Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/25

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 122-127).

Comment Panurge ſe conſeille à Her Trippa.[1]

Chapitre XXV.


Voyez cy (diſt Epiſtemon continuant) toutesfoys que ferez, auant que retournons vers noſtre Roy, ſi me croyez. Icy pres l’iſle Bouchart demeure Her Trippa, vous ſçauez comment par art de Aſtrologie, Geomantie, Chiromantie, Metopomantie[2], & aultres de pareille farine il prædict toutes choſes futures : conferons de voſtre affaire auecques luy. De cela (reſpondit Panurge) ie ne ſçay rien. Bien ſçay ie que luy vn iour parlant au grand Roy des choſes celeſtes & tranſcendentes, les lacquais de court par les degrez, entre les huys, ſabouloient ſa femme à plaiſir, laquelle eſtoit aſſés bellaſtre. Et il voyant toutes choſes ætherées & terreſtres ſans bezicles, diſcourant de tous cas paſſés & præſens, prædiſant tout l’aduenir, ſeulement ne voioit ſa femme brimballante, & oncques n’en ſceut les nouuelles. Bien allons vers luy, puys qu’ainſi le voulez. On ne ſçauroit trop apprendre.

Au lendemain arriuerent au logis de Her Trippa. Panurge luy donna vne robbe de peau de loup, vne grande eſpée baſtarde bien dorée à fourreau de velours, & cinquante beaulx angelotz[3] : puis familiairement auecques luy confera de ſon affaire. De première venue Her Trippa le reguardant en face diſt. Tu as la metopoſcopie & phyſionomie d’vn coqu. Ie diz coqu ſcandalé & diffamé. Puys conſyderant la main dextre de Panurge en tous endroictz, diſt. Ce faulx traict que ie voy icy au deſſus du mons Iouis, oncques ne feut qu’en la main d’vn coqu. Puys auecques vn ſtyle feiſt haſtiuement certain nombre de poinctz diuers, les accoubla par Geomantie, & diſt. Plus vraye n’eſt la vérité, qu’il eſt certain que ſeras coqu, bien toſt apres que ſeras marié. Cela faict, demanda à Panurge l’horoſcope de ſa natiuité. Panurge luy ayant baillé, il fabrica promptement ſa maiſon du ciel en toutes ſes parties, & conſyderant l’aſſiete, & les aſpectz en leurs triplicitez, ieſta vn grand ſouſpir, & diſt. I’auois ia prædict apertement que tu ſerois coqu, à cela tu ne pouoys faillir : icy i’en ay d’abondant aſceurance nouuelle. Et te afferme que tu ſeras coqu. D’aduentaige ſeras de ta femme battu, & d’elle ſeras deſrobbé. Car ie trouue la ſeptieſme maiſon en aſpectz tous malings, & en batterie de tous ſignes portans cornes, comme Aries, Taurus, Capricorne, & aultres. En la quarte ie trouue decadence de Iouis, enſemble aſpect tetragone de Saturne, aſſocié de Mercure. Tu ſeras bien poyuré, home de bien.

Ie ſeray (reſpondit Panurge) tes fortes fiebures quartaines, vieulx fol ſot mal plaiſant que tu es. Quand tous coqus s’aſſembleront, tu porteras la baniere[4]. Mais dont me vient ce Cyron icy entre ces deux doigtz ? Cela diſoit tirant droict vers Her Trippa les deux premiers doigtz ouuers en forme de deux cornes, & fermant on poing tous les aultres. Puys dict à Epiſtemon. Voyez cy le vray Ollus de Martial. Lequel tout ſon eſtude adonnoit à obſeruer & entendre les maulx & miſeres d’aultruy. Ce pendent ſa femme tenoit le brelant[5]. Il de ſon couſté paouure plus que ne feut Irus. Au demeurant glorieux, oultrecuydé, intolerable plus que dix ſept diables, en vn mot, πτωχαλάζων[6] comme bien proprement telle peaultraille de beliſtrandiers nommoient les anciens. Allons. Laiſſons icy ce fol enraigé, mat de cathene, rauaſſer tout ſon ſaoul auecques ſes diables priuez. Ie croirois tantoſt que les diables vouluſſent ſeruir vn tel marault. Il ne ſçait le premier traict de philoſophie, qui eſt, congnois toy[7], & ſe glorifiant veoir vn feſtu en l’œil d’aultruy, ne void vne groſſe ſouche laquelle luy poche les deux œilz. C’eſt vn tel Polypragmon, que deſcript Plutarche[8]. C’eſt vne aultre Lamie, laquelle en maiſons eſtranges, en public, entre le commun peuple, voyant plus penetramment qu’vn Oince, en ſa maiſon propre eſtoit plus aueugle qu’vne Taulpe : chés ſoy rien ne voioyt. Car retournant du dehors en ſon priué, ouſtoit de ſa teſte ſes œilz exemptiles comme lunettes, & les cachoit dedans vn ſabot attaché darriere la porte de ſon logis. A ces motz print Her Trippa vn rameau de Tamarix. Il prend bien (diſt Epiſtemon) Nicander[9] la nomme diuinatrice.

