Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 91-110).


CHAPITRE IX.

LE FOSSOYEUR.


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Gare ! gare du moine noir ! Il conserve encore sa puissance, car il est encore de droit héritier de l’église, quoi que puisse dire la chanson. Amundeville est seigneur le jour ; mais le moine est seigneur la nuit, et ni vin ni bombance ne sauraient porter un vassal à contester les droits du moine.
Lord Byron. Don Juan, chant xvii.


Le ménestrel ne s’était pas vanté à tort du talent avec lequel il maniait la plume. En effet, aucun moine du temps n’aurait plus promptement expédié, plus proprement tourné, ni plus joliment écrit le peu de lignes qu’il adressa au jeune Augustin, fils de Bertram le ménestrel.

« Je n’ai ni plié, dit-il, ni attaché cette lettre avec un fil de soie ; car elle n’est pas conçue en termes qui puissent vous expliquer le mystère dont il s’agit, et, à vous parler franchement, je ne crois pas qu’elle puisse rien vous apprendre. Mais il peut vous être agréable de voir ce que la lettre ne contient pas, et de reconnaître qu’elle est écrite par une personne et à une personne qui toutes deux sont bien intentionnées envers vous et votre garnison. — C’est, dit le gouverneur, une ruse qu’on emploie aisément. On peut néanmoins conclure, quoique d’une manière peu positive, que vous êtes disposé à agir de bonne foi ; et, jusqu’à ce que le contraire soit prouvé, je regarderai comme de mon devoir de vous traiter avec toute l’indulgence que comporte cette affaire. En attendant, je vais me rendre moi-même à l’abbaye de Sainte-Brigitte, et interroger en personne le jeune prisonnier ; et, comme vous dites qu’il en a le pouvoir, je prie le ciel qu’il puisse avoir aussi la volonté d’éclaircir cette énigme, qui semble nous jeter tous dans la confusion. »

En parlant ainsi, il donna ordre de préparer son cheval, et pendant qu’on le préparait, il lut avec un grand calme la lettre du ménestrel. Elle était conçue dans les termes suivants :

« Mon cher Augustin,

« Sir John de Walton, gouverneur de ce château, a conçu contre nous les soupçons qui, comme je le prévoyais, devaient être la conséquence de notre voyage dans ce pays sans mission avouée. Moi, du moins, je suis arrêté, et l’on menace de recourir aux douleurs de la torture pour me faire avouer de force le motif de notre venue en cette contrée ; mais la torture dépouillera mes os de leurs chairs avant de me contraindre à violer mon serment. Le but de cette lettre est de vous apprendre le risque que vous courez de vous trouver dans une position semblable à la mienne, à moins que vous ne soyez disposé à me permettre de tout découvrir à sir John. Sur ce sujet vous n’avez qu’à exprimer un désir, et vous pouvez être certain qu’il sera fidèlement rempli par votre dévoué Bertram. »

Cette lettre ne jetait pas la moindre lumière sur le mystère qui enveloppait son auteur. Le gouverneur la lut plus d’une fois et la tourna dans tous les sens, comme s’il eût espéré par cette action mécanique tirer de la missive des informations qu’à la première vue les mots n’exprimaient pas ; mais comme il n’obtenait aucun résultat de ce genre, de Walton se rendit au vestibule où, ayant appris à sir Aymer de Valence qu’il s’absentait pour aller jusqu’à l’abbaye de Sainte-Brigitte, il le pria de vouloir bien se charger des fonctions de gouverneur pendant son absence. Sir Aymer répondit qu’il ne pouvait s’y refuser, et la mésintelligence qui régnait entre eux ne permit pas une plus ample explication.

Dès l’arrivée de sir John de Walton au couvent délabré, le supérieur tout tremblant se hâta de venir immédiatement recevoir le gouverneur de la garnison anglaise, en qui reposait pour le présent toute l’espérance de la maison, pour l’indulgence avec laquelle on traitait les religieux, ainsi que pour l’entretien et la protection qui leur étaient nécessaires dans des temps si dangereux. Ayant interrogé ce prêtre relativement au jeune homme qui séjournait dans le couvent, de Walton apprit qu’il avait été malade depuis que son père Bertram, le ménestrel, l’y avait laissé. Il semblait à l’abbé que sa maladie pouvait être de l’espèce contagieuse de celle qui, à cette époque, ravageait la frontière anglaise, et faisait des incursions en Écosse, où elle se propagea ensuite d’une manière effrayante. Après s’être entretenu quelque temps avec lui, sir John de Walton remit à l’abbé la lettre dont il était porteur, pour le jeune homme logé sous son toit. L’ayant remise à Augustin, le révérend père fut chargé par lui de faire au gouverneur anglais une réponse si hardie, qu’il était effrayé d’avoir à transmettre un pareil message : il s’agissait d’annoncer que « le jeune homme ne pouvait ni ne voulait recevoir en ce moment le chevalier anglais ; mais que, si celui-ci revenait le lendemain après la messe, il était probable qu’on pourrait lui apprendre les choses qu’il désirait connaître. — Ce n’est pas une réponse, dit sir John de Walton, qu’il convienne à un pareil bambin d’envoyer à un homme de mon importance, et il me semble, père abbé, que vous ne consultez guère votre sûreté personnelle en me transmettant un message aussi insolent. »

L’abbé tremblait sous les plis de son large vêtement d’étoffe grossière ; et de Walton, s’imaginant que son trouble était la conséquence d’une frayeur coupable, l’invita à se rappeler la soumission qu’il devait à l’Angleterre, les bienfaits qu’il avait reçus de lui-même, et les suites probables de sa faute, s’il était pour quelque chose dans l’insolence d’un jeune étourdi qui osait braver le pouvoir du gouverneur de la province.

