La Théorie physique/PREMIERE PARTIE/Chapitre IV

Chevalier & Rivière (p. 85-167).


CHAPITRE IV

LES THÉORIES ABSTRAITES ET LES MODÈLES MÉCANIQUES[1]


§ I. — Deux sortes d’esprits : Les esprits amples et les
esprits profonds.

La constitution de toute théorie physique résulte d’un double travail d’abstraction et de généralisation.

En premier lieu, l’esprit analyse un nombre immense de faits particuliers, concrets, divers, compliqués, et ce qu’il voit en eux de commun et d’essentiel, il le résume en une loi, c’est-à-dire en une proposition générale reliant des notions abstraites.

En second lieu, il contemple tout un ensemble de lois ; à cet ensemble, il substitue un tout petit nombre de jugements extrêmement généraux, portant sur quelques idées très abstraites ; il choisit ces propriétés premières, il formule ces hypothèses fondamentales, de telle sorte qu’une déduction fort longue peut-être, mais très sûre, en puisse tirer toutes les lois appartenant à l’ensemble qu’il étudie. Ce système des hypothèses et des conséquences qui en découlent, œuvre d’abstraction, de généralisation et de déduction, constitue la théorie physique telle que nous l’avons définie ; elle mérite assurément l’épithète de théorie abstraite par laquelle Rankine la désigne.

Le double travail d’abstraction et de généralisation par lequel une théorie se constitue réalise, avons-nous dit[2], une double économie intellectuelle ; il est économique lorsqu’il substitue une loi unique à une multitude de faits ; il est encore économique lorsqu’il substitue un petit groupe d’hypothèses à un vaste ensemble de lois.

Ce caractère doublement économique que nous avons attribué à la théorie abstraite, tous ceux qui réfléchissent aux méthodes de la Physique le lui attribueront-ils avec nous ?

Rendre présents aux yeux de l’imagination un très grand nombre d’objets, de telle façon qu’ils soient saisis tous à la fois, dans leur agencement complexe, et non point pris un à un, arbitrairement séparés de l’ensemble auquel la réalité les attache, c’est, pour beaucoup d’hommes, une opération impossible ou, du moins, très pénible. Une foule de lois, toutes mises sur le même plan, sans qu’aucune classification les groupe, sans qu’aucun système les coordonne ou les subordonne les unes aux autres, leur apparaît comme un chaos où leur imagination s’épouvante, comme un labyrinthe où leur intelligence se perd. Par contre, ils conçoivent sans effort une idée que l’abstraction a dépouillée de tout ce qui exciterait la mémoire sensible ; ils saisissent clairement et complètement le sens d’un jugement reliant de telles idées ; ils sont habiles à suivre sans lassitude ni défaillance, jusqu’à ses dernières conséquences, un raisonnement qui prend pour principes de tels jugements. Chez ces hommes, la faculté de concevoir des idées abstraites et d’en raisonner est plus développée que la faculté d’imaginer des objets concrets.

Pour ces esprits abstraits, la réduction des faits en lois, la réduction des lois en théories, constitueront véritablement des économies intellectuelles ; chacune de ces deux opérations diminuera à un très haut degré la peine que leur raison doit prendre pour acquérir la connaissance de la Physique.

Mais tous les esprits vigoureusement développés ne sont pas des esprits abstraits.

Il en est qui ont une merveilleuse aptitude pour rendre présent à leur imagination un ensemble compliqué d’objets disparates ; ils le saisissent d’une seule vue, sans avoir besoin que leur attention myope se porte d’abord sur cet objet, puis sur cet autre ; et cette vue, cependant, n’est pas vague et confuse ; elle est précise et minutieuse ; chaque détail est clairement aperçu à sa place et avec son importance relative.

