Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 118-129).


CHAPITRE XI.

EXPLICATION.


Où est-il ? Les entrailles de la terre l’ont-elles englouti ? ou bien s’est-il évanoui comme quelque fantôme aérien qui redoute l’approche du matin et le jeune soleil ? ou s’est-il plongé dans les ténèbres cimmériennes, est-il passé au delà du cercle de la vue pour se mêler aux ombres de la nuit ?
Anonyme.


La disparition du jeune homme dont le déguisement et le destin ont pu, nous l’espérons, exciter l’intérêt de nos lecteurs, exige quelques explications avant que nous revenions aux autres personnages de cette histoire.

Lorsque, la veille au soir, Augustin avait été pour la seconde fois reconduit à sa cellule, le moine et le jeune chevalier de Valence avaient vu la porte se refermer sur lui, et même ils l’avaient entendu tirer en dedans le verrou qui avait été mis à sa requête par sœur Ursule ; car la jeunesse d’Augustin, son extrême beauté, ou plutôt ses souffrances et sa tristesse lui avaient concilié les affections de la sœur.

Aussitôt donc que le malheureux Augustin fut rentré dans sa chambre, il s’entendit saluer à voix basse par la bonne religieuse. Pendant son absence, elle s’était glissée dans la cellule et cachée derrière le petit lit qui s’y trouvait. Elle s’avança vers le jeune homme en lui témoignant vivement la joie qu’elle éprouvait de son retour. Une infinité de petites attentions, des branches de buis et d’autres arbres toujours verts, seuls ornements de la triste saison, montraient le soin de ces saintes femmes à décorer la cellule de leur hôte, Les félicitations de la sœur Ursule témoignèrent de l’intérêt qu’on prenait à son sort ; et tout indiquait en même temps que la religieuse possédait en partie le secret de l’étranger.

Tandis que le jeune Augustin et la sœur s’entretenaient ainsi avec confiance, la différence extraordinaire de leurs figures et de leur extérieur aurait vivement frappé quiconque serait devenu témoin de leur entrevue. La robe noire de pèlerin que portait la femme déguisée ne formait pas un contraste plus frappant avec le costume de laine blanche porté par la religieuse de Sainte-Brigitte, que le visage de la nonne, sillonné de plusieurs horribles cicatrices, et privé d’un œil, avec la belle physionomie d’Augustin, dont les regards se portaient avec un air de confiance et même d’affection sur les traits étranges de sa compagne.

