Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 110-118).


CHAPITRE X.

LE PÈLERIN.


Quand le rossignol chante les bois devenus verts, les feuilles, le gazon et les fleurs d’avril, tout s’enflamme en moi ; et l’amour qui s’empare de mon cœur le presse si vivement, que mon sang bout nuit et jour, que mon cœur ne me laisse pas de repos.
Manuscrit cité par Warton.


Sir Aymer de Valence, suivant son archer de près, ne fut pas plus tôt arrivé au couvent de Sainte-Brigitte qu’il manda l’abbé devant lui. Le saint personnage se présenta avec l’air d’un homme qui aime ses aises, et qui vient d’être inopinément arraché de la couche où il goûtait un bienheureux repos, par l’ordre d’un individu auquel il ne croit pas pouvoir impunément désobéir, et à qui il ne déguiserait pas sa mauvaise humeur s’il l’osait.

« Il se fait tard, dit-il, pour que Votre Honneur vienne encore du château ici. Puis-je savoir la cause qui vous amène après la détermination si récemment prise avec le gouverneur ? — J’espère, répliqua le chevalier, que vous n’êtes point déjà instruit de ce motif, père abbé : on soupçonne (et j’ai moi-même vu cette nuit des choses qui confirment ces soupçons) que certains des vieux entêtés de ce pays s’occupent encore de manœuvres coupables qu’ils dirigent contre le château ; et je viens ici, père, pour voir si, en reconnaissance des nombreuses faveurs que vous avez reçues du monarque anglais, vous ne mériterez pas sa bonté et sa protection en nous aidant à découvrir les desseins de ses ennemis. — Assurément si, » répliqua le père Jérôme d’une voix troublée, « très indubitablement, tout ce que je puis savoir est à vos ordres… en supposant que je sache quelque chose dont la communication puisse vous être utile. — Père abbé, reprit le chevalier anglais, quoiqu’il soit téméraire à moi d’oser répondre dans ces temps d’un homme qui a le Nord pour patrie, j’avoue néanmoins que je vous considère comme un fidèle sujet du roi d’Angleterre, et je souhaite bien sincèrement que vous persistiez dans votre fidélité. — Et l’on m’y encourage singulièrement ! répliqua l’abbé ; on m’arrache à minuit de mon lit par un temps froid comme il en fut jamais, pour subir l’interrogatoire d’un chevalier, qui peut-être est le plus jeune de son très honorable ordre, qui ne veut pas me dire le sujet de ses questions, mais me retient sur ce pavé froid jusqu’à ce que, suivant l’opinion de Celse, la goutte, qui est cachée dans mes pieds, puisse remonter à mon estomac ; et alors bonsoir à mon titre d’abbé et à vos interrogations pour toute l’éternité. — Bon père, dit le jeune homme, la nature des temps doit vous enseigner à être patient. Rappelez-vous que je n’éprouve aucun plaisir à m’acquitter des fonctions que je remplis en ce moment, et que si une insurrection avait lieu, les rebelles, qui vous en veulent passablement pour avoir reconnu le monarque anglais, vous pendraient à votre propre clocher pour servir de pâture aux corbeaux. Que si vous avez fait votre paix avec les insurgés par quelque convention privée, le gouverneur anglais, qui têt ou tard finira par l’emporter, ne manquera pas de vous traiter comme rebelle envers son souverain. — Il peut vous sembler, mon noble fils, » répondit l’abbé dont le trouble augmentait toujours, « que je sois déjà pendu aux cornes de votre dilemme : néanmoins, je vous assure que si on m’accuse de conspirer avec les rebelles contre le roi d’Angleterre, je suis prêt, pourvu que vous me donniez le temps d’avaler une potion recommandée par Celse dans le cas périlleux où je me trouve, à répondre avec la plus parfaite sincérité à toutes les questions que vous pouvez m’adresser sur ce sujet. »

En parlant ainsi, il appela un moine qui l’avait aidé à se vêtir, et, lui remettant une grosse clef, lui murmura quelque chose à l’oreille. La coupe qu’apporta le moine était d’un tel volume qu’il fallait que la potion de Celse fût administrée en bien grande quantité, et l’odeur forte qu’elle répandit dans l’appartement fit soupçonner au chevalier que la médecine pouvait bien ne consister qu’en ce qu’on appelait alors de l’eau distillée, préparation connue dans les monastères quelque temps avant que ce secret inappréciable fut parvenu jusqu’aux laïques. L’abbé, que n’épouvantèrent ni la force ni la quantité de la boisson, l’avala avec ce qu’il aurait lui-même appelé un sentiment de consolation et de jouissance, et sa voix devint encore plus grave : il déclara qu’il se sentait admirablement réconforté par la médecine, et prêt à répondre aux questions qui pourraient lui être adressées par son jeune ami.

