le tonnerre réunisse l’ensemble de tous les tubes, au nombre de cinq ou six, plus ou moins épais.

« Les défenseurs de ce système prétendent que par l’application de ce procédé il est plus facile de connaître la bonne condition du canon dans toutes ses parties, et que les cylindres ainsi obtenus sont toujours préférables à ceux qui sont forés dans un métal de forge : les adversaires d’Armstrong disent que les cercles se relâchent, augmentant ainsi le calibre de l’âme, et que, d’autre part, le canon se brise facilement, s’il est frappé par les projectiles de l’ennemi. Pour remédier à la dilatation de l’âme, on a introduit à l’intérieur des canons Armstrong des tubes d’acier qui, d’après les expériences récentes, en auraient assuré la solidité. Quoi qu’il en soit, nous nous rangeons à l’avis de M. Treuille de Beaulieu, qui trouve cette fabrication difficile et compliquée. Le canon Armstrong cependant a une grande qualité, il n’éclate pas sans avertir ; la dilatation et l’écartement de ses parties sont visibles avant la rupture complète, ce qui est certainement un avantage[41]. »

Il serait inutile de passer en revue les incessantes modifications que sir Armstrong apporta, soit dans la construction de ses pièces, soit dans la forme de la rayure et celle du projectile ; nous nous contenterons de décrire les points les plus importants de son système.

En 1859, sir Armstrong put soumettre son système à une commission d’artillerie ; ce fut le commencement de sa réputation. Le rapport lui était tellement favorable, qu’il parut empreint de beaucoup d’exagération. D’après ce document, les canons de sir Armstrong ne pesaient que le tiers des calibres ordinaires correspondants. Une pièce pesant 100 kilogrammes, avait lancé, avec cinq livres de poudre, un projectile pesant 16 kilogrammes, à la distance de 9 144 mètres. À 3 000 yards (2 742 mètres), cette pièce atteignait le but sept fois plus souvent qu’un canon ordinaire à âme lisse ; après un tir de 1 300 coups, l’âme ne présentait pas la moindre dégradation[42].

Ces résultats sont extraordinaires ; évidemment un grand progrès venait d’être accompli. L’Angleterre s’enorgueillit de ces résultats.

En 1860, des expériences furent faites devant une nouvelle commission ; ses conclusions furent unanimes en faveur du nouveau système. Nous laisserons ici parler sir Armstrong :

« Pour donner une idée de la précision et de la portée de mes canons, je dirai qu’à la distance de 600 yards (548 mètres), on peut toucher presque à chaque coup un but qui n’est pas plus grand que la bouche d’un canon ; qu’à 3 000 yards (2 742 mètres), une cible de neuf pieds carrés, laquelle, à cette distance, ne présente pour ainsi dire qu’un point blanc à l’horizon, a été atteinte, par un temps calme, jusqu’à cinq fois sur dix coups. Un navire, présentant aux coups une prise beaucoup plus grande, peut être atteint à des distances plus considérables, et les projectiles peuvent être lancés dans une ville ou forteresse, à une portée de plus de cinq milles (4 570 mètres). »

La figure 331 donne une coupe du modèle primitif du canon Armstrong.

Fig. 331. — Coupe du premier canon Armstrong.

L’âme est faite d’un tube d’acier d’une seule pièce ; des manchons, à rubans superposés, la renforcent. Cette pièce se charge par la culasse. Le mécanisme de la fermeture de la culasse est le suivant. À la partie tout à fait postérieure, est une vis creuse, dont le cylindre intérieur est un peu plus grand que l’âme du canon, pour faciliter l’introduction du projectile et de la gargousse. La vis vient appuyer contre une pièce particulière qui la sépare de l’âme, c’est l’obturateur porte-lumière ; on remarque, en effet, sur la figure 331, une lumière coudée, ab, aboutissant à la longue gargousse que contient l’âme du canon.

Le porte-lumière est introduit verticalement par une mortaise spéciale ; son avant est muni d’un rebord en cuivre que la pression de la vis force dans l’âme, pour fermer tout passage aux gaz. Il faut retirer entièrement le porte-lumière pour introduire la charge, et le replacer au moment du tir.

M. Xavier Raymond explique ainsi les inconvénients ou les difficultés de ce système :

« Il restait à résoudre, dit M. Raymond, la partie la plus difficile du problème, c’est-à-dire la construction d’un appareil qui, après avoir permis d’introduire le projectile dans la chambre, permît ensuite de fermer la culasse assez hermétiquement pour que les gaz produits par la conflagration de la poudre ne détruisissent pas la pièce au bout d’un nombre de coups très-restreint. C’était l’écueil où étaient venus échouer jusqu’ici tous les inventeurs de canons à chargement par la culasse. Quand on se rappelle que les accidents arrivés aux lumières par suite de l’action corrosive des gaz, étaient une des causes les plus fréquentes de détérioration dans les anciennes pièces, on doit comprendre facilement combien cette cause a plus de marge pour s’exercer dans une bouche à feu dont l’arrière doit être d’abord tout ouvert pour l’introduction de la charge, et ensuite assez bien fermé pour résister à une pression qui s’élève, dans les gros calibres, jusqu’à des milliers d’atmosphères. Il va de soi qu’en emprisonnant, ne fût-ce que pour un centième de seconde, de pareilles puissances dans un tube de métal, il faut éviter autant que possible d’y laisser aucun interstice, si petit qu’il soit, par où ces puissances puissent chercher à s’échapper. Elles se précipitent en effet avec fureur dans le moindre espace qui reste libre ; le plus léger défaut d’adhérence rigoureuse entre les parties qui composent l’appareil de culasse est pénétré, envahi, fouillé, rongé, par elles, avec une force qui a bientôt mis tout le système hors de service. La difficulté n’a jamais été de faire un canon à chargement par la culasse qui pût tirer quelques coups, mais de produire, comme disent les gens du métier, une obturation assez complète pour que la pièce fût capable de résister à un tir quelque peu soutenu. Là est la difficulté qui avait arrêté jusqu’ici tous les inventeurs.