Mais cette puissance intellectuelle est soumise à une condition : il faut que les objets sur lesquels elle s’exerce soient de ceux qui tombent sous les sens, qui se touchent ou qui se voient. Les esprits qui la possèdent ont besoin, pour concevoir, du secours de la mémoire sensible ; l’idée abstraite, dépouillée de tout ce que cette mémoire peut figurer, leur semble s’évanouir comme un impalpable brouillard ; le jugement général résonne pour eux comme une formule creuse et vide de sens ; la longue et rigoureuse déduction leur semble le ronflement monotone d’un moulin dont les meules tourneraient sans cesse et ne broieraient que du vent. Doués d’une puissante faculté imaginative, ces esprits sont mal préparés à abstraire et à déduire.

À de tels esprits imaginatifs, la constitution d’une théorie physique abstraite semblera-t-elle une économie intellectuelle ? Assurément non. Ils y verront bien plutôt un labeur dont le caractère pénible leur paraîtra beaucoup moins contestable que l’utilité, et, sans doute, ils composeront sur un tout autre type leurs théories physiques.

La théorie physique, telle que nous l’avons conçue, ne sera donc pas acceptée d’emblée comme la forme véritable sous laquelle la nature doit être représentée, sinon par les esprits abstraits. Pascal n’en omet pas la remarque en ce fragment [3] où il caractérise si fortement les deux sortes d’esprits que nous venons de distinguer :

« Diverses sortes de sens droit ; les uns dans un certain ordre de choses, et non dans les autres ordres, où ils extravaguent. Les uns tirent bien les conséquences de peu de principes, et c’est une droiture de sens. Les autres tirent bien les conséquences des choses où il y a beaucoup de principes. Par exemple, les uns comprennent bien les effets de l’eau, en quoi il y a peu de principes ; mais les conséquences en sont si fines, qu’il n’y a qu’une extrême droiture d’esprit qui y puisse aller ; et ceux-là ne seraient peut-être pas pour cela grands géomètres, parce que la géométrie comprend un grand nombre de principes, et qu’une nature d’esprit peut être telle qu’elle puisse bien pénétrer peu de principes jusqu’au fond, et qu’elle ne puisse pénétrer le moins du monde les choses où il y a beaucoup de principes. »

« Il y a donc deux sortes d’esprits : l’une, de pénétrer vivement et profondément les conséquences des principes, et c’est là l’esprit de justesse ; l’autre, de comprendre un grand nombre de principes sans les confondre, et c’est là l’esprit de géométrie. L’un est force et droiture d’esprit, l’autre est amplitude d’esprit. Or, l’un peut être sans l’autre, l’esprit pouvant être fort et étroit, et pouvant être aussi ample et faible. »

La théorie physique abstraite, telle que nous l’avons définie, aura sûrement pour elle les esprits forts, mais étroits ; elle doit s’attendre, au contraire, à être repoussée par les esprits amples, mais faibles. Puis donc que nous aurons à combattre l’amplitude d’esprit, apprenons d’abord à la bien connaître.



§ II. — Un exemple d’amplitude d’esprit : L’esprit de
Napoléon.

Lorsqu’un zoologiste se propose d’étudier un certain organe, il découvre avec bonheur un animal où cet organe a pris un développement exceptionnel, car il en dissèque plus aisément les diverses parties, il en voit plus clairement la structure, il en saisit mieux le fonctionnement ; de même, le psychologue qui désire analyser une faculté est servi à souhait s’il rencontre un être qui possède cette faculté à un degré éminent.

Or, l’histoire nous présente un homme en qui cette forme intellectuelle, que Pascal nomme amplitude et faiblesse d’esprit, est développée à un degré presque monstrueux ; cet homme est Napoléon.

Que l’on relise le portrait si profondément fouillé, si curieusement documenté, que Taine nous trace[4] de l’esprit de Napoléon ; on y reconnaîtra de suite, saillants au point qu’ils ne sauraient échapper au regard le moins clairvoyant, ces deux caractères essentiels : puissance extraordinaire à rendre présent à l’intelligence un ensemble extrêmement complexe d’objets, pourvu que ces objets tombent sous les sens, qu’ils aient figure et couleur aux yeux de l’imagination ; incapacité à l’abstraction et à la généralisation poussée jusqu’à l’aversion profonde pour ces opérations intellectuelles.

