La Théorie physique/PREMIERE PARTIE/Chapitre IV/VII

Chevalier & Rivière (p. 127-137).
§ VII. — L’École anglaise et la coordination logique d’une
théorie.

Les théories créées par les grands géomètres du continent, qu’ils soient Français ou Allemands, Hollandais ou Suisses, se peuvent classer en deux grandes catégories : les théories explicatives, les théories purement représentatives. Mais ces deux sortes de théories présentent un caractère commun ; elles entendent être des systèmes construits selon les règles d’une sévère logique. Œuvres d’une raison qui ne craint ni les profondes abstractions, ni les longues déductions, mais qui est avide avant tout d’ordre et de clarté, elles veulent qu’une impeccable méthode marque la suite de leurs propositions, de la première à la dernière, des hypothèses fondamentales aux conséquences comparables avec les faits.

De cette méthode sont issus ces majestueux systèmes de la Nature qui prétendent imposer à la Physique la forme parfaite de la géométrie d’Euclide ; qui, prenant pour fondements un certain nombre de postulats très clairs, s’efforcent d’élever une construction parfaitement rigide et régulière où chaque loi expérimentale se trouve exactement logée ; depuis l’époque où Descartes bâtissait ses Principes de Philosophie jusqu’au jour où Laplace et Poisson édifiaient sur l’hypothèse de l’attraction l’ample édifice de leur Mécanique physique, tel a été le perpétuel idéal des esprits abstraits et, particulièrement, du génie français ; en poursuivant cet idéal, il a élevé des monuments dont les lignes simples et les proportions grandioses ravissent encore l’admiration, aujourd’hui que ces édifices branlent sur leurs fondements sapés de toutes parts.

Cette unité de la théorie, cet enchaînement logique entre toutes les parties qui la constituent, sont des conséquences tellement naturelles, tellement forcées de l’idée que la force d’esprit conçoit d’une théorie physique que, pour elle, troubler cette unité ou rompre cet enchaînement, c’est violer les principes de la logique, c’est commettre une absurdité.

Il n’en est nullement ainsi pour l’esprit ample, mais faible, du physicien anglais.

La théorie n’est pour lui ni une explication, ni une classification rationnelle des lois physiques, mais un modèle de ces lois ; elle est construite non pour la satisfaction de la raison, mais pour le plaisir de l’imagination ; dès lors, elle échappe à la domination de la logique ; il est loisible au physicien anglais de construire un modèle pour représenter un groupe de lois, et un autre modèle, tout différent du précédent, pour représenter un autre groupe de lois, et cela lors même que certaines lois seraient communes aux deux groupes. Pour un géomètre de l’École de Laplace ou d’Ampère, il serait absurde de donner d’une même loi deux explications théoriques distinctes et de soutenir que ces deux explications sont valables simultanément ; pour un physicien de l’École de Thomson ou de Maxwell, il n’y a aucune contradiction à ce qu’une même loi se laisse figurer par deux modèles différents. Il y a plus ; la complication ainsi introduite dans la science ne choque nullement l’Anglais ; elle a bien plutôt pour lui le charme de la variété ; car son imagination, bien plus puissante que la nôtre, ignore notre besoin d’ordre et de simplicité ; elle se retrouve aisément là où la nôtre se perdrait.

De là, dans les théories anglaises, ces disparates, ces incohérences, ces contradictions que nous sommes portés à juger sévèrement parce que nous cherchons un système rationnel là où l’auteur n’a voulu nous donner qu’une œuvre d’imagination.

Voici, par exemple, une suite de leçons[1] consacrées par W. Thomson à exposer la Dynamique moléculaire et la théorie ondulatoire de la lumière. Le lecteur français, qui feuillette les notes de cet enseignement, pense qu’il y va trouver un ensemble d’hypothèses nettement formulées sur la constitution de l’éther et de la matière pondérable, une suite de calculs conduits méthodiquement à partir de ces hypothèses, une comparaison exacte entre les conséquences de ces calculs et les faits d’expérience ; grand sera son désappointement, mais courte sa méprise ! Ce n’est point une théorie ainsi ordonnée que W. Thomson a prétendu construire ; il a voulu[2] simplement considérer diverses classes de lois expérimentales et, pour chacune de ces classes, construire un modèle mécanique. Autant de catégories de phénomènes, autant de modèles distincts pour représenter le rôle de la molécule matérielle dans ces phénomènes.

S’agit-il de représenter les caractères de l’élasticité en un corps cristallisé ? La molécule matérielle est figurée[3] par huit boules massives qui occupent les sommets d’un parallélipipède et que relient les unes aux autres un nombre plus ou moins grand de ressorts à boudin.