« Vous connaissez, dit le prétendu Augustin, la principale partie de mon histoire ; pouvez-vous et voulez-vous me prêter secours ? sinon je mourrai, ma chère sœur, plutôt que d’encourir la honte. Non, sœur Ursule, je ne serai point désignée par le doigt du mépris, comme la fille imprudente qui a tout sacrifié pour un homme dont l’attachement ne lui était pas assez prouvé. Je ne me laisserai pas traîner devant de Wallon, pour être forcée en sa présence, par la crainte de la torture, à m’avouer pour la femme en l’honneur de laquelle il défend le Château Dangereux. Sans doute il s’estimerait heureux d’unir sa main à celle d’une damoiselle dont la dot est si considérable ; mais qui peut dire s’il me traiterait avec ce respect que toute femme doit désirer, ou s’il me pardonnerait la hardiesse dont je me suis rendue coupable, lors même que les conséquences lui eussent été favorables. — Allons, ma fille, répondit la nonne, consolez-vous ; tout ce que je pourrai faire pour vous aider, je le ferai, soyez-en sûre ; mes ressources sont peut-être plus considérables que ma condition actuelle ne semblerait l’indiquer, et, croyez-moi, je les mettrai toutes en usage pour vous secourir. Il me semble entendre encore ce lai que vous nous chantiez, aux autres sœurs et à moi : seule, émue par des sentiments de même nature que les vôtres, j’ai su comprendre que c’était votre propre histoire. — Je suis encore surpris, reprit Augustin, d’avoir osé vous faire entendre un lai qui était réellement le récit de ma honte. — Hélas ! pouvez-vous parler ainsi ? contenait-il un seul mot qui ne ressemblât pas à ces aventures d’amour et de noble courage que les meilleurs ménestrels se plaisent à célébrer, et qui font à la fois sourire et pleurer les plus illustres chevaliers et les plus nobles dames ? Lady Augusta de Berkely, riche héritière aux yeux du monde, possédant une immense fortune en terres et en capitaux, devient pupille du roi par la mort de son père et de sa mère, et se trouve sur le point d’être donnée en mariage à un favori de ce roi d’Angleterre, que, dans les vallées de l’Écosse, nous n’avons pas scrupule d’appeler un tyran. — Je ne dois pas parler ainsi, ma sœur ; et pourtant la vérité est que le cousin de l’obscur Gaveston, à qui le roi voulait donner ma main, n’était ni par sa naissance, ni par son mérite, ni par sa fortune, digne d’une telle alliance. Cependant j’entendis parler de sir John de Walton, et je pris à sa réputation un intérêt d’autant plus vif que, riche, disait-on, sous tous les autres rapports, il était pauvre des biens de ce monde et des faveurs de la fortune. Je le vis, ce sir John de Walton, et une pensée qui s’était déjà offerte à mon imagination, me devint, après cette entrevue, plus familière et plus agréable. Il me sembla que si la fille d’une puissante famille anglaise pouvait donner avec sa main ces richesses que vante le monde, elle devait l’accorder avec justice et honneur pour réparer les fautes de la fortune à l’égard d’un brave chevalier tel que de Walton, et non pour raccommoder les finances d’un mendiant français, dont le seul mérite était sa parenté avec un homme généralement détesté dans toute l’Angleterre, excepté par notre aveugle monarque. — C’était là un beau dessein, ma fille ; quoi de plus digne d’un noble cœur, possédant richesses, rang, naissance et beauté, que de faire jouir de tous ces avantages la vertu pauvre, mais héroïque ? — Telle était mon intention, ma chère sœur ; mais peut-être ne vous ai-je pas suffisamment expliqué la manière dont je réalisai mon projet. D’après le conseil d’un ancien ménestrel de notre maison, le même qui est maintenant prisonnier à Douglas, je fis préparer un grand banquet la veille de Noël, et j’envoyai des invitations à tous les jeunes chevaliers d’illustre famille qui étaient connus pour passer leur vie à manier les armes et à chercher des aventures. Lorsque les tables furent desservies et que le festin fut terminé, Bertram, comme nous en étions convenus, reçut l’ordre de prendre sa harpe. Il chanta, et fut écouté avec l’attention due à un ménestrel de si haute renommée. Le sujet qu’il choisit était les variations de fortune de ce château de Douglas, ou, comme le poète l’appelait, du Château Dangereux. « Où sont les champions du fameux Édouard Ier, dit le ménestrel, lorsque le royaume d’Angleterre ne peut fournir un homme assez brave, ou assez habile dans l’art de la guerre, pour défendre un misérable castel contre les rebelles Écossais, qui ont juré de le reprendre sur les cadavres de nos soldats avant que l’année soit révolue ? Où sont les nobles dames dont les sourires savaient enflammer le courage des chevaliers de Saint-George ? Hélas ! le génie de l’amour et de la chevalerie est endormi par nous ; nos