« Voici comment sir William Armstrong s’y est à son tour pris pour la résoudre. Il a commencé par prolonger la culasse de sa pièce, et dans cette prolongation, il a creusé intérieurement un vide destiné à un double usage : d’abord à introduire la charge, à recevoir ensuite une vis qui ferme la pièce. Néanmoins, quelque habilement faite que fût cette vis, comme il fallait qu’elle eût un certain jeu, et qu’elle ne fût pas trop dure à manœuvrer, elle ne pouvait pas suffire à protéger la bouche avec efficacité contre le danger des affouillements, contre les causes de ruine que produit l’explosion des gaz. Il n’a pas pu par conséquent l’employer comme moyen de fermeture unique. Il a imaginé d’introduire entre elle et la charge de poudre, un nouvel organe que les Anglais appellent indifféremment stopper, obturator, vent-piece. L’office essentiel et délicat de cet organe est de produire l’obturation en s’insérant entre la charge de poudre et la vis, qui ne sert plus qu’à le maintenir lui-même en place ; mais, trouvant alors qu’il était impossible de le faire parvenir à son poste par le passage de la vis, parce que c’eût été long, difficile et peu sûr, et aussi parce que cet obturateur devait, pour donner quelque garantie d’efficacité, être d’un plus grand diamètre que celui de la vis elle-même, sir William Armstrong a pratiqué dans la paroi de son canon, en arrière de la chambre où se dépose la charge, une ouverture qui sert à la mise en place de cet organe ; son obturateur est, comme on voit, le véritable souffre-douleur de tout le système. Entre la poudre et la vis, il est comme on dit familièrement, entre l’enclume et le marteau, et en même temps, pour remplir convenablement son office, il faut qu’il soit construit avec une exactitude toute mathématique, et qu’il la conserve toujours, ayant à se défendre contre l’envahissement des gaz sur tout le développement des lignes que présentent la circonférence de l’âme de la pièce, et le dessin de la tranche ouverte dans la paroi pour lui donner passage à lui-même[43]. »

Fig. 333. — Canon de campagne Armstrong (calibre de 20).

Nous représentons (fig. 333) le canon Armstrong du calibre de 20, monté pour l’artillerie de campagne, et (fig. 332), le canon-monstre, devenu populaire chez nos voisins, et connu sous le nom de Big-Will (Gros-Guillot). Big-Will est du calibre de 600.

Fig. 332. — Big-Will, canon Armstrong (calibre de 600).

Il faut noter ici qu’en Angleterre, on désigne les pièces par le chiffre représentant le poids de leur projectile, qu’il soit sphérique ou allongé. Ici le chiffre 20 indique que l’obus lancé par le canon de campagne Armstrong pèse vingt livres anglaises ; le chiffre 600, que l’obus lancé par le canon Big-Will pèse 600 livres. En France, au contraire, on a conservé pour les nouveaux canons rayés lançant des obus la désignation ancienne : la pièce de 4 est celle dont le calibre correspond à l’ancien boulet sphérique pesant quatre livres.

Le projectile Armstrong est recouvert d’une enveloppe de plomb, entrant dans des rainures creusées à la surface du métal. Il éprouve le forcement le plus complet qu’on puisse imaginer. Voici la manière dont le forcement se produit. Ce projectile est un obus ordinaire ; sa partie postérieure, élargie, s’arrête à l’intérieur de l’âme, à l’endroit où commence la rayure ; la partie antérieure est logée dans un espace juste suffisant pour la recevoir. Quand l’obus lancé par la poudre est contraint d’avancer, dès le premier pas, sa partie postérieure s’écrase dans la rayure du diamètre du corps de l’obus. Cette rayure peu profonde est remplie par le plomb, de sorte qu’aucun vent n’est laissé. Mais pendant que la poudre brûle encore, et que de nouvelles quantités de gaz se produisent, l’obus arrive à un étranglement que porte la culasse ; à ce point le diamètre de l’âme diminue, toute la surface de plomb est écrasée ; et cet acte mécanique exige un déploiement de force considérable.

Le projectile tourne en suivant les rainures, qui deviennent de plus en plus profondes, jusque près de la bouche. Là encore est un nouvel étranglement, qui retient le projectile jusqu’à ce que les gaz aient acquis tout leur ressort par une combustion complète ; puis l’obus passe de nouveau à la filière, et il est enfin lancé au dehors, avec la vitesse résultant de toutes ces tensions accumulées.

On a essayé par des moyens mécaniques ordinaires, de faire traverser au projectile l’âme de la pièce à laquelle il est destiné ; on a trouvé que l’effort mécanique qu’il faut déployer pour vaincre cette résistance, est égal à la pression que produirait un poids de quarante tonnes !

Il faut donc des pièces d’une résistance extraordinaire pour qu’elles n’éclatent pas pendant qu’un pareil forcement s’accomplit en un espace de temps à peine mesurable.