L’abbé mit la plus vive anxiété à se disculper de ces accusations. Il jura sur son honneur que la réponse impertinente du jeune homme provenait de l’égarement que sa maladie avait opéré dans son cerveau. Il rappela au gouverneur que, comme chrétien et comme Anglais, il avait lui-même des égards à observer envers la communauté de Sainte-Brigitte, qui n’avait jamais donné au gouvernement anglais le moindre sujet de plainte. Tout en parlant, l’ecclésiastique semblait puiser du courage dans les privilèges attachés à son caractère. Il dit qu’il ne pourrait permettre qu’un enfant malade, qui s’était réfugié dans le sanctuaire de l’église, fût arrêté ni soumis à aucune espèce de contrainte, à moins qu’il ne fût accusé d’un crime spécial, susceptible d’être immédiatement prouvé. Les Douglas, cette race orgueilleuse, avaient toujours respecté le sanctuaire de Sainte-Brigitte, et il n’était pas à supposer que le roi d’Angleterre, fils obéissant et respectueux de l’Église de Rome, agirait avec moins de vénération pour les droits de cette Église, que les partisans d’un usurpateur, d’un homicide, d’un excommunié tel que Robert Bruce.

Walton fut fortement ébranlé par cette remontrance. Il savait que, vu l’esprit de l’époque, le pape exerçait une grande prépondérance dans toutes les controverses où il lui plaisait d’intervenir ; il savait que, même dans la contestation relative à la souveraineté de l’Écosse, Sa Sainteté avait élevé une prétention à ce royaume, prétention qui aurait pu l’emporter sur celles et de Robert Bruce et d’Édouard d’Angleterre, et il sentait que son monarque lui saurait peu de gré si par sa faute il fallait qu’il se brouillât encore avec l’Église : d’ailleurs il était aisé de placer une sentinelle de manière qu’Augustin ne pût s’échapper pendant la nuit ; et le lendemain au matin il serait encore aussi bien au pouvoir du gouverneur anglais que si on l’arrêtait de force sur-le-champ. Cependant sir John de Walton exerçait une telle autorité sur le supérieur qu’il l’engagea, en considération du respect qu’il aurait témoigné d’ici là pour le sanctuaire, à vouloir bien, lorsque cet espace de temps serait expiré, lui prêter l’assistance et le secours de son autorité spirituelle pour remettre le jeune homme entre ses mains, si celui-ci ne pouvait alléguer des preuves suffisantes en faveur de son innocence. Cet arrangement, qui permettait encore au gouverneur de se flatter que cette ennuyeuse affaire se terminerait d’une façon satisfaisante, le porta à ne point refuser le délai qu’Augustin avait plutôt exigé que sollicité.

« À votre requête, père abbé, car jusqu’à présent j’ai toujours trouvé en vous un homme vrai, j’accorderai au jeune homme la faveur qu’il demande, avant de le faire conduire en prison, pourvu qu’on ne lui permette pas de sortir du couvent ; et c’est vous qui m’en répondez. Mais, comme de juste, je vous délègue le pouvoir de faire marcher notre petite garnison d’Hazelside, à laquelle je vais moi-même envoyer un renfort dès mon retour au château, pour le cas où il serait nécessaire qu’elle vous prêtât main-forte. — Digne sire chevalier, répliqua le supérieur, je ne pense pas que l’humeur de ce jeune homme doive rendre nécessaire l’emploi de tout autre moyen que celui de la persuasion ; et j’ose dire que vous approuverez vous-même au plus haut degré la manière dont je m’acquitterai de cette commission. »

L’abbé voulut ensuite remplir les devoirs de l’hospitalité, énumérant les tristes provisions que la sévérité du cloître lui permettait d’offrir au chevalier anglais. Du reste, sir John refusa de prendre aucun rafraîchissement, dit poliment adieu à l’ecclésiastique, et n’épargna point son coursier jusqu’à ce que le noble animal l’eût amené devant le château de Douglas. Sir Aymer de Valence vint le recevoir sur le pont-levis, et lui annonça que tout était au château dans le même état qu’à son départ : seulement, il avait reçu avis qu’un détachement de douze ou quinze hommes se dirigeait sur la ville de Lanarck, et que, venant des environs d’Ayr, ils établiraient cette nuit leur quartier à l’avant-poste d’Hazelside.

« J’en suis charmé, répliqua le gouverneur, car j’allais envoyer du renfort à cet endroit. Ce jeune garçon, fils de Bertram le ménestrel, ou quel qu’il soit d’ailleurs, s’est engagé à répondre demain matin aux questions que je lui adresserai. Comme les soldats qu’on nous annonce suivent la bannière de votre oncle le comte de Pembroke, puis-je vous prier d’aller à leur rencontre et de leur donner ordre de rester à Hazelside jusqu’à ce que vous ayez de nouveau interrogé le jeune homme, qui a encore à éclaircir le mystère qui l’environne, et à répondre à une lettre que j’ai remise de ma propre main à l’abbé de Sainte-Brigitte ? J’avais usé de trop de ménagements dans cette affaire ; je compte que, grâce à vos soins, le jeune homme ne nous échappera pas, et vous l’amènerez ici avec tous les égards et toutes les attentions convenables, attendu que c’est un prisonnier de quelque importance. — Assurément, sir John, vos ordres seront exécutés, puisque vous n’en avez pas de plus importants à donner à homme qui a l’honneur de n’avoir que vous-même pour supérieur dans le château. — Pardon, sir Aymer, répliqua le gouverneur, si cette commission vous semble indigne de votre rang ; mais nous avons le malheur de ne pouvoir nous comprendre, lorsque nous cherchons cependant à être très intelligibles. — Mais qu’aurai-je à faire (et ce que j’en dis n’est pas pour vous contester votre autorité, mais seulement pour m’instruire), qu’aurai-je à faire si l’abbé de Sainte-Brigitte veut nous résister ? — Comment ! avec le détachement des hommes de lord Pembroke, vous commanderez à vingt soldats au moins, armés d’arcs et de lances, contre cinq ou six vieux moines qui n’ont que des robes et des capuchons. — C’est la vérité ; mais l’interdiction de l’Église et l’excommunication sont quelquefois, par le temps qui court, trop dures pour les cottes de mailles : ce serait à mon grand regret que je me verrais repoussé du sein de l’Église chrétienne. — Eh bien ! sachez donc, jeune homme rempli de soupçons et de scrupules, sachez que, si le fils du ménestrel ne se rend pas de son plein gré, l’abbé m’a promis de le remettre entre vos mains. »

Il n’y avait plus rien à répliquer, et de Valence, quoique se croyant encore inutilement dérangé par une petite commission qui n’en valait pas la peine, ne s’arma qu’à demi, comme faisaient toujours les chevaliers, lorsqu’ils sortaient de l’enceinte du château, et se mit en devoir d’exécuter les ordres de sir John. Deux ou trois cavaliers l’accompagnèrent, ainsi que son écuyer Fabian.

