Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 41-57).


CHAPITRE V.

THOMAS-LE-RIMEUR.


C’est une triste histoire qui peut faire pleurer vos yeux, une horrible histoire qui peut vous faire crisper les nerfs, une merveilleuse histoire qui vous fera froncer les sourcils, qui fera frémir vos chairs, si vous la lisez comme il faut.
Vieille Comédie.


« Il faut que je vous le dise, gracieux sir Aymer de Valence, j’ai entendu conter cette histoire à une grande distance du pays où elle est arrivée, par un ménestrel juré, ancien ami et serviteur de la maison des Douglas, un des plus célèbres, dit-on, qui appartinrent jamais à cette noble famille. Ce ménestrel, qui se nommait Hugo Hugonnet, accompagnait son jeune maître, suivant sa coutume, lorsque James Douglas fit l’exploit dont nous parlions tout à l’heure.

« Le château était dans un tumulte général : ici les hommes de guerre s’occupaient à saccager et à détruire les provisions ; là ils tuaient hommes, chevaux, bœufs et moutons, et cette besogne était accompagnée du bruit que l’on peut s’imaginer. Les bestiaux en particulier avaient pressenti le sort qui les menaçait, et par une résistance gauche, par de piteux mugissements, témoignaient cette répugnance instinctive avec laquelle ces pauvres animaux approchent d’un abattoir. Les gémissements et les sanglots des hommes qui recevaient ou allaient recevoir le coup mortel, et les hurlements des pauvres chevaux livrés à l’agonie de la mort, formaient un chœur épouvantable. Hugonnet aurait voulu se soustraire à ce hideux spectacle, à ce lugubre concert ; mais son maître, Douglas le père, avait été un homme de quelque instruction ; et le vieux serviteur désirait ardemment sauver un livre de poésie auquel ce Douglas attachait jadis beaucoup de valeur. Il contenait les chants d’un ancien barde écossais qui, s’il ne parut être qu’une simple créature humaine tant qu’il demeura en ce monde, ne doit peut-être pas porter aujourd’hui le simple nom d’homme.

« Bref, c’était ce Thomas, surnommé le Rimeur, et dont l’intimité, dit-on, était devenue si grande avec ces êtres surnaturels qu’on nomme fées, qu’il pouvait, comme elles, prédire de loin les choses futures : il réunissait dans sa personne la qualité de barde et celle de devin. Mais depuis plusieurs années, il avait presque entièrement disparu de la scène de ce monde, et quoique l’époque et le genre de sa mort n’eussent jamais été publiquement connus, cependant, d’après la croyance générale, il n’avait pas été ravi à la terre des vivants, mais transporté dans le pays des fées, d’où il faisait parfois des excursions sur la terre… Hugonnet était d’autant plus jaloux de préserver de la destruction les œuvres de cet ancien barde, que la plupart de ses prédictions et de ses poèmes étaient seulement conservés dans le château : ils contenaient même, disait-on, des choses qui intéressaient d’une manière toute particulière l’antique maison de Douglas, aussi bien que d’autres familles d’origine ancienne. Le ménestrel était donc résolu à sauver à tout prix ce volume de la destruction qui l’attendait dans l’incendie général auquel l’édifice venait d’être condamné par l’héritier de ses anciens possesseurs. Ce fut avec cette intention qu’il pénétra dans la vieille petite chambre voûtée qu’on nommait la Bibliothèque de Douglas, et qui pouvait contenir quelques douzaines de ces vieux livres écrits par les anciens chapelains, en ce genre de caractère que les ménestrels appellent la lettre noire. Il découvrit aussitôt le célèbre lai, intitulé Sire Tristrem, qui avait été si souvent altéré et abrégé, qu’il ne ressemblait plus guère à l’original. Hugonnet, connaissant tout le prix que les anciens propriétaires du château attachaient à ce poème, tira le volume en parchemin des rayons de la bibliothèque, et le posa sur un petit pupitre qui se trouvait là, près du fauteuil du baron. Après s’être ainsi disposé à le sauver, il tomba dans une courte rêverie, favorisée par le jour qui baissait, par le bruit des préparatifs du garde-manger de Douglas, mais surtout par cette idée qu’il contemplait pour la dernière fois des objets depuis long-temps familiers à ses yeux, à l’instant même où ils allaient être détruits pour toujours.

« Le barde songeait donc en lui-même au singulier mélange des caractères de savant mystique et de guerrier réunis dans son vieux maître, quand tout-à-coup, abaissant les yeux sur le livre du vieux Rimeur, il remarqua avec surprise qu’il était lentement entraîné par une main invisible loin du pupitre où il l’avait laissé. Le vieillard regarda avec horreur le mouvement spontané du livre à la sûreté duquel il était si intéressé, et eut le courage de se rapprocher un peu de la table, afin de découvrir par quel moyen il en avait été retiré.

