Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre XXV

XXV

FINDUVET

La ville-qui-nage-sur-l’eau

Vendredi, 6 mai.

Personne n’était plus doux ni doué d’un meilleur cœur que la petite oie cendrée Finduvet.

Toutes les oies sauvages l’aimaient beaucoup, et le jars blanc se serait jeté au feu pour elle. Lorsque Finduvet demandait quelque chose, Akka elle-même ne pouvait rien lui refuser.

Dès que l’on arriva au lac Mälar, elle reconnut le paysage. Au delà du lac s’étendait la mer où ses parents et ses sœurs habitaient un petit îlot. Elle pria les oies sauvages de faire un détour pour y passer avant de se rendre dans le nord. Sa famille aurait tant de joie à la savoir vivante. Elle pria si longtemps qu’on finit par céder à sa prière, bien que les oies sauvages fussent déjà en retard, mais ce détour n’allongerait guère le voyage que d’un seul jour.

On se mit en route un matin après un bon repas et l’on vola vers l’est au-dessus du Mälar. Nils remarqua que plus on avançait, plus les rives étaient habitées et plus il y avait d’animation sur le lac. Des chalands et des voiliers, des goélettes et des barques de pêcheurs se suivaient dans la même direction ; une multitude de jolis vapeurs blancs les croisaient ou les dépassaient. Sur les rives, des chemins de fer et des routes couraient vers le même but. Il y avait manifestement là-bas à l’est un endroit où tout le monde était pressé d’arriver.

Sur une des îles il aperçut un grand château blanc ; un peu plus loin les rives se couvraient de villas, d’abord espacées, puis de plus en plus serrées, et qui enfin se touchaient et s’alignaient en rangées ininterrompues. Il y en avait de toutes sortes. Certaines étaient pareilles à des châteaux et d’autres à d’humbles fermes. Quelques-unes étaient entourées de jardins ; d’autres, c’était le plus grand nombre, étaient construites dans le bois qui bordait le lac. Toutes ces villas, si dissemblables qu’elles fussent, n’en avaient pas moins un trait commun : ce n’étaient point des maisons simples et graves, elles étaient toutes peintes en couleurs vives, en vert, en bleu, en blanc, en rouge, comme des maisons de poupées.

Tout à coup, Finduvet poussa un cri : « Voilà ! je reconnais la Ville-qui-nage-sur-l’eau ! »

Nils regarda devant lui, mais n’aperçut d’abord que des brumes et de légers brouillards qui roulaient sur le lac. Puis il entrevit des flèches pointues et quelques maisons avec de longues rangées de fenêtres. Elles surgissaient et disparaissaient à chaque instant parmi les brumes mouvantes. Aucune bande de terre n’était visible. Tout semblait reposer sur l’eau.

Et maintenant les villas des rives disparaissaient : on n’apercevait plus que de sombres fabriques. Des dépôts de bois et de charbons se cachaient derrière de hautes clôtures ; de lourds vapeurs étaient amarrés devant des embarcadères noirs et poussiéreux. Mais un léger brouillard transparent baignait tout cela, transformait, élargissait étrangement ce paysage et lui communiquait une sorte de splendeur.

Les oies sauvages laissèrent derrière elles les usines et les transports, et s’approchèrent des flèches brumeuses. Tout à coup elles virent tomber les brouillards ; quelques lambeaux légers flottaient encore au-dessus de leurs têtes, délicatement colorés de rose et de bleu tendre ; la masse principale moutonnait sur la terre et les eaux, cachant la base des maisons dont on n’apercevait plus que les toits, les tours, les pignons et les frontons élevés.

Nils comprenait qu’ils volaient au-dessus d’une grande ville. Parfois, un interstice s’ouvrait dans l’amoncellement des brouillards, il apercevait un fleuve rapide et bruissant, mais point de terre.

Au delà de la ville, Nils découvrit de nouveau, à travers un brouillard moins dense, des rives, de l’eau et des îles. Il se retourna, espérant mieux voir la ville, mais ce fut en vain ; le spectacle était encore plus fantastique. Vivement colorés par le soleil, les brouillards voguaient, roses, azurés, orangés. Les maisons étaient blanches, si fortement illuminées par le soleil qu’on les eût dites bâties de lumière. Les vitres et les flèches brillaient comme incendiées. Et toujours la ville flottait sur l’eau.