Les idées pures, dépouillées du revêtement des détails particuliers et concrets qui les eussent rendues visibles et tangibles, n’ont point accès dans l’esprit de Napoléon : « Dès Brienne[5], on constatait que pour les langues et les belles-lettres il n’avait aucune disposition. » Non seulement il ne conçoit pas aisément les notions abstraites et générales, mais il les repousse avec horreur : « Il n’examinait les choses que sous le rapport de leur utilité immédiate, dit Mme de Staël ; un principe général lui déplaisait comme une niaiserie ou comme un ennemi. » Ceux qui font de l’abstraction, de la généralisation, de la déduction, leurs moyens habituels de pensée lui apparaissent comme des êtres incompréhensibles, manques, incomplets ; il traite avec un profond mépris ces « idéologues » : « Ils sont là douze ou quinze métaphysiciens bons à jeter à l’eau, dit-il ; c’est une vermine que j’ai sur mes habits. »

En revanche, si sa raison se refuse à saisir les principes généraux ; si, au témoignage de Stendhal, « il ignore la plupart des grandes vérités découvertes depuis cent ans », avec quelle puissance il peut voir d’un seul coup, d’une vue qui comprend clairement tout l’ensemble et qui, cependant, ne laisse échapper aucun détail, l’amas le plus complexe de faits, d’objets concrets ! « Il avait, dit Bourrienne, peu de mémoire pour les noms propres, les mots et les dates ; mais il en avait une prodigieuse pour les faits et les localités. Je me rappelle qu’en allant de Paris à Toulon, il me fit remarquer dix endroits propres à livrer de grandes batailles… C’était alors un souvenir des premiers voyages de sa jeunesse, et il me décrivait l’assiette du terrain, me désignait les positions qu’il aurait occupées, avant même que nous fussions sur les lieux. » D’ailleurs, Napoléon lui-même a pris soin de marquer cette particularité de sa mémoire si puissante pour les faits, si faible pour tout ce qui n’est point concret : « J’ai toujours présents mes états de situation. Je n’ai pas de mémoire assez pour retenir un vers alexandrin, mais je n’oublie pas une syllabe de mes états de situation. Ce soir, je vais les trouver dans ma chambre, je ne me coucherai pas sans les avoir lus. »

De même qu’il a horreur de l’abstraction et de la généralisation, parce que ces opérations s’accomplissent en lui à grand’peine et labeur, de même, c’est avec bonheur qu’il fait fonctionner sa prodigieuse faculté imaginative, en athlète qui prend plaisir à éprouver la puissance de ses muscles. Sa curiosité des faits précis et concrets est « insaturable », selon le mot de Mollien. « La bonne situation de mes armées, nous dit-il lui-même, vient de ce que je m’en occupe tous les jours une heure ou deux, et, lorsqu’on m’envoie chaque mois les états de mes troupes et de mes flottes, ce qui forme une vingtaine de gros livrets, je quitte toute autre occupation pour les lire en détail, pour voir la différence qu’il y a entre un mois et l’autre. Je prends plus de plaisir à cette lecture qu’une jeune fille n’en prend à lire un roman. »

Cette faculté imaginative, que Napoléon exerce si aisément et si volontiers, est prodigieuse de souplesse, d’amplitude et de précision ; les exemples abondent, qui permettent d’en apprécier les merveilleuses qualités ; en voici deux qui sont assez caractéristiques pour nous dispenser d’une longue énumération :

« M. de Ségur, chargé de visiter toutes les places du littoral du Nord, avait remis son rapport. « J’ai vu tous vos états de situation, me dit le Premier Consul, ils sont exacts. Cependant, vous avez oublié à Ostende deux canons de quatre. » — Et il lui désigne l’endroit, « une chaussée en travers de la ville ». — C’était vrai. — « Je sortis confondu d’étonnement de ce que, parmi des milliers de pièces de canon répandues par batteries fixes ou mobiles derrière le littoral, deux pièces de quatre n’eussent point échappé à sa mémoire. »