Cette méthode n’est pas exempte de défauts. Souvent, au lieu de donner au projectile une vitesse initiale plus grande, le forcement la diminue. Le ressort total des gaz étant diminué de la force employée à faire traverser les étranglements, n’est pas aussi grand que l’impulsion qu’on eût communiquée au projectile en laissant un certain vent pour la déperdition des gaz. Il faut encore considérer la dégradation rapide de l’âme, les ruptures assez fréquentes des pièces, et le danger de faire éclater l’obus dans l’âme, par suite du dégagement de chaleur produit par la pression et le frottement. En y réfléchissant, on ne trouve pas une grande différence entre les conditions d’un obus franchissant les étranglements du canon Armstrong, et du même obus qui aurait à traverser une cuirasse métallique ; et l’on s’étonne que la moitié des pièces ainsi construites n’éclate pas au moment du tir.

Une disposition particulière de la rayure peut encore concourir au forcement : sa largeur, au lieu de rester la même depuis le tonnerre jusqu’à la bouche, diminue assez rapidement à un point quelconque du parcours. La partie de métal mou enveloppant le projectile, qui s’était adaptée à la partie large est obligée de se couper sur la ligne oblique de raccord, et de refouler les couches avoisinantes de même métal. Une méthode équivalente consiste à diminuer la profondeur de la rayure. Parfois aussi ces deux modes de rayure sont combinés.

Les rayures de cette espèce sont appelées en Angleterre schunt ; en France, elles sont dites fuyantes ou doubles.

Big-Will (Gros-Guillot), que représente, porté sur son affût spécial, la figure 332, pèse 23 tonnes, est long de 4m,5, et a 34 centimètres de calibre. Les rayures, au nombre de dix, ne font qu’un pas sur 2 mètres. Il se charge, non par la culasse, comme les premiers canons de sir Armstrong, mais par la bouche. Son projectile ordinaire pèse 272 kilogrammes, et a 0m,76 de longueur. Il faut 27 kilogrammes de poudre pour le charger ; mais il peut supporter une charge allant jusqu’à 45 kilogrammes.

Dans les expériences de tir, qui furent faites à Shœburyness, en 1862, contre les blindages des navires, Big-Will perça un grand nombre de cibles que les canons de 300 n’avaient pas pu entamer. Malheureusement les charges excessives auxquelles on le soumit, finirent par le faire éclater.

Le capitaine Fishbourne fit le compte que chaque coup tiré par Gros-Guillot, coûtait environ 1 500 francs !

Les défauts capitaux du système Armstrong sont la cherté de la matière première et de la main-d’œuvre, et la mollesse du métal employé. Au bout d’un petit nombre de coups, l’âme s’agrandit, se déforme, puis des fissures intérieures apparaissent, qui, gagnant les couches successives, finissent par rompre la pièce à l’extérieur.

Le porte-lumière est un organe très-coûteux, qui ne dure pas, en moyenne, plus d’une trentaine de coups.

Malgré les résultats auxquels Armstrong était parvenu, son canon n’était donc pas admissible en pratique.

Aussi, dans ces derniers temps, la cherté des pièces de la culasse et la mollesse du métal composant la bouche à feu, avaient amené Armstrong à ne plus construire que des canons se chargeant par la bouche. Il renonçait, de cette manière, au système si laborieusement étudié par lui, du chargement par la culasse.

L’abandon forcé fait par sir William Armstrong du système de chargement par la culasse, mais surtout les succès du canon Whitworth, qui, avec des dimensions bien moindres, avait percé des cuirasses de fer que les canons Armstrong n’avaient pu briser, ébranlèrent la confiance que l’Angleterre avait mise dans les talents de cet ingénieur. Jusque-là le pays et le gouvernement l’avaient comblé d’honneurs. On lui avait confié la direction de la fabrication de tout le matériel de l’artillerie. Il avait eu des sommes énormes à la disposition de son esprit inventif, et il les avait dépensées largement. Mais de nouveaux talents avaient surgi, et le dépassaient : c’était Whitworth, dont les canons perçaient les cibles cuirassées que les obus d’Armstrong n’arrivaient plus à entamer ; c’était Blakely, qui publiait ses belles théories sur la résistance des pièces. Chaque fois que sir Armstrong était ainsi dépassé, sa réputation allait s’amoindrissant, et la faveur publique se détachait de lui.

La comparaison de son système avec celui de l’artillerie française vint lui porter le dernier coup.

Il eut alors à subir une sorte de jugement devant une commission d’enquête instituée par le parlement. On lui reprocha les sommes énormes qu’il avait dépensées ; on l’accusa de n’avoir pas fait mieux, à lui seul, que tout le monde. Bref, il fut condamné scientifiquement. Les fonderies du royaume reçurent ordre de ne plus construire de canon d’après ses indications. Un comité officiel, réuni à Woolwich, dans le but de choisir, parmi tous les systèmes nouveaux, le meilleur canon à adopter pour la marine de combat, repoussa le système Armstrong, et lui préféra un canon se chargeant par la bouche, et qui, par sa rayure, se rapprochait beaucoup du canon de l’artillerie de la marine française.

Le chargement des canons par la culasse a donc été à peu près abandonné en Angleterre. On a encore essayé deux modes nouveaux de fermeture de la culasse, mais il n’a pas été donné suite à leur emploi. Les procédés de fermeture dont il s’agit sont dus à M. Whitworth et à M. Blakely. Le premier consiste en un chapeau qui tourne horizontalement, à charnière, sur un anneau, et qui ferme l’âme en se vissant à la culasse. C’est une simple fermeture à vis.