« Comme je vous l’ai dit, la chambre commençait à s’obscurcir, de manière qu’il n’était pas facile de distinguer s’il y avait réellement quelqu’un dans le fauteuil ; mais en regardant avec plus d’attention, il semblait qu’une espèce d’ombre ou de vapeur ayant forme humaine y était assise ; elle n’avait pourtant rien d’assez précis pour qu’on pût en saisir exactement l’ensemble, ni d’assez détaillé pour qu’on aperçût distinctement son mode d’action. Le barde de Douglas regardait donc l’objet de ses frayeurs comme si quelque chose de surhumain se fût présenté à ses yeux. Cependant, à force de regarder, il parvint à découvrir un peu mieux l’objet qui s’offrait à sa vue, et sa vue devint même par degrés plus claire et plus capable de discerner ce qu’il contemplait. Une grande forme maigre, habillée ou plutôt recouverte d’une longue robe traînante pleine de poussière, dont la figure était tellement ombragée de cheveux, et la physionomie si étrange qu’on pouvait à peine croire qu’elles appartinssent à un homme : tels étaient les seuls traits du fantôme qu’on pût saisir ; et en l’examinant avec plus d’attention, Hugonnet remarqua encore deux autres formes qui avaient la tournure d’un cerf et d’une biche, et qui paraissaient se cacher derrière le corps et sous la robe de cette apparition surnaturelle. — Voilà une histoire bien vraisemblable, interrompit le chevalier, pour que vous, sire ménestrel, homme de sens comme vous paraissez l’être, vous la racontiez si gravement. De quelle respectable autorité tenez-vous ce conte-là ? en supposant qu’il puisse passer après boire, il doit être absolument considéré comme apocryphe durant les heures plus sobres de la matinée. — Sur ma parole de ménestrel, sire chevalier, répliqua Bertram, ce n’est pas moi qui ai répandu cette fable, si c’en est une : Hugonnet, le joueur de viole, après s’être retiré dans un cloître près du lac de Rambelmère dans le pays de Galles, m’a communiqué l’histoire que je vous raconte en ce moment. Et comme je parle d’après l’autorité d’un témoin oculaire, je ne crois pas avoir besoin d’autre excuse. — Soit, sire ménestrel, dit le chevalier, continue ton récit, et puisse ta légende échapper à toutes les critiques aussi facilement qu’aux miennes ! — Hugonnet, sire chevalier, continua Bertram, fut un saint homme, et posséda sa vie durant une bonne réputation, bien que son genre de profession puisse être regardé comme un peu scabreux. La vision lui parla une langue antique, semblable à celle qui fut jadis employée dans le royaume de Strastes-Clyde, espèce d’écossais ou de gaélique que peu de gens auraient compris.

« Vous êtes un homme savant, dit l’apparition, et tant soit peu familier avec les dialectes qui furent autrefois en usage dans votre pays, quoiqu’ils soient aujourd’hui oubliés et qu’il faille pour être compris les traduire en saxon vulgaire, tel qu’on le parle dans le Deira ou le Northumberland. Un ancien barde anglais doit aimer tendrement l’homme qui, après tant d’années, attache encore assez de prix à la poésie de son pays natal pour songer à en conserver les fragments, malgré la terreur qui domine dans une soirée comme celle-ci.

« C’est en effet une terrible nuit, répliqua Hugonnet, que celle qui fait sortir les morts du tombeau et les envoie sur la terre, pâles compagnons des vivants… Qui es-tu, au nom de Dieu ? qui es-tu, toi qui brises les barrières infranchissables, toi qui reviens si étrangement visiter un monde auquel tu as depuis long-temps dit adieu ?

« Je suis, répondit la vision, ce célèbre Thomas-le-Rimeur, quelquefois appelé Thomas d’Erceldonne, ou Thomas le Véridique Parleur. Comme d’autres sages, j’obtiens de temps à autre la permission de visiter les scènes de ma première vie, et je suis toujours capable de soulever les nuages épais, de dissiper l’obscurité qui pèse sur l’avenir. Et toi, créature affligée, sache que les désastres qu’éprouve ce malheureux pays ne sont pas un présage de son avenir : au contraire, autant les Douglas souffrent aujourd’hui dans la perte de leurs biens, dans la destruction de leur château, conséquence de leur fidélité à l’héritier légitime du royaume d’Écosse, autant est grande la récompense que leur destine le ciel ; et comme ils n’ont pas hésité à brûler et à renverser leur propre maison et celle de leurs pères dans l’intérêt de la cause de Bruce, le ciel a décrété qu’autant de fois les murailles du château de Douglas seront brûlées et mises au niveau du sol, autant de fois elles seront rebâties avec encore plus de solidité et de magnificence qu’auparavant.

« Un cri poussé par une multitude réunie dans la grande cour se fit alors entendre, cri de joie et de triomphe. En même temps une grande lueur rouge sembla s’élancer des combles et des solives du toit ; bientôt pétillèrent des étincelles aussi nombreuses que celles qui s’échappent sous le marteau d’un forgeron ; et peu après, le feu gagnant de proche en proche, l’incendie se fraya un passage par mille ouvertures.