Les oies sauvages volaient droit vers l’est. D’abord le paysage ressemblait à celui du Mälar, mais bientôt les nappes d’eau furent plus vastes, les îles plus grandes. La végétation devenait plus pauvre, les arbres à feuilles, plus rares, cédaient la place aux pins. Les villas disparaissaient ; il n’y avait plus que des fermes et des cabanes de pêcheurs.

Plus loin encore, on n’apercevait aucune grande île habitée ; l’eau était semée d’une infinité de petits îlots et d’écueils ; la mer s’étendait devant les voyageurs, vaste et illimitée.

Les oies s’abattirent sur un rocher, et Nils se tourna vers Finduvet :

— Quelle est cette ville que nous avons traversée ? demanda-t-il.

— Je ne connais pas son nom parmi les hommes, répondit la petite oie cendrée, mais nous autres oies, nous l’appelons la Ville-qui-nage-sur-l’eau.

Stockholm

Samedi, 7 mai.

Il y a quelques années, vivait au Skansen, ce grand jardin de Stockholm où l’on a réuni tant de choses curieuses d’autrefois, un petit bonhomme, nommé Klement Larsson. Il était du Helsingland, et était venu au Skansen pour jouer des rondes populaires et de vieux airs sur son violon. C’était surtout les après-midi qu’il exerçait son art de ménétrier. Pendant la matinée il gardait l’une des curieuses vieilles maisons de paysan que l’on a transportées au Skansen de toutes les parties de la Suède.

Les premiers temps, Klement s’estimait très heureux de pouvoir passer ainsi sa vieillesse, mais bientôt il commença à s’ennuyer terriblement, surtout aux heures de garde. Passe encore lorsqu’il venait du monde pour visiter la vieille maison, mais parfois Klement était seul des heures durant. Alors il souffrait si fort du mal du pays qu’il craignait d’être obligé de renoncer à sa place. Klement était très pauvre ; il savait que, rentré dans son pays, il tomberait à la charge de l’assistance publique. Aussi s’efforçait-il de tenir le plus longtemps possible, mais il se sentait tous les jours plus malheureux.

Un bel après-midi, au commencement de mai, Klement, ayant obtenu quelques heures de liberté, descendait la pente raide du Skansen ; il rencontra un pêcheur qui rentrait, un filet sur le dos. C’était un vigoureux jeune homme ; il venait fréquemment au Skansen offrir des oiseaux de mer qu’il avait capturés vivants : Klement l’avait vu souvent.

Le pêcheur arrêta Klement pour lui demander si le directeur du jardin était là, et Klement à son tour s’enquit de ce qu’il avait à vendre. « Je veux bien te montrer ce que j’apporte, dit le pêcheur ; en revanche, conseille-moi sur le prix que je puis demander. »

Il tendit son filet. Klement jeta un coup d’œil et recula effaré. « Qu’est-ce que c’est que ça ? Asbjörn ! balbutia-t-il, où as-tu pris celui-là ? »

Il se rappelait que, tout enfant, il avait entendu sa mère parler du peuple des tomtes, qui demeurait sous le plancher et se fâchait lorsque les enfants criaient trop ou n’étaient pas sages. Devenu grand, il avait cru que la mère avait inventé cette histoire des tomtes pour le faire tenir tranquille. Or voilà que dans le cabas d’Asbjörn il en voyait un !

Klement n’avait pu se débarrasser complètement de ces terreurs enfantines ; un petit frisson lui courut le long du dos. Asbjörn s’en aperçut et se mit à rire. « Je ne l’ai pas guetté, tu sais, dit-il. C’est lui qui est venu à moi. J’étais allé en mer de très bonne heure ce matin. À peine avais-je quitté la terre qu’une bande d’oies sauvages est passée en criant. Je leur ai envoyé un coup de fusil, je les ai manquées ; mais ce petit bonhomme a dégringolé ; il est tombé à l’eau si près de mon bateau que je n’ai eu qu’à étendre le bras pour le prendre. »

— Il n’a pas été atteint au moins, Asbjörn ? demanda Klement.

