La Théorie physique/PREMIERE PARTIE/Chapitre IV/VI

Chevalier & Rivière (p. 120-127).


§ VI. — L’École anglaise et la Physique mathématique.

Pascal a fort justement regardé l’amplitude d’esprit comme la faculté mise en jeu en une foule de recherches géométriques ; plus nettement encore, elle est la qualité qui caractérise le génie du pur algébriste. Il ne s’agit pas, pour l’algébriste, d’analyser des notions abstraites, de discuter l’exacte portée de principes généraux, mais de combiner habilement, selon des règles fixes, des signes susceptibles d’être tracés avec la plume ; pour être grand algébriste, point n’est besoin de force d’esprit ; une grande amplitude suffit ; l’habileté au calcul algébrique n’est pas un don de la raison, mais un apanage de la faculté imaginative.

Il n’est donc pas étonnant que l’habileté algébrique soit fort répandue parmi les mathématiciens anglais ; elle se manifeste non seulement par le nombre de très grands algébristes que compte la science anglaise, mais encore par la prédilection des Anglais pour les diverses formes du calcul symbolique.

Un mot d’explication à ce sujet.

Un homme dont l’esprit n’est point ample jouera plus aisément aux dames qu’aux échecs. Lorsqu’en effet il voudra combiner un coup au jeu de dames, les éléments dont il aura à former sa combinaison seront de deux espèces seulement, la marche du pion et la marche de la dame qui, toutes deux, suivent des règles très simples. Au contraire, la tactique des échecs combine autant d’opérations élémentaires distinctes qu’il y a de sortes de pièces, et certaines de ces opérations, le saut du cavalier par exemple, sont assez complexes pour déconcerter une faible faculté imaginative.

La différence qui sépare le jeu de dames du jeu d’échecs se retrouve entre la classique algèbre que nous employons tous et les diverses algèbres symboliques qui ont été créées au xixe siècle. L’algèbre classique ne comprend que quelques opérations élémentaires, représentées par un symbole spécial, et chacune de ces opérations est assez simple ; un calcul algébrique compliqué n’est qu’une longue suite de ces opérations élémentaires peu nombreuses, une longue manipulation de ces quelques signes. L’objet d’une algèbre symbolique est d’abréger la longueur de ces calculs ; dans ce but, elle adjoint aux opérations élémentaires de l’algèbre classique d’autres opérations qu’elle traite comme élémentaires, qu’elle figure par un symbole spécial, et dont chacune est une combinaison, une condensation, effectuée suivant une règle fixe, d’opérations empruntées à l’ancienne algèbre. En une algèbre symbolique, on pourra effectuer presque tout d’un coup un calcul qui, dans l’ancienne algèbre, se décompose en une longue suite de calculs intermédiaires ; mais on aura à se servir d’un très grand nombre de signes différents les uns des autres, dont chacun obéit à une règle très complexe. Au lieu de jouer aux dames, on jouera à une sorte de jeu d’échecs où une foule de pièces distinctes doivent marcher chacune à sa manière.

Il est clair que le goût des algèbres symboliques est un indice d’amplitude d’esprit et qu’il sera particulièrement répandu chez les Anglais.

Cette prédisposition du génie anglais aux calculs algébriques condensés ne se reconnaîtrait peut-être pas d’une manière nette si nous nous bornions à passer en revue les mathématiciens qui ont créé de tels systèmes de calcul. L’École anglaise citerait avec orgueil le calcul des quaternions, imaginé par Hamilton ; mais les Français pourraient lui opposer la théorie des clefs de Cauchy et les Allemands l’Ausdehnungslehre de Grassmann. De cela, il n’y a point à s’étonner ; en toute nation se rencontrent des esprits amples.