Fig. 334. — Canon Whitworth, se chargeant par la culasse.

Nous représentons ici (fig. 334) le canon Whitworth, avec sa fermeture à vis et à charnière. Ce système, hâtons-nous de le dire, n’a pas résisté à des expérimentations sérieuses. Il ne produit qu’une occlusion très-imparfaite ; une partie des gaz de la poudre s’échappent par les interstices des pas de vis. De sorte qu’aujourd’hui M. Whitworth ne construit plus que des canons se chargeant par la bouche.

Le capitaine Blakely a imaginé une vis en forme de coin, pouvant glisser d’avant en arrière, sur une sorte de rail. La forme de la vis permet de la mettre presque en place par simple approche, et de l’engager complètement dans son écrou en un ou deux tours de manivelle.

Cette disposition est inférieure à presque toutes celles que nous avons décrites jusqu’ici, et n’a jamais pris grande extension.

En résumé, on en est généralement revenu, en Angleterre, au chargement des canons par la bouche. La plupart des canons anglais qui figuraient à l’Exposition universelle de 1867, se chargeaient par la bouche.


CHAPITRE XXV

les canons prussiens se chargeant par la culasse. — le canon monstre de l’exposition universelle de paris. — les canons de campagne prussiens se chargeant par la culasse. — les canons de la marine française.

Il est un pays qui, loin de se décourager, comme l’Angleterre, à l’égard du système de chargement des canons par la culasse, a poursuivi avec ténacité l’étude de ce système, et a fini par en obtenir d’excellents résultats. Ce pays, c’est la Prusse ; quelques nations de l’Allemagne et la Suisse l’ont imitée.

M. Krupp, célèbre fabricant, dont chacun a pu admirer les beaux produits à l’Exposition universelle de 1867, possède à Essen, en Prusse, l’une des plus importantes usines du monde entier. Il exécute, chaque année, plusieurs milliers de canons, commandés par différentes nations de l’Europe et de l’Amérique. Le métal qu’il emploie est, comme nous l’avons déjà dit, un acier inférieur, obtenu par des procédés particuliers, qu’il tient secrets.

Les pièces sont travaillées sur d’immenses mandrins, par les énormes marteaux à vapeur de l’usine. Le marteau de Krupp, qui pèse cinquante mille kilogrammes, est devenu légendaire. L’usine d’Essen produit des canons de tous les systèmes, exécutés sur dessins ou d’après des modèles ; toutes les pièces qu’elle livre sont fort estimées à cause de leur excellente résistance. M. Krupp a lui-même imaginé un système de canon se chargeant par la culasse, système adopté par l’artillerie prussienne.

Fig. 336. — Fermeture Krupp.

La fermeture est la particularité la plus importante de cette pièce. Elle est opérée par un verrou latéral, A (fig. 336), fait d’un bloc d’acier massif percé d’un trou pour interrompre et rétablir la communication avec l’extérieur. Un tour de clé pousse le verrou, et ferme la pièce au moment du tir.

La portion du verrou qui correspond au fond de l’âme, porte une lunette d’acier, c’est-à-dire une pièce percée d’une ouverture qui se place juste en face du large trou B que l’on voit à la culasse du canon (fig. 336). C’est par cette ouverture que l’on introduit la gargousse et l’obus. Quand le chargement est opéré, on pousse le verrou qui doit produire l’occlusion sur le côté. La lunette, c’est-à-dire la partie circulaire ouverte correspondant au trou de la culasse, passe alors à l’intérieur et se trouve remplacée par une partie d’acier pleine, qui bouche parfaitement le large trou de la culasse.

On voit cette partie postérieure du verrou, après le chargement, sur la figure 335, qui représente le canon de campagne prussien.

Fig. 335. — Canon de campagne prussien, se chargeant par la culasse.

La figure 335 représente, en effet, un canon de campagne du système Krupp, de même calibre que le canon de campagne français (pièce de 12) et de poids beaucoup moindre. Les projectiles pleins que l’on voit près de la crosse de l’affût, sont recouverts d’une enveloppe de plomb, destinée à être forcée dans les rayures de la pièce, un peu à la manière des obus Armstrong.

Les nombreuses expériences faites sur ces canons, en Prusse, en Angleterre et en Russie, ont montré que les canons du système Krupp réunissaient au plus haut degré la rapidité dans le chargement, et la résistance aux fortes charges de poudre.

Fig 337. — Le canon monstre de l’Exposition universelle de 1867.

M. Krupp avait fait parvenir à l’Exposition universelle de 1867, la plus grosse bouche à feu qui ait jamais été construite. La figure 337 représente ce canon monstre. Tout en acier, il pèse cinquante mille kilogrammes ! Faite en autre métal, cette pièce n’aurait pu être qu’une excentricité sans aucune application possible. Forgée en acier, c’est le chef-d’œuvre de l’industrie métallurgique moderne. Pour lui donner sa forme, il n’a fallu rien moins que toute la puissance du marteau de cinquante tonnes de l’usine Krupp, cette autre merveille.

Nous extrayons le passage suivant d’une notice que M. Krupp faisait distribuer à l’Exposition universelle de 1867.