Il tomba vers le soir un de ces brouillards écossais qui, dit-on communément, ressemblent aux pluies des climats plus favorisés. La route devenait de plus en plus noire, les montagnes se couvraient de vapeurs de plus en plus épaisses, ce qui les rendait plus difficiles encore à traverser ; et toutes les petites incommodités, grâce auxquelles on ne pouvait parcourir ce district qu’avec lenteur et incertitude, étaient augmentées par la densité du brouillard qui enveloppait tous les objets.

Sir Aymer pressait de temps en temps le pas de sa monture ; et il lui arrivait ce qui arrive aux gens qui se trouvent déjà en retard : il rendait sa course plus lente par les efforts mêmes qu’il faisait pour l’abréger. Il s’imagina qu’il se rendrait plus directement à Hazelside en passant par la ville presque déserte de Douglas, dont les habitants avaient été si sévèrement traités par les Anglais dans le courant de ces guerres désastreuses, que la plupart des hommes capables de porter les armes s’étaient retirés dans différents cantons du pays. Cette place presque abandonnée était défendue par une palissade grossière et par un pont-levis plus grossier : cette entrée conduisait à des rues si étroites, que trois cavaliers de front y passaient avec peine. Tout cela laissait voir avec quelle rigueur les anciens seigneurs de ce bourg tenaient à leurs préjugés contre les fortifications, et à leur prédilection pour descendre dans la plaine, prédilection si vivement exprimée dans la devise bien connue de leur famille : « Mieux vaut entendre l’alouette chanter que la souris crier. » Les rues ou plutôt les ruelles étaient plongées dans une obscurité complète, sauf quand les rayons incertains de la lune qui commençait à se lever éclairaient de temps à autre quelque toit roide et étroit. On n’entendait aucun bruit d’industrie humaine, aucun bruit de joie domestique ; on ne voyait briller aux fenêtres des maisons ni feu ni lumière. L’ancienne ordonnance, connue sous le nom de couvre-feu, que le conquérant avait introduite en Angleterre, était alors en pleine vigueur dans les parties de l’Écosse que l’on croyait douteuses et capables de se révolter ; et il n’est pas besoin de dire que les anciennes possessions des Douglas étaient rangées dans cette dernière catégorie. L’église, dont l’architecture gothique était d’un superbe caractère, avait été attaquée par le feu, qui y avait fait tous les ravages possibles ; mais les ruines, qui restaient assemblées par le poids des énormes pierres dont elles se composaient, donnaient encore une idée suffisante de la grandeur d’une famille aux frais de laquelle l’édifice avait été construit, et dont les ossements, depuis un temps immémorial, avaient été déposés dans ses caveaux.

Donnant peu d’attention à ces restes d’une grandeur éclipsée, sir Aymer de Valence s’avançait à la tête de son petit détachement, et déjà il avait dépassé l’enceinte en ruines du cimetière de Douglas, lorsque, à sa grande surprise, le bruit du galop de son cheval parut être répété par celui d’un autre coursier qui remontait rapidement la rue comme venant à sa rencontre. Valence ne pouvait s’imaginer quelle était la cause de ces sons guerriers ; le retentissement et le cliquetis des armes devenaient distincts, et l’oreille d’un chevalier ne pouvait se méprendre au galop d’un cheval de bataille. La peine qu’on avait à empêcher les soldats de sortir la nuit de leur quartier aurait sans doute expliqué suffisamment la présence d’un fantassin courant les rues ; mais il était plus difficile de savoir comment un cavalier armé de pied en cap se trouvait là, car telle était l’apparition qui se montrait à l’extrémité d’une rue dont la pente était rapide : on l’apercevait à merveille, grâce à un brillant clair de lune. Peut-être ce guerrier inconnu put-il en même temps apercevoir Aymer de Valence et les hommes armés qui l’accompagnaient, du moins ils s’écrièrent tous deux : « Qui va là ? » phrase consacrée, et aussitôt la réponse d’une part de « Saint George ! » et de l’autre de « Douglas ! » éveillèrent les tranquilles échos de la petite rue délabrée et les voûtes silencieuses de l’église en ruines. Étonné d’un cri de guerre auquel se rattachaient tant de souvenirs, le chevalier anglais piqua son coursier et descendit au grand galop la route roide et périlleuse qui conduisait à la porte sud ou sud-est de la ville, et ce fut pour lui l’affaire d’un instant que de crier : « Holà ! Saint George ! poursuivez l’insolent coquin, vous tous à la porte ; Fabian, coupez-lui la retraite ! Saint George ! pour l’Angleterre ! En avant, l’arc et la lance ! en avant ! » En même temps sir Aymer de Valence mettait en arrêt sa longue lance qu’il avait arrachée aux mains de son écuyer. Mais le clair de lune avait brillé un instant, puis disparu, et quoique de Valence sentît bien que le guerrier ennemi n’avait point assez de place pour éviter son choc, néanmoins il ne pouvait diriger son coup que par simple supposition, et continuait à galoper dans l’obscure descente au milieu de pierres éparses et d’autres obstacles, sans atteindre de sa lance l’objet de sa poursuite. Bref il parcourut au grand galop, mais souvent forcé de s’interrompre, une descente d’environ cinquante ou soixante toises, sans avoir aucune raison de supposer qu’il eût dépassé la figure qui lui avait apparu : la rue était si étroite qu’il ne pouvait l’avoir rencontré sans le toucher, à moins que cheval et cavalier ne se fussent dissipés comme une bulle d’air, au moment de la rencontre. Cependant les soldats qui galopaient derrière sir Aymer étaient frappés d’une espèce de terreur surnaturelle qu’une multitude d’aventures singulières attachait pour la plupart d’entre eux au nom de Douglas ; et quand le chevalier parvint à la porte qui terminait cette rue difficile, il n’était plus suivi que par Fabian : toutes les suggestions de la peur n’avaient pu empêcher ce brave écuyer d’entendre la voix de son cher maître.