« Vois-tu ? » dit la vision en dirigeant ses regards vers la fenêtre et en disparaissant ; « pars ! éloigne-toi ! l’heure voulue pour enlever ce livre n’est pas encore arrivée, et tes mains ne sont pas prédestinées pour cette œuvre ; mais il sera en sûreté dans le lieu où je l’ai placé, et le temps où l’on pourra l’y prendre ne manquera point d’arriver. » La voix se faisait encore entendre que la forme avait disparu. Hugonnet sentait que la tête lui tournait par suite de l’horrible spectacle dont il venait d’être témoin. Ce fut à peine s’il trouva assez de force pour s’arracher à ce lieu de terreur. Dans la nuit le château de Douglas s’évanouit en cendres et en fumée pour reparaître peu après plus redoutable et plus fort qu’auparavant. » Le ménestrel s’arrêta, et son auditeur, le chevalier anglais, garda quelques minutes de silence.

« Il est vrai, ménestrel, reprit enfin sir Aymer, votre histoire est inattaquable sur ce point que le château, trois fois brûlé par l’héritier de la maison et de la baronnie, a été jusqu’à présent autant de fois relevé par Henri lord Clifford, et d’autres généraux anglais qui ont toujours cherché à le reconstruire plus solide et plus fort qu’il n’était ; car il occupe une position trop importante à la sûreté de notre frontière du côté de l’Écosse pour que nous puissions l’abandonner : je l’ai vu moi-même rebâtir en partie. Mais certes, ce n’est pas à cause de la manière dont il a été détruit que ce château doit être ainsi relevé : les exploits des Douglas sont toujours accompagnés de barbaries qui assurément ne peuvent obtenir l’approbation du ciel. Pour toi, ménestrel, je vois que tu es décidé à ne pas changer d’opinion, et je ne puis t’en blâmer ; car les merveilleux revers de fortune qui ont successivement assailli tous les possesseurs de cette forteresse autorisent suffisamment les hommes à y chercher ce qu’ils regardent comme l’indication manifeste de la volonté du ciel ; mais tu peux croire, bon ménestrel, que la faute n’en sera point à moi si le jeune Douglas trouve encore l’occasion d’exercer son talent culinaire par une seconde édition de son Garde-manger de famille, et s’il peut profiter des prédictions de Thomas-le-Rimeur. — Je ne révoque en doute ni votre circonspection ni celle de sir John de Walton, répliqua Bertram ; mais je puis dire sans crime que le ciel mène toujours à fin ses projets. Je regarde le château de Douglas comme un lieu prédestiné, et je brûle du désir de voir quels changements le temps a pu y opérer dans un espace de vingt ans ; je désirerais surtout m’emparer, s’il était possible, du volume de ce Thomas d’Erceldonne, qui contient un fonds si riche de poésies oubliées et de prophéties qui intéressent à un si haut point les destinées futures de l’empire britannique, des royaumes du Nord et du Midi. »

Le chevalier ne répondit rien ; mais il marcha un peu en avant, suivant la partie la plus élevée du bord de la rivière, le long de laquelle la route était fort escarpée. Les voyageurs parvinrent enfin au sommet d’une montée très haute et très longue. De ce point, et derrière un énorme roc qui paraissait avoir été mis de côté et disposé comme une décoration de théâtre pour que la vue plongeât dans la partie basse de la vallée, ils aperçurent dans son ensemble le val immense. Ils en avaient déjà vu quelques parties en détail ; mais alors, comme la rivière devenait plus étroite en cet endroit, le vallon se développait dans toute sa profondeur et sa largeur, et l’on y apercevait à peu de distance du cours de l’eau, le superbe château seigneurial qui lui donnait son nom. Le brouillard, qui emplissait toujours la vallée de ses nuages cotonneux, ne laissait voir qu’imparfaitement les fortifications grossières qui servaient de défense à la petite ville de Douglas, remparts assez solides pour repousser une tentative d’attaque, mais non pour résister à ce qu’on appelait alors un siège en règle. L’objet qui attirait principalement les regards était l’église, ancien monument gothique construit sur une éminence au centre de la ville, et qui alors tombait presque en ruines. À gauche, et s’effaçant pour ainsi dire dans l’éloignement, on pouvait distinguer d’autres tours et d’autres créneaux ; enfin, séparé de la ville par une pièce d’eau artificielle qui l’entourait presque de tous côtés, s’élevait le château dangereux de Douglas.

Il était solidement fortifié à la mode du moyen âge, avec donjon et créneaux, élevant au dessus de toutes les autres la tour majestueuse qui portait le nom de Tour de lord Henri ou de Tour de Clifford.

« Voici le château, » dit Aymer de Valence, en étendant le bras avec un sourire de triomphe ; « tu peux juger par toi-même de ce que les défenses construites récemment par les ordres de Clifford doivent ajouter aux difficultés d’un siège. »