Est-ce la théorie de la dispersion de la lumière qu’il s’agit de rendre saisissable à l’imagination ? La molécule matérielle se trouve composée[4] d’un certain nombre d’enveloppes sphériques, rigides, concentriques, que des ressorts à boudin maintiennent en une semblable position. Une foule de ces petits mécanismes est semée dans l’éther. Celui-ci est[5] un corps homogène, incompressible, rigide pour les vibrations très rapides, parfaitement mou pour les actions d’une certaine durée. Il ressemble à une gelée ou à de la glycérine[6].

Veut-on un modèle propre à imiter la polarisation rotatoire ? Les molécules matérielles que nous semons par milliers dans notre « gelée » ne seront plus construites sur le plan que nous venons de décrire ; ce seront[7] de petites enveloppes rigides en chacune desquelles un gyrostat tourne avec rapidité autour d’un axe lié à l’enveloppe.

Mais c’est là un agencement trop grossier, une « crude gyrostatic molecule[8] » ; bientôt un mécanisme plus parfait vient la remplacer[9] ; l’enveloppe rigide ne contient plus seulement un gyrostat, mais deux gyrostats tournant en sens contraire ; des articulations à billes et godets les relient l’un à l’autre et aux parois de l’enveloppe, laissant un certain jeu à leurs axes de rotation.

Entre ces divers modèles, exposés aux cours des Leçons sur la Dynamique moléculaire, il serait fort malaisé de choisir celui qui représente le mieux la structure de la molécule matérielle ; mais combien plus embarrassant sera ce choix si nous passons en revue les autres modèles imaginés par W. Thomson au cours de ses divers écrits !

Ici[10], un fluide homogène, incompressible, sans viscosité, remplit tout l’espace ; certaines portions de ce fluide sont animées de mouvements tourbillonnaires persistants ; ces portions représentent les atomes matériels.

[11], le liquide incompressible est figuré par un assemblage de boules rigides que lient les unes aux autres des tiges convenablement articulées.

Ailleurs[12], c’est aux théories cinétiques de Maxwell et de Tait qu’il est fait appel pour imaginer les propriétés des solides, des liquides et des gaz.

Nous sera-t-il plus aisé de définir la constitution que W. Thomson attribue à l’éther ?

Lorsque W. Thomson développait sa théorie des atomes tourbillons, l’éther était une partie de ce fluide homogène, incompressible, dénué de toute viscosité qui remplissait tout l’espace ; il était figuré par la partie de ce fluide qui est exempte de tout mouvement tourbillonnaire. Mais bientôt[13], afin de représenter la gravitation qui porte les molécules matérielles les unes vers les autres, le grand physicien compliqua cette constitution de l’éther ; reprenant une ancienne hypothèse de Fatio de Duilliers et de Lesage, il lança au travers du fluide homogène tout un essaim de petits corpuscules solides mus en tous sens avec une extrême vitesse.

En un autre écrit[14], l’éther est redevenu un corps homogène et incompressible ; mais ce corps est maintenant semblable à un fluide très visqueux, à une gelée. Cette analogie, à son tour, est abandonnée ; pour représenter les propriétés de l’éther, W. Thomson reprend[15] des formules dues à Mac Gullagh [16] et, pour les rendre saisissables à l’imagination, il les figure en un modèle mécanique[17] ; des boîtes rigides, dont chacune contient un gyrostat animé d’un mouvement de rotation rapide autour d’un axe invariablement lié aux parois, sont rattachées les unes aux autres par des bandes d’une toile flexible, mais inextensible.

Cette énumération, bien incomplète, des divers modèles par lesquels W. Thomson a cherché à figurer les diverses propriétés de l’éther ou des molécules pondérables, ne nous donne encore qu’une faible idée de la foule d’images qu’éveillent en son esprit les mots : constitution de la matière ; il y faudrait joindre tous les modèles créés par d’autres physiciens, mais dont il recommande l’usage ; il y faudrait joindre, par exemple, ce modèle des actions électriques que Maxwell a composé[18] et pour lequel W. Thomson professe une constante admiration. Là, nous verrions l’éther et tous les corps mauvais conducteurs de l’électricité construits à la façon d’un gâteau de miel ; les parois des cellules formées non pas de cire, mais d’un corps élastique dont les déformations figurent les actions électrostatiques ; le miel remplacé par un fluide parfait qu’anime un rapide mouvement tourbillonnaire, image des actions magnétiques.

