Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre XXIV
XXIV
LA SAGA DE L’UPPLAND
Le lendemain la pluie avait cessé, mais la tempête continuait et l’inondation s’étendait toujours. Un peu après midi il y eut un brusque changement et le temps devint superbe : il faisait chaud, calme et doux.
Commodément étendu sur le dos au milieu d’une grosse touffe de soucis d’eau en pleine floraison, Nils contemplait le ciel ; deux petits écoliers chargés de leurs livres et de leurs paniers de provisions passèrent sur un petit sentier le long de la rive. Ils allaient lentement et avaient l’air tristes et inquiets. Arrivés tout près de Nils, ils s’assirent sur des pierres pour parler de leur malheur.
— La mère sera bien fâchée en apprenant que nous n’avons pas su notre leçon aujourd’hui non plus, dit l’un des enfants.
— Et le père donc ! dit l’autre tristement.
Là-dessus ils se prirent à pleurer tous les deux.
Nils réfléchissait au moyen de les consoler lorsqu’une petite vieille qui marchait toute courbée et qui avait un visage bon et doux, s’approcha dans le sentier et s’arrêta en face d’eux.
— Pourquoi donc est-ce qu’on pleure, les petits ? demanda-t-elle.
Les enfants lui racontèrent qu’ils n’avaient pas su leur leçon à l’école, et qu’ils avaient trop honte pour rentrer chez eux.
— Quelle était donc cette leçon si difficile ? Les enfants répondirent qu’ils avaient eu tout l’Uppland en leçon.
— Ce n’est peut-être pas si facile d’apprendre d’après des livres, dit la vieille femme, mais je vais vous raconter ce que ma mère à moi m’a appris sur ce pays. Je n’ai pas été à l’école, moi, et je ne suis jamais devenue savante, mais je me suis toujours rappelée ce que ma mère m’avait appris.
— Eh bien, commença la vieille femme en s’asseyant sur une pierre, ma mère disait qu’il y a longtemps l’Uppland était la plus pauvre et la plus humble de toutes les provinces de Suède. Il se composait seulement de tristes champs d’argile et de petites collines pierreuses et basses, comme il y en a encore à plusieurs endroits bien que nous, qui demeurons ici près du Mälar, n’en voyions guère.
« Enfin, toujours est-il que c’était un pays pauvre et misérable. L’Uppland se sentait méprisé des autres provinces ; un jour il en eut assez : il prit une besace sur son dos et un bâton à la main et partit pour demander l’aumône auprès de ceux qui étaient plus riches.
« L’Uppland alla d’abord vers le sud jusqu’en Scanie. Il se plaignit de sa pauvreté et demanda un petit morceau de terre. « On ne sait vraiment que donner à tous ces mendiants, répondit la Scanie. Mais attends donc. Je viens de creuser quelques marnières. Tu peux prendre la terre que j’en ai retirée et que j’ai laissée sur les bords, si tu en as l’emploi. »
« L’Uppland remercia, accepta et reprit sa marche. Il monta jusqu’à la Vestrogothie. Là encore il cria sa misère. « Je ne puis te donner de terre, dit la Vestrogothie. Je ne fais pas cadeau de mes grasses campagnes à des mendiants. Mais si tu veux une de ces petites rivières qui serpentent dans ma grande plaine, tu peux la prendre. »
« L’Uppland remercia, accepta et s’en fut dans le Halland. « Je ne suis guère plus riche que toi en terre, dit le Halland, mais si tu estimes qu’ils en valent la peine, tu pourras détacher du sol quelques monticules pierreux. »
« L’Uppland, ployant sous sa besace, alla voir le Bohuslän. Là il eut la permission de ramasser autant de petits îlots nus et d’écueils qu’il voulait. « Ça ne paye pas de mine, dit le Bohuslän, mais ils sont bons comme abris contre le vent. Ils pourront t’être utiles puisque tu demeures comme moi sur la côte. »
« L’Uppland se montrait reconnaissant de toutes ces aumônes ; il ne refusait rien, bien qu’on lui donnât partout les choses auxquelles on ne tenait point. Le Vermland lui donna un peu de son sol de granit, le Vestmanland une partie des longues crêtes qui le traversent. L’Ostrogothie lui fit cadeau d’un coin de sa sauvage forêt de Kolmârden, et le Smâland lui remplit presque son sac de marais, de morceaux de pierres, et de bouts de bruyères.
« La Sudermanie ne voulut se défaire que de quelques baies du Mälar ; la Dalécarlie tenait aussi trop à ses terres pour les donner ; elle offrit en revanche une portion du Dalelf.