Voulez vous (diſt Her Trippa) en ſçauoir plus amplement la verité par Pyromantie, par Aëromantie celebrée par Ariſtophanes en ſes nuées, par Hydromantie, par Lecanomantie, tant iadis celebrée entre les Aſſyriens & exprouee par Hermolaus Barbarus ? Dedans vn baſſin plein d’eaue ie te monſtreray ta femme future brimballant auecques deux ruſtres. Quand (diſt Panurge) tu mettras ton nez en mon cul, ſoys recors de deſchauſſer tes lunettes. Par Catoptromancie (diſt Her Trippa continuant) moyenant laquelle Didius Iulianus empereur de Rome præuoyoit tout ce que luy doibuoit aduenir, il ne te fauldra poinct de lunettes. Tu la voyras en vn mirouoir briſgoutant auſſi apertement, que ſi ie te la monſtrois en la fontaine du temple de Minerue pres Patras. Par Coſcinomantie iadis tant religieuſement obſeruée entre les cerimonies des Romains. Ayons vn crible & des forcettes, tu voyras Diables. Par Alphitomantie deſignée par Theocrite en ſa Pharmaceutrie[10], & par Aleuromantie, meſlant du froment auecques de la farine. Par Aſtragalomantie. I’ay ceans les proiectz tous preſtz. Par Tyromantie. I’ay vn fromaige de Brehemont à propous. Par Gyromantie : ie te feray icy tournoyer force cercles, les quelz tous tomberont à gauſche ie t’en aſceure. Par Sternomantie : par ma foy, tu as le pictz aſſés mal proportionné. Par Libanomantie. Il ne fault qu’vn peu d’encent. Par Gaſtromantie, de la quelle en Ferrare longuement vſa la dame Iacoba Rhodogine[11] Engaſtrimythe. Par Cephaleonomantie, de laquelle vſer ſouloient les Alemans, routiſſans la teſte d’vn Aſne ſus des charbons ardens. Par Ceromantie. Là par la cire fondue en eaue tu voiras la figure de ta femme & de ſes taboureurs. Par Capnomantie. Sus des charbons ardens nous mettrons de la ſemence de Pauot & de Siſame. O choſe gualante ! Par Axinomantie. Fois icy prouiſion ſeulement d’vne coingnée & d’vne pierre Gagate, laquelle nous metterons ſus la braze. O comment Homere en vſe brauement enuers les amoureux de Penelope. Par Onymantie. Ayons de l’huylle & de la cire. Par Tephramantie. Tu voiras la cendre en l’aër figurante ta femme en bel eſtat. Par Botanomantie. I’ay icy des feuilles de Saulge à propos. Par Sycomantie. O art diuine en feuielle de figuier ! Par Ichthyomantie tant iadis celebrée & practiquee par Tireſias & Polydamas. Auſſi certainement que iadis eſtoit faict en la foſſe Dina on boys ſacré à Apollo en la terre des Lyciens. Par Chœromantie. Ayons force pourceaulx, tu en auras la veſcie. Par Cleromantie, comme l’on trouue la febue on guaſteau la vigile de l’Epiphanie. Par Anthropomantie, de laquelle vſa Heliogabalus empereur de Rome. Elle eſt quelque peu faſcheuſe. Mais tu l’endureras aſſés, puis que tu es deſtiné coqu. Par Stichomancie Sibylline. Par Onomatomantie. Comment as tu nom ? (Maſchemerde, reſpondit Panurge) ou bien par Alectryomantie. Ie feray icy vn cerne gualantement, lequel ie partiray, toy voyant & conſiderant en vingt & quatre portions equales. Sus chaſcune ie figureray vne letre de l’alphabet : ſus chaſcune letre ie poſeray vn grain de froment : puys laſcheray vn beau coq vierge à trauers. Vous voirez (ie vous affie) qu’il mangera les grains poſez ſus les letres C. O. Q. V. S. E. R. A. auſſi fatidicquement, comme ſoubs l’empereur Valens eſtant en perplexité de ſçauoir le nom de ſon ſucceſſeur, le coq vaticinateur & Aledryomantic mangea ſus les letres Θ. Ε. Ο. Δ. Voulez vous en ſçauoir par l’art de Aruſpicine ? par Extiſpicine ? par Augure prins du vol des oizeaulx ? du chant des Oſcines ? du bal ſoliſtime des canes ? (par Eſtronſpicine, reſpondit Panurge) ou bien par Necromantie ? Ie vous feray ſoubdain reſuſciter quelqu’vn peu cy deuant mort, comme feiſt Apollonius de Tyane[12] enuers Achilles, comme feiſt la Phitoniſſe en præſence de Saul[13] : lequel nous en dira le totage, ne plus ne moins que à l’inuocation de Erictho vn deſſunct prædiſt à Pompée tout le progres & iſſue de la bataille Pharſalicque. Ou ſi auez paour des mors, comme ont naturellement tous coquz, ie vſeray ſeulement de Sciomantie.