« Revenant du camp de Boulogne, Napoléon rencontre un peloton de soldats égarés, leur demande le numéro de leur régiment, calcule le jour de leur départ, la route qu’ils ont prise, le chemin qu’ils ont dû faire, et leur dit : « Vous trouverez votre bataillon à telle étape. » — Or, l’armée était alors de 200.000 hommes. »

C’est par des faits, par des attitudes et par des gestes visibles que l’homme se fait connaître de son semblable, qu’il lui révèle ses sentiments, ses instincts, ses passions ; en une semblable révélation, le détail le plus infime et le plus fugace, une imperceptible rougeur, un plissement de lèvres à peine esquissé, sont souvent le signe essentiel, celui qui projette une lueur vive et soudaine sur une joie ou sur une déception cachée au fond même de l’âme. Ce minuscule détail n’échappe pas au regard scrutateur de Napoléon et sa mémoire imaginative le fixe à jamais comme ferait une photographie instantanée. De là, sa connaissance profonde des hommes auxquels il a affaire : « Telle force morale invisible [6] peut être constatée et approximativement mesurée par sa manifestation sensible, par une épreuve décisive, qui est tel mot, tel accent, tel geste. Ce sont ces mots, gestes et accents qu’il recueille ; il aperçoit les sentiments intimes dans leur expression extérieure, il se peint le dedans par le dehors, par telle physionomie caractéristique, par telle attitude parlante, par telle petite scène abréviative et topique, par des spécimens et raccourcis si bien choisis et tellement circonstanciés qu’ils résument toute la file indéfinie des cas analogues. De cette façon, l’objet vague et fuyant se trouve soudainement saisi, rassemblé, puis jaugé et pesé. » La surprenante psychologie de Napoléon est faite tout entière de sa puissance à se figurer avec précision, dans l’ensemble et dans le détail, des objets visibles et palpables, des hommes de chair et d’os.

Et cette faculté est aussi ce qui rend son langage familier si vif et si coloré ; point de termes abstraits ni de jugements généraux ; des images que saisit aussitôt l’œil ou l’oreille. « Je ne suis pas content de la régie des douanes sur les Alpes ; elle ne donne pas signe de vie ; on n’entend pas le versement de ses écus dans le trésor public. »

Tout, dans l’intelligence de Napoléon, horreur de l’idéologie, coup d’œil de l’administrateur et du tacticien, profonde connaissance des milieux sociaux et des hommes, vigueur parfois triviale du langage, tout découle de ce même caractère essentiel : amplitude et faiblesse d’esprit.


§ III. — L’amplitude d’esprit, l’esprit de finesse et l’esprit
géométrique.

En étudiant l’intelligence de Napoléon, nous avons pu observer tous les caractères de l’esprit ample et nous les avons vus prodigieusement grossis, comme en un microscope. Il nous sera désormais facile de les reconnaître partout où nous les rencontrerons, divers par les objets variés auxquels s’applique l’esprit qu’ils marquent.

Nous les reconnaîtrons, tout d’abord, partout où nous trouverons l’esprit de finesse ; car l’esprit de finesse, que nous décrit Pascal, consiste essentiellement en l’aptitude à voir clairement un très grand nombre de notions concrètes, à en saisir à la fois l’ensemble et les détails. « Dans l’esprit de finesse[7], les principes sont dans l’usage commun et devant les yeux de tout le monde. On n’a que faire de tourner la tête ni de se faire violence. Il n’est question que d’avoir bonne vue, mais il faut l’avoir bonne ; car les principes sont si déliés et en si grand nombre, qu’il est presque impossible qu’il n’en échappe. Or, l’omission d’un principe mène à l’erreur ; ainsi, il faut avoir la vue bien nette pour voir tous les principes… On les voit à peine, on les sent plutôt qu’on ne les voit ; on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d’eux-mêmes ; ce sont choses tellement délicates et si nombreuses, qu’il faut un sens bien délicat et bien net pour les sentir, et juger droit et juste selon ce sentiment, sans pouvoir le plus souvent les démontrer par ordre comme en géométrie, parce qu’on n’en possède pas ainsi les principes et que ce serait une chose infinie que de l’entreprendre. Il faut tout d’un coup voir la chose d’un seul regard, et non par progrès de raisonnement, au moins jusqu’à un certain degré. »