Cette collection d’engins et de mécanismes déconcerte le lecteur français qui cherchait une suite coordonnée de suppositions sur la constitution de la matière, une explication hypothétique de cette constitution. Mais une telle explication, à aucun moment W. Thomson n’a eu l’intention de la donner ; sans cesse, le langage même qu’il emploie met en garde le lecteur contre une telle interprétation de sa pensée. Les mécanismes qu’il propose sont « des modèles grossiers[19] », des « représentations brutales[20]» ; ils sont « mécaniquement non naturels, unnatural mechanically[21] » ; « la constitution mécanique des solides supposée dans ces remarques et illustrée par notre modèle ne doit pas être regardée comme vraie en nature[22]  » ; « il est à peine besoin de remarquer que l’éther que nous avons imaginé est une substance purement idéale[23]». Le caractère tout provisoire de chacun de ces modèles se marque dans la désinvolture avec laquelle l’auteur les abandonne ou les reprend selon les besoins du phénomène qu’il étudie : « Arrière[24] nos cavités sphériques avec leurs enveloppes rigides et concentriques ; ce n’était, vous vous en souvenez, qu’une illustration mécanique grossière. Je vais donner un autre modèle mécanique, bien que je le croie très éloigné du mécanisme réel des phénomènes. » Tout au plus cède-t-il quelquefois à l’espoir que ces modèles ingénieusement imaginés indiquent la voie qui conduira, dans un avenir éloigné, à une explication physique du monde matériel[25].

La multiplicité et la variété des modèles proposés par W. Thomson pour figurer la constitution de la matière n’étonne point extrêmement le lecteur français, car, très vite, il reconnaît que le grand physicien n’a point prétendu fournir une explication acceptable pour la raison, qu’il a voulu seulement faire œuvre d’imagination. Son étonnement est autrement profond et durable lorsqu’il retrouve la même absence d’ordre et de méthode, la même insouciance de la logique non plus dans une collection de modèles mécaniques, mais dans une suite de théories algébriques. Comment concevrait-il, en effet, la possibilité d’un développement mathématique illogique ? De là, le sentiment de stupeur qu’il éprouve en étudiant un écrit comme le Traité d’Électricité de Maxwell :

« La première fois qu’un lecteur français ouvre le livre de Maxwell, écrit M. Poincaré[26], un sentiment de malaise, et souvent même de défiance, se mêle d’abord à son admiration… »

« Le savant anglais ne cherche pas à construire un édifice unique, définitif et bien ordonné ; il semble plutôt qu’il élève un grand nombre de constructions provisoires et indépendantes, entre lesquelles les communications sont difficiles et parfois impossibles. »

« Prenons, comme exemple, le chapitre où l’on explique les attractions électrostatiques par des pressions et des tensions qui régneraient dans le milieu diélectrique. Ce chapitre pourrait être supprimé sans que le reste du volume en devînt moins clair et moins complet, et, d’un autre côté, il contient une théorie qui se suffit à elle-même, et on pourrait le comprendre sans avoir lu une seule des lignes qui précèdent ou qui suivent. Mais il n’est pas seulement indépendant du reste de l’ouvrage ; il est difficile à concilier[27] avec les idées fondamentales du livre, ainsi que le montrera plus loin une discussion approfondie. Maxwell ne tente même pas cette conciliation ; il se borne à dire[28] : I have not been able to make the next step, namely, to account by mechanical considerations for these stress in the dielectric. »

« Cet exemple suffira pour faire comprendre ma pensée ; je pourrais en citer beaucoup d’autres ; ainsi, qui se douterait, en lisant les pages consacrées à la polarisation rotatoire magnétique, qu’il y a identité entre les phénomènes optiques et magnétiques ? »

Le Traité d’Électricité et de Magnétisme de Maxwell a beau avoir revêtu la forme mathématique ; pas plus que les Leçons sur la Dynamique moléculaire de W. Thomson, il n’est un système logique ; comme ces Leçons, il se compose d’une suite de modèles, dont chacun figure un groupe de lois, sans souci des autres modèles qui ont servi à figurer d’autres lois, qui, parfois, ont représenté ces mêmes lois ou quelques-unes d’entre elles ; seulement, ces modèles, au lieu d’être construits avec des gyrostats, des ressorts à boudin, de la glycérine, sont des agencements de signes algébriques. Ces diverses théories partielles, dont chacune se développe isolément, sans souci de celle qui l’a précédée, recouvrant parfois une partie du champ que celle-ci a déjà couvert, s’adressent bien moins à notre raison qu’à notre imagination. Ce sont des tableaux, et l’artiste, en composant chacun d’eux, a choisi avec une entière liberté les objets qu’il représenterait et l’ordre dans lequel il les grouperait ; peu importe si l’un de ses personnages a déjà posé, dans une attitude différente, pour un autre tableau ; le logicien serait mal venu de s’en choquer ; une galerie de tableaux n’est pas un enchaînement de syllogismes.