Il y avait en cet endroit un poste d’archers anglais qui commençaient à fuir, en proie aux plus vives alarmes, lorsque de Valence et son page arrivèrent au milieu d’eux : « Coquins ! s’écria de Valence, pourquoi n’étiez-vous pas en faction ? quel est l’individu qui tout à l’heure a passé ici en poussant le cri des traîtres : « Douglas ! » — Nous ne savons ce que vous voulez dire, répliqua le commandant du poste. — C’est-à-dire, infâmes coquins, que vous aviez trop bu et que vous dormiez. »

Les hommes protestèrent du contraire, mais d’une manière si confuse, qu’ils ne parvinrent pas à dissiper les soupçons de sir Aymer. Il demanda à grands cris des lanternes, des torches et des flambeaux ; et le peu d’habitants restés dans la ville commencèrent à se montrer, quoique avec répugnance, apportant tout ce qu’ils se trouvaient avoir en fait de matériaux propres à donner de la lumière. Ils écoutèrent avec surprise le récit du jeune chevalier anglais, et quoiqu’il leur fût confirmé par tous les hommes de sa suite, ils ne parurent ajouter aucune foi à cette histoire : de leur côté, les Anglais, pour une raison ou pour une autre, ne souhaitaient pas en venir à une querelle avec les habitants de l’endroit, sous prétexte qu’ils avaient reçu de nuit dans leur ville un partisan de leur ancien seigneur. Ceux-ci protestèrent donc qu’ils étaient innocents de la cause de tout ce tumulte, et tâchèrent de paraître actifs à courir de maison en maison et de coin en coin avec leurs torches, pour découvrir le cavalier invisible. Si d’une part les Anglais les soupçonnaient de trahison, de l’autre les Écossais s’imaginaient que toute cette affaire n’était qu’un prétexte inventé par le jeune chevalier afin de porter une accusation contre les citoyens. Cependant les femmes, qui commençaient alors à sortir de leurs maisons, trouvèrent, pour résoudre le problème de cette apparition, une clef qui, à cette époque, était jugée suffisante pour faire cesser toute espèce de mystère. « Le diable, disaient-elles, doit nécessairement s’être montré d’une manière visible parmi eux : » explication qui s’était déjà présentée à l’esprit des compagnons de sir Aymer. En effet, qu’un homme vivant et un cheval, tous deux, à ce qu’il semblait, d’une taille gigantesque, pussent être évoqués en un clin-d’œil et apparaître dans une rue gardée d’un bout par les meilleurs archers et de l’autre par les cavaliers que commandait Valence lui-même, c’était, à ce qu’il paraissait, une chose tout-à-fait impossible. Les habitants n’osaient pas exprimer tout haut leur pensée sur un tel incident, et s’indiquaient seulement les uns aux autres, par un mot qu’ils échangeaient à la dérobée, le plaisir secret qu’ils ressentaient en voyant la confusion et l’embarras de la garnison anglaise. Néanmoins ils continuaient toujours d’affecter un grand zèle et de prendre beaucoup d’intérêt, tant à l’aventure qui était arrivée à de Valence qu’au désir qu’il manifestait de connaître la cause de cette alarme.

Enfin, une voix de femme se fit entendre par dessus cette Babel de sons confus, disant : « Où est le chevalier anglais ? je suis sûre de pouvoir lui dire où il trouvera la seule personne capable de le tirer d’embarras. — Et quelle est cette personne, bonne femme ? » dit Aymer de Valence qui s’impatientait de plus en plus en voyant le temps qu’il perdait à une recherche passablement ennuyeuse et même ridicule. En même temps la vue d’un partisan des Douglas, armé de pied en cap, dans leur ville natale, semblait comporter de trop sérieuses conséquences pour qu’il laissât passer cet incident sans découvrir le fond de l’affaire.

« Approchez, dit la voix de femme, et je vous nommerai la seule personne qui puisse vous expliquer les aventures de ce genre qui arrivent dans ce pays. » À ces mots, le chevalier prit une torche des mains de ceux qui étaient près de lui, et l’élevant en l’air, découvrit la personne qui parlait, une grande femme, qui évidemment faisait tous ses efforts pour se faire apercevoir. Lorsqu’il se fut approché d’elle, cette femme lui communiqua d’un ton grave et sentencieux ce qu’elle avait à lui dire.

« Nous avons eu jadis dans ce pays des savants qui auraient deviné toutes les paraboles qu’on aurait pu leur proposer. Et si vous-même, messieurs, n’avez pas aussi le talent de les expliquer, ce n’est pas à moi d’en décider : en tout cas, un bon conseil n’est plus si facile à donner dans ce pays que du temps des Douglas, et peut-être n’est-il pas sûr de prétendre conseiller sagement. — Bonne femme, s’écria de Valence, si vous voulez me donner l’explication de ce mystère, je vous promets un beau manteau de drap gris. — Ce n’est pas moi, répliqua la vieille femme, qui prétends posséder les connaissances qui peuvent être utiles ; mais je voudrais être certaine que l’homme dont je vais vous confier le nom n’aura aucun mal à redouter de vous : sur votre honneur d’homme et de chevalier, me le promettez-vous ? — Assurément, répondit de Valence ; un tel individu recevra même des remercîments et une récompense si ces renseignements sont sincères : bien plus, il obtiendra son pardon s’il a prêté l’oreille à de dangereuses manœuvres ou trempé dans quelque complot. — Lui ? oh que non ! Je veux vous parler du vieux père Powheid, qui est chargé du soin des muniments… (voulant dire, sans doute, des monuments) c’est-à-dire de la partie que vous avez, vous autres Anglais, laissée debout. Je vous parle du vieux fossoyeur de l’église de Douglas, qui peut conter sur les anciens seigneurs, dont Votre Honneur ne doit pas même se soucier d’entendre les noms, plus d’histoires que nous n’en pourrions écouter d’ici à Noël. — Quelqu’un, s’écria le chevalier, sait-il ce que veut dire cette vieille femme ? — Je présume qu’elle parle, répondit Fabian, d’un vieux radoteur qui est, je pense, l’arbitre universel concernant l’histoire et les antiquités de cette vieille ville, aussi bien que de la sauvage famille qui y demeurait peut-être avant le déluge. — Et, j’ose le dire, répliqua le chevalier, ce savant en connaît autant que les habitants eux-mêmes sur la matière dont il s’agit ! Mais où est cet homme ? n’est-il pas fossoyeur ? Il peut connaître certaines cachettes qu’on pratique souvent dans les édifices gothiques, et savoir quels sont les gens qui viennent s’y réfugier. Allons, ma bonne vieille dame, conduisez-moi vers cet homme ; ou, ce qui peut être mieux, je vais y aller tout seul, car nous avons déjà perdu trop de temps. — De temps ! répliqua la vieille. Votre Honneur fait-il donc attention au temps ? À coup sûr, c’est tout au plus si j’en ai assez pour veiller aux intérêts de mon corps et de mon âme. Mais vous n’êtes pas loin de la maison du vieillard. »