« Le canon proprement dit, pesant à lui seul à peu près 20 000 kilogrammes, a été forgé d’un lingot d’acier fondu du poids de 42 500 kilogrammes par le marteau de 50 tonnes ; la différence du poids provient des forgeages, tournage et forage de la pièce, ainsi que de la perte de la tête du lingot. Les frettes forment à la chambre une triple, et à la bouche une double couche pesant ensemble 30 000 kilogrammes ; elles ont été forgées sans soudures, de blocs massifs d’acier fondu…

Le poids du projectile plein en acier fondu est de 550 kilogrammes. Le poids de l’obus en acier fondu est de 490kg, 50 ainsi répartis :

Le projectile 
 382kg, 50
Le manchon de plomb (pour prendre les rayures) 
 100      
La charge du projectile 
 8      

Charge de poudre de la pièce, 50 à 55 kilog.

Prix du canon seul, 393 750 fr. ; avec affût et châssis, 543 750 fr. »

Les grosses bouches à feu destinées à l’attaque des bâtiments cuirassés, sont également construites par M. Krupp dans le système de chargement par la culasse.

Le modèle de bouches à feu le plus en usage en Prusse, pour cette destination, est un canon à rayure, qui lance des boulets du poids de 100 kilogrammes, avec des charges de poudre de 12 kilogrammes. On en construit même plusieurs qui lancent des projectiles de 150 kilogrammes pleins ou de 123 kilogrammes creux.

Voici les dimensions de l’une des bouches à feu que M. Krupp avait envoyées à l’Exposition universelle de 1867, et qui appartient au gouvernement prussien :

Longueur du canon 
 4m, 57            
Poids du canon 
 12 800 kilogr. 
Diamètre de l’âme 
 0m, 228          
Nombre des rayures de la pièce 
 32                 
Poids du projectile 
 125 kilogr.     
Charge de poudre 
 17 à 20 kilogr.

Les canons d’acier fabriqués par M. Krupp n’ont pas tous cette dimension excessive. L’artillerie prussienne conserve ses pièces légères de campagne et de siége. On a vu le modèle de l’une de ces pièces de campagne dans la figure 335.

Le chargement par la culasse est employé sur nos vaisseaux de guerre. Le système de fermeture adopté, est la vis, disposée selon les données de l’Américain Carteman.

La figure 338 représente cette vis ; et à côté le disque d’acier élastique, faisant office de soupape, dont sa tête est coiffée.

Fig. 338. — Fermeture à vis de la culasse du canon de la marine française.

Les canons de l’artillerie de marine sont coulés en fonte douce, puis renforcés par des pattes d’acier, que l’on fait entrer à chaud, pour conserver leur tension initiale après le refroidissement. Cette opération est faite avec une grande habileté, à la fonderie de Ruelle, près d’Angoulême, où se trouve la fabrique des canons de la marine de l’État.

La rapidité du tir avec ce système est très-grande : le canon Krupp seul aurait peut-être sur notre canon rayé de marine quelque avantage à ce point de vue.

La Revue maritime et coloniale a publié les renseignements officiels qui suivent, sur les canons de la marine impériale.

« Les nouveaux canons sont de quatre calibres : 0m,16, 0m,19, 0m,24, 0m,27. Voici les dimensions principales de chacune de ces bouches à feu :

Canon de 0m,16.
Longueur totale 
3m,385
Diamètre à la culasse 
0m,634
Diamètre de l’âme 
0m,1647
Poids de canon 
5 000 kilog.

« L’âme est munie de trois rayures paraboliques dont l’inclinaison varie de 0° à l’origine, jusqu’à 6° à la bouche. Ce canon tire : 1o avec la charge de 5 kilogrammes, un obus oblong en fonte du poids de 31kg,5. Un valet de 0m,5 de longueur est placé entre la charge et l’obus. Les portées de ce canon sont les suivantes :

950 mètres sous l’angle de
3 500 » » 10°
7 250 » » 35°.

« À cette dernière distance, la déviation latérale est de 16 mètres, et la déviation longitudinale moyenne de 44 mètres.

« 2o Avec la charge de 7kg,50, un boulet massif en acier du poids moyen de 45 kilogrammes, cylindrique ou ogivo-cylindrique.

« La portée du boulet ogivo-cylindrique à 4° est d’environ 1 700 mètres. La portée et la justesse du tir sont à peu près les mêmes que celles de l’obus à 5 kilogrammes. Ce projectile ne doit pas être employé contre les navires cuirassés au delà de 600 mètres ; à 300 mètres il traverse une plaque de blindage de 15 centimètres d’épaisseur. Aux distances moindres, les dégradations produites dans le bois de la muraille deviennent dangereuses.

Canon rayé de 0m,19.
Longueur totale 
3m,800
Diamètre à la culasse 
0m,772
Diamètre de l’âme 
0m,194
Poids de canon 
8 000 kilog.

« Le canon tire :

« 1o Avec la charge de 8 kilogrammes, un obus en fonte pesant chargé 52 kilogrammes. Un valet en angle de 190 millimètres de longueur est placé entre la gargousse et l’obus.

« L’âme est munie de cinq rayures paraboliques dont l’inclinaison varie de 0° à l’origine, jusqu’à 6° à la bouche.

« Les portées sont :

900 mètres sous l’angle de
3 300 » » 10°
7 000 » » 35°.

« À cette dernière distance, la déviation latérale moyenne est de 14 mètres, et la déviation longitudinale moyenne de 42 mètres ;

« 2o Avec la charge de 12kg,500, un boulet massif cylindrique ou ogivo-cylindrique du poids de 75 kilogrammes. Jusqu’aux distances de 800 à 1 000 mètres, les portées sont sensiblement les mêmes, sous les mêmes inclinaisons, pour le boulet massif ogivo-cylindrique et pour l’obus oblong.

Le boulet cylindrique est destiné à être tiré de près, jusqu’à 300 mètres.