« Finalement l’Uppland reçut du Nerke quelques-uns des nombreux prés marécageux des rives du Hjälmar. Son sac était si plein qu’il s’en retourna chez lui.
« Il vida sa besace et fit l’inventaire de ce qu’il avait rapporté. Il ne put s’empêcher de penser que c’était une terrible collection de choses de rebut ; il se demandait en soupirant comment il allait pouvoir en tirer parti.
« Du temps passa. L’Uppland restait chez lui, s’occupant à ranger et ordonner ses affaires.
« Or, voilà qu’on commença à discuter pour savoir où habiterait le roi, et où serait située la capitale de la Suède. Toutes les provinces se réunirent pour délibérer. Bien entendu, toutes voulaient accaparer le roi, et l’on disputa ferme. « M’est avis que le roi doit élire domicile dans la province qui est la plus capable et la plus sage », dit l’Uppland. Tout le monde fut d’accord pour trouver bonne cette proposition. Il fut donc décidé que la province qui manifesterait le plus d’intelligence et de sagesse, logerait le roi et la capitale.
« À peine rentrées chez elles, les provinces reçurent une invitation de l’Uppland à un banquet. « Qu’est-ce que ce pauvre gueux peut bien avoir à offrir ? » dirent-elles dédaigneusement. Cependant elles acceptèrent l’invitation.
« Arrivées en Uppland, elles n’en revenaient pas de ce qu’on leur montra. Elles trouvèrent la province bâtie : à l’intérieur se dressaient des fermes superbes, les côtes étaient garnies de villes, les eaux remplies de navires.
« — C’est honteux de mendier lorsqu’on est si à son aise, murmuraient-elles.
« — Je vous ai invitées ici pour vous remercier de vos cadeaux, dit l’Uppland ; car c’est grâce à vous que je me tire si bien d’affaire à présent.
« — Dès mon retour, je commençai par amener le Dalelf dans mon domaine. Je me suis arrangé pour avoir deux chutes d’eaux magnifiques : l’une à Söderfors, l’autre à Elfkarleby. Au sud du fleuve, à Dannemora, j’ai placé le sol de granit que m’avait donné le Vermland. Je suppose même que le Vermland n’a pas bien regardé ce qu’il m’a donné, car ce granit n’était autre que du superbe minerai de fer. Là tout autour j’ai planté la forêt que j’ai reçue de l’Ostrogothie. Lorsque, de cette façon, il y eut au même endroit du minerai, des chutes d’eau, une forêt pour fournir du charbon de bois, il fut évident que j’aurais une riche contrée minière.
« Après avoir aussi bien arrangé le nord, j’ai étendu les crêtes du Vestmanland jusqu’au Mälar en y formant des promontoires, des caps et des îles qui se sont couverts de verdure et sont devenus beaux comme des jardins. Les baies que m’avait abandonnées la Sudermanie, je les ai fait entrer comme des fjords très profondément dans le pays que j’ai ainsi ouvert à la navigation et au commerce du monde.
« Le nord et le sud achevés, je me suis occupé de la côte de l’est, et là j’ai tiré grand profit des écueils, des monceaux de pierres, des bruyères et des landes que vous m’aviez donnés, et je les ai lancés dans la mer. De là toutes mes îles et mes îlots qui m’ont été si utiles pour la pêche et la navigation que je les compte comme mon bien le plus précieux.
« Cela fait il ne me restait plus de tous vos cadeaux que les tertres de marne que j’avais reçus de la Scanie. Je les ai étendus au beau milieu des terres : ils forment maintenant la fertile plaine de Vaksala. La petite rivière paresseuse que l’Ostrogothie m’avait donnée, je lui ai tracé un chemin à travers cette plaine pour établir une communication commode avec le Mälar. »
« Les autres provinces comprirent alors comment les choses s’étaient passées ; un peu dépitées, elles durent reconnaître que l’Uppland avait bien su conduire ses affaires. « Tu as fait de grandes choses avec de petits moyens, dirent-elles. De nous toutes, c’est toi qui as fait preuve de la plus grande capacité et de la plus grande sagesse. »
« — Voilà une bonne parole ! dit l’Uppland. Puisque vous parlez ainsi, je vous prends au mot ; c’est moi qui logerai le roi et la capitale.
« De nouveau les autres provinces étaient furieuses, mais elles ne purent se dédire de ce qui avait été une fois décidé.
« Et l’Uppland eut le roi et la capitale et devint la principale des provinces. Et ce ne fut que justice, car l’intelligence et la sagesse sont les qualités qui aujourd’hui encore font des mendiants des princes. »