Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/23

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 112-117).

Comment Panurge faict diſcours pour
retourner à Raminagrobis.


Chapitre XXIII.


Retovrnons (diſt Panurge continuant) l’admoneſter de ſon ſalut. Allons on nom, allons en la vertus de Dieu. Ce ſera œuure charitable à nous faicte : au moins s’il perd le corps & la vie, qu’il ne damne ſon ame. Nous le induirons à contrition de ſon peché : à requerir pardon es dictz tant beatz peres abſens comme præſens. Et en prendrons acte, affin qu’apres ſon treſpas ilz ne le declairent hæreticque & damné : comme les Farfadetz feirent de la præuoſte d’Orleans[1] : & leurs ſatisfaire de l’oultrage, ordonnant par tous les conuens de ceſte prouince aux bons peres religieux force bribes, force meſſes, force obitz & anniuerſaires. Et que au iour de ſon treſpas ſempiternellement ilz ayent tous quintuple pitance : & que le grand bourrabaquin plein du meilleur trote de ranco par leurs tables, tant des Burgotz, Layz, & Briffaulx, que des preſbtres & des clercs : tant des Nouices, que des Profés. Ainſi pourra il de Dieu pardon auoir.

Ho, ho, ie me abuſe, & me eſguare en mes diſcours. Le Diable me emport ſi ie y voys. Vertus Dieu, la chambre eſt deſia pleine de Diables. Ie les oy deſia ſoy pelaudans & entrebattans en Diable, à qui humera l’ame Raminagrobidicque, & qui premier de broc en bouc la portera à meſſer Lucifer. Houſtez vous de là. Ie ne y voys pas. Le Diable me emport ſi ie y voys. Qui ſçait s’ilz vſeroient de qui pro quo, & en lieu de Raminagrobis grupperoient le paouure Panurge quitte ? Ilz y ont maintes foys failly eſtant ſafrané & endebté. Houſtez vous de là. Ie ne y voys pas. Ie meurs, par Dieu, de male raige de paour. Soy trouuer entre Diables affamez ? entre Diables de faction ? entre Diables negocians ? Houſtez vous de là. Ie guage que par meſmes doubte à ſon enterrement n’aſſiſtera Iacobin, Cordelier, Carme, Capuſſin, Theatin, ne Minime. Et eulx ſaiges. Auſſi bien ne leurs a il rien ordonné par teſtament. Le Diable me emport ſi ie y voys. S’il eſt damné, à ſon dam. Pour quoy meſdiſoit il des bons peres de religion ? Pour quoy les auoit il chaſſé hors ſa chambre, ſus l’heure que il auoit plus de beſoing de leur ayde, de leurs deuotes prieres, de leurs ſainctes admonitions ? Pour quoy par teſtament ne leurs ordonnoit il au moins quelques bribes, quelque bouffaige, quelque carreleure de ventre, aux paouufres gens qui n’ont que leur vie en ce monde ? Y aille qui vouldra aller. Le Diable me emport ſi ie y voys. Si ie y allois, le Diable me emporteroit. Cancre. Houſtez vous de là.