Le ménestrel secoua simplement la tête, et emprunta au psalmiste la citation suivante : Nisi custodierit Dominus. Et il n’ajouta rien de plus, quoique de Valence répliquât avec vivacité : « Je pourrais, en citant ce texte, y appliquer le même sens de mon côté. Il me semble que tu as l’esprit un peu plus mystique que ne l’ont ordinairement les ménestrels voyageurs. — Dieu le sait, dit Bertram : si moi ou mes pareils nous oublions que le doigt de la Providence accomplit toujours ses desseins dans ce bas monde, nous méritons le blâme plus que tous les autres ; car nous sommes continuellement appelés à contempler les coups du destin qui font sortir le bien du mal, et sous l’influence desquels tous ces hommes uniquement occupés de leurs passions et de leurs projets, deviennent d’aveugles instruments des volontés célestes. — J’admets ce que vous dites, sire ménestrel, répliqua le chevalier, et je n’ai pas le droit d’énoncer le moindre doute sur les vérités que vous établissez si solennellement, moins encore sur la bonne foi avec laquelle vous les exposez. Permettez-moi d’ajouter que je crois avoir assez de crédit dans cette garnison pour vous y assurer un bon accueil : sir John de Walton, je l’espère, ne refusera point le libre accès de la grande salle du château à une personne de votre profession, dont l’entretien peut nous être si profitable. Je ne puis cependant vous faire espérer la même indulgence pour votre fils, vu l’état actuel de sa santé ; mais si j’obtiens pour lui la permission de séjourner au couvent de Sainte-Brigitte, il y demeurera tranquille et en sûreté jusqu’à ce que vous ayez renouvelé connaissance avec la vallée de Douglas et son histoire, et que vous soyez prêt à continuer votre voyage. — J’accède à la proposition de Votre Honneur, d’autant plus volontiers, dit le ménestrel, que je puis récompenser l’hospitalité du père abbé. — Point essentiel avec de saints hommes ou de saintes femmes, répliqua de Valence, qui ne subsistent, en temps de guerre, qu’en fournissant aux voyageurs qui viennent visiter leurs reliques les moyens de passer quelques jours dans leurs cloîtres. »

La petite troupe approchait des sentinelles placées sur les différents points du château à peu de distance les unes des autres : elles admirent respectueusement sir Aymer de Valence, comme premier commandant après sir John de Walton. Fabian (tel était le nom du jeune écuyer qui accompagnait de Valence) fit savoir que le bon plaisir de son maître était qu’on laissât aussi entrer le ménestrel.

Cependant un vieil archer regarda le ménestrel de travers. « Il ne nous appartient pas, dit-il, à nous ni à personne de notre rang, de nous opposer au bon plaisir de sir Aymer de Valence, oncle ou neveu du comte de Pembroke ; et quant à vous, maître Fabian, nous déclarerons que vous êtes parfaitement libre de faire de ce barde votre compagnon de lit et de table pour une semaine ou deux au château de Douglas, aussi bien que de le recevoir comme une simple visite ; mais Votre Honneur sait bien quels ordres sévères nous sont donnés pour la consigne ; et si Salomon, roi d’Israël, nous arrivait comme un ménestrel ambulant, je n’oserais pas lui ouvrir la porte sans y être positivement autorisé par sir John de Walton. — Doutez-vous, coquin, » s’écria sir John Aymer de Valence, qui revint sur ses pas au bruit de l’altercation qui s’élevait entre Fabian et l’archer ; « doutez-vous que j’aie ici l’autorité nécessaire pour recevoir un hôte ? — À Dieu ne plaise, répliqua le vieillard, que j’aie la présomption de mettre mon propre désir en opposition avec celui d’un homme tel que vous, qui avez si récemment et si honorablement gagné vos éperons ! mais dans cette affaire je dois songer uniquement au bon plaisir désir John de Walton, qui est votre gouverneur, sire chevalier, aussi bien que le mien : je crois donc qu’il ne serait pas mal que votre hôte attendît le retour de sir John, qui est allé visiter à cheval les postes extérieurs du château ; et comme, en recommandant ceci, je ne fais que mon devoir, Votre Seigneurie ne s’offensera point, je l’espère. — Il me semble, répondit le chevalier, qu’il est bien téméraire à toi de apposer que mes ordres puissent être inconvenants ou contradictoires avec ceux de sir John de Walton : tu peux du moins être convaincu qu’il ne t’en reviendra aucun mal. Retiens cet homme dans le corps-de-garde, fais-lui donner à boire et à manger, et quand sir John de Walton reviendra, avertis-le que c’est une personne introduite à ma demande. S’il faut quelque chose de plus, je ne manquerai pas de parler moi-même au gouverneur. »

L’archer fit un signe d’obéissance avec la pique qu’il tenait à la main, et reprit l’air grave et solennel d’une sentinelle en faction. Mais auparavant il introduisit le ménestrel, et lui procura des rafraîchissements, sans toutefois cesser un seul instant de causer avec Fabian qui était demeuré en arrière. Cet actif jeune homme était devenu très fier depuis peu, par suite de son élévation au grade d’écuyer de sir Aymer, premier avancement vers le titre de chevalier, attendu que sir Aymer lui-même avait passé plus vite que de coutume d’un de ces grades à l’autre.