— Non, non. Il est sain et sauf. En tombant il ne savait pas d’abord où il était et je lui ai attaché les pieds et les mains avec un bout de ficelle pour qu’il ne se sauve pas. Je me suis dit tout de suite que c’était quelque chose pour le Skansen.

Klement se sentit l’âme oppressée. Tout ce qu’il avait entendu raconter dans son enfance sur les gens du « petit peuple », leur esprit vindicatif et leur promptitude à secourir leurs amis, lui revint en mémoire. Jamais ils n’avaient eu de chance, ceux qui avaient essayé de retenir un tomte prisonnier.

— Ne dit-il rien ? demanda Klement.

— Si, au début il essaya d’appeler les oiseaux, mais je l’ai bâillonné pour l’en empêcher.

— Mais, Asbjörn ! à quoi penses-tu ? s’écria Klement effrayé. Ne comprends-tu pas que c’est un être surnaturel ?

— Je ne sais ce que c’est, répliqua Asbjörn impassible. Que d’autres en décident. Je serai content si seulement on me l’achète. Dis-moi maintenant ce que tu penses que le directeur m’en donnera.

Klement garda un moment le silence. Une véritable angoisse lui étreignait le cœur. Il lui semblait que sa vieille mère était à côté de lui, le suppliant d’être bon pour le « peuple des petits ».

— Je ne sais ce que le directeur t’en donnerait, Asbjörn, dit-il, mais moi je t’offre vingt couronnes si tu veux me le laisser.

Ébahi, le pêcheur regarda Klement, en s’entendant offrir cette grosse somme. Il se dit que Klement croyait sans doute le tomte doué d’un pouvoir secret et qu’il pourrait lui être utile. En outre il avait vaguement l’impression que le directeur serait moins généreux ; il accepta.

Le ménétrier fourra le tomte dans une de ses larges poches, retourna au Skansen, et entra dans une des cabanes où il n’y avait ni visiteurs ni gardien. Puis, ayant refermé soigneusement la porte, il saisit son prisonnier qui avait encore les pieds et les mains liés et la bouche bâillonnée, et le posa sur une table.

— Et maintenant écoute bien ce que je te propose ! dit Klement. Je sais que les êtres de ton espèce n’aiment pas à être vus des hommes, et qu’ils veulent besogner et travailler seuls. J’ai donc pensé te rendre la liberté, mais à la condition expresse que tu restes ici dans le jardin jusqu’à ce que je te permette d’en sortir. Si tu acceptes, tu hocheras la tête trois fois.

Klement regardait avec espoir le tomte, mais celui-ci demeura immobile.

— Tu ne seras pas mal ici, reprit Klement. Je te préparerai tous les jours un bol de nourriture et tu auras tant à faire que le temps ne te paraîtra pas long. Mais tu ne partiras que lorsque je te le permettrai. Nous conviendrons d’un signe. Tant que je mettrai ta nourriture dans un bol blanc, tu resteras. Quand je la mettrai dans un bol bleu, tu pourras t’en aller.

Klement se tut de nouveau, attendant que le petit bonhomme lui fît les signes de tête, mais l’autre ne bougea pas.

— Eh bien alors, dit Klement, il ne me reste qu’à te livrer au maître de ce jardin. Il te mettra en cage, et toute la grande ville de Stockholm viendra te regarder.

Cette perspective sembla effrayer le tomte, car il hocha instantanément la tête trois fois.

— Voilà qui va bien, fit Klement en prenant son couteau pour couper la ficelle qui emprisonnait les mains du petit bonhomme. Puis il se dirigea vers la porte.

Le gamin détacha lui-même les liens de ses chevilles et ôta son bâillon. Quand il se retourna pour remercier Klement Larsson, celui-ci était parti.

Dehors Klement croisa un vieux monsieur, grand et beau, qui semblait vouloir se rendre à un endroit voisin, d’où la vue était très belle. Klement ne se rappelait pas l’avoir jamais rencontré, mais le grand monsieur avait dû remarquer Klement auparavant, car il s’arrêta et lui adressa la parole.