Frere Ian, veulx tu que præſentement mille charretées de Diables t’emportent[2] ? Fays trois choſes. Baille moy ta bourſe[3]. Car la croix eſt contraire au charme. Et te aduiendroit ce que nagueres aduint à Ian Dodin[4] recepueur du Couldray au gué de Vede, quand les gens d’armes rompirent les planches. Le pinart rencontrant ſus la riue frere Adam Couſcoil Cordelier obſeruantin de Myrebeau, luy promiſt vn habit en condition qu’il le paſſaſt oultre l’eau à la cabre morte ſus ſes eſpaules. Car c’eſtoit vn puiſſant ribault. Le pacte feut accordé. Frere Couſcoil ſe trouſſe iusques aux couilles, & charge à ſon dours comme vn beau petit ſainct Chriſtophle, ledict ſuppliant Dodin. Ainſi le portoit guayement, comme Æneas porta ſon pere Anchiſes hort la conflagration de Troie, chantant vn bel Aue maris stella[5]. Quand ilz feurent au plus parfond du gué, au deſſus de la roue du moulin, il luy demanda, s’il auoit poinct d’argent ſus luy. Dodin reſpondit, qu’il en auoit pleine gibbeſſière, & qu’il ne ſe desfiaſt de la promeſſe faicte d’vn habit neuf. Comment (diſt frere Couſcoil) tu ſçaiz bien que par chapitre expres de noſtre reigle il nous eſt riguoureuſement defendu de porter argent ſus nous. Malheureux es tu bien certes : qui me as faict pecher en ce poinct. Pourquoy ne laiſſas tu ta bourſe au meuſnier ? Sans faulte tu en ſeras præſentement puny. Et ſi iamais ie te peuz tenir en noſtre chapitre à Myrebeau, tu auras du Miſerere iusques à Vitulos[6]. Soubdain ſe deſcharge, & vous iecte Dodin en pleine eau la teſte au fond. A ceſtuy exemple, frere Ian mon amy doulx, affin que les Diables t’emportent mieulx à ton aiſe, baille moy ta bourſe : ne porte croix aulcune ſus toy. Le danger y eſt euident. Ayant argent, portant croix, ilz te iecteront ſus quelques rochiers, comme les aigles iectent les tortues pour les caſſer, teſmoing la teſte pelée du poëte Æſchylus. Et tu te ferois mal, mon amy. I’en ſeroys bien fort marry : ou te laiſſeront tomber dedans quelque mer ie ne ſçay où, bien loing, comme tomba Icarus. Et ſeroit par apres nommée la mer Entommericque. Secondement fois quitte. Car les Diables ayment fort les quictes. Ie le fçay bien quant eſt de moy. Les paillars ne ceſſent me mugueter, & me faire la court. Ce que ne ſouloient eſtant ſafrané & endebté. L’ame d’vn home endebté eſt toute hectique & diſcraſiée. Ce n’eſt viande à Diables. Tiercement auecques ton froc & ton domino de grobis retourne à Raminagrobis. En cas que trente mille batelées de Diables ne t'emportent ainſi qualifié, ie payeray pinthe & fagot. Et ſi pour ta ſceureté, tu veulx compaignie auoir, ne me cherchez pas, non. Ie t'en aduiſe. Houſtez vous de là. Ie n’y voys pas. Le Diable m’emport ſi ie y voys.

Ie ne m'en ſouciroys (reſpondiſt frere Ian) pas tant par aduenture que lon diroyt, ayant mon bragmard on poing. Tu le prens bien (diſt Panurge) & en parle comme docteur ſubtil en lard. On temps que j’eſtudiois à l'eſchole de Tolete, le reuerend pere en Diable Picatris recteur de la faculté diabolologicque, nous diſoit que naturellement les Diables craignent la ſplendeur des eſpées, auſſi bien que la lueur du Soleil. Defaict Hercules deſcendent en enfer à tous les Diables, ne leurs feiſt tant de paour ayant ſeulement ſa peau de Lion, & ſa maſſue, comme par apres feiſt Æneas eſtant couuert d’vn harnoy reſplendiſſant, & guarny de ſon bragmard bien à poinct fourby & deſrouillé à l’ayde & conſeil de la Sibylle Cumane. C’eſtoit (peut eſtre) la cauſe pourquoy le ſeigneur Ian Iacques Triuolſe mourant à Chartres[7], demanda ſon eſpée, & mourut l’eſpée nue on poing, s’eſcrimant tout au tour du lict, comme vaillant & cheualeureux, & par ceſte eſcrime mettant en fuyte cous les Diables qui le gueſtoient au paſſaige de la mort. Quand on demande aux Maſſorethz & Caballiſtes, pourquoy les Diables n’entrent iamais en paradis terreſtre ? Ilz ne donnent aultre raiſon, ſi non que à la porte eſt un Cherubin tenent en main une eſpée flambante. Car parlant en vraye diabolologie de Tolete, ie confeſſe que les Diables vrayment ne peuuent par coups d’eſpée mourir : mais ie maintiens ſcelon la dicte diabolologie, qu’ilz peuuent patir ſolution de continuité. Comme ſi tu couppois de trauers auecques ton bragmard vne flambe de feu ardent, ou vne groſſe & obſcure fumée. Et crient comme Diables à ce ſentement de ſolution, laquelle leurs eſt doloreuſe en Diable.