chevaliers se bornent à de misérables entreprises, et nos plus nobles héritières sont livrées à des étrangers, comme s’il n’y avait dans leur propre pays aucun chevalier digne d’elles ! » Le ménestrel se tut ; et je rougis de le dire moi-même, comme remplie d’enthousiasme par le chant du barde, je me levai et détachant de mon cou la chaîne d’or qui soutenait un crucifix particulièrement consacré, je fis vœu, toujours avec la permission du roi, d’accorder ma main et l’héritage de mes pères au brave chevalier qui, noble de naissance et d’origine, conserverait le château de Douglas au roi d’Angleterre pendant un an et un jour. Je m’assis, ma chère sœur, étourdie par les applaudissements que les convives donnèrent à mon prétendu patriotisme. Néanmoins un moment de silence régna parmi les jeunes chevaliers qu’on pouvait raisonnablement croire prêts à accepter cette offre, même au risque d’être embarrassés d’Augusta Berkely. — Honte à l’homme, dit sœur Ursule, qui aurait pu penser ainsi ! Ne prenez que votre beauté seule en considération : un vrai chevalier aurait dû s’exposer au péril de défendre vingt châteaux de Douglas, plutôt que de manquer cette occasion d’obtenir votre main. — Il est possible que plus d’un ait pensé ainsi, reprit le pèlerin ; mais on supposa que les bonnes grâces du roi seraient à jamais perdues pour ceux qui sembleraient empressés à contrarier sa royale volonté quant à la main de sa pupille. Néanmoins, et à ma grande joie, la seule personne qui profita de l’offre que j’avais faite fut sir John de Walton ; et comme son acceptation a été subordonnée à une clause « sauf approbation du roi, » j’espère qu’il n’a rien perdu dans la faveur d’Édouard. — Soyez-en convaincue, magnanime jeune fille, répliqua la nonne : il n’est pas à craindre que votre généreux dévouement nuise à votre amant dans l’esprit du roi d’Angleterre. Nous entendons quelquefois parler des choses du monde dans ce coin retiré du cloître de Sainte-Brigitte ; et le bruit court parmi les soldats anglais que le roi fut sans doute offensé en vous voyant mettre votre volonté en opposition avec la sienne, mais que, d’un autre côté, sir John de Walton était un homme d’une si brillante réputation, votre offre rappelait si bien une époque meilleure et non oubliée, que le roi ne pouvait, au commencement d’une guerre dangereuse, priver un chevalier errant de sa fiancée, s’il la conquérait convenablement par sa lance et son épée. — Ah ! chère sœur Ursule ! » soupira le pèlerin déguisé ; « mais quels ne sont pas les périls qu’il faut surmonter pour que notre amour parvienne enfin au but ! Tant que je demeurai dans mon château solitaire, nouvelles sur nouvelles vinrent m’alarmer sur les nombreux ou plutôt les constants dangers qui entouraient mon amant ; enfin, dans un moment de folie, je résolus de partir sous ce déguisement d’homme. Je voulais voir moi-même dans quelle situation se trouvait mon chevalier, pour me décider ensuite à prendre quelque moyen d’abréger son temps d’épreuve : la vue du château de Douglas, ou, pourquoi le nierais-je ? celle de sir John de Walton devait seule m’inspirer. Peut-être, ma chère sœur, ne vous est-il pas possible de comprendre combien j’étais tentée de renoncer à une résolution que j’avais prise dans l’intérêt de mon propre honneur et de celui de mon amant ; mais songez que cette résolution avait été dictée par un moment d’enthousiasme, et que la démarche à laquelle je me décidai était la conséquence assez naturelle d’un état d’incertitude, long, pénible, accablant, dont l’effet était d’affaiblir mon âme si exaltée autrefois par l’amour de mon pays, à ce qu’il me semblait, mais en réalité, hélas ! par des sentiments très passionnés et d’une nature bien plus personnelle. — Hélas ! » dit sœur Ursule, avec un profond intérêt, « croyez-vous donc que l’air de cette enceinte ait sur le cœur féminin la vertu de ces merveilleuses fontaines qui pétrifient, dit-on, les substances plongées dans leurs eaux ? Écoutez mon histoire, et jugez ensuite s’il en peut être ainsi d’une infortunée qui a tant de causes de chagrin. Ne craignez pas que nous perdions du temps : il faut laisser à nos voisins d’Hazelside le loisir de faire leurs arrangements pour la nuit avant que je puisse vous donner les moyens de vous évader ; vous aurez un guide sûr, de la fidélité duquel je réponds, pour diriger vos pas à travers ces bois et vous défendre en cas de danger, car il faut tout craindre dans ces jours de trouble. Il nous reste donc encore une heure avant que vous puissiez partir, et je suis convaincue que vous ne pouvez mieux employer ce temps qu’à écouter des malheurs trop semblables aux vôtres, produits également par une passion funeste, malheurs pour lesquels vous ne pouvez manquer de sympathie. »