« À présent, dit le chevalier, vous savez, père, que les étrangers qui voyagent dans ce pays doivent être les premiers objets de nos soupçons et de nos recherches. Quelle est, par exemple, votre opinion sur le jeune homme appelé Augustin, fils, ou se disant tel, d’un individu nommé Bertram le ménestrel, et demeurant depuis quelques jours dans votre couvent ? »

L’abbé entendit cette question avec des yeux qui exprimaient sa surprise de l’entendre sortir de la bouche de sir Aymer.

« En vérité, répondit-il, je pense que c’est un jeune homme qui, autant que je puis le connaître, possède un naturel excellent, beaucoup de loyauté et une grande religion, enfin tout ce à quoi je devais m’attendre, à en juger par l’estimable personnage qui l’a confié à mes soins. »

Après cette réponse, l’abbé salua le chevalier, comme s’il eût pensé qu’une pareille repartie lui donnait un grand avantage sur son adversaire et réduisait celui-ci au silence pour toutes les questions qu’il aurait pu lui faire sur le même sujet. Il fut probablement fort étonné quand sir Aymer répliqua de la manière suivante :

« Il est bien vrai, père abbé : c’est moi-même qui vous ai recommandé ce bambin comme un jeune homme d’un caractère inoffensif, et à l’égard duquel il ne serait pas nécessaire d’employer la vigilance sévère parfois requise en pareille circonstance ; mais les preuves qui me paraissent démontrer l’innocence de ce jeune garçon n’ont pas semblé satisfaisantes à mon supérieur et à mon commandant ; et c’est par son ordre que je viens ici vous interroger. Vous devez comprendre qu’il s’agit d’une importante affaire, puisque nous venons vous troubler encore une fois et à une heure si indue.

— Je puis seulement protester de mon innocence, et par mon ordre et par le voile de sainte Brigitte, répliqua l’abbé (l’esprit de Celse paraissant se retirer de son disciple) : quelque mal qu’il puisse y avoir dans cette affaire, j’ignore absolument tout ; on ne pourrait rien m’arracher par les tenailles et les autres instruments de torture. Quelque signe de déloyauté qu’ait pu manifester ce jeune homme, je n’ai rien aperçu, moi, bien que j’aie sévèrement examiné sa conduite. — Sous quel rapport ? et quel est le résultat de vos observations ? — Ma réponse sera sincère et franche. Le jeune homme a consenti au dépôt d’un certain nombre de couronnes d’or, nullement pour payer l’hospitalité de l’église de Sainte-Brigitte, mais simplement… — Allez, père, vous ne pouvez pas achever, attendu que le gouverneur et moi nous savons bien à quel prix les moines de Sainte-Brigitte exercent leur hospitalité. De quelle manière cette hospitalité a-t-elle été reçue par le jeune garçon ? voilà ce qu’il est plus utile de demander. — Avec une extrême douceur, une excessive indulgence, noble chevalier. D’abord, il est vrai, j’avais craint que mon hôte ne fût un peu exigeant, car sa libéralité envers le couvent était de telle nature qu’elle pouvait l’encourager, et même jusqu’à un certain point l’autoriser à vouloir être mieux traité que nous ne l’aurions pu faire. — Auquel cas vous auriez eu la douleur de rendre une partie de l’argent que vous aviez reçu. — C’eût été une manière d’arranger les choses contraire à nos vœux. Ce qui est payé au trésor de la Sainte ne peut, suivant notre règle, être restitué sous aucun prétexte. Mais, noble chevalier, il n’a été question de rien de semblable : une croûte de pain blanc et une écuelle de lait, voilà tout ce qu’il fallait pour nourrir ce pauvre jeune homme pendant un jour, et ç’a été mon inquiétude particulière pour sa santé qui m’a disposé à faire mettre dans sa cellule un lit plus doux et une couverture meilleure que ne le permettent les règles de notre ordre. — Maintenant, écoutez bien ce que j’ai à vous dire, sire abbé, et répondez-moi franchement. Quelles ont été les relations de ce jeune homme avec les personnes du couvent, avec les gens du dehors ? Interrogez votre mémoire sur ce point, et que votre réponse soit précise, car la sûreté de votre hôte et la vôtre même en dépendent. — Aussi vrai que je suis chrétien, je n’ai rien remarqué qui puisse servir de fondement aux soupçons de Votre Seigneurie. Le jeune Augustin, contrairement à l’usage des jeunes gens qui ont été élevés dans le monde, comme je l’ai souvent observé, montrait une préférence marquée pour la compagnie des sœurs que renferme le monastère de Sainte-Brigitte, négligeant celle des moines, mes frères, quoiqu’il se trouve parmi eux des hommes dont la conversation est fort agréable. — Une mauvaise langue pourrait expliquer le motif de cette préférence. — Non pas lorsqu’il s’agit des sœurs de Sainte-Brigitte, dont la plupart ont été complètement maltraitées par l’âge, ou dont la beauté a toujours été détruite par quelque malheur avant qu’elles aient été reçues dans la solitude de cette maison. »