Ces projectiles massifs en acier sont redoutables pour des bâtiments revêtus de plaques de 0m,15, le premier (ogival), jusqu’à 800 mètres, le second (cylindrique), jusqu’à 300 mètres.

Canon de 0m,24 rayé, modèle 1864.
Longueur totale 
4m,560
Diamètre à la culasse 
0m,980
Diamètre de l’âme 
0m,240
Poids de canon 
14 000 kilog.

« L’âme est munie de cinq rayures paraboliques, dont l’inclinaison varie de 0° à 6°.

« Le canon tire :

« 1o Avec la charge de 16 kilogrammes, un obus oblong en fonte, du poids moyen de 100 kilogrammes. Un valet de 240 millimètres de longueur est placé entre la gargousse et l’obus.

« Les portées sont de :

1 000 mètres sous l’angle de
3 600 » » 10°
7 800 » » 35°.

« 2o Avec la charge de 20 kilogrammes, un boulet massif en acier, ogivo-cylindrique ou cylindrique, du poids moyen de 144 kilogrammes. Un valet de 240 millimètres de longueur est interposé entre la gargousse et le boulet.

« La portée sous l’angle de 3° est de 1 120 mètres pour le boulet ogival, et de 1 020 mètres pour le boulet cylindrique.

«Le canon de 0m,24 pourrait être employé jusqu’à 2 000 mètres contre les navires cuirassés revêtus de plaques de 15 centimètres. Mais son action très-efficace est limitée à environ 1 000 mètres. Jusqu’à cette distance, il détruirait en un petit nombre de coups les plus fortes murailles construites jusqu’à ce jour.

« Un boulet cylindrique, traversant une muraille formée de 80 centimètres de bois sous une cuirasse de 15 centimètres, projette un poids de débris de fer à peu près égal au sien, ou 140 à 150 kilogrammes, et environ un mètre cube de débris de bois.

Canon de 0m,27 rayé.

« Le canon de 0m,27 est en fonte frettée et se charge par la culasse.

« Ses dimensions sont les suivantes :

Longueur totale 
4m,660
Diamètre à la culasse 
1m,138
Diamètre de l’âme 
0m,275
Poids de canon 
22 800 kilog.

« Il tire :

« 1o À la charge de 24 kilogrammes, un obus oblong pesant, chargé, 144 kilogrammes ;

« 2o À la charge de 30 kilogrammes, un boulet massif en acier, cylindrique ou ogivo-cylindrique, de 216 kilogrammes.

« Les tables de tir de cette bouche à feu ne sont pas encore établies.

« La création des nouveaux canons à grande puissance a nécessité l’établissement de nouveaux affûts, disposés de manière à atténuer les réactions résultant des fortes charges employées et à faciliter les mouvements des masses à manœuvrer.

« Diverses dispositions ont été essayées et sont actuellement en service. Il serait trop long de les décrire toutes, et nous nous contenterons d’indiquer brièvement l’organisation de l’affût sur lequel est placé le canon rayé de 0m,24, dans les batteries des frégates cuirassées.

« L’affût repose sur un châssis ; tous deux sont construits en fer. Le châssis s’attache au navire par une forte cheville logée dans la muraille ; il repose à l’avant et à l’arrière sur des roulettes marchant sur des circulaires en bronze. Les roulettes de l’arrière portent sur leur face postérieure des cloisons, entre lesquelles on engage des leviers pour exécuter de petits déplacements dans le sens latéral.

« Ces roulettes peuvent en outre se placer latéralement, pour faciliter le transport du châssis.

« À l’avant du châssis est une gorge en fonte, sur laquelle s’appuie la brague qui retient l’affût.

« L’affût se compose de deux flasques en tôle reposant sur les côtés du châssis ; à l’avant des flasques sont deux galets fixes, et à l’arrière deux galets mobiles, qui, en soulevant l’arrière de l’affût, font porter les galets d’avant de telle sorte que l’affût se meut à roulement sur le châssis. Dès qu’on baisse les galets d’arrière, les flasques reposent à frottement sur le châssis.

« L’entretoise reliant l’avant des flasques, renferme des ressorts de choc sur lesquels s’attache la brague, afin de diminuer la violence des réactions et la fatigue du cordage. À la même entretoise est fixé un tampon de choc, qui agit lorsque l’affût revient au sabord.

« Pour pointer la bouche à feu en hauteur, une chaîne passant sous le renfort s’enroule dans l’intérieur de chaque flasque, autour d’une roue mise en mouvement par une vis sans fin, au moyen d’une manivelle.

« Dans le cas où cet appareil viendrait à manquer, le pointage pourrait s’exécuter avec des coins placés sur l’entretoise de crosse.

« Pour modérer le recul, chaque flasque porte un frein embrassant le côté du châssis. L’épaisseur de la partie du châssis sur laquelle frotte le frein augmente progressivement à mesure que la pièce recule, de sorte que l’action des freins augmente en même temps que diminue la vitesse du recul.

« Les mouvements de mise en batterie et hors de batterie s’exécutent à la manière ordinaire, au moyen de palans fixés à l’affût d’une part, et d’autre part à la muraille ou aux boucles du châssis. Le pointage latéral s’exécute en agissant sur le châssis avec des palans attachés aux boucles de l’arrière. Les déplacements peu étendus peuvent s’exécuter avec des leviers engagés dans les cloisons des roues d’arrière»

« L’affût et le châssis pèsent 6 500 kilogrammes.