Elle se mit alors à lui montrer le chemin, trébuchant contre des tas de décombres, et heurtant contre tous les obstacles qui interceptaient le passage dans la rue en ruines, tandis qu’elle éclairait le chemin. Sir Aymer, donnant son cheval à un homme de sa suite, et ordonnant à Fabian de se tenir prêt à répondre au premier signal, la suivit en marchant aussi vite que la lenteur de sa conductrice le lui permettait.

Tous deux se plongèrent bientôt dans les restes de la vieille église, toute ruinée par les dégâts qu’y avait causés une soldatesque grossière, et tellement remplie de décombres, que le chevalier s’étonnait que la vieille femme pût se frayer un passage. Elle ne cessait pas de parler tandis qu’elle avançait en trébuchant. Parfois elle appelait d’une voix criarde : « Powheid ! Lazare Povheid ! » Puis elle marmottait entre ses dents : « Oui, oui, le vieillard est occupé à remplir quelqu’un de ses devoirs, comme il dit ; je m’étonne qu’il s’en acquitte dans des temps comme ceux-ci. Mais n’importe, je parie qu’ils lui dureront toute sa vie, et toute la mienne : au reste, ces temps, le Seigneur nous protège ! autant que je puis voir, sont encore assez bons pour ceux qui y vivent. — Êtes-vous sûre, bonne femme, répliqua le chevalier, qu’il y ait âme vivante dans ces ruines ? Pour moi, je serais plutôt tenté de croire que vous me conduisez vers un charnier de morts. — Peut-être avez-vous raison, » dit la vieille avec un infernal sourire ; « les voûtes sépulcrales et les charniers conviennent bien aux vieilles gens des deux sexes ; et quand un vieux fossoyeur demeure près des morts, en bien ! comme vous savez, il vit au milieu de ses pratiques… Holà ! hé ! Powheid ! Lazare Powheid ! voici un gentilhomme qui veut vous parler ; et, » ajouta-t-elle avec une sorte d’emphase, « un noble gentilhomme anglais, un des honorables de la garnison ! »

On entendit alors le pas d’un vieillard qui avançait, mais si lentement que la lumière vacillante qu’il tenait à la main brilla sur les murs en ruines quelque temps avant de montrer la personne qui la portait.

L’ombre du vieillard se projeta aussi sur la muraille éclairée avant qu’on pût l’apercevoir lui-même. Ses vêtements étaient fait en désordre, attendu qu’il avait précipitamment quitté son lit ; car depuis que la lumière artificielle leur était défendue par les règlements de la garnison, les habitants de la ville de Douglas passaient à dormir le temps qu’il leur était impossible d’utiliser d’aucune manière. Le fossoyeur était un grand homme sec, amaigri par les ans et par les privations ; son corps était courbé par suite de son occupation habituelle de creuser des fosses, et son œil s’abaissait naturellement vers le lieu de ses travaux. Sa main soutenait un flambeau, ou plutôt une petite lampe, qu’il tourna de manière à éclairer le visage de l’étranger ; en même temps il laissa voir au jeune chevalier les traits de l’homme en face duquel il se trouvait ; et ces traits, quoique ni beaux ni agréables, étaient imposants, subtils et vénérables ; ils portaient un certain air de dignité, que l’âge et même la simple pauvreté peuvent donner parfois, attendu qu’il en résulte cette dernière et mélancolique espèce d’indépendance propre aux gens dont la situation peut à peine, par aucun moyen imaginable, être rendue pire que ne l’ont déjà faite les années et la fortune. L’habit de frère lai ajoutait à son extérieur une sorte de caractère religieux.

« Que me voulez-vous, jeune homme ? dit le fossoyeur. Votre air de jeunesse et vos gais vêtements indiquent une personne qui n’a besoin de mon ministère ni pour elle-même ni pour d’autres. — Je suis, il est vrai, répliqua le chevalier, un homme vivant, et en conséquence je n’ai pas besoin que la pioche ou la pelle travaille pour moi ; je ne suis pas, comme vous voyez, vêtu de deuil, et en conséquence je ne viens point réclamer votre office pour un ami ; mais je voudrais vous adresser quelques questions. — Il faut nécessairement vouloir ce que vous voulez, puisque vous êtes à présent un de nos maîtres, et, comme je pense, un homme puissant, répliqua le fossoyeur. Suivez-moi par ici dans ma pauvre habitation. J’en ai eu une meilleure dans mon temps : néanmoins, le ciel le sait, celle-ci est assez bonne pour moi, lorsque bien des gens de plus grande importance sont réduits à se contenter d’une demeure encore plus chétive. »

Il ouvrit une porte basse qui fermait, quoique grossièrement, l’entrée d’un appartement voûté, où il paraissait que le vieillard avait, loin du monde des vivants, établi sa misérable et solitaire demeure. Le sol, composé de larges dalles, réunies ensemble avec un certain soin, et çà et là couvertes de lettres et d’hiéroglyphes comme si elles avaient jadis servi à distinguer des sépulcres, était assez bien balayé : un feu qui brûlait à l’autre extrémité de la chambre dirigeait sa fumée par un trou qui servait de cheminée. La pioche et la pelle, ainsi que d’autres instruments dont fait usage le chambellan de la mort, gisaient épars dans l’appartement, et, avec deux ou trois escabelles grossières et une table, pour la confection desquelles quelque main inexpérimentée s’était probablement acquittée du travail d’un menuisier, formaient presque tout l’ameublement, si nous y ajoutons le lit de paille du vieillard, placé dans un coin, et tout en désordre comme si l’on venait de le quitter. Vers l’extrémité de la chambre qui faisait face à la porte, la muraille était presque entièrement recouverte par un large écusson semblable à ceux qu’on suspend d’ordinaire sur les tombes des personnages de haut rang, présentant les quartiers d’usage au nombre de soixante chacun, convenablement blasonnés et différents les uns des autres, placés, comme ornements, autour du champ principal des armoiries.