Le bon père fit cette observation avec une espèce de gaîté intérieure qu’excita apparemment en lui l’idée que les nonnes de Sainte-Brigitte eussent pu conquérir, des cœurs par leurs charmes personnels, tandis que réellement leur laideur était notable et même étrange à faire mourir de rire. Le chevalier anglais, qui connaissait aussi les saintes femmes, ne put s’empêcher de sourire de son côté.

« J’admets, dit-il, que, si les pieuses sœurs ont pu charmer le jeune étranger, ce n’a pu être que par leurs souhaits bienveillants et leurs attentions à soulager ses souffrances. — Sœur Béatrix, » continua le père, reprenant sa gravité, » a effectivement reçu du ciel un véritable don pour faire les confitures et les caillés de lait au vin ; mais, après une enquête minutieuse, je n’ai pas trouvé que le jeune homme ait goûté de ces bonnes choses. Sœur Ursule, non plus, n’a pas été tant maltraitée par la nature que par les suites d’un accident ; mais Votre Honneur sait que quand une femme est laide, les hommes ne s’inquiètent guère de la cause de sa laideur. Je vais, avec votre permission, voir en quel état se trouve actuellement le jeune homme, et l’avertir qu’il ait à comparaître devant vous. — Je vous prie de le faire, et tout de suite, père, car il n’y a point de temps à perdre ; je vous conseille aussi sérieusement d’épier de la manière la plus stricte la conduite de cet Augustin : vous ne pouvez y mettre trop d’attention. Je vais attendre votre retour, et j’emmènerai le jeune homme au château ou le laisserai ici, suivant que les circonstances paraîtront l’exiger. »

L’abbé s’inclina, promit de faire son possible, et sortit de la chambre pour se rendre à la cellule du jeune Augustin, jaloux de satisfaire les désirs de Valence, qu’il regardait, par suite des circonstances, comme son patron militaire.

Son absence dura long-temps, et ce délai commençait même à inspirer des soupçons à sir Aymer, lorsque l’abbé revint, l’agitation et l’inquiétude écrites sur le visage.