« Le poids total du canon de 0m,24 et de son affût est donc environ de 20 tonnes. La bouche à feu, ainsi montée, se manœuvre sans peine avec 20 hommes à la mer. En rade, ce nombre pourrait se réduire à 14. »

La figure 339 représente le canon actuel de la marine française de combat.

Fig. 339. — Nouveau canon de la marine française se chargeant par la culasse.

Il y a peut-être quelque danger dans l’emploi, à bord des navires, de canons chargés de cette manière. Si les servants des pièces négligent de faire exécuter à la vis, une fois mise en place, les mouvements nécessaires pour la faire rentrer dans les pas des écrous, la pièce peut partir par derrière, et lancer à bout portant la masse d’acier qui forme la vis obturatrice. C’est ce qui est arrivé à bord du Montebello, il y a quelques années, et à bord de la Valeureuse, en 1868, non sans occasionner de grands malheurs.

À la suite du premier de ces accidents, on a imagine un appareil de sûreté consistant en une suite de verrous qui empêchent de mettre le feu à la pièce, lorsque la vis obturatrice n’est pas entièrement fermée. Nos bâtiments cuirassés, nos corvettes cuirassées, nos garde-côtes, etc., sont armés de ces grosses bouches à feu.

Ces canons formidables répondent à un but spécial : percer les cuirasses métalliques des navires, attaquer ces forteresses flottantes qui se défendent des boulets ennemis par un épais revêtement de fer.

Il est une nouvelle pièce de canon rayée dont nous avons à donner la description en terminant cette Notice, c’est le canon de 7 rayé se chargeant par la culasse. Dans cette nouvelle pièce d’artillerie la France a adopté, pour l’artillerie de terre, le système prussien, c’est-à-dire le chargement par la culasse, qu’elle n’avait encore admis que dans l’artillerie de marine.

Fig. 339 bis. — Canon de 7 rayé français se chargeant par la culasse.
Fig. 339 ter. — Système d’obturation du canon de 7 rayé français se chargeant par la culasse.

Pendant le siége de Paris, la population tout entière souscrivit pour la construction de 1 500 pièces de canon qui, disait-on, manquaient pour armer les troupes. 800 pièces environ furent coulées, montées et livrées au gouvernement de la Défense nationale ; c’est le type de ces canons que représente la figure 339 bis. Ces pièces se chargeant par la culasse, construites sur un nouveau modèle, sont ces canons de 7 rayés, dont les bons services ont été appréciés pendant le siége, mais qui, n’ayant pas obtenu l’assentiment du comité d’artillerie, ont été abandonnés. Ce canon sauf ses proportions, n’a rien de remarquable. Il diffère peu des anciens canons rayés de 4 et de 8. Le système de fermeture de la culasse est seul particulier à cette création. L’obturateur A (fig. 339 ter), monté sur charnières, s’ouvre latéralement, et se manœuvre à l’aide de la poignée P. L’âme de la pièce porte un pas de vis interrompu V, dont les interruptions laissent passer un renflement qui, lorsqu’il est engagé au delà de ce pas de vis, est tourné à la main avec la poignée P, et empêche la culasse de pouvoir reculer. Un ressort placé en B entre dans une encoche C, et maintient la culasse. Enfin une vis de pression, manœuvrée par la manivelle M, complète la pression nécessaire à assurer contre tout danger de recul de la culasse lors du tir. La manœuvre de ce système de fermeture est simple, rapide, et présente en outre une obturation absolue, qui ne laisse jamais échapper la plus faible partie des gaz résultant de l’inflammation de la charge. Le corps de la pièce est rayé de stries hélicoïdales dans lesquelles s’engagent les aspérités en plomb ménagées sur la surface du projectile, qui est animé par ce moyen d’un mouvement giratoire et peut être porté utilement à 2 500 mètres.

fin de l’artillerie ancienne et moderne.
  1. À l’appui de cette opinion, nous nous bornerons à citer le passage du Règlement pour la défense de la ville de Montauban, trouvé dans les archives de Montauban, et traduit par M. Devais aîné.

    « S’ensuit la manière dont doit être composée l’artillerie :

    1o Premièrement les espingoles, les arbalètes de corne, les arbalètes de deux pieds et d’un pied, et beaucoup de traits, de tours et de hausse-pieds pour tendre les arbalètes ;

    2o Plus, grande foison de carreaux de chaque arbalète, et de plumes d’airain pour les empenner ;

    3o Plus, des lances, des dards…, des épées, des couteaux, des dagues de Gênes et des plastrons de reste ;

    4o Plus, des bricoles avec les engins et les cordes nécessaires ;

    5o Plus, grande foison de pierres, de canons et du plomb ;

    6o Plus, grande foison de chanvre, des angles, de chaux vive, de brides de cheval, d’aiguilles petites et grosses, de cire, d’alênes, et beaucoup de dés pour distraire les compagnons ;

    7o Plus, grande foison de frondes ;

    8o Plus, des tamis, des cribles et des blutoirs pour passer la farine ;

    9o Plus, beaucoup de pierres, de bricoles et des maîtres qui sachent gouverner tout cela. »