  1. W. Thomson : Notes of Lectures on molecular Dynamics and the Wawe Theory of Light, Baltimore, 1884. Le lecteur pourra également consulter : Sir W. Thomson (lord Kelvin) : Conférences scientifiques et allocutions, traduites et annotées sur la deuxième édition par P. Lugol ; avec des extraits de mémoires récents de Sir W. Thomson et quelques notes, par M. Brillouin : Constitution de la Matière, Paris, Gauthier-Villars, 1893.
  2. W. Thomson : Loc. cit., p. 132.
  3. W. Thomson : Loc. cit., p. 127.
  4. W. Thomson : Loc. cit., pp. 10, 105, 118.
  5. W. Thomson : Loc. cit., p. 9.
  6. W. Thomson : Loc. cit., p. 118.
  7. W. Thomson : Loc. cit., pp. 242, 290.
  8. W. Thomson : Loc. cit., p. 327.
  9. W. Thomson : Loc. cit., p. 320.
  10. W. Thomson : On Vortex Atoms (Edimburgh Philosophical Society Proceedings, 18 février 1867).
  11. W. Thomson: Comptes rendus de l’Académie des Sciences, 16 septembre 1889. — Scientific Papers, vol. III, p. 466.
  12. W. Thomson : Molecular constitution of Matter, § 29-44 (Proceedings of the Royal Society of Edimburgh, 1er et 15 juillet 1889 ; — Scientific Papers, vol. III, p. 404) ; — Lectures on molecular Dynamics, p. 280.
  13. W. Thomson :On the ultramondane Corpuscles of Lesage (Philosophical Magazine, vol. XLV, p. 321, 1873).
  14. W. Thomson: Lectures on molecular Dynamics, pp. 9, 118.
  15. W. Thomson : Equilibrium or motion of an ideal Substance called for brevity Ether (Scientific Papers, vol. III, p. 445).
  16. Mac Cullagh : An essay towards a dynamical theory of crystalline reflexion and refraction (Transactions Royal Irish Academy, vol. XXI, 9 décembre 1839 ; — The collected works of James Mac Cullagh, p. 145).
  17. W. Thomson : On a gyrostatic adynamic constitution of the Ether (Edimburgh Royal Society Proceedings, 17 mars 1890 ; — Scientific Papers, vol. III, p. 466) ; — Ether, Electricity and Ponderable Matter (Scientific Papers vol. 111, p. 505).
  18. J. Clerk Maxwell : On physical Lines of Force, IIIe part. : The Theory of molecular Vortices applied to statical Electricity {Philosophical Magazine, janvier et février 1882 ; — Scientific Papers, vol. 1, p. 491).
  19. W. Thomson : Lectures on molecular Dynamics, pp. 11, 105.
  20. W. Thomson : Op. cit., p. 11.
  21. W. Thomson : Op. cit., p. 105.
  22. W. Thomson : Op. cit., p. 131.
  23. W. Thomson : Scientific Papers, vol. III, p. 464.
  24. W. Thomson : Lectures on molecular Dynamics, p. 280.
  25. W. Thomson : Scientific Papers, vol. III, p. 510.
  26. H. Poincaré : Électricité et Optique, I. Les théories de Maxwell et la théorie électro-magnétique de la lumière. Introduction, p. viii. — Le lecteur désireux de connaître à quel degré l’insouciance de toute logique, et même de toute exactitude mathématique, était portée dans l’esprit de Maxwell, trouvera de nombreux exemples dans l’écrit suivant : P. Duhem : Les Théories électriques de J. Clerk Maxwell. Étude historique et critique, Paris, 1902.
  27. En réalité, cette théorie de Maxwell découle d’une mésintelligence complète des lois de l’élasticité ; nous avons mis cette mésintelligence en évidence et développé la théorie exacte qui devait être substituée aux erreurs de Maxwell (a) ; un terme, négligé à tort dans notre calcul, a été rétabli par M. Liénard (b), dont nous avons retrouvé les résultats par une analyse directe (c).

    (a) P. Duhem : Leçons sur l’Électricité et le Magnétisme, t. II, 1. XII. Paris, 1892.

    (b) Liénard : La Lumière électrique, t. LII, pp. 7, 67. 1894.

    (c) P. Duhem : American Journal of Mathematics, vol. XVII, p. 117, 1895.

  28. « Je n’ai pas réussi à faire le second pas, à rendre compte par des considérations mécaniques de ces tensions du diélectrique. » (Maxwell : Traité d’Électricité et de Magnétisme, traduction française, t. I, p. 174.)