Le vieil archer de son côté était un personnage assez original. La gravité, la sagacité et l’adresse même avec lesquelles il remplissait son devoir, tout en lui gagnant la confiance de tous les officiers du château, l’exposaient parfois, comme il le disait lui-même, aux railleries des jeunes freluquets ; et en même temps ces qualités le rendaient quelque peu doctoral et pointilleux à l’égard des gens que leur naissance ou leur grade mettaient au dessus de lui. « Je t’assure, Fabian, disait-il, que tu rendras à ton maître, sir Aymer, un bon service, si tu peux lui donner à entendre qu’il devrait toujours permettre à un vieil archer, à un homme d’armes, à tout soldat vétéran, de lui faire une réplique honnête et polie quand il lui donne un ordre ; car assurément ce n’est pas dans les premières vingt années de sa vie qu’un homme apprend à connaître les différentes obligations du service militaire. Sir John de Walton, ce commandant par excellence, est un homme qui s’applique strictement à ne jamais dévier de la ligne du devoir, et, crois-moi, il sera aussi rigoureusement sévère à l’égard de ton maître qu’à l’égard de toute personne inférieure. Tel est son zèle pour le service, qu’il n’hésite pas à réprimander, lorsque la plus petite occasion s’en présente, Aymer de Valence lui-même, quoique l’oncle de cet officier, le comte de Pembroke, ait été le bienveillant patron de sir John de Walton, et l’ait mis en route de faire fortune. C’est en élevant son neveu d’après la véritable discipline des guerres de France que sir John de Walton a choisi la meilleure manière de se montrer reconnaissant envers le vieux comte. — Comme il vous plaira, vieux Gilbert Greenleaf[1], répondit Fabian ; vous savez que je ne me fâche jamais de vos sermons ; sachez-moi gré de la résignation avec laquelle je me soumets à vos réprimandes et à celles de sir John de Walton. Mais vous poussez les choses trop loin si vous ne pouvez laisser passer un jour sans me donner, pour ainsi dire, le fouet. Croyez-moi, sir John de Walton ne vous remerciera point si vous en faites un homme trop vieux pour se rappeler qu’il a jadis eu lui-même de la sève verte dans les veines. Oui, telles sont les choses, le vieillard n’oubliera point qu’il a été jeune autrefois, et le jeune homme qu’il doit un jour devenir vieux. Voilà une maxime pour vous, Gilbert. En avez-vous jamais entendu une meilleure ? Colloquez-la parmi vos axiomes de sagesse, et voyez si elle ne sera point à leur égard comme quinze est à douze. Elle vous servira à vous tirer d’affaire, brave homme, quand la cruche au vin (c’est ton seul défaut, bon Gilbert) t’aura mis dans quelque embarras. — Tu ferais mieux de garder ta maxime pour toi, bon sire écuyer, répliqua le vieillard ; il me semble qu’elle pourra te servir quelque jour. A-t-on jamais ouï dire qu’un chevalier, ou le bois dont les chevaliers se font, c’est-à-dire un écuyer, ait été jamais châtié corporellement comme un pauvre vieux archer ou un valet d’écurie ? Vos plus grandes fautes, vous les réparez par quelqu’une de ces précieuses sentences, et vos meilleurs services, on ne les récompensera guère plus généreusement qu’en vous donnant le nom de Fabian-le-Fabuliste, ou quelque autre surnom aussi spirituel. »

Après cette longue repartie, le vieux Greenleaf reprit ce certain air d’aigreur qui caractérise d’ordinaire les hommes dont l’avancement peut être regardé comme nul, tant il a été lent et peu considérable, et qui témoignent toujours de la mauvaise humeur contre ceux qui sont montés en grade, ce à quoi tout le monde réussit plus vite, et comme ils le supposent avec moins de mérite qu’eux-mêmes. De temps à autre, les yeux de la vieille sentinelle quittaient le haut de sa pique, et se dirigeaient avec un air de triomphe sur le jeune Fabian, comme pour voir s’il était profondément blessé du trait qu’il lui avait lancé, tandis qu’en même temps il se tenait toujours prêt à s’acquitter du devoir mécanique que lui imposait sa faction. Mais Fabian et son maître étaient tous deux à cette heureuse époque de la vie où un mécontentement tel que celui du vieil archer n’affecte guère : ils ne le considéraient tout au plus que comme la plaisanterie d’un vieillard et d’un brave soldat. En un mot, leur indulgence était d’autant plus grande que Greenleaf se montrait toujours disposé à faire le devoir de ses camarades et qu’il avait toute la confiance de sir John de Walton. Cet officier, quoique beaucoup plus jeune, avait été comme le vieux Gilbert élevé au milieu des guerres d’Édouard Ier : il était sévère à maintenir une discipline stricte ; et pourtant, depuis la mort de ce grand monarque, cette vertu militaire avait été considérablement négligée par la bouillante et valeureuse jeunesse de l’Angleterre.

Sir Aymer de Valence, en accueillant Bertram avec l’hospitalité qu’on montrait toujours aux gens de sa profession, n’avait fait qu’agir comme il convenait à son rang et en bon chevalier. Cependant une idée le frappa : ce voyageur, qui se disait ménestrel, pouvait en réalité ne pas exercer une profession dont il se donnait le titre. Il y avait incontestablement dans sa conversation quelque chose de plus grave, sinon de plus austère, que dans celle des autres bardes ; et quand Aymer réfléchit à la prudence minutieuse de sir John de Walton, il en vint à se demander si le gouverneur l’approuverait d’avoir introduit dans le château un individu tel que Bertram, qui pouvait examnier les défenses de la citadelle et occasioner ensuite pour la garnison beaucoup de fatigues et de dangers. Il regrettait donc en secret de n’avoir pas honnêtement donné à entendre au barde ambulant que son admission ou celle de tout autre étranger dans le Château Dangereux était impossible pour le moment et vu les circonstances de l’époque. En ce cas, il serait justifié par son devoir de militaire, et, au lieu de s’attirer le blâme et les reproches du gouverneur, il aurait peut-être mérité ses éloges et son approbation.