  2. Le gonfalonier était le chef de la république de Florence ; les douze bons hommes, les magistrats municipaux.
  3. Lacabane, Bibliothèque de l’école des chartes, 2e série, t. I, p. 35.
  4. C’est ce qui résulte du fameux extrait du registre de la Cour des comptes, qui a été cité par Du Cange et qui est ainsi conçu : « Payé à Henri de Fumechon, pour achat de poudres et autres objets nécessaires aux canons employés devant Puy-Guillem. »
  5. Siemenowitz, Grand Art de l’artillerie, p. 299.
  6. Lacabane, Bibliothèque de l’École des chartes, 2e série, t. I, p. 46.
  7. Froissart, Histoire et chronique, Lyon, 1559, vol. I, p. 43, et 458, et vol. II, p. 27.
  8. Juvénal des Ursins, Histoire de Charles VI, p. 213.
  9. Mémoires, liv. V, chap, iii.
  10. Histoire des progrès de l’artillerie, tome III.
  11. Histoire de l’artillerie en Belgique par Paul Henrard. Bruxelles, in-8o, 1865.
  12. Favé, Histoire des progrès de l’artillerie, t. III, p. 99.
  13. Le nom de Dulle Griete signifie Marguerite noire. Les grands canons de Diest, de Gand, de Malines, et les bombardes de Hainaut, portaient presque tous le nom de Griete, en mémoire, sans doute, des souvenirs sanglants laissés dans ces provinces par Marguerite de Constantinople. Encore de nos jours, dans le pays de Liége, l’expression Mal Magrit s’emploie pour désigner une virago.
  14. Pantagruel, liv. IV, chap. lxii.
  15. Cette figure, ainsi que les suivantes, sont tirées de l’ouvrage de M. Favé, qui a reproduit un grand nombre de dessins existant dans un manuscrit de la Bibliothèque impériale, sans date, ni nom d’auteur, mais qui représente, selon M. Favé, des pièces de l’artillerie italienne appartenant à la seconde moitié du xve siècle.
  16. Tome Ier.
  17. Bibliothèque de l’École des chartes, t. XII, p. 363.
  18. « Et là furent assises deux grosses bombardes, une bombardelle et plusieurs coulevrines et serpentines. » Archives curieuses de l’histoire de France. Siége de Beauvais, en 1473 (cité par M. Favé).
  19. Histoire du progrès de l’artillerie, tome III, page 119.
  20. Toutes les désignations des pièces de l’ancienne artillerie furent tirées du nom de certains animaux redoutables : le serpent (serpentine), la couleuvre (couleuvrine), le faucon (faucon, fauconneau et sacre).
  21. Tome III, page 240.
  22. Mémoires ou économies royales de Henri le Grand, par Maximilien de Béthune, duc de Sully. Amsterdam, 1725.
  23. Ordonnance royale du 7 octobre 1732.
  24. Traduit de l’anglais par Dupuis. Grenoble, 1771.
  25. Nouvelle Force maritime et artillerie, in-4o. Paris, 1832, p. 294.
  26. Les Grandes Usines (Artillerie moderne).
  27. D’après M. Turgan (Grandes Usines, t. VI, p. 56), le métal Sterro aurait la composition suivante :
    Cuivre 
    53,04
    Zinc 
    42,36
    Fer 
    1,77
    Étain 
    0,83
      98,00
  28. Dr  Hutton, Traité 36e, vol. III, p. 190.
  29. Le docteur Leroy (d’Étiolles) proposa à notre comité d’artillerie, en 1832, un système complet de canons rayés se chargeant par la culasse, avec projectiles à ailettes, et revêtus d’une couche de plomb, c’est-à-dire à peu près le système actuel. Il faut lire dans la brochure publiée en 1860 par Leroy (d’Étiolles) la manière dont ses propositions furent accueillies par le comité d’artillerie, et le rapport dédaigneux qui fut rédigé à l’occasion des travaux d’un inventeur qui avait le tort de devancer les idées de son temps en matière d’artillerie (Note sur les canons rayés en hélice par Leroy (d’Étiolles}, docteur en médecine. Paris, in-8o, 1860.
  30. Mémorial d’artillerie, VIII.
  31. Mémorial d’artillerie, VIII.
  32. Aloncle, Études sur l’artillerie navale de l’Angleterre et des États-Unis, 1863. Paris, in-8o.
  33. Un premier emploi du canon rayé avait été fait dans la guerre contre les Kabyles, en 1857 ; mais on avait fait peu d’attention au rôle que les nouvelles bouches à feu avaient joué dans cette expédition. On avait attribué à l’impétuosité et au courage ordinaire de nos soldats la déroute des Kabyles. Nos batteries établies sur les plateaux de l’Atlas, à une prodigieuse distance de l’ennemi, portèrent la mort dans ses rangs et déterminèrent sa prompte retraite.
  34. Aloncle, Études sur l’artillerie navale.
  35. Adts, Canons rayés, système Cavalli et Armstrong, brochure in-8. Paris 1861.
  36. Notice sur les canons rayés de campagne et de montagne autrichiens à fulmi-coton (système Lenk) par A. Rutzky et O. Grahl, lieutenants de l’artillerie autrichienne, traduit de l’allemand par le colonel d’Herbelot, in-8. Paris et Leyde, 1864.
  37. Traité d’artillerie et cuirasses, 3 vol. avec planches, in-8. Paris, 1866, traduit par Fauquet, t. I, p. 24 et suiv.
  38. Holley, Traité d’artillerie et cuirasses, t. II, p. 524.
  39. Holley, Traité d’artillerie et cuirasses, t. II, p. 540.
  40. Mangeot, Des armes de guerre rayées, in-8. Bruxelles, 1860, p, 167.
  41. Grandes Usines. Ruelle, p. 78.
  42. Adts, Canons rayés, systèmes Cavalli et Armstrong. Paris, brochure in-8, 1861, p. 41-42.
  43. Les Marines de la France et de l’Angleterre. In-18, Paris, 1863, pages 298-300.