— Bonjour, Klement ! Comment vas-tu ? J’espère que tu n’es pas malade ? Il me semble que tu as maigri.

Les manières du vieux monsieur étaient si aimables et si engageantes que Klement s’enhardit ; il raconta combien il était tourmenté par le mal du pays.

— Comment ? fit le beau vieux monsieur. Tu t’ennuies, quand tu es à Stockholm ? Est-ce possible ?

Le vieux monsieur eut un air presque blessé. Puis, se ravisant, il se dit qu’il avait affaire à un pauvre paysan du Helsingland ; il reprit sa mine bienveillante.

— Tu n’as sans doute jamais entendu raconter comment a été fondée la ville de Stockholm ? Sinon tu comprendrais que ta nostalgie n’est que chimères. Viens jusqu’à ce banc là-bas ; je te parlerai de Stockholm !

Le vieux monsieur s’assit et considéra pendant quelques instants Stockholm qui s’étendait splendide à ses pieds ; il respira profondément, comme pour aspirer toute la beauté du paysage. Puis il se tourna vers le ménétrier.

— Regarde, Klement ! dit-il en dessinant une petite carte sur le sable. Voici l’Uppland qui pousse vers le sud une pointe déchiquetée de baies. Et voilà la Sudermanie qui vient à sa rencontre avec une autre pointe également déchiquetée ; un lac vient de l’ouest, rempli d’îles : c’est le Mälar ; de l’est accourt une autre eau qui ne réussit qu’à grand’peine à se frayer un chemin entre des îles et des écueils : c’est la Baltique. Ici même, Klement, au lieu où l’Uppland rencontre la Sudermanie et le Mälar la Baltique, il y a un petit fleuve très court qui réunit les deux eaux, et dans ce fleuve il y avait jadis quatre îles, le divisant en plusieurs bras. L’un de ces bras s’appelle maintenant le Norrström.

Ces îles n’étaient au début que des îlots boisés ordinaires, tels qu’il y en a tant dans le Mälar ; pendant très longtemps elles sont restées inhabitées. Personne ne remarquait leur situation favorable entre deux provinces et deux grandes eaux. Les années passaient. Des gens vinrent habiter les îles du Mälar et celles de la Baltique, mais les îles du fleuve n’avaient toujours pas d’habitants. Parfois il arrivait qu’un navigateur y abordait et y dressait sa tente pour une nuit. C’était tout.

Or, un jour, un pêcheur s’était attardé à la pêche dans le Mälar. Rentrant chez lui, il fut surpris dans la Baltique par l’obscurité. Il résolut d’aborder dans l’un des quatre îlots pour y attendre que la lune se levât.

C’était à la fin de l’été ; il faisait encore chaud et beau, bien que les soirs fussent déjà sombres. Le pêcheur s’étendit dans l’herbe, la tête contre une pierre, et s’endormit. Quand il se réveilla, la lune était levée depuis longtemps. Elle éclairait si magnifiquement la terre qu’on se serait cru en plein jour.

Il sauta sur ses pieds, et se prépara à remettre son bateau à flot ; tout à coup il aperçut au loin des points noirs qui remuaient. C’était une bande de phoques qui se dirigeait droit vers l’île. Au moment où les phoques allaient grimper à terre, le pêcheur se baissa pour chercher l’épieu qu’il emportait toujours dans son bateau. Quand il se redressa, les phoques avaient disparu : à leur place il y avait sur la rive les plus belles jeunes filles, vêtues de longues robes traînantes de soie verte et couronnées de perles. Le pêcheur comprit : c’étaient des ondines qui demeuraient loin dans la mer, et qui avaient pris l’apparence de phoques pour venir à terre s’amuser au clair de lune sur les îles vertes.

Après les avoir regardées danser un moment sous les arbres, il se glissa vers la rive, saisit une des peaux de phoque que les ondines y avaient laissées et la cacha sous une pierre. Puis il regagna son bateau, s’y coucha et fit semblant de dormir.

