Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/24

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 118-121).

Comment Panurge prend conſeil de Epiſtemon.

Chapitre XXIIII.


Laissans la Villaumere, & retournans vers Pantagruel, par le chemin Panurge s’adreſſa à Epiſtemon, & luy diſt. Compere mon antique amy, vous voyez la perplexité de mon eſprit. Vous ſçauez tant de bons remedes. Me ſçauriez vous ſecourir ? Epiſtemon print le propous, & remonſtroit à Panurge comment la voix publicque eſtoit toute conſommée en mocqueries de ſon deſguiſement : & luy conſeilloit prendre quelque peu de Ellebore, affin de purger ceſtuy humeur en luy peccant, & reprendre ſes accouſtremens ordinaires. Ie ſuys (diſt Panurge) Epiſtemon mon compere, en phantaſie de me marier. Mais ie crains eſtre coqu & infortuné en mon mariage. Pourtant ay ie faict veu à ſainct François le ieune, lequel eſt au Pleſſis lez Tours reclamé de toutes femmes en grande deuotion (car il eſt premier fondateur des bons homes, lesquelz elles appetent naturellement) porter lunettes au bonnet, ne porter braguette en chauſſes, que ſus ceſte mienne perplexité d’eſprit ie n’aye eu reſolution aperte. C’eſt (diſt Epiſtemon) vrayement vn beau & ioyeulx veu. Ie me eſbahys de vous, que ne retournez à vous meſmes, & que ne reuocquez vos ſens de ce farouche eſguarement en leur tranquillité naturelle. Vous entendent parler, me faictez ſouuenir du veu des Argiues[1] à la large perrucque, les quelz ayans perdu la bataille contre les Lacedæmoniens en la controuerſe de Tyrée, feirent veu cheueux en teſte ne porter, iusques à ce qu’ilz euſſent recouuert leur honneur & leur terre : du veu auſſi du plaiſant Heſpaignol Michel Doris, qui porta le trançon de greue en ſa iambe. Et ne ſçay lequel des deux ſeroit plus digne & meritant porter chapperon verd & iauſne à aureilles de lieure, ou icelluy glorieux champion, ou Enguerrant[2] qui en faict le tant long, curieux, & faſcheux compte, oubliant l’art & maniere d’eſcrire hiſtoires, baillée par le philoſophe Samoſatoys[3]. Car liſant icelluy long narré, lon penſe que doibue eſtre commencement, & occaſion de quelque forte guerre, ou inſigne mutation des Royaulmes : mais en fin de compte on ſe mocque & du benoiſt champion, & de l’Angloys qui le deſſia, & de Enguerrant leur tabellion plus baueux qu’vn pot à mouſtarde. La mocquerie eſt telle que de la montaigne d’Horace, laquelle crioyt & lamentoyt enormement, comme femme en trauail d’enfant. A ſon cris & lamentation accourut tout le voiſinaige en expectation de veoir quelque admirable & monſtrueux enfantement, mais en fin ne naſquit d’elle qu’vne petite ſouriz[4].