Outre ces pensées qui le tourmentaient, sir Aymer conçut la crainte tacite d’un refus de la part de son officier commandant ; car cet officier, malgré sa rigueur, il ne l’aimait pas moins qu’il ne le redoutait. Il se rendit donc au corps-de-garde du château, sous prétexte de voir si les règles de l’hospitalité avaient été convenablement observées à l’égard de son compagnon de route. Le ménestrel se leva respectueusement, et, à en juger d’après la manière dont il présenta ses respects à sir Aymer, il parut, sinon s’être attendu à cette marque de politesse de la part du sous-gouverneur, du moins n’en être nullement surpris. D’un autre côté, sir Aymer prit à l’égard de Bertram un air plus réservé, et revenant sur sa première invitation il alla jusqu’à dire que le ménestrel savait qu’il ne commandait qu’en second, et que la permission réelle d’entrer dans le château devait être sanctionnée par sir John de Walton.

Il y a une manière honnête de paraître croire aux excuses quand on n’est point disposé à en contester la validité. Le ménestrel offrit donc ses remercîments à sir Aymer pour la politesse qu’on lui avait déjà témoignée. « Si je désirais loger dans ce château, dit-il, ce n’était qu’une simple envie, une curiosité passagère ; la permission m’en étant refusée, il ne m’en reviendra ni désagrément ni déplaisir. Thomas d’Erceldonne était, suivant les triades galloises, un des trois bardes de la Grande-Bretagne qui ne teignirent jamais une lance de sang, et qui ne furent jamais coupables d’avoir pris ou repris des châteaux et des forteresses ; il s’en faut donc de beaucoup qu’on doive le soupçonner, après sa mort, d’être capable d’accomplir de tels exploits. Mais il m’est aisé de concevoir que sir John de Walton ait laissé les droits ordinaires de l’hospitalité tomber en désuétude. J’avoue d’ailleurs qu’un homme de ma profession ne doit pas désirer prendre de la nourriture ni loger dans un château qui est réputé pour dangereux. Personne ne doit donc être surpris que le gouverneur ne permette pas même à son digne lieutenant de lever une défense si sévère. »

Ces mots prononcés très sèchement tendaient à blesser le jeune chevalier, en donnant à entendre qu’il n’était pas regardé comme suffisamment digne de confiance par sir John de Walton, avec qui pourtant il vivait sur le pied de l’affection et de la familiarité, quoique le gouverneur eût atteint sa trentième année et au delà, et que son lieutenant ne fût pas encore arrivé à la vingt-et-unième ; car, malgré les règles de la chevalerie, on lui avait accordé une dispense d’âge par suite des exploits qu’il avait accomplis dès sa jeunesse. Avant qu’il eût complètement calmé les mouvements de colère qui s’élevaient dans son esprit, le son d’un cor de chasse se fit entendre à la porte ; et, à en juger par le mouvement général qu’il opéra dans toute la garnison, il fut évident que le gouverneur était de retour au château. Chaque sentinelle, comme ranimée par sa présence, tenait sa pique plus droite, échangeait le mot d’ordre avec plus de précaution, et paraissait mieux comprendre et mieux remplir son devoir. Après avoir mis pied à terre, sir John de Walton demanda à Greenleaf ce qui était arrivé durant son absence. Le vieil archer se crut obligé à dire qu’un ménestrel, qui avait l’air d’un Écossais ou d’un habitant vagabond des frontières, avait été admis dans le château, tandis que son fils, malade de la contagion qui avait fait tant de bruit, avait été momentanément laissé à l’abbaye de Sainte-Brigitte. Il donna tous ces détails d’après Fabian. L’archer ajouta que le père était un homme qui, par ses chansons et ses histoires, pourrait amuser toute la garnison sans lui laisser le temps de songer à ses affaires.

« Nous n’avons pas besoin de pareils expédients pour passer le temps, répondit le gouverneur, et nous aurions été plus satisfait si notre lieutenant avait eu la bonté de nous trouver d’autres hôtes, et surtout des gens avec lesquels on puisse avoir des relations plus directes et plus franches qu’avec un homme qui par sa profession ne cherche qu’à offenser Dieu et à tromper ses semblables. — Cependant, » répliqua le vieux soldat qui ne pouvait pas même écouter son commandant sans se laisser aller à son humeur de contredire, « j’ai entendu Votre Honneur dire que la profession de ménestrel, quand on s’en acquittait convenablement, était aussi honorable que la chevalerie même. — Il peut en avoir été ainsi jadis, répliqua le chevalier, mais chez les ménestrels modernes le but de leur art, qui est d’exciter à la vertu, a été complètement oublié : encore est-il heureux que la poésie qui enflammait nos pères et les poussait à de nobles actions ne porte pas aujourd’hui leurs fils à se conduire d’une manière basse et indigne. Mais j’en parlerai à mon ami Aymer, qui, parmi tous les jeunes gens que je connais, n’a son pareil ni en bonté ni en grandeur d’âme. »

Tout en discourant ainsi avec l’archer, sir John de Walton homme grand et bien fait, s’était avancé sous le vaste manteau de la cheminée du corps-de-garde où il se tenait debout. Là, il était écouté avec un respectueux silence par le fidèle Gilbert, qui remplissait, avec des signes et des mouvements de tête, comme il convient à un auditeur attentif, les intervalles de la conversation. La conduite d’un autre individu qui écoutait aussi ce qu’on disait n’était pas également respectueuse, mais il était placé de manière à ne pas attirer sur lui l’attention.