Bientôt il vit les jeunes vierges redescendre vers la rive pour revêtir de nouveau les peaux de phoques. Elles s’habillaient avec de joyeux rires et mille jeux ; mais bientôt ce furent des plaintes et des cris : l’une d’elles ne pouvait retrouver son vêtement. Elles couraient toutes sur la rive en cherchant, mais en vain. Tout à coup elles s’aperçurent que le ciel pâlissait et que le jour approchait. Elles n’osèrent plus rester à terre, et se sauvèrent en nageant, toutes sauf une, celle qui n’avait pu retrouver sa peau de phoque. Elle demeura au bord de l’eau à sangloter.

Le pêcheur avait certes pitié d’elle, mais il se domina et resta caché jusqu’au jour. Alors il se leva, poussa à l’eau son bateau et, comme s’il l’apercevait tout à coup, il lui dit, après avoir démarré :

— Qui es-tu ? Es-tu une naufragée ?

L’ondine, en le voyant, courut vers lui, et dans sa détresse lui demanda s’il avait vu sa peau de phoque. Le pêcheur fit l’étonné, comme s’il ne comprenait même pas ce qu’elle voulait dire. Alors elle s’assit sur une pierre et pleura. Le pêcheur lui proposa de venir chez lui où sa mère la soignerait.

— Tu ne peux rester toute la nuit ici, où tu n’as ni lit ni rien à manger.

Il parlait doucement et la persuada de l’accompagner.

Le pêcheur et sa mère furent très bons envers la pauvre ondine ; elle sembla se plaire parmi eux. Tous les jours elle devenait plus gaie, aidant la vieille femme dans le ménage, et parfaitement semblable à une jeune fille des îles, sauf qu’elle était plus belle que toutes les autres. Un jour le pêcheur lui demanda si elle voulait être sa femme ; elle répondit oui sans hésiter.

On prépara le mariage ; à cette occasion la fiancée revêtit la robe verte et flottante et la couronne de perles scintillantes qu’elle portait lorsque le pêcheur l’avait vue pour la première fois. Puis les fiancés et le cortège de noce prirent place dans les bateaux pour aller à l’église dans le Mälar.

Le pêcheur conduisait sa fiancée et sa mère ; il manœuvra sa barque si habilement qu’il laissa derrière lui tous les autres. Arrivé devant l’île où il avait trouvé l’ondine, qui maintenant, fière et parée, était assise à côté de lui, il ne put réprimer un sourire.

— De quoi ris-tu ? demanda-t-elle.

— Je pense à la nuit où j’ai caché ta peau de phoque, répondit le pêcheur ; il se sentait si sûr d’elle qu’il ne croyait plus avoir besoin de rien lui cacher.

— Qu’est-ce que tu dis ? demanda la fiancée. Ma peau de phoque ?

Elle semblait avoir tout oublié.

— Tu ne te rappelles donc plus comme tu dansais avec les ondines ? demanda-t-il.

— Je ne sais ce que tu veux dire. Je crois que tu as fait un rêve étrange cette nuit.

— Et si je te montrais la peau, me croirais-tu ? dit le pêcheur en dirigeant la barque vers l’île. Ils débarquèrent. Le pêcheur chercha la peau qui était restée sous la pierre où il l’avait cachée.

Dès qu’elle l’aperçut, l’épousée la lui arracha des mains, la jeta sur ses épaules où elle s’adapta, comme vivante, et se jeta dans le fleuve.

Le marié la vit s’éloigner rapidement. Il essaya en vain de se précipiter à sa poursuite. Désespéré, il saisit alors son épieu et le lança. Il réussit mieux qu’il n’eût certes voulu ; la pauvre ondine poussa un cri déchirant et disparut dans les profondeurs.

Le pêcheur demeurait sur la rive, s’attendant à la voir reparaître ; tout à coup il vit l’eau briller d’un doux éclat et comme s’animer d’une beauté nouvelle. Elle miroitait et scintillait et répandait un éclat rose et blanc pareil à celui qui joue à l’intérieur des coquilles.