Non pourtant (diſt Panurge) ie m’en ſoubrys[5]. Se mocque qui clocque. Ainſi ſeray comme porte mon veu. Or long temps a que auons enſemble vous & moy, foy & amitié iurée, par Iuppiter Philios : dictez m’en voſtre aduis. Me doibz ie marier, ou non ? Certes (reſpondit Epiſtemon) le cas eſt hazardeux, ie me ſens par trop inſuffiſant à la reſolution. Et ſi iamais feut vray en l’art de medicine le dict du vieil Hippocrates de Lango, ivgement difficile[6], il eſt en ceſtuy endroict veriſſime. I’ay bien en imagination quelques diſcours moiennans les quelz nous aurions determination ſus voſtre perplexité. Mais ilz ne me ſatisfont poinct apertement. Aulcuns Platonicques diſent que qui peut veoir ſon Genius, peut entendre ſes deſtinées. Ie ne comprens pas bien leur diſcipline, & ne ſuys d’aduis que y adhærez. Il y a de l’abus beaucoup. I’en ay veu l’experience en vn gentil homme ſtudieux & curieux on pays d’Eſtangourre. C’eſt le poinct premier. Vn aultre y a. Si encores regnoient les oracles de Iuppiter en Amon : de Apollo en Lebadie, Delphes, Delos, Cyrrhe, Patare, Tegyres, Preneſte, Lycie, Colophon : en la fontaine Caſtallie pres Antioche en Syrie : entre les Branchides : de Bacchus, en Dodone : de Mercure, en Phares pres Patras : de Apis, en Ægypte : de Serapis, en Canobe : de Faunus, en Mænalie & en Albunée pres Tiuoli : de Tyreſias, en Orchomene : de Mopſus, en Cilicie : de Orpheus, en Leſbos : de Trophonius, en Leucadie. Ie ſeroys d’aduis (paraduanture non ſeroys) y aller & entendre quel ſeroit leur iugement ſus voſtre entreprinſe. Mais vous ſçauez que tous ſont deuenuz plus mutz que poiſſons, depuys la venue de celluy Roy ſeruateur on quel ont prins fin tous oracles & toutes propheties : comme aduenente la lumiere du clair Soleil diſparent tous Lutins, Lamies, Lemures, Guaroux, Farfadetz, & Tenebrions. Ores toutesfoys qu’encores feuſſent en regne, ne conſeilleroys ie facillement adiouſter ſoy à leurs reſponſes. Trop de gens y ont eſté trompez. D’aduentaige ie me recorde que Agripine miſt ſus à Lollie la belle, auoir interrogué l’oracle de Apollo Clarius pour entendre ſi mariée elle ſeroit auecques Claudius l’empereur. Pour ceſte cauſe feut premierement banie, & depuys à mort ignominieuſement miſe.

Mais (diſt Panurge) faiſons mieulx. Les iſles Ogygies ne ſont loing du Port Sammalo, faiſons y vn voyage apres qu’aurons parlé à noſtre Roy. En l’vne des quatre, laquelle plus a ſon aſpect vers Soleil couchant, on dict, ie l’ay leu en bons & antiques autheurs[7], habiter pluſieurs diuinateurs, vaticinateurs, & prophetes : y eſtre Saturne lié de belles chaines d’or, dedans vne roche d’or, alimenté de Ambroſie & Nectar diuin, les quelz iournellement luy ſont des cieulx tranſmis en abondance par ne ſçay quelle eſpece d’oizeaulx (peut eſtre que ſont les meſmes Corbeaulx, qui alimentoient es defers ſainct Paul premier hermite) & apertement prædire à vn chaſcun qui veult entendre ſon ſort, ſa deſtinée, & ce que luy doibt aduenir. Car les Parces rien ne fillent, Iuppiter rien ne propenſe & rien ne delibere, que le bon pere en dormant ne congnoiſſe. Ce nous ſeroit grande abbreuiation de labeur, ſi nous le oyons vn peu ſus celle mienne perplexité. C’eſt (reſpondit Epiſtemon) abus trop euident, & fable trop fabuleuſe. Ie ne iray pas.


  1. Veu des Argiues. Voyez Hérodote, I, 82.
  2. Enguerrant. Enguerrant de Monstrelet, liv. I, c. 2.
  3. Le philoſophe Samoſatoys. Lucien de Samosate, qui a écrit un traité : De la manière d’écrire l’histoire.
  4. Qu’vne petite ſouriz.

    Parturiunt montes, nascetur ridiculus mus.

  5. Ie m’en ſoubrys. Jeu de mots renouvelé de Marot (Épiſtre à ſon amy Lyon) :

    Sire lyon (dit le filz de ſouris)
    De ton propos certes ie me ſoubris.

  6. Ivgement difficile.Voyez Aphorismes, liv. I, aph. 1.
  7. En bons & antiques autheurs. Voyez Plutarque, De la face qu’on voit dans la lune, 67 et 68.