La tristesse de lady Augusta put à peine l’empêcher de sourire du singulier contraste qu’offraient la hideuse figure de cette victime d’une tendre passion et la cause à laquelle elle imputait ses douleurs : mais ce n’était pas le moment de songer à des railleries qui eussent mortellement offensé la sœur de Sainte-Brigitte, dont elle avait si grand besoin de se concilier la bienveillance. Elle se prépara donc à écouter la religieuse avec une apparence de sympathie qui était la juste récompense de celle que lui avait témoignée sœur Ursule ; tandis que l’infortunée recluse, avec une agitation qui rendait sa laideur encore plus frappante, raconta presque à voix basse l’histoire suivante.

« Mes infortunes commencèrent long-temps avant que je m’appelasse sœur Ursule, et que je fusse renfermée comme novice dans ce cloître. Mon père était un noble normand qui, comme plusieurs de ses compatriotes, vint chercher et trouva fortune à la cour du roi d’Écosse. Il fut nommé à la place de shérif dans ce comté, et Maurice de Hattely ou Hautlieu était compté parmi les riches et puissants barons de l’Écosse. Pourquoi tairais-je que la fille de ce baron, alors appelée Marguerite de Hautlieu, se distinguait aussi entre les plus belles des nobles dames du pays ? Ce ne peut être une vanité blâmable qui me porte à vous l’apprendre, car vous auriez peine à soupçonner maintenant que j’aie pu autrefois avoir une sorte de ressemblance avec la charmante lady Augusta Berkely. Vers ce temps éclatèrent les malheureuses querelles de Bruce et de Baliol, qui ont fait si long-temps le malheur de ce pays. Mon père, déterminé dans le choix d’un parti par les riches parents qu’il avait à la cour d’Édouard, embrassa avec chaleur le parti anglais et devint un des plus fougueux partisans, d’abord de John Baliol, et ensuite du monarque anglais. Aucun des Anglo-Écossais, comme on appelait son parti, ne fut aussi zélé pour la Croix-Rouge, et aucun ne fut plus détesté par ceux de ses compatriotes qui suivirent l’étendard de Saint-André et du patriote Wallace. Parmi ces soldats du pays, Malcolm Fleming de Biggar était un des plus illustres par sa noble naissance, ses hauts talents et sa réputation de chevalier. Je le vis : cette femme horrible qui vous parle ne doit point rougir d’avouer qu’elle aima et qu’elle fut aimée par un des plus beaux jeunes hommes de l’Écosse. Notre attachement fut découvert par mon père presque avant que nous nous le fussions avoué l’un à l’autre, et il s’emporta violemment contre tous les deux. Il me plaça sous la surveillance d’une religieuse de cet ordre, et je fus enfermée dans ce couvent de Sainte-Brigitte : mon père n’eut pas honte de m’annoncer qu’il me ferait prendre le voile de force, à moins que je ne consentisse à épouser son neveu, élevé à la cour anglaise, dont il avait résolu de faire son héritier, n’ayant pas de fils pour porter le titre de baron de Hautlieu. Je ne fus pas longtemps à faire mon choix. Je protestai que je préférais mourir à recevoir tout autre époux que Malcolm Fleming. Mon amant ne fut pas moins fidèle ; il trouva moyen de me faire savoir qu’une certaine nuit il attaquerait le couvent de Sainte-Brigitte pour me rendre la liberté. Il voulait m’emmener au milieu des bois verdoyants dont Wallace était généralement appelé le roi. Mais vint une heure maudite, heure de folie et de fatalité… Je me laissai arracher par l’abbesse un secret qui devait lui paraître horriblement sacrilège. Je n’avais pas encore prononcé de vœux, et je pensais que Wallace et Fleming avaient sur tous les êtres les mêmes charmes que sur moi. L’artificieuse créature me fit croire facilement que sa loyauté envers Bruce était à l’abri de tout soupçon, et elle prit part au complot dont ma liberté était le but. L’abbesse promit de faire éloigner les gardes anglaises jusqu’à une certaine distance, et les troupes s’éloignèrent en effet, ou plutôt le feignirent. En conséquence, au milieu de la nuit fixée, la fenêtre de ma cellule, qui était au deuxième étage, fut ouverte sans bruit, et jamais mes yeux ne furent plus satisfaits que quand, déguisée et prête à fuir, portant même un costume de cavalier comme vous, belle lady Augusta, je vis Malcolm Fleming grimper dans mon appartement. Il se jeta dans mes bras. Mais en même temps mon père avec dix de ses hommes les plus robustes remplirent la chambre et poussèrent leur cri de guerre : « Baliol ! » Des coups furent aussitôt donnés et rendus de part et d’autre. Au milieu du tumulte une espèce de géant se distingua, même à mes yeux troublés, par l’aisance avec laquelle il terrassa et dispersa ceux qui s’opposaient à mon évasion. Mon père seul opposa une résistance qui manqua lui devenir fatale ; car Wallace, dit-on, pouvait à lui seul triompher des deux plus vaillants champions qui jamais tirèrent l’épée. Écartant de lui les hommes armés, comme une dame écarterait avec son éventail un essaim de mouches incommodes, il me prit d’un bras, se servit de l’autre pour nous protéger tous deux ; et je fus sur le point d’être descendue en sûreté par l’échelle dont mes libérateurs s’étaient aidés pour pénétrer du dehors dans ma cellule… Mais un malheur m’attendait là.

« Mon père, que le champion de l’Écosse avait épargné par égard pour moi, ou plutôt pour Fleming, gagna par la compassion et la bonté de son vainqueur un terrible avantage dont il profita sans remords. N’ayant que sa main gauche à opposer aux tentatives furieuses de mon père, Wallace, malgré toute sa force, ne put empêcher l’assaillant de renverser, avec toute la violence du désespoir, l’échelle qui portait sa fille. Le héros vit notre danger, et faisant un dernier effort de vigueur et d’agilité, il se précipita avec moi du haut de l’échelle, et alla tomber au delà des fossés du couvent, où nous aurions été infailliblement jetés sans ce violent effort. Le champion de l’Écosse échappa sain et sauf de cette tentative désespérée ; mais moi, qui tombai sur un tas de pierres et de décombres ; moi, fille désobéissante, je dirai presque religieuse parjure, je ne relevai d’une longue maladie que pour me trouver défigurée, telle que je suis maintenant devant vous. J’appris alors que Malcolm avait échappé dans le combat, et peu après m’arriva la nouvelle, nouvelle qui excita en moi une douleur moins vive peut-être qu’elle n’aurait dû l’être, que mon père avait péri dans une de ces innombrables batailles que se livrèrent les factions ennemies. S’il avait vécu, je me serais résignée jusqu’au bout à mon destin ; mais puisqu’il n’était plus, je pensai qu’il vaudrait encore mieux être mendiante dans les rues d’un village d’Écosse, qu’abbesse dans ce misérable couvent de Sainte-Brigitte ; et même le triste objet d’ambition que mon père avait coutume de me présenter lorsqu’il voulait me persuader d’embrasser l’état monastique, ne resta point long-temps à ma portée. La vieille abbesse mourut d’un froid qu’elle prit dans la soirée du combat ; et sa place, qui aurait pu devenir vacante jusqu’à ce que je fusse en état de la remplir, fut supprimée lorsque les Anglais jugèrent convenable de réformer, ainsi qu’ils disaient, la discipline de la maison : au lieu de laisser élire une nouvelle abbesse, ils ; y envoyèrent deux ou trois moines à eux dévoués, qui ont aujourd’hui le gouvernement absolu de la communauté, et n’en usent que suivant le bon plaisir des Anglais. Mais moi, qui ai eu l’honneur d’être défendue par les armes de Wallace, je ne resterai pas dans cette maison pour être conduite par cet abbé Jérôme. J’en sortirai, et j’espère ne manquer ni de parents ni d’amis qui procureront à Marguerite de Hautlieu un refuge plus convenable que le couvent de Sainte-Brigitte ; vous obtiendrez aussi votre liberté, ma chère Augusta, et vous ferez bien de laisser ici un billet qui informe sir John de Walton du dévoûment que son heureux destin vous a inspiré. — Votre intention, dit lady Augusta, n’est donc point de rentrer dans le monde ? Vous renoncerez donc à votre amant et à l’union qui devait faire votre bonheur commun. — C’est une question, ma chère enfant, répliqua sœur Ursule, que je n’ose m’adresser à moi-même, et je ne sais quelle réponse on pourrait y faire. Je n’ai point prononcé de vœux définitifs et irrévocables ; rien n’a changé ma position à l’égard de Malcolm Fleming. Quant à lui, il est mon fiancé en face du ciel : je suis sûre d’être toujours digne de lui, et de n’avoir sous aucun rapport mérité un manque de foi. Mais je vous avoue, ma chère lady Augusta, que des bruits très alarmants sont parvenus jusqu’à mes oreilles ; on dit que la nouvelle du fatal changement de tous mes traits a bien refroidi le cœur de Malcolm. Je suis pauvre maintenant, ajouta-t-elle avec un soupir, et je ne possède plus ces charmes personnels qui attirent l’amour et fixent la fidélité des hommes. Je m’efforce donc de penser, dans mes moments de ferme résolution, que tout est fini entre Fleming et moi, sauf la bienveillance que nous pourrons toujours garder l’un à l’égard de l’autre. Et néanmoins il y a encore dans mon cœur une voix qui me dit, en dépit de ma raison, que, si je pouvais croire ce que je dis en ce moment, rien au monde ne saurait me faire supporter la vie. Cette voix séduisante murmure au fond de mon âme contre ma raison et mon jugement, que Malcolm Fleming, qui pourrait tout sacrifier pour le service de son pays, ne peut nourrir dans une âme si généreuse ce défaut vulgaire des hommes grossiers. Il me semble que si le changement lui fût arrivé et non à moi, il ne perdrait rien à mes yeux pour être sillonné d’honorables cicatrices, reçues en combattant pour sa liberté ; mais ces blessures, dans mon opinion, ajouteraient même à son mérite, quoiqu’elles enlevassent de sa beauté physique. Il me vient parfois à l’esprit que Malcolm et Marguerite pourraient être encore l’un à l’autre tout ce qu’ils rêvèrent jadis avec tant de sécurité : un changement qui n’altère en rien l’honneur ni la vertu doit augmenter plutôt que diminuer les charmes de l’union. Regardez-moi, ma chère lady Augusta, regardez-moi en face, si vous en avez le courage, et dites-moi si je ne déraisonne pas lorsque mon imagination ose trouver naturel et probable ce qui est à peine possible. »