« … Les esprits fins, ayant ainsi accoutumé à juger d’une seule vue, sont si étonnés quand on leur présente des propositions où ils ne comprennent rien, et où pour entrer il faut passer par des définitions et des principes si stériles, qu’ils n’ont point accoutumé de voir ainsi en détail, qu’ils s’en rebutent et s’en dégoûtent… Les fins qui ne sont que fins ne peuvent avoir la patience de descendre jusque dans les premiers principes des choses spéculatives et d’imagination, qu’ils n’ont jamais vues dans le monde, et tout à fait hors d’usage. »

C’est donc l’amplitude d’esprit qui engendre la finesse du diplomate, habile à noter les moindres faits, les moindres gestes, les moindres attitudes de l’homme avec lequel il négocie et dont il veut percer à jour la dissimulation ; la finesse d’un Talleyrand groupant des milliers d’imperceptibles renseignements qui lui feront deviner les ambitions, les vanités, les rancunes, les jalousies, les haines, de tous les plénipotentiaires du Congrès de Vienne, et lui permettront de jouer de ces hommes comme de marionnettes dont il tiendrait les ficelles.

Cette amplitude d’esprit, nous la retrouvons chez le chroniqueur fixant, en ses écrits, le détail des faits et les attitudes des hommes ; chez un Saint-Simon, nous laissant, dans ses Mémoires, « les portraits de quatre cents coquins dont pas deux ne se ressemblent ». Elle est l’organe essentiel du grand romancier ; c’est par elle qu’un Balzac peut créer la foule des personnages qui peuplent la Comédie humaine ; planter chacun d’eux, devant nous, en chair et en os ; sculpter en cette chair les rides, les verrues, les grimaces qui seront la saillie que fait au dehors chacune des passions, chacun des vices, chacun des ridicules de l’âme ; habiller ces corps, leur donner des attitudes et des gestes, les entourer des choses qui seront leur milieu ; en faire, en un mot, des hommes qui vivent dans un monde qui remue.

C’est l’amplitude d’esprit qui colore et échauffe le style d’un Rabelais, qui le charge d’images visibles, palpables, saisissables, concrètes jusqu’à la caricature, vivantes jusqu’au grouillement. Aussi l’esprit ample est-il l’opposé de cet esprit classique que Taine a dépeint, de cet esprit amoureux des notions abstraites, de l’ordre et de la simplicité, qui parle tout naturellement dans le style de Buffon, choisissant toujours, pour exprimer une idée, le terme le plus général.

Ce sont des esprits amples, tous ceux qui peuvent dérouler aux yeux de leur imagination un tableau clair, précis, détaillé, où s’agencent une multitude d’objets. Esprit ample, l’agioteur qui, d’un amas de télégrammes, évoque l’état du marché des grains ou des laines sur toutes les places du monde et, d’un coup d’œil, a jugé s’il doit jouer à la hausse ou à la baisse. Esprit ample, le chef d’état-major[8] capable de penser le plan de mobilisation par lequel des millions d’hommes viendront sans heurt, sans confusion, occuper au jour qu’il faut la place de combat qu’il faut. Esprit ample aussi, le joueur d’échecs qui, sans même regarder les échiquiers, tient un match contre cinq adversaires à la fois.

C’est encore l’amplitude d’esprit qui constitue le génie propre de maint géomètre et de maint algébriste. Plus d’un lecteur de Pascal, peut-être, ne l’aura point vu sans étonnement placer les géomètres au nombre des esprits amples, mais faibles ; ce rapprochement n’est pas une des moindres preuves de sa pénétration.