Lorsque cette eau miroitante vint battre les rives, elles semblèrent aussi se métamorphoser. Elles embaumèrent plus fort. Une tendre lueur les éclaira et leur donna une douceur insoupçonnée. Le pêcheur comprit ce qui se passait : les ondines ont en elles quelque chose qui les fait paraître plus belles que toutes les autres femmes. Le sang de l’une d’entre elles s’étant mêlé aux vagues, sa beauté illuminait le paysage : désormais ces rives héritaient du pouvoir d’inspirer de l’amour à tous ceux qui les contempleraient et de les attirer par une sorte de nostalgie.

Le vieux monsieur se tourna vers Klement, qui répondit d’un signe de tête, gravement, sans rien dire pour ne pas interrompre le récit.

— Or, remarque bien, Klement, continua le narrateur avec un petit éclat espiègle dans les yeux, que depuis ce moment les gens ont commencé à s’installer dans ces îles. Ce ne furent d’abord que des pêcheurs et des paysans ; mais un beau jour le roi et son jarl remontèrent le courant. Ils remarquèrent ces îles situées de telle façon que nul navire entrant dans le Mälar ne peut les éviter. Et le jarl proposa qu’on fermât à clef ce passage pour l’ouvrir ou le défendre à volonté, l’ouvrir aux navires marchands, le fermer aux flottes de pillards.

Cela fut fait, continua le vieux monsieur. Et ici — il s’était levé et se remettait à dessiner dans le sable — sur la plus grande des îles, le jarl éleva un fort donjon. Autour de l’île les habitants construisirent des murs. Ils relièrent par des ponts les quatre îles et les munirent toutes de tours. Et dans l’eau, tout autour, ils enfoncèrent un cercle de pieux avec des barrières par où les navires étaient forcés de passer.

Tu vois donc, Klement, que les quatre îlots si longtemps inhabités étaient devenus de vraies forteresses. Or, ces rives et ces détroits attirèrent fortement les hommes ; on accourut de tous côtés pour s’installer ici. Bientôt les habitants commencèrent à bâtir une église, qui par la suite fut appelée la Grande Église. Elle était située tout contre le donjon ; à l’intérieur des murs s’abritaient les petites cabanes que les habitants s’étaient bâties. Elles étaient peu considérables, mais il n’en fallait pas davantage à cette époque-là pour mériter le nom de ville. Et la ville fut appelée Stockholm, et s’appelle ainsi encore aujourd’hui.

Un jour, le jarl qui avait mis ce travail en train ferma les yeux pour toujours, mais Stockholm ne manqua pourtant pas de constructeurs. Des moines appelés Frères Gris vinrent s’établir en Suède ; ils demandèrent au roi l’autorisation de bâtir ici un couvent. Le roi leur donna un petit îlot. Puis vinrent d’autres moines, appelés Frères Noirs. Ils construisirent leur couvent près de la porte méridionale de l’île de la Cité. Sur un autre îlot, au nord, fut élevé un Hôtel-Dieu ou hôpital. Ailleurs des hommes industrieux établirent un moulin ; dans les eaux environnantes les moines pêchaient.

Les petites îles furent vite couvertes de maisons. Aussi, lorsque des femmes pieuses de l’ordre de Sainte-Claire vinrent demander du terrain, on ne put leur offrir que la rive au nord des îles. Elles n’en furent certes pas très satisfaites, car il y avait là une hauteur où la ville avait installé son gibet. Elles n’en bâtirent pas moins au pied de la colline un couvent et une église, et leur voisinage attira d’autres gens. Tout en haut, un hôpital s’éleva bientôt, ainsi qu’une église placée sous l’invocation de saint Georges.

Outre les religieux et les religieuses, il vint beaucoup d’autres gens, et d’abord une foule de commerçants et d’artisans allemands. Plus habiles que leurs confrères suédois, ils furent très bien accueillis. Ils s’établirent dans la cité même, en dedans des murs, rasèrent les petites vieilles cabanes et bâtirent de superbes maisons de pierre. Comme la place était très restreinte, ils durent serrer les maisons les unes contre les autres et tourner les pignons vers les ruelles étroites.

Tu vois donc, Klement, que Stockholm avait le pouvoir d’attirer les hommes.