« Asseyons-nous, dit le vieillard, cette posture permettra mieux à mes oreilles affaiblies de comprendre ce que vous avez à me dire, et l’asthme qui me travaille me fera moins souffrir et me permettra de vous répondre plus aisément. »

En effet, une toux bruyante, sèche et asthmatique attestait la violence de la maladie dont il venait de parler, et le jeune chevalier suivit l’exemple de son hôte en s’asseyant au coin du feu sur une des méchantes escabelles. Le vieillard alla prendre dans un coin de la chambre un tablier plein de morceaux de planches brisées, dont quelques unes étaient recouvertes de drap noir, ou marquetées de clous noirs aussi, ou même dorés.

« Vous reconnaîtrez que ce nouvel aliment est nécessaire à mon feu, dit le vieillard, pour conserver un certain degré de chaleur dans cet appartement délabré ; en outre, les exhalaisons cadavéreuses dont cette voûte pourrait se remplir si on laissait le feu s’éteindre, ne sont pas indifférentes pour les membres de gens délicats et bien portants comme Votre Seigneurie, quoique je m’y sois habitué, moi. Ces planches vont finir par s’enflammer, quoiqu’il faille un certain temps pour que l’humidité de la tombe soit vaincue par l’air plus sec et par la chaleur de la tourbe. »

En effet, les reliques sépulcrales dont le vieillard avait rempli son âtre commencèrent par degrés à produire une épaisse vapeur onctueuse qui jeta enfin de la lumière, et, la flamme montant jusqu’à l’ouverture par où s’échappait la fumée, répandit un air moins sombre dans le triste appartement. Les différentes pièces du large écusson reçurent et renvoyèrent les rayons de lumière avec tout l’éclat que pouvait produire un si lugubre objet : tout l’appartement enfin s’anima d’une gaîté fantastique, étrangement mêlée aux idées sombres que ses ornements étaient propres à produire dans l’esprit.

« Vous êtes surpris, dit le vieillard, et peut-être, sire chevalier, n’avez-vous encore jamais vu ces restes de la mort servant à rendre l’habitation des vivants plus commode qu’elle ne l’aurait été autrement. — Commode ! » répliqua le chevalier de Valence en haussant les épaules ; « je serais fâché, vieillard, de savoir que j’eusse un chien aussi mal logé que vous l’êtes, vous dont pourtant les cheveux gris ont vu de meilleurs jours. — Peut-être oui, répondit le fossoyeur, peut-être non ; mais ce n’était pas, je le suppose, concernant ma propre histoire que Votre Seigneurie paraissait disposée à m’adresser quelques questions : je prendrai donc la liberté de vous demander sur quoi vous venez me consulter. — Je vais vous parler franchement, et vous reconnaîtrez tout de suite qu’il me faut une réponse courte et claire. Je viens de rencontrer dans les rues de ce village un individu que m’a montré un rayon furtif de la lune, et qui a eu l’audace de déployer la bannière et de pousser le cri de guerre des Douglas ; même, si je puis en croire mes yeux qui ne l’ont vu qu’un instant, ce hardi cavalier avait les traits et le teint noir qui distinguent Douglas. On m’a envoyé vers vous comme vers une personne qui est à même de m’expliquer cette circonstance extraordinaire ; car, en ma qualité de chevalier anglais, et comme engagé au service du roi Édouard, je suis particulièrement tenu de l’éclaircir. — Permettez-moi d’établir une distinction. Les Douglas des premières générations sont mes proches voisins, et suivant mes superstitieux concitoyens, ce sont mes amis et mes visiteurs : je puis prendre sur ma conscience d’être responsable de leur conduite, et empêcher qu’aucun des vieux barons qui forment, dit-on, les racines de ce grand arbre généalogique, ne revienne troubler par son cri de guerre les villes ou villages du pays natal : non, aucun d’eux ne brandira au clair de lune l’armure noire qui s’est depuis long-temps rouillée sur leurs tombeaux.


Ces braves chevaliers ne sont plus que poussière ;
La rouille a dévoré leur lance meurtrière ;
Et, sans doute du ciel remplissant les desseins,
Leurs âmes ont gagné la demeure des saints[1].


Promenez vos regards dans cette enceinte, sire chevalier : vous avez au dessus et autour de vous les hommes dont nous parlons. Au dessous de nous, dans un petit caveau qui n’a point été ouvert depuis le temps où ces cheveux raies et grisonnants étaient épais et bruns, repose le premier homme que je puis nommer comme célèbre parmi tous ceux de cette illustre race. C’est lui que le Thane d’Athol désignait au roi d’Écosse sous le nom de Sholto Dhuglass, ou Homme noir couleur de fer, dont les efforts avaient gagné la bataille pour son prince légitime, et qui, suivant la légende, donna son nom à notre vallée et à notre ville, quoique d’autres disent que cette famille emprunta le nom de Douglas de la rivière ainsi appelée depuis un temps immémorial, avant qu’ils se fussent établis sur ses bords. Ses descendants, Gachain ou Hector Ier, Orodh ou Hugues, William, premier de ce nom, et Gilmaour, qui fournit le sujet de plus d’un chant de ménestrel, par les exploits qu’il accomplit sous l’oriflamme de Charles-le-Grand, empereur des Français : tous sont venus ici s’endormir de leur dernier sommeil, et leur mémoire n’a pas tout entière échappé aux ravages du temps. Nous connaissons quelque chose de leurs grandes actions, de leur grande puissance, hélas ! et de leurs grands crimes. Nous savons aussi quelque chose d’un lord Douglas qui siégea dans un parlement tenu à Forfar par le roi Malcolm Ier : or, nous avons découvert que telle était sa fureur de courre le cerf, qu’il se construisit dans la forêt d’Ettrick une tour qui peut-être existe encore. — Excusez-moi, vieillard, dit le chevalier, mais je n’ai pas le temps aujourd’hui d’entendre réciter la généalogie de la maison de Douglas. Une moins ample matière fournirait à un ménestrel qui aurait l’haleine longue de quoi parler pendant tout un mois du calendrier, y compris les dimanches et les fêtes. — Quels autres renseignements pouvez-vous donc attendre de moi, répliqua le fossoyeur, si ce n’est ceux qui concernent ces héros, dont quelques uns ont été installés par moi-même dans cet éternel repos qui sépare à jamais les morts des occupations de ce monde ? Je vous ai dit où dormait cette famille jusqu’au règne du royal Malcolm ; je puis vous indiquer encore un autre caveau où repose sir John de Douglas-Burn, avec son fils lord Archidald, et un troisième William, connu par un contrat avec lord Albernethy ; enfin je puis vous parler de celui à qui appartient justement cet écusson avec tout son entourage de splendeur et de gloire. Portez-vous envie à cet illustre seigneur, que je n’hésiterais pas, si la mort pouvait entendre, à nommer mon honorable patron ; et avez-vous dessein de déshonorer ses restes ? Ce sera une bien pauvre victoire ; et il ne convient ni à un chevalier ni à un noble de remporter une pareille victoire sur un mort contre qui, de son vivant, peu de chevaliers auraient dirigé leurs chevaux de bataille. Il combattit pour défendre son pays, mais n’eut pas la bonne fortune de la plupart de ses ancêtres, de mourir au milieu des combats. La captivité, la maladie, le chagrin que lui causaient les malheurs de son pays lui ont donné la mort dans une prison et sur un sol étranger. »