Mais chez les Anglais seuls l’amplitude d’esprit se trouve d’une manière fréquente, habituelle, endémique ; aussi est-ce seulement parmi les hommes de science anglais que les algèbres symboliques, le calcul des quaternions, la vector-analysis sont usuels ; la plupart des traités anglais se servent de ces langages complexes et abrégés. Ces langages, les mathématiciens français ou allemands ne les apprennent pas volontiers ; ils n’arrivent jamais à les parler couramment ni surtout à penser directement sous les formes qui les composent ; pour suivre un calcul mené selon la méthode des quaternions ou de la vector-analysis, il leur en faut faire la version en algèbre classique. Un des mathématiciens français qui avaient le plus profondément étudié les diverses espèces de calculs symboliques, Paul Morin, me disait un jour : « Je ne suis jamais sûr d’un résultat obtenu par la méthode des quaternions avant de l’avoir retrouvé par notre vieille algèbre cartésienne. »

Le fréquent usage que les physiciens anglais font des diverses sortes d’algèbres symboliques est donc une manifestation de leur amplitude d’esprit ; mais si cet usage impose à leur théorie mathématique un vêtement parliculier, il n’impose pas au corps même de la théorie une physionomie spéciale ; dépouillant ce vêtement, on pourrait aisément habiller cette théorie à la mode de l’algèbre classique.

Or, dans bien des cas, ce changement d’habit ne suffirait nullement à déguiser l’origine anglaise d’une théorie de physique mathématique, à la faire prendre pour une théorie française ou allemande ; il permettrait, au contraire, de reconnaître que, dans la construction d’une théorie physique, les Anglais n’attribuent pas toujours aux mathématiques le même rôle que les savants continentaux.

Pour un Français ou pour un Allemand, une théorie physique est essentiellement un système logique ; des déductions parfaitement rigoureuses unissent les hypothèses sur lesquelles repose la théorie aux conséquences que l’on en peut tirer et que l’on se propose de comparer aux lois expérimentales ; si le calcul algébrique intervient, c’est seulement pour rendre moins lourde et plus maniable la chaîne de syllogismes qui doit relier les conséquences aux hypothèses ; mais en une théorie sainement constituée, ce rôle purement auxiliaire de l’algèbre ne doit jamais se laisser oublier ; il faut que l’on sente à chaque instant la possibilité de remplacer le calcul par le raisonnement purement logique dont il est l’expression abrégée ; et, pour que cette substitution puisse se faire d’une manière précise et sûre, il faut qu’une correspondance très exacte et très rigoureuse ait été établie entre les symboles, les lettres que combine le calcul algébrique et les propriétés que mesure le physicien, entre les équations fondamentales qui servent de point de départ à l’analyste et les hypothèses sur lesquelles repose la théorie.

Aussi ceux qui, en France ou en Allemagne, ont fondé la Physique mathématique, les Laplace, les Fourier, les Cauchy, les Ampère, les Gauss, les Franz Neumann, construisaient-ils avec un soin extrême le pont destiné à relier le point de départ de la théorie, la définition des grandeurs dont elle doit traiter, la justification des hypothèses qui porteront ses déductions, à la voie selon laquelle se déroulera son développement algébrique. De là ces préambules, modèles de clarté et de méthode, par lesquels s’ouvrent la plupart de leurs mémoires.

Ces préambules, consacrés à la mise en équations, d’une théorie physique, on les chercherait presque toujours en vain dans les écrits des auteurs anglais.

En veut-on un exemple frappant ?

À l’Électrodynamique des corps conducteurs, créée par Ampère, Maxwell a adjoint une Électrodynamique nouvelle, l’Électrodynamique des corps diélectriques ; cette branche de la Physique est issue de la considération d’un élément, essentiellement nouveau, que l’on a nommé, bien improprement d’ailleurs, le courant de déplacement ; introduit pour compléter la définition des propriétés d’un diélectrique à un instant donné, que la connaissance de la polarisation à cet instant ne détermine pas complètement, — de même que le courant de conduction a été adjoint à la charge électrique pour compléter la définition de l’état variable d’un conducteur, — le courant de déplacement présente, avec le courant de conduction, d’étroites analogies en même temps que des différences profondes ; grâce à l’intervention de ce nouvel élément, l’électrodynamique est bouleversée ; des phénomènes, que l’expérience n’avait même pas entrevus, que Hertz découvrira seulement vingt ans plus tard, sont annoncés ; on voit germer une théorie nouvelle de la propagation des actions électriques dans les milieux non conducteurs, et cette théorie conduit à une interprétation imprévue des phénomènes optiques, à la théorie électromagnétique de la lumière.