Sans doute, toute branche des mathématiques traite de concepts qui sont des concepts abstraits au plus haut point ; c’est l’abstraction qui fournit les notions de nombre, de ligne, de surface, d’angle, de masse, de force, de pression ; c’est l’abstraction, c’est l’analyse philosophique, qui démêlent et précisent les propriétés fondamentales de ces diverses notions, qui énoncent les axiomes et les postulats ; c’est la déduction la plus rigoureuse qui s’assure que ces postulats sont compatibles et indépendants, qui patiemment, dans un ordre impeccable, déroule la longue chaîne de théorèmes dont ils sont gros. À cette méthode mathématique nous devons les chefs-d’œuvre les plus parfaits dont la justesse et la profondeur d’esprit aient doté l’humanité, depuis les Éléments d’Euclide et les traités d’Archimède sur le levier ou sur les corps flottants.

Mais précisément parce que cette méthode fait intervenir presque exclusivement les facultés logiques de l’intelligence, parce qu’elle exige au plus haut degré que l’esprit soit fort et juste, elle paraît extrêmement laborieuse et pénible à ceux qui l’ont ample mais faible. Aussi les mathématiciens ont-ils imaginé des procédés qui substituent à cette méthode purement abstraite et déductive une autre méthode où la faculté d’imaginer ait plus de part que le pouvoir de raisonner. Au lieu de traiter directement des notions abstraites qui les occupent, de les considérer en elles-mêmes, ils profitent de leurs propriétés les plus simples pour les représenter par des nombres, pour les mesurer ; alors, au lieu d’enchaîner dans une suite de syllogismes les propriétés de ces notions elles-mêmes, ils soumettent les nombres fournis par les mesures à des manipulations opérées suivant des règles fixes, les règles de l’algèbre ; au lieu de déduire, ils calculent. Or, cette manœuvre des symboles algébriques que l’on peut, dans la plus large acception du mot, nommer le calcul, suppose, chez celui qui la crée comme chez celui qui l’emploie, bien moins la puissance d’abstraire et l’habileté à conduire par ordre ses pensées, que l’aptitude à se représenter les combinaisons diverses et compliquées que l’on peut former avec certains signes visibles et dessinables, à voir d’emblée les transformations qui permettent de passer d’une combinaison à l’autre ; l’auteur de certaines découvertes algébriques, un Jacobi par exemple, n’a rien d’un métaphysicien ; il ressemble bien plutôt au joueur qui conduit à une victoire assurée la tour ou le cavalier. En maintes circonstances, l’esprit géométrique vient se ranger, auprès de l’esprit de finesse, parmi les esprits amples, mais faibles.



§ IV. — L’amplitude d’esprit et l’esprit anglais.

Chez toutes les nations, on trouve des hommes qui ont l’esprit ample ; mais il est un peuple où l’amplitude d’esprit est à l’état endémique : c’est le peuple anglais.

Cherchons en premier lieu, parmi les œuvres écrites qu’a produites le génie anglais, les deux marques de l’esprit ample et faible : une extraordinaire facilité à imaginer des ensembles très compliqués de faits concrets, une extrême difficulté à concevoir des notions abstraites et à formuler des principes généraux.

Qu’est-ce qui frappe le lecteur français, lorsqu’il ouvre un roman anglais, chef-d’œuvre d’un maître du genre, comme Dickens ou George Elliot, ou premier essai d’une jeune authoress qui aspire à la renommée littéraire ? Ce qui le frappe, c’est la longueur et la minutie des descriptions. Il sent, tout d’abord, sa curiosité piquée par le pittoresque de chaque objet ; mais, bientôt, il perd la vue de l’ensemble ; les nombreuses images que l’auteur a évoquées devant lui se brouillent et se confondent les unes avec les autres, tandis que, sans cesse, de nouvelles images accourent pour augmenter ce désordre ; il n’est pas au quart de la description qu’il en a oublié le commencement ; alors, il tourne les pages sans les lire, fuyant cette énumération de choses concrètes qui lui paraