Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 58-61).


CHAPITRE VI.

MÉSINTELLIGENCE.


Hélas ! ils avaient été amis dans leur jeunesse ; mais des langues qui parlent bas peuvent empoisonner la vérité, et la constance n’existe que dans le royaume des cieux. La vie est épineuse, et la jeunesse est vaine ; et quand on se brouille avec une personne aimée, il semble que la folie se soit emparée du cerveau… Chacun prononça des mots de profond mépris et insulta le cher frère de son cœur ; mais ils ne retrouvèrent ni l’un ni l’autre un être dans le cœur duquel ils pussent épancher leurs peines… Ils restèrent loin l’un de l’autre avec les cicatrices de leurs blessures, comme deux pointes d’un rocher qui s’est fendu : une mer affreuse s’étend entre eux. Mais ni chaud, ni froid, ni tonnerre ne fera jamais disparaître entièrement, je pense, les traces de ce qui a jadis existé.
Christabel de Coleridge.


Pour exécuter la résolution qui, de sang-froid, lui avait paru la plus sage, sir John de Walton résolut de traiter avec toute l’indulgence possible son lieutenant et ses jeunes officiers, de leur procurer tous les genres d’amusements que permettait l’endroit, et de les rendre honteux de leur mécontentement en les accablant de politesse. La première fois donc qu’il vit Aymer de Valence après son retour au château, il lui parla avec un air de gaîté, réelle ou affectée.

« Qu’en pensez-vous, mon jeune ami, dit de Walton, si nous essayions de quelques unes de ces chasses propres, dit-on, à ce pays ? Il y a encore dans notre voisinage des buffles sauvages de race calédonienne : les marécages qui forment la noire et triste frontière de ce qu’on appelait anciennement le royaume de Strates-Clyde en gardent seuls quelques uns. Nous avons parmi nous des chasseurs qui ont l’habitude de cet exercice et qui assurent que ces animaux sont les plus fiers et les plus redoutables qu’on puisse chasser dans toute l’île de la Grande-Bretagne.

— Vous ferez ce qu’il vous plaira, » répondit sir Aymer froidement, « mais ce n’est pas moi, sir John, qui vous donnerai le conseil, pour le plaisir d’une partie de chasse, d’exposer toute la garnison à un grand danger. Vous connaissez parfaitement la responsabilité à laquelle vous soumet le poste que vous occupez ici, et sans doute vous en avez long-temps pesé le poids avant de nous faire une proposition de cette nature. — Je connais, à la vérité, mon propre devoir, » répliqua de Wallon offensé à son tour, « et je puis bien penser aussi au vôtre sans assumer néanmoins plus que ma part de responsabilité ; mais il me semble vraiment que le gouverneur de ce Château Dangereux, entre autres difficultés de sa position, est, comme disent les vieilles gens de ce pays, soumis à un charme, et à un charme qui le met dans l’impossibilité de diriger sa conduite de manière à procurer du plaisir à ceux qu’il désire le plus obliger. Il n’y a pas une semaine à peine, quels yeux eussent brillé plus que ceux de sir Aymer de Valence à la proposition d’une chasse générale où l’on aurait dû poursuivre une nouvelle espèce de gibier ? et maintenant quand on lui propose une partie de plaisir, que faut-il, uniquement, je pense, pour s’opposer à mon désir de lui être agréable !… un consentement froid tombe à demi formulé de ses lèvres, et il se dispose à venir courre ces animaux sauvages avec un air de gravité, comme s’il allait entreprendre un pèlerinage à la tombe d’un martyr. — Non pas, sir John, répondit le jeune chevalier. Dans notre situation présente, nous devons veiller conjointement sur plus d’un point, et quoique la plus grande confiance et la direction supérieure des opérations vous aient été sans nul doute accordées, comme au chevalier qui de nous deux est le plus âgé et le plus capable, néanmoins je sens encore que j’ai aussi ma part de sérieuse responsabilité : j’espère donc que vous écouterez avec indulgence mon avis et que vous en tiendrez compte, quand même il vous paraîtrait porter sur cette partie de notre charge commune qui est plus spécialement dans vos attributions. Le grade de chevalier que j’ai eu l’honneur de recevoir comme vous, l’accolade que le royal Plantagenet m’a donnée sur l’épaule, me mettent bien en droit, je pense, de réclamer une pareille faveur. — Je vous demande humblement pardon, répliqua le vieux chevalier ; j’oubliais l’important personnage que j’avais devant moi, un gentilhomme fait chevalier par le roi Édouard lui-même, qui sans doute avait quelque raison particulière pour lui conférer un si grand honneur dans un âge si peu avancé ; et je reconnais que je sors manifestement de mon devoir quand je viens proposer une chose qui peut ne paraître qu’un vain amusement à un individu qui élève si haut ses prétentions. — Sir John de Walton, repartit de Valence, nous en avons déjà trop dit sur ce sujet, restons en là. Tout ce que j’ai voulu dire, c’est que, préposé à la garde du château de Douglas, ce ne sera point avec mon consentement qu’une partie de plaisir, qui évidemment infère un relâchement de discipline, sera faite sans nécessité, surtout quand il faudrait réclamer l’assistance d’un grand nombre d’Écossais, dont les mauvaises dispositions à notre égard ne sont que trop bien connues, et je ne souffrirai pas, quoique mon âge ait pu m’exposer à un pareil soupçon, qu’on m’impute aucune imprudence de cette espèce. Et si malheureusement, bien que j’ignore certainement pourquoi, nous devons à l’avenir rompre ces liens de familiarité amicale qui nous unissaient l’un à l’autre, je ne vois pas le motif qui nous empêcherait de nous comporter dans nos relations nécessaires comme il convient à des chevaliers et à des gentilshommes, et d’interpréter réciproquement nos motifs dans le sens le plus favorable. — Vous pouvez avoir raison, sir Aymer de Valence, répliqua le gouverneur en s’inclinant d’un air roide ; « et puisque vous dites qu’il ne doit plus exister d’amitié entre nous, vous pouvez être certain pourtant que je ne permettrai jamais à un sentiment haineux, dont vous soyez l’objet, d’entrer dans mon cœur. Vous avez été longtemps, et non, je l’espère, sans en retirer quelque fruit, mon élève à l’école de la chevalerie ; vous êtes le plus proche parent du comte de Pembroke, mon cher et constant protecteur ; et si l’on pèse bien toutes ces circonstances, elles forment entre nous une relation qu’il serait bien difficile, pour moi du moins, de rompre à tout jamais… Si vous croyez être, comme vous le donnez à entendre, moins strictement lié par d’anciennes obligations, il faut régler comme il vous plaira nos rapports futurs. — Je puis répondre d’un point, dit de Valence : ma conduite sera naturellement réglée d’après la vôtre ; et comme vous, sir John, je souhaite bien vivement que nous puissions remplir convenablement nos devoirs militaires, sans songer aux relations d’amitié qui existèrent entre nous. »