Lady Augusta de Berkely, voyant qu’il fallait s’y résoudre, leva ses yeux vers la malheureuse nonne, craignant de perdre toutes ses chances de délivrance par la manière dont elle se conduirait dans ce moment critique, et ne voulant pas néanmoins flatter la malheureuse Ursule en lui suggérant de trompeuses espérances. Mais son imagination, remplie des légendes merveilleuses de l’époque, lui rappela la Dame effroyable « du mariage de sire Gawain, » et elle tourna sa réponse de la manière suivante.

« Vous m’adressez, ma chère lady Marguerite, une embarrassante question, à laquelle il serait indigne d’une amie de ne pas répondre sincèrement, et très cruel de répondre avec légèreté. Il est vrai que la beauté est le plus précieux avantage aux yeux de beaucoup de femmes ; nous sommes flattées lorsque l’on vante nos charmes personnels, réels ou supposés ; et sans doute nous contractons l’habitude d’y mettre beaucoup plus d’importance qu’ils n’en méritent. Cependant on a vu des femmes qui, au jugement de leur propre sexe, et même de leur propre aveu, ne pouvaient avoir aucune prétention à la beauté, devenir, par leur esprit, leurs talents et leurs perfections, les objets du plus grand attachement. Pourquoi donc regarderiez-vous comme impossible que votre Malcolm Fleming fût fait de cette argile moins grossière qui méprise les attraits passagers des formes extérieures, en comparaison des charmes d’une véritable affection et de la supériorité des talents et de la vertu ? »