Quand tu voyds le hourt de deux armées, penſe tu, Couillaſſe, que le bruyt ſi grand & horrible que lon y oyt, prouiene des voix humaines ? du hurtis des harnoys ? du clicquetis des bardes, du chaplis des maſſes ? du froiſſis des picques, du bris des lances, du cris des naurez ? du ſon des tabours & trompettes ? du hanniſſement des cheuaulx ? du tonnoire des eſcouppettes & canons ? Il en eſt veritablement quelque choſe : force eſt que le confeſſe. Mais le grand effroy, & vacarme principal prouient du dueil & vlement des Diables : qui là gueſtans pelle melle les paouures ames des bleſſez, reçoiuent coups d’eſpée à l’improuiſte, & patiſſent ſolution en la continuité de leurs ſubſtances aërées & inuiſibles : comme ſi à quelque lacquais crocquant les lardons de la broche, maiſtre Hordoux donnoit vn coup de baſton ſus les doigts. Puys crient & vlent comme Diables : comme Mars, quand il feut bleſſé par Diomedes dauant Troie, Homere dict[8] auoir crié en plus hault ton & plus horrificque effroy, que ne feroient dix mille homes enſemble. Mais quoy ? Nous parlons de harnoys fourbiz, & d’eſpées reſplendentes. Ainſi n’eſt il de ton bragmard. Car diſcontinuation de officier, & par faulte de operer, il eſt par ma foy plus rouillé, que la claueure d’vn vieil charnier[9]. Pourtant faiz de deux choſes l’vne. Ou le deſrouille bien apoinct & guaillard : ou maintenant ainſi rouillé, guarde que ne tourne en la maiſon de Raminagrobis. De ma part ie n’y voys pas. Le Diable m’emport ſi ie y voys.


  1. Comme les Farfadetz feirent de la præuoſte d’Orleans. On lit præuoſté dans l’édition de 1552, mais j’ai cru devoir me ranger à l’opinion de Burgaud des Marets et imprimer præuoſte. Louise de Mareau, femme de François de Saint-Mesmin prévôt d’Orléans, ayant été enterrée dans l’église des Cordeliers, ces religieux contrefirent les farfadets et prétendirent que l’âme de la prévote revenait les tourmenter dans leur couvent. Le 1er février 1533, ils commencèrent à conjurer cet esprit, et ce manège continua longtemps. La fourberie ayant été découverte, ils furent condamnés à être brûlés ; mais ils firent amende honorable et furent seulement bannis par arrêt du 18 février 1534. C’est ce qui fait qu’Henri Estienne, parlant dans son Apologie pour Hérodote (c. XXI, t. I, p. 520) de l’impunité des gens d’église, s’exprime ainsi : « Dequoy entr’autres teſmoignages nous en auons vn fort bon es cordeliers d’Orleans, aprés auoir vſé de l’horrible & execrable impoſture qui depuis par tous les coins du monde fut diulguee. » Il revient souvent sur cette affaire (c. XV, t. I, p. 286 ; c. XXIII, t. I, p. 546), mais se contente de la rappeler au lecteur : « eſtimant n’eſtre beſoin de luy en faire le recit, veu que ces hiſtoires ont eſté imprimées, & outre cela ſont en la bouche d’vn chacun. » (c. XXXIX, t. II, p. 247). En effet Sleidars les a racontées tout au long (liv. IX, année 1534). Voyez aussi Lottin, Recherches historiques sur Orléans, t. I, p. 381. L’histoire des farfadetz qui figure dans la bibliothèque Saint-Victor, est très probablement, dans l’intention de Rabelais, celle de cet événement.
  2. Trente mille charretées de Diables t’emportent. Ces imprécations assez fréquentes chez Rabelais ( « ie me donne à cent mille panerees de beaulx diables, » t. I, p. 218, etc.) ne sont point de son invention et s’employaient habituellement de son temps :

    Or, va, que mille charretées
    De dyables te puiſſent emporter.

    (Farce d’vng mary ialoux, Anc. Théât. Franc, I, p. 144)

    « Ce que nous voyons que les preſcheurs que i’ay alleguez ci-deſſus diſent quelques fois, Ad omnes diabolos, ad triginta mille diabolos, c’eſt vu certain Latin dont le patron a eſté pris ſur noſtre François lequel bien ſouuent pour exagerer conte les diables par tant de mille chartées : diſant, ie le donne à trente mille chartées de diables, ou quarante, &c. » (Henri Estienne, Apologie pour Hérodote, ch. XIV, t. I, p. 197)

  3. Baille moy ta bourſe. Il la demande en apparence pour se préserver des diables au moyen des croix que portaient les pièces de monnaie.
  4. Ce que nagueres aduint à Ian Dodin. La Monnoye a rapporté dans le Ménagiana. (t. I, p. 368) l’original de ce conte :

    De quodam Minoritano & alio.