Là, l’émotion du vieillard devint si vive qu’il fut forcé de s’interrompre, et le chevalier anglais ne put poursuivre son interrogatoire du ton sévère que lui commandait son devoir.

« Vieillard, dit-il, je ne vous demande point ces détails, qui ne peuvent m’être qu’inutiles, aussi bien qu’ils vous sont pénibles à vous-même. Vous ne faites que votre devoir en rendant justice à votre ancien seigneur ; mais vous ne m’avez pas encore expliqué pourquoi j’ai rencontré dans cette ville, et cette nuit même, il n’y a pas une demi-heure, un individu armé, reconnaissable au teint noir des Douglas, qui a poussé leur cri de guerre comme pour insulter à ceux qui les ont vaincus. — On ne peut assurément, répliqua le fossoyeur, exiger de moi que j’explique une pareille aventure : dirais-je que les craintes naturelles des Anglais évoqueront toujours l’ombre des Douglas lorsqu’ils passeront en vue de leurs sépulcres ? Il me semble d’ailleurs que, par une nuit pareille, le plus beau cavalier du monde aurait eu le teint basané de cette famille ; et je ne m’étonnerais pas que leur cri de guerre, qui fut jadis poussé par des milliers de braves, fût sorti par hasard aujourd’hui de la bouche d’un seul champion. — Vous êtes bien hardi, vieillard, repartit le chevalier anglais ; considérez-vous que votre vie est en mon pouvoir, et qu’il peut en certain cas être de mon devoir d’infliger la mort avec des tortures qui font horreur à l’humanité ? »

Le vieillard se leva lentement à la lueur du feu qui flambait de manière à laisser voir ses traits maigris, semblables à ceux que les peintres donnent à saint Antoine du désert ; et montrant du doigt la faible lampe qu’il avait posée sur la table grossière, il s’adressa ainsi à l’homme qui l’interrogeait, avec une apparence de calme absolu, et même avec une sorte de dignité.

« Jeune chevalier d’Angleterre, vous voyez cet ustensile destiné à répandre la lumière sous ces sombres voûtes… il est aussi fragile que peut être toute lampe dont la flamme est produite par l’élément ordinaire renfermé dans un petit vase de fer. Il est sans doute en votre puissance de la mettre hors de service en la brisant et en l’éteignant. Menacez-la d’une telle destruction, sire chevalier ; et voyez si vos menaces inspireront la moindre peur à l’élément ou au fer. Sachez que vous ne pouvez rien de plus contre le faible mortel que vous menacez d’une destruction semblable. Il vous est loisible de dépouiller mon corps de la peau dont il est maintenant recouvert ; mais quoique mes nerfs puissent se contracter par la force de la douleur pendant cette opération cruelle, elle ne produira point sur moi plus d’effet que le chasseur n’en produit sur un cerf dont il déchire les membres, quand une flèche l’a auparavant percé au cœur. Mon âge me met à l’abri de votre cruauté : si vous ne m’en croyez pas, appelez vos agents et commencez vos tortures : ni menaces ni supplices ne parviendront à m’arracher des choses que je ne veux pas vous dire de ma propre volonté. — C’est pour vous jouer de moi, vieillard, répondit de Valence. À vous entendre, il semblerait que vous soyez instruit des mouvements de ces Douglas, et cependant vous refusez de me mettre dans votre secret. — Vous allez bientôt savoir, reprit le vieillard, tout ce qu’un pauvre fossoyeur peut vous apprendre ; et ces communications ne vous apprendront rien de nouveau sur les vivants, quoiqu’elles puissent vous faire mieux connaître mes propres domaines, qui sont ceux des morts. Les esprits des Douglas décédés ne reposent pas en paix dans leurs tombes pendant qu’on déshonore leurs monuments et que leur antique maison s’écroule. Croire qu’à la mort tous les membres d’une famille passent dans les régions de la félicité éternelle ou de la misère qui ne doit pas finir, la religion ne nous le permet pas ; et dans une race que distinguèrent tant de triomphes et de prospérités terrestres, nous devons supposer qu’il se trouva beaucoup d’hommes qui ont été justement condamnés à un temps intermédiaire de punition. Vous avez détruit les temples qu’avaient bâtis leurs descendants pour rendre le ciel favorable au salut de leurs âmes ; vous avez réduit au silence les prières et troublé les cœurs par la médiation desquels la piété enfants tâchait d’apaiser la colère céleste et d’éteindre les feux expiatoires. Pouvez-vous donc vous étonner que des esprits livrés aux tortures, ainsi privés des secours qui leur étaient destinés, ne sachent plus, comme l’on dit, reposer dans leurs tombes ? Pouvez-vous donc vous étonner qu’ils se montrent et viennent errer plaintif autour des lieux où la prière que vous avez bannie sollicitait pour eux sans relâche le pardon et le repos ? Êtes-vous même surpris que des squelettes guerriers interrompent vos marches nocturnes, que des fantômes insaisissables viennent troubler vos conseils, et s’opposer autant qu’ils le peuvent aux hostilités que vous vous faites gloire de continuer à la fois contre les morts et contre tout ce qui survit à votre cruauté ? — Vieillard, répliqua Aymer de Valence, tu ne peux croire que je recevrai pour réponse une histoire pareille ; fiction trop grossière pour avoir la vertu d’endormir un écolier qui souffre d’un mal de dents. Cependant, et j’en remercie le ciel, il ne m’appartient pas de prononcer sur ton sort ; mon écuyer et deux hommes d’armes vont t’emmener captif vers le digne sir John de Walton, gouverneur du château et de la vallée, afin qu’il prononce à ton égard comme bon lui semblera ; et il n’est pas homme à croire aux apparitions et aux ombres qui sortent du purgatoire… Holà ! hé ! Fabian, par ici ! et amène avec toi deux archers de la garde. »