« Je vous demande pardon de vous avoir fait attendre, » dit Jérôme avec un grand trouble ; « mais j’ai été moi-même retenu et vexé par des formalités inutiles et de sots scrupules de la part de ce méchant garçon. En premier lieu, entendant mes pas se diriger vers sa chambre, mon jeune homme, au lieu d’ouvrir la porte, ce qui n’aurait été qu’un égard dû à mes fonctions, tira au contraire un fort verrou intérieur ; et ce verrou, Dieu me pardonne ! a été mis dans sa cellule par ordre de sœur Ursule, afin que son sommeil pût être convenablement respecté. Je le prévins du mieux que je pus qu’il devait se rendre sans délai devant vous, et se préparer à vous accompagner au château de Douglas ; mais il ne voulut pas répondre un seul mot, sinon qu’il me recommandait de prendre patience, et il fallut bien m’y résigner, de même que votre archer que je trouvai en sentinelle devant la porte de la cellule, et se contentant de l’assurance que lui avaient donnée les sœurs qu’il n’y avait pas d’autre issue par où Augustin pût s’échapper. Enfin la porte s’ouvre, et mon jeune maître se présente complètement équipé pour son voyage. En vérité, je crois qu’une attaque récente de sa maladie a beaucoup affecté le jeune homme ; il se pourrait encore qu’il fût quelque peu hypocondre, qu’il fût tourmenté par la bile noire, espèce de mal qui trouble l’esprit, et qui parfois accompagne et indique la contagion ; mais à présent il est bien remis, et si Votre Seigneurie désire le voir, il attend vos ordres. — Amenez-le donc ici, dit le chevalier. » Et un espace considérable de temps s’écoula encore avant que l’éloquence de l’abbé, moitié grondant et moitié priant, eût décidé la jeune dame, qui était toujours déguisée, à venir au salon, où elle se présenta enfin avec un visage où l’on pouvait encore découvrir des traces de larmes, et avec la mine maussade d’un jeune garçon ou plutôt l’air réservé d’une jeune fille qui est déterminée à faire ce que bon lui semblera, et bien résolue à ne donner aucune raison de sa conduite. La précipitation qu’elle avait mise à s’habiller ne l’avait pas empêchée de disposer avec tout le soin possible le déguisement à l’aide duquel elle voulait se faire passer pour un pèlerin, de manière à se changer tout-à-fait et à bien cacher son sexe. Mais par politesse elle ne pouvait garder un grand chapeau rabattu sur sa tête, et elle laissa nécessairement voir sa figure plus qu’elle ne l’aurait voulu. Mais, quoique le chevalier pût contempler à son aise son joli minois, son visage néanmoins n’était pas tel qu’il dût trahir le rôle qu’elle avait adopté et qu’elle était résolue à jouer jusqu’à la fin. Aussi s’était-elle armée d’un degré de courage qui ne lui était pas naturel, et qu’elle entretenait peut-être par des espérances mal fondées. Dès l’instant où elle se trouva dans le même appartement que de Valence, elle prit des manières plus hardies et plus décidées.

« Votre Seigneurie, » dit-elle en s’adressant la première au jeune homme, « est chevalier d’Angleterre et possède sans doute les vertus qui conviennent à ce noble titre. Je suis un malheureux garçon, obligé, par des motifs que je dois tenir secrets, à voyager dans un pays dangereux, où je suis soupçonné, sans juste cause, de prêter la main à des complots et à des conspirations contraires à mon propre intérêt, dont mon âme même a horreur, et que je pourrais abjurer en toute sûreté, appelant sur ma tête tous les châtiments dont nous menace notre religion, et renonçant à toutes les promesses qu’elle nous fait dans le cas où j’aurais participé à de tels desseins par pensées, par paroles ou par actions. Néanmoins, vous qui ne voulez pas croire à cette protestation solennelle, vous allez agir contre moi comme si j’étais un criminel, et en le faisant je dois vous prévenir, sire chevalier, que vous commettrez une grande et cruelle injustice. — Je tâcherai d’éviter ce malheur, répliqua sir Aymer, en laissant le soin de cette affaire à sir John de Walton, gouverneur du château, qui décidera quelle conduite il faut tenir : en ce cas, mon seul office sera de vous remettre entre ses mains, au château de Douglas. — Est-ce donc là votre dessein ? — Assurément, sinon je serais responsable d’avoir négligé mon devoir. — Mais si je m’engage à vous dédommager de vos pertes par une somme d’argent considérable, par une vaste étendue de terre… — Ni trésors ni terres, en supposant que vous en ayez à votre disposition, ne sauraient réparer la perte de l’honneur ; et d’ailleurs, jeune homme, comment me fierais-je à vos promesses si mon ambition était telle qu’elle pût m’engager à écouter de semblables propositions ? — Faut-il donc alors que je me prépare à vous suivre sur-le-champ au château de Douglas, et à comparaître devant sir John de Walton ? — Jeune homme, il faut qu’il en soit ainsi, et si vous tardez plus long-temps à consentir à cette démarche, je me verrai contraint à vous emmener de force. — Et quelles seront pour mon père les conséquences de tout ceci ? — Elles dépendront absolument de la nature de vos aveux et des siens : vous avez tous deux bien des choses à dire, comme le prouvent les termes de la lettre que sir John vous a apportée ; et, je vous l’assure, mieux vaudrait avouer tout de suite que courir les chances d’un nouveau retard : nous ne pouvons souffrir qu’on se joue davantage de nous ; et croyez-moi, votre sort sera entièrement déterminé par votre franchise et votre sincérité. — Je vais donc me préparer à vous suivre dès que vous m’en donnerez l’ordre ; mais la cruelle maladie dont j’ai souffert ne m’a point tout-à-fait quitté, et le père Jérôme, qui possède de vastes connaissances en médecine, vous assurera lui-même que je ne puis marcher sans péril pour mes jours : depuis l’instant où je suis entré dans ce couvent, j’ai toujours refusé de prendre de l’exercice, lorsque la bienveillance de vos soldats d’Hazelside m’en offrait l’occasion, de peur d’introduire la contagion parmi vos gens. — Le jeune homme dit vrai, ajouta l’abbé : les archers et les hommes d’armes sont plus d’une fois venus inviter ce pauvre garçon à partager leurs jeux militaires ou à les divertir peut-être par ses chants et sa musique ; mais il a toujours refusé, et je pense fermement que ce sont les effets de sa maladie qui l’ont empêché d’accepter une invitation si séduisante à son âge, et surtout dans un lieu qui doit sembler aussi triste à un jeune homme élevé dans le monde. — Pensez-vous donc, révérend père, répliqua de Valence, qu’il y ait véritablement du danger à emmener cette nuit le jeune homme au château, comme j’en avais le dessein ? — Je crois, répondit l’abbé, que ce danger existe en effet, non seulement en ce que le voyage peut occasioner une rechute, mais aussi en ce que très probablement vous introduiriez la contagion dans votre honorable garnison, attendu qu’on n’aurait pris aucune des mesures nécessaires ; car c’est dans les rechutes plutôt que dans la première violence de la maladie qu’elle paraît être plus contagieuse. — Alors, reprit le chevalier, il faudra vous résoudre, mon ami, à partager votre chambre avec un archer qui y montera la garde. — Je ne puis refuser, dit Augustin, pourvu que mon malheureux voisinage n’expose pas la vie de ce pauvre soldat. — Il fera aussi bien son devoir, répliqua l’abbé, en se tenant en dehors à la porte de l’appartement ; et si ce jeune homme peut dormir tranquille, ce qu’empêcherait la présence d’une sentinelle dans sa chambre, il n’en sera que mieux en état de vous accompagner demain matin. — Eh bien, soit ! dit Aymer ; mais vous êtes sûr que nous ne lui facilitons pas ainsi les moyens de s’échapper ? — L’appartement, reprit l’abbé, n’a d’autre issue que celle qui est gardée par votre archer ; mais pour vous satisfaire davantage, je fermerai la porte devant vous. — Soit donc, dit le chevalier de Valence ; ensuite j’irai moi-même me coucher sans quitter ma cotte de mailles, et faire un somme jusqu’à ce que l’aurore me rappelle à mon devoir ; et alors, Augustin, il vous faudra être prêt à m’accompagner au château de Douglas. »