Cette tierce personne n’était autre que l’écuyer Fabian : on ne pouvait l’apercevoir à cause de sa position derrière l’avancement que formait la vaste cheminée de mode antique, et il tâcha de s’effacer encore plus soigneusement lorsqu’il entendit la conversation du gouverneur et de l’archer tourner, à ce qu’il crut, au désavantage de son maître. L’écuyer s’occupait alors du soin un peu servile de fourbir les armes de sir Aymer, travail dont il s’acquittait plus aisément en faisant chauffer, sur l’espèce d’avancement que formait le foyer, les différentes pièces de l’armure d’acier, pour les recouvrir ensuite d’une légère couche de vernis. Il ne pouvait donc, au cas où il aurait été découvert, être regardé comme coupable d’impertinence ou de manque de respect. Il était d’autant mieux caché qu’une fumée épaisse s’élevait d’un amas de boiseries en chêne sur lesquelles étaient ciselés en beaucoup d’endroits le chiffre et les armoiries de la famille des Douglas, et qui, se trouvant les seuls combustibles qu’on eût sous la main, noircissaient et fumaient dans la cheminée avant de pouvoir produire de la flamme.

Le gouverneur, ignorant tout-à-fait cette augmentation de son auditoire, poursuivit la conversation avec Gilbert. « Je n’ai pas besoin de vous dire, ajoutait-il, que je suis intéressé à en finir promptement avec ce siège ou ce blocus dont Douglas continue à nous menacer. Mon propre honneur et mes affections sont engagés à ce que je conserve le Château Dangereux à la cause de l’Angleterre. Je suis en conséquence tourmenté de l’admission de cet étranger ; et le jeune de Valence aurait plus strictement rempli son devoir s’il avait refusé à ce vagabond toute communication avec nos gens, sans ma permission. — C’est pitié de voir, » répliqua le vieux Greenleaf en secouant la tête, « qu’un jeune chevalier si bon et si brave se laisse quelquefois aller aux conseils de son écuyer, ce bambin de Fabian qui a certes de la bravoure, mais aussi peu d’aplomb qu’une bouteille de petite bière fermentée.

— Que la peste te crève ! pensa Fabian en lui-même, vieille relique de batailles, farcie de présomption et de termes guerriers, semblable au soldat qui, pour se garantir du froid, s’est entortillé si étroitement dans une enseigne déguenillée, qu’à l’extérieur il ne montre plus rien que haillons et armoiries.

— Je ne songerais pas deux fois à cette affaire, si le coupable m’était moins cher, répliqua sir John de Walton ; mais je veux rendre service à ce jeune homme, quand même je devrais risquer, pour lui apprendre à connaître la discipline militaire, de lui causer un peu de peine. L’expérience devrait, pour ainsi dire, être gravée avec un fer chaud dans l’esprit des jeunes gens, et il ne faudrait pas se contenter simplement d’y écrire ses préceptes avec de la craie. Je me rappellerai, Greenleaf, le conseil que vous me donnez, et je ne manquerai pas la première fois de séparer ces deux jeunes gens. Quoique j’aime l’un fort tendrement, quoique je sois loin de souhaiter à l’autre le moindre mal, néanmoins, dans l’état actuel, l’aveugle conduit l’aveugle ; et le jeune chevalier a pour conseiller et pour aide un écuyer trop jeune : c’est un mal que nous réparerons. »

« Corbleu ! que le diable t’emporte, vieille chenille ! » se dit le page en lui-même ; « je te prends sur le fait cette fois, me calomniant moi et mon maître comme il est dans ta nature de calomnier tous les jeunes aspirants à la chevalerie. Si ce n’était souiller mes armes d’élève-chevalier, je pourrais t’honorer d’une invitation à me suivre en champ clos, tandis que les médisances que tu viens de débiter sont encore au bout de ta langue. Quoi qu’il en soit, tu ne tiendras pas publiquement tel langage dans le château, et puis tel autre en secret avec le gouverneur, sous prétexte que tu as servi avec lui sous la bannière de Longues-Jambes[2]. Je redirai à mon maître les bonnes intentions dont tu es animé pour lui ; et quand nous nous serons concertés ensemble, on verra si ce sont les jeunes courages ou les barbes grises qui doivent être l’espérance et la protection de ce château de Douglas. »

Il suffira de dire que Fabian exécuta ce dessein en rapportant à son maître, et de fort mauvaise humeur, la conversation qui avait eu lieu entre sir John de Walton et le vieux soldat. Il réussit à faire envisager l’incident comme une offense formelle faite à sir Aymer de Valence, de sorte que tous les efforts du gouverneur pour dissiper les soupçons conçus par le jeune chevalier ne purent réussir à lui persuader que son commandant avait à son égard d’excellentes intentions. Il conserva l’impression qu’avait produite sur son esprit le rapport de Fabian, et crut ne point faire injustice à sir John de Walton en supposant qu’il désirait s’appliquer la plus grande partie de la gloire acquise dans la défense du château, et qu’il éloignait à dessein ceux de ses compagnons qui pouvaient raisonnablement prétendre à leur bonne part d’honneur.