Fabian, qui attendait à l’entrée de l’édifice en ruine, y pénétra donc alors : grâce à la lumière que répandait la lampe du fossoyeur et au son de la voix de son maître, il parvint jusque dans le singulier appartement du vieillard, dont l’étrange décoration n’inspira point au jeune homme moins de surprise que d’horreur.

« Prends deux archers avec toi, Fabian, dit le chevalier de Valence, et, avec leur assistance, conduis ce vieillard, à cheval ou dans une litière, devant le digne sir John de Walton ; dis-lui ce que nous avons vu, ce dont tu as été témoin comme moi : ce vieux fossoyeur, que je lui envoie pour qu’il l’interroge avec sa sagesse supérieure, semble en savoir plus qu’il n’est disposé à en dire sur le cavalier-spectre qui nous est apparu, quoiqu’il se borne à répondre, quand je lui adresse des questions, que c’est l’esprit de quelque vieux Douglas échappé du purgatoire, conte auquel sir John de Walton ajoutera telle foi qu’il voudra. Tu peux ajouter que, pour ma part, je crois ou que le fossoyeur a perdu la tête de vieillesse, d’indigence et d’enthousiasme, ou qu’il n’est pas étranger au complot qui se trame parmi les gens du pays ; tu peux encore dire que je n’userai pas de beaucoup de cérémonie à l’égard du jeune homme codifié aux soins de l’abbé de Sainte-Brigitte ; il y a quelque chose de suspect dans ce qui se passe actuellement autour de nous. »

Fabian promit d’exécuter fidèlement les ordres du chevalier, qui, le prenant à l’écart, lui recommanda en outre de se conduire avec circonspection dans cette affaire : car il ne devait pas oublier que le gouverneur ne paraissait point faire grand cas de son jugement ni de celui de son maître ; et il leur serait extrêmement désagréable de commettre une bévue dans une affaire où il s’agissait peut-être de la sûreté du château. — Ne craignez rien, mon digne maître, répliqua le jeune homme. Je vais en premier lieu retrouver un air pur, et en second un bon feu, deux échanges fort agréables contre ce cachot rempli de vapeurs suffocantes et d’exécrables odeurs. Vous pouvez être sûr que je ne perdrai pas de temps : je serai bientôt de retour au château de Douglas, en marchant même avec tous les égards convenables pour les os de ce vieillard. — Traite-le humainement, reprit le chevalier ; puisque toi, vieillard, tu es insensible à toute menace de danger personnel, songe que si l’on te surprend à biaiser avec nous, ton châtiment sera peut-être plus sévère que tous les supplices du corps. — Pouvez-vous donc administrer la torture à l’âme ? dit le fossoyeur. — Oui, pour toi, répondit le chevalier, nous le pouvons… Nous détruirons tous les monastères, tous les établissements religieux fondés pour le repos des âmes des Douglas, et nous ne permettrons aux ecclésiastiques de demeurer ici qu’à la condition de prier pour l’âme du roi Édouard Ier, de glorieuse mémoire, le malleus Scottorum ; et si les Douglas sont privés des avantages spirituels qu’ils retirent des prières et des services qu’on célèbre à tous ces autels, ils pourront s’en prendre à ton obstination. — Une pareille vengeance, » répliqua le vieillard du ton hardi et hautain qu’il avait pris dès le commencement, « serait plus digne des démons infernaux que de véritables chrétiens. »

L’écuyer leva la main sur lui, le chevalier le retint. « Épargne-le, Fabian, dit-il, il est bien vieux, et peut-être insensé… Et vous, fossoyeur, souvenez-vous que la vengeance dont je vous menace serait également dirigée contre une famille dont les membres ont été les soutiens obstinés du rebelle excommunié qui assassina Comyn-le-Roux dans la haute église de Dumfries[2]. »

En parlant ainsi, Aymer sortit des ruines, trouvant son chemin avec quelque peine… Il prit son cheval qu’il rencontra à l’entrée, recommanda de nouveau à Fabian de se conduire avec prudence, et, en passant par la porte du sud-ouest, donna les ordres les plus rigoureux de faire bonne garde, tant par des patrouilles que par des sentinelles, ajoutant qu’on devait s’être négligé pendant la première partie de la nuit. Les hommes du poste murmurèrent une excuse, mais d’un air si confus qui semblait dire que ce n’était pas trop à tort qu’on les réprimandait.

Sir Aymer poursuivit alors sa route vers Hazelside, sa suite se trouvant diminuée de Fabian et des deux cavaliers. Après une course rapide mais longue, le chevalier mit pied à terre devant la maison de Thomas Dickson, où il trouva le détachement venu d’Ayr, qui était arrivé avant lui et avait déjà établi ses quartiers. Il envoya un des archers annoncer à l’abbé de Sainte-Brigitte et à son jeune hôte qu’il allait se rendre au couvent, prévenant en même temps l’archer qu’il eût à veiller sur le dernier, jusqu’à ce qu’il arrivât lui-même à l’abbaye, ce qui ne serait pas long.



  1. Voir Ivanhoe, chapitre viii. a. m.
  2. Robert Bruce. a. m.