Sans doute, cet élément si nouveau, si imprévu, dont l’étude se montre si féconde en conséquences surprenantes et importantes, Maxwell ne le fera entrer dans ses équations qu’après l’avoir défini et analysé avec les plus minutieuses précautions. — Ouvrez le mémoire où Maxwell a exposé sa théorie nouvelle du champ électromagnétique, et vous n’y trouverez, pour justifier l’introduction des flux de déplacement dans les équations de l’Électrodynamique, que ces deux lignes :

« Les variations du déplacement électrique doivent être ajoutées aux courants pour obtenir le mouvement total de l’électricité. »

Comment expliquer cette absence presque complète de définition, même lorsqu’il s’agit des éléments les plus nouveaux et les plus importants, cette indifférence à la mise en équations d’une théorie physique ? La réponse ne nous semble pas douteuse : Tandis que, pour le physicien français ou allemand, la partie algébrique d’une théorie est destinée à remplacer exactement la suite de syllogismes par laquelle cette théorie se développerait, pour le physicien anglais, elle tient lieu de modèle ; elle est un agencement de signes, saisissables à l’imagination, dont le jeu, conduit selon les règles de l’algèbre, imite plus ou moins fidèlement les lois des phénomènes que l’on veut étudier, comme les imiterait un agencement de corps divers se mouvant selon les lois de la Mécanique.

Lors donc qu’un physicien français ou allemand introduit les définitions qui lui permettront de substituer un calcul algébrique à une déduction logique, il le doit faire avec un soin extrême, sous peine de perdre la rigueur et l’exactitude qu’il eût exigées de ses syllogismes. Lorsqu’au contraire W. Thomson propose un modèle mécanique d’un ensemble de phénomènes, il ne s’impose pas des raisonnements bien minutieux pour établir un rapprochement entre cet agencement de corps concrets et les lois physiques qu’il est appelé à représenter ; l’imagination, que seule le modèle intéresse, sera seule juge de la ressemblance entre la figure et l’objet figuré. Ainsi fait Maxwell ; aux intuitions de la faculté imaginative il laisse le soin de comparer les lois physiques et le modèle algébrique qui les doit imiter ; sans s’attarder à cette comparaison, il suit le jeu de ce modèle ; il combine les équations de l’Électrodynamique sans chercher le plus souvent, sous chacune de ces combinaisons, une coordination de lois physiques.

Le physicien français ou allemand est, le plus souvent, déconcerté par une telle conception de la Physique mathématique ; il ne songe pas qu’il a simplement devant lui un modèle monté pour saisir son imagination, et non pour satisfaire sa raison ; il persiste à chercher sous les transformations algébriques une suite de déductions qui conduisent d’hypothèses nettement formulées à des conséquences vérifiables par expérience ; et ne les trouvant point, il se demande, anxieux, ce que peut bien être la théorie de Maxwell ; à quoi celui qui a pénétré l’esprit de la Physique mathématique anglaise lui répond qu’il n’y a rien là d’analogue à la théorie qu’il cherche, mais seulement des formules algébriques qui se combinent et se transforment : « À cette question : Qu’est-ce que la théorie de Maxwell ? dit H. Hertz[1], je ne saurais donner de réponse à la fois plus nette et plus courte que celle-ci : La théorie de Maxwell, c’est le système des équations de Maxwell. »


  1. H. Hertz : Untersuchungen über die Ausbreitung der elektrischen Kraft, Einleitende Uebersicht, p. 23. Leipzig, 1892.