Dès la pointe du jour, les cloches du couvent appelèrent les habitants et les habitantes de Sainte-Brigitte aux prières du matin. Quand ce devoir fut rempli, le chevalier demanda son captif. L’abbé le conduisit à la porte d’Augustin ; la sentinelle qui y était postée, munie d’une longue pertuisane, dit n’avoir pas entendu le moindre bruit dans la chambre de toute la nuit ; l’abbé frappa donc à la porte, mais il ne reçut aucune réponse ; il cogna encore plus fort, mais un silence parfait régnait toujours en dedans.

« Qu’est-ce à dire ! s’écria le révérend supérieur ; mon jeune malade est certainement tombé en syncope ; il s’est évanoui ! — Je souhaite, dit le chevalier, qu’il ne se soit pas évadé plutôt ; accident dont nous serions responsables vous et moi, puisque, rigoureusement parlant, notre devoir était de ne pas le perdre de vue et de le garder étroitement jusqu’au jour… — J’espère que Votre Seigneurie, répliqua l’abbé, prévoit seulement un malheur que je ne puis croire possible. — C’est ce que nous verrons bientôt, répondit le chevalier ; » et élevant la voix de manière à être entendu à l’intérieur : « Apportez des leviers et des marteaux, et faites voler cette porte en éclats sans tarder un seul instant. »

La force de sa voix et le ton sévère dont il parlait amenèrent bientôt autour de lui tous les frères de la maison, ainsi que deux ou trois archers de sa suite qui s’occupaient déjà à seller leurs chevaux. Le mécontentement du jeune chevalier se manifestait par la rougeur qui lui montait au visage, et par la manière sèche dont il répéta l’ordre d’enfoncer la porte. Il fut promptement obéi, quoiqu’il fallût un grand déploiement de forces ; et tandis que les éclats retombaient dans la chambre, de Valence s’y précipita, l’abbé l’y suivit : mais la cellule du prisonnier était vide, de sorte que leurs soupçons les plus fâcheux se trouvèrent confirmés.