La mère de la Discorde, dit un proverbe écossais, n’est pas plus grosse qu’une aile de moucheron. Dans la querelle dont il s’agit, le jeune homme et le vieux chevalier ne s’étaient ni l’un ni l’autre donné un juste motif d’éloignement. De Walton était observateur rigide de la discipline militaire, dans laquelle il avait été élevé dès son extrême jeunesse, et qui le dirigeait presque aussi absolument que son caractère naturel ; en outre, sa situation présente renforçait son éducation première.

D’une autre part, la rumeur publique avait exagéré les talents militaires, l’esprit entreprenant et le génie artificieux de James, le jeune seigneur de Douglas. Il possédait, aux yeux de cette garnison d’hommes du sud, les facultés d’un démon plutôt que celles d’un simple mortel ; car les soldats anglais affirmaient tous que s’il leur arrivait de maudire l’ennui de la garde et de la surveillance perpétuelles que leur imposait le Château Dangereux, une grande ombre leur apparaissait aussitôt avec une hache d’armes à la main : le fantôme, entrant en conversation de la manière la plus insinuante, ne manquait jamais, avec une éloquence et une adresse égales à celles d’un esprit déchu, d’indiquer au factionnaire mécontent quelque moyen, grâce auquel, en se prêtant à trahir les Anglais, il se remettrait en liberté. La diversité de ces incidents et la fréquence de leur retour tenaient l’inquiétude de sir John de Walton constamment en haleine : il ne se croyait jamais exactement hors de l’atteinte de Douglas, de même que le bon chrétien ne peut se supposer hors de la portée des griffes du diable ; car toute nouvelle tentation, au lieu de confirmer une espérance de salut, semble annoncer que la retraite immédiate du malin esprit sera suivie par quelque nouvelle attaque encore plus habilement combinée. Sous l’influence de cet état continuel d’anxiété et d’appréhension, le caractère du gouverneur ne changea point en bien, comme on doit le penser. Ceux qui le chérissaient le plus regrettaient beaucoup qu’il s’acharnât sans cesse à se plaindre d’un manque de diligence de la part de ses subordonnés ; et ceux-ci, en effet, ne se trouvant ni investis d’une responsabilité pareille à celle du chef, ni animés par l’espérance de récompenses aussi splendides, ne pouvaient pas entretenir des soupçons si continuels et si exagérés. Les soldats murmuraient donc de ce que la vigilance de leur gouverneur dégénérait en dureté ; les officiers et les hommes de rang, qui étaient en assez grand nombre, attendu que le château était une célèbre école militaire, et qu’il y avait un certain mérite rien qu’à servir dans l’enceinte de ses murs, se plaignaient en même temps que sir John de Walton eût interrompu les parties de chasse aux chiens et aux faucons, et ne songeât plus qu’à maintenir l’exacte discipline du château. D’un autre côté, il faut remarquer en général qu’un château fort est toujours bien tenu quand le gouverneur observe strictement la discipline ; et quand il survient dans une garnison des disputes et des querelles personnelles, les jeunes gens sont d’ordinaire plus en faute que ceux qu’une plus grande expérience a convaincus de la nécessité des plus rigoureuses précautions.

Voilà comment un esprit généreux (et tel était celui de sir John de Walton) est souvent changé et corrompu par l’habitude d’une vigilance excessive. Sir Aymer de Valence n’était pas exempt non plus d’un pareil changement : les soupçons, quoique provenant d’une cause différente, semblaient aussi menacer d’une funeste influence son caractère noble et franc et les brillantes qualités qui l’avaient distingué jusque là. Ce fut en vain que sir John de Walton rechercha avec empressement les occasions d’accorder à son jeune ami toutes les licences et faveurs compatibles avec les devoirs qu’il avait à remplir dans l’intérieur de la place : le coup était frappé ; l’alarme avait été donnée des deux parts à un naturel fier et hautain, et, tandis que de Valence se croyait injustement soupçonné par un ami qui sous certains rapports lui devait beaucoup, de l’autre côté sir de Walton était conduit à penser qu’un jeune homme à l’éducation duquel il avait veillé comme s’il eût été son propre fils, qui devait à ses leçons toutes les connaissances militaires qu’il avait acquises et tous les succès qu’il avait obtenus dans le monde, s’était offensé pour des bagatelles, et se considérait comme injustement maltraité. Les germes de mésintelligence ainsi répandus entre eux ne manquèrent pas, comme l’ivraie semée par le démon au milieu du bon grain, de se propager d’une partie de la garnison à une autre. Les soldats, quoique sans meilleure raison que le besoin de passer le temps, prirent parti pour leur gouverneur et son jeune lieutenant ; et une fois que la pomme de discorde fut lancée parmi eux, il ne manqua jamais de bras ni de mains pour la tenir en mouvement.



  1. Feuille verte.
  2. Surnom d’Édouard Ier. a. m.