La nonne pressa sur son cœur la main de sa compagne, et poussant un profond soupir : « Je crains, dit-elle, que vous ne me flattiez, et néanmoins, dans un instant critique comme celui ci, la flatterie fait du bien : ainsi certains cordiaux, d’ailleurs dangereux pour la santé, peuvent être administrés sagement à un malade durant un paroxysme de douleur, et lui donner la force d’endurer du moins un mal qu’ils ne peuvent guérir. Répondez encore à une seule question, et il sera temps de terminer cet entretien. Vous-même, belle Augusta, à qui la fortune a donné tant de charmes, se pourrait-il que quelque chose au monde vous fît supporter avec patience la perte de vos avantages physiques, perte accompagnée, comme il n’est que trop probable pour moi, de celle de l’amant pour qui vous avez déjà tant fait ? »

La jeune Anglaise regarda une seconde fois son amie, et ne put s’empêcher de frissonner un peu à cette idée : Quoi ! sa jolie figure pouvait un jour être semblable à la physionomie déplorable de Marguerite de Hautlieu !

« Croyez-moi, » répondit-elle, en levant avec dignité ses regards vers le ciel, « même dans le cas que vous supposez, je ne m’affligerais pas tant pour moi-même que pour l’amant à idées étroites aussi follement attaché à des charmes que le temps doit tôt ou tard détruire. De quelle manière cependant, et jusqu’à quel point des personnes dont le caractère ne nous est pas pleinement connu peuvent-elles être affectées par de tels changements ? c’est ce que la Providence pourrait seule nous révéler. Je puis seulement vous assurer que j’espère avec vous, et qu’aucune difficulté ne se trouvera désormais sur votre passage, s’il est en mon pouvoir de l’en écarter… Écoutez ! — C’est le signal de notre liberté, » répliqua Ursule, prêtant l’oreille à un son qui ressemblait au cri d’un oiseau de nuit. « Il faut nous préparer à quitter le couvent sous peu de minutes. Avez-vous quelque chose à emporter ? — Rien, répondit lady Augusta de Berkely, sinon quelques bijoux que j’avais, à tout hasard, pris sur moi pour venir ici. Ce billet que je vais laisser donne à mon fidèle ménestrel le moyen de se tirer d’affaire en avouant à sir John de Walton quelle est réellement la personne qu’il avait en son pouvoir. — Il est étrange, dit la novice de Sainte-Brigitte, à travers quels labyrinthes extraordinaires l’amour, ce sentiment bizarre, conduit les personnes qui se vouent à lui. Prenez garde en descendant ; cette trappe, soigneusement cachée, mène à une porte secrète où nous attendent déjà des chevaux qui nous faciliteront les moyens de dire promptement adieu à Sainte-Brigitte ; que Dieu la protège elle et son couvent ! Nous ne pourrons voir clair que quand nous sortirons de ces corridors. »

Cependant sœur Ursule, s’il nous est permis de lui donner pour la dernière fois son nom monastique, changea sa large et longue robe contre un manteau et un capuchon plus étroit de cavalier. Elle conduisit sa compagne par divers passages habilement compliqués, jusqu’à ce que lady de Beikely, le cœur battant de crainte, revît la lumière pâle et douteuse de la lune, qui brillait sur les murailles grises de l’ancien édifice. L’imitation du cri d’un hibou les dirigea vers un grand orme voisin, et approchant de l’arbre, elles distinguèrent trois chevaux tenus par un homme : tout ce qu’elles purent voir de lui, c’est qu’il était grand, vigoureux, et portait le costume d’un homme d’armes.

« Plus tôt nous quitterons ces lieux, dit-il, mieux cela vaudra, dame de Hautlieu. Vous n’avez qu’à m’indiquer la route qu’il vous plaît de suivre. »

Marguerite répondit à demi-voix, et lui recommanda de marcher lentement et sans bruit pendant le premier quart d’heure ; au bout de ce temps ils devaient être loin de toute habitation.