Les chevaliers terminèrent ainsi une conférence qui avait failli une ou deux fois se terminer par une franche et cordiale explication ; mais il fallait encore que l’un ou l’autre prononçât un de ces mots qui partent du cœur pour rompre, si on peut s’exprimer ainsi, la glace qui se formait si vite entre leurs deux amitiés : et ni l’un ni l’autre ne voulut être le premier à faire les avances nécessaires, quoique chacun d’eux l’eût fait volontiers s’il eût pressenti que l’autre s’avancerait de son côté avec la même ardeur ; mais leur orgueil fut trop grand et les empêcha de dire des choses qui auraient pu les remettre tout de suite sur le pied de la franchise et de la bonne intelligence. Ils se séparèrent donc sans qu’il fût davantage question de la partie de plaisir projetée. Mais bientôt sir Aymer de Valence reçut un billet dans les règles où il était prié de vouloir bien accompagner le commandant du château de Douglas à une grande partie de chasse dirigée contre les buffles sauvages.

L’heure du rendez-vous était fixée à six heures du matin, et le lieu de réunion était la porte de la barricade extérieure. L’expédition fut annoncée comme devant finir dans l’après-midi : le rappel devait être sonné sous le grand chêne connu par le nom de Massue de Sholto, arbre remarquable qui s’élevait sur la limite de la vallée de Douglas, dans un lieu où, excepté ce colosse, de chétifs arbrisseaux bordaient seuls le pays de forêts et de montagnes. L’avertissement d’usage fut envoyé aux vassaux ou paysans du district ; et, malgré leur sentiment d’antipathie pour l’étranger, ils le reçurent en général avec plaisir, d’après le grand principe d’Épicure… carpe diem… c’est-à-dire qu’en quelque circonstance qu’on se trouve placé, il ne faut jamais laisser échapper l’occasion de se divertir. Une partie de chasse avait encore ses attraits, alors même qu’un chevalier anglais prenait ce plaisir dans les bois des Douglas.

Il était sans doute affligeant pour ses fidèles vassaux de reconnaître un autre seigneur que le redoutable Douglas, et de traverser forêts et rivières sous les ordres d’officiers anglais et dans la compagnie de leurs archers qu’ils regardaient comme leurs ennemis naturels : encore était-ce le seul genre d’amusement qui leur eût été permis depuis long-temps, et ils n’étaient pas disposés à perdre cette rare occasion. La chasse au loup, au sanglier, ou même au cerf timide, nécessitait des armes spéciales, celle aux bestiaux sauvages exigeait qu’on fût muni d’arcs et de flèches de guerre, d’épieux et d’excellents coutelas, ainsi que des autres armes que les hommes emploient pour se détruire entre eux. Par ce motif, il était rare qu’on permît aux Écossais de suivre les chasses, à moins qu’on ne déterminât leur nombre et leurs armes, et surtout qu’on ne prît la précaution de déployer une force supérieure du côté des soldats anglais : encore la plus grande partie de la garnison était-elle mise sur pied, et plusieurs détachements, formés suivant l’ordre du gouverneur, étaient stationnés en différents endroits, en cas qu’il survînt quelque querelle soudaine.