À ce moment un autre monsieur s’avança dans l’allée. Mais celui qui causait avec Klement fit un signe de la main, et l’autre demeura à distance.

— Et maintenant, Klement, tu vas me faire un plaisir, poursuivit le vieux monsieur. Je n’ai plus le temps de causer avec toi, mais je t’enverrai un livre sur Stockholm, que tu liras. Je t’ai pour ainsi dire fait assister à la fondation de Stockholm. Tu étudieras toi-même comment la ville s’est développée, comment l’étroite petite cité, ceinte de remparts, s’est transformée en cette vaste mer de maisons que nous voyons à nos pieds ! Lis dans le livre comment le lourd donjon a cédé la place au beau et clair château en face de nous, comment l’église des Frères Gris est devenue la sépulture des rois de Suède. Lis dans le livre comment les jardins des maraîchers au sud et au nord de la ville sont devenus de beaux jardins et des quartiers habités, comment les détroits ont été comblés et les collines aplanies. Lis dans le livre comment le parc des rois a été transformé en un lieu de plaisance aimé du peuple. Tu dois te familiariser avec la ville, Klement ! Car cette ville n’appartient pas aux seuls Stockholmiens. Elle t’appartient à toi et à toute la Suède.

Rappelle-toi, Klement, en lisant l’histoire de Stockholm, ce que je t’ai dit : Stockholm a le pouvoir d’attirer tout le monde. D’abord le roi s’est installé ici, puis les hauts seigneurs y bâtirent leurs palais ! Et maintenant Stockholm ne s’appartient point seulement à lui-même non plus qu’à la région environnante, il appartient à tout le royaume.

Et lorsque tu entendras parler dans ton livre de toutes les choses qui sont réunies à Stockholm, Klement, pense aussi à ce qu’on a rassemblé ici au Skansen ! Voici de vieilles maisons. On danse ici les danses anciennes ; voici de vieux costumes, de vieux ustensiles de ménage. Ici vivent des ménétriers et des conteurs de sagas et de contes de fées. Toutes les choses bonnes et vieilles, Stockholm les a attirées au Skansen pour les glorifier et les remettre en honneur parmi le peuple.

Mais surtout, Klement, pour lire ton livre, il faut t’asseoir ici sur la hauteur ! Il faut que tu voies l’allégresse des vagues joueuses, et la beauté de ces rives étincelantes. Il faut être sous le charme, Klement !

Le beau vieux monsieur avait élevé le ton ; sa voix résonnait, forte et impérieuse, et ses yeux jetaient des éclairs. Il se dressa et quitta Klement avec un petit signe de la main. Et Klement comprit que celui qui lui avait parlé était un très grand seigneur. Il s’inclina profondément.

Le lendemain un laquais royal apporta à Klement un gros livre rouge et une lettre. Et la lettre disait que le livre venait du roi.

Après cet événement le petit Klement Larsson eut pendant plusieurs jours la tête à l’envers. Au bout d’une semaine, il alla donner sa démission au directeur. Il était forcé de retourner dans son pays.

— Et pourquoi ? demanda le directeur. Tu ne te plais donc pas ici ?

— Bien sûr que je m’y plais maintenant, mais il faut que je rentre.

En réalité Klement était dans un grand embarras : le roi lui avait ordonné d’apprendre à connaître Stockholm et à s’y plaire, mais comment Klement pourrait-il renoncer au bonheur de raconter dans son pays que le roi en personne lui avait donné cet ordre ? Il avait besoin de réunir du monde autour de lui le dimanche, à la sortie de l’église du pays, et de raconter que le roi avait été bon pour lui, s’était assis à son côté sur un banc, et s’était donné le temps de parler avec lui, un pauvre vieux ménétrier de la campagne, pour le guérir de la nostalgie. C’était déjà beau de raconter cela aux vieux Lapons et aux petites Dalécarliennes du Skansen. Que serait-ce au pays ?

Même s’il échouait à l’asile des pauvres, Klement ne serait plus malheureux. Il était devenu un tout autre homme, et allait jouir d’une considération nouvelle.

Et ce désir était invincible. Le directeur dut le laisser partir.