Va (reſpondit Panurge) fol enraigé, au Diable : & te faiz lanterner à quelque Albanoys, ſi auras vn chapeau poinctu. Diable, que ne me conſeillez tu auſſi bien tenir vne Eſmeraulde, ou la pierre de Hyene ſoubs la langue ? ou me munir de langues de Puputz, & de cœurs de Ranes verdes ? ou manger du cœur & du foye de quelque Dracon, pour à la voix & au chant des Cycnes & oizeaulx entendre mes deſtinées, comme faiſoient iadis les Arabes on pays de Meſopotamie ? A trente Diables ſoit le coqu, cornu, marrane, ſorcier au Diable, enchanteur de l’Antichriſt. Retournons vers noſtre Roy. Ie ſuys aſceuré que de nous content ne ſera, s’il entend vne foys que ſoyons icy venuz en la teſniere de ce Diable engiponné. Ie me repens d’y eſtre venu. Et donnerois voluntiers cent nobles[14] & quatorze roturiers, en condition que celluy qui iadis ſouffloit on fond de mes chauſſes, præſentement de ſon crachatz luy enluminaſt les mouſtaches. Vray Dieu, comment il m’a perfumé de faſcherie & diablerie, de charme & de ſorcellerie ! Le Diable le puiſſe emporter. Dictez amen, & allons boyre. Ie ne feray bonne chere de deux, non de quatre iours.


  1. Her Trippa. Cette dénomination burlesque semble signifier « Monsieur la Trippe, » mais les deux dernières syllabes rappellent le nom d’Henri Corneille Agrippa, qui, suivant tous les commentateurs, est désigné dans ce chapitre.
  2. Aſtrologie, Geomantie, Chiromantie, Metopomancie. Pancrace, dans Le Mariage forcé (sc. VI) s’attribue la connaissance de toutes ces prétendues sciences : « Homme qui poſſede ſuperlative, aſtrologie, phyſionomie, metopoſcopie, chiromancie, géomancie. »
  3. Angelotz. « L’angelot était une monnaie anglaise courant en France sous les règnes de Charles VI et de Charles VII ; il valait environ 8 francs. » (Cartier, Numismatique de Rabelais, p. 347)
  4. Tu porteras la baniere. « Rabelais pensait-il, dit Burgaud des Marets, à un usage qui s’est maintenu dans le pays messin, et qui a pu être plus général autrefois ? Le 23 juin, veille de la Saint-Jean, s’il faut eu croire un écrivain du Jura, on y fait une procession de maris trompés ; le plus recommandable de la confrérie y porte une bannière jaune, surmontée d’un bois de cerf. » (V. Mémoires de la Sociécé des Antiquaires, t. IV, p. 378). M. Puymaigre, dans le compte rendu, d’ailleurs très favorable, de la 2e édition de ce commentaire, a fait bonne justice de cette fable. Cet usage, dit-il, est « tout à fait inconnu dans le pays messin, et nous n’en retrouvons nulle part trace dans le passé de cette contrée. » (Revue critique, 1874, 2e sem., p. 263)
  5. Ce pendent ſa femme tenoit le brelant.

    Uxor mœcha ubi est : hoc ad te pertinet, Ole.

    (Martial, Épigrammes, VII, 9. In Olum)
  6. Πτωχαλάζων. Mot employé par Athénée (VI) pour désigner un pauvre arrogant.
  7. Congnois toy. Voyez t. II, p. 441, l. 7-9.
  8. C’eſt vn tel Polypragmon, que deſcript Plutarche. C’est-à-dire un tel curieux. Voyez le traité de Plutarque Περὶ πολυπραγμοσύνης, De la curiosité.
  9. Nicander. Voyez Mémorables, c. 26.
  10. Theocrite en ſa Pharmaceutrie.

    Ἅλφιτά τοι πρᾶτον πυρὶ τάϰεται.

    (Idylles, II, 18)
  11. Iacoba Rhodogine. Voyez ci-après, p. 302, note sur la l. 2 de la p. 474.*

    *

  12. Apollonius de Tyane. — Philostrate, IV, 16.
  13. En præſence de Saul. — Les Rois, I, 28.
  14. Cent nobles. On croit d’abord qu’il s’agit de nobles à la rose, puis Panurge ajoute pour faire une équivoque : « & quatorze roturiers. »