    Franciſcanus in alteram profundi
    Ripam fluminis excipit ferendum
    Quempiam nitidum comatulumque
    (Parco huic Domine, rem minus ſilebo
    Dignam publica quæ lit, atque fiat),
    Impoſtumque humeris rogavit ipſe,
    Cum ventum ad medium prope eſſet amnem
    Franciſcanus, an is pecuniarum
    Quicquam forſan haberet ? Ille habere
    Se dixit, quibus hunc juvaret, amplas,
    Affatim quoque aſymbolum cibaret.
    Promiſſis nihil excitus vadator :
    Neſcis ordinis, inquit, eſſe noſtri
    Nos deferre pecunias vetari ?
    Defertor minime hujus ipſe fiam.
    Excuſſum ſimul hunc in amne liquit
    Novi utrumque, & id audii ex utroque.

    (Nic. Bartholomæi Lochienſis Epigrammata & Eidyllia, Parisiis, Cyaneus, 1532, 8°, liv. II, ft 22, vo.)

    Ce Nicolas Barthélémy, né à Loches, est mort prieur de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle d’Orléans. On voit qu’il connaissait les deux personnages, mais il juge à propos de ne les point nommer. Il est curieux de voir Rabelais compléter ce récit ; et ceci semble un indice de plus que tout ce qu’il nous conte sur les habitants du Chinonnais et des environs n’est pas, comme on l’a trop cru, purement imaginaire.

  5. Aue maris ſtella. « Salut, étoile de la mer, » Prose de l’office de la Vierge.
  6. Tu auras du Miſerere iuſques à Vitulos. « Tu auras une longue pénitence. » Miſerere est le premier mot d’un des sept psaumes de la pénitence, et vitulos le dernier. Cette locution était fort usitée : « ſe ſaiſirent du cordelier luy baillant le chapitre tout au long du dos depuis miſerere iuſques à vitulos. » (Henri Eſtienne, Apologie pour Hérodote, c. XXI, t. I, p. 501). « Le maiſtre d’hoſtel dit… qu’il ſe haſtaſt de deloger, ſur peine non qu’il auroit le fouet, mais vn autre qui le feroit dancer depuis miſerere iuſques à vitulos. » (Noël du Fail, Œuvres, t. II, p. 95)
  7. Triuolſe mourant à Chartres. Ainsi dans les anciennes éditions et aussi dans Brantôme (Œuvres, t. II, p. 222, Société de l’histoire de France). Ce n’en est pas moins une erreur. Il est mort à Châtres (Arpajon) le 5 décembre 1518. Brantôme, d’accord avec Rabelais, cite dans son récit le passage de Virgile (Énéide, VII, 260) auquel celui-ci fait allusion : « Il avoit ouy dire à quelques philoſophes que les diables hayſſoient fort les eſpées & en auoient grand frayeur, & s’enfuyoient quand ilz les voyoient blanches en l’air & flamboyer. Tel fut l’avis de la Sibille quand elle mena Æneas aux enfers, & qu’elle le viſt à l’entrée de la porte avoir peur de meſſieurs les diables : « Non, non, diſt-elle, n’aye point de peur ; tire ſeulement ton eſpée : Vaginaque eripe ferrum. » Auſſi ledidt ſeigneur Iehan-Iacques, fondé ſur telle opinion, lors qu’il voulut mourir, il ſe fiſt mettre ſon eſpée ſur le lict toute nue près de luy, & tant qu’il peut il la tint en lieu de croix comme les autres ; & de vray, l’eſpée portoit la croix ſur elle & luy ſeruoit d’autant ; & auſſi que, cependant qu’elle renuoyeroit les diables, luy voyant ainſi en la main, euſſent peur & ne s’approchaſſent de luy pour luy enleuer & emporter ſon ame auecqu’eux ; & par ainſi, ne s’en oſans approcher de luy, ell’euſt loiſir de s’eſchapper & paſſer par la porte de derrière, & s’enuoller viſte en paradis. »
  8. Homère dict. — Iliade, v. 559.
  9. Plus rouillé, que la claueure d’vn vieil charnier. Voyez ci-dessus, p. 160, la note sur la l. 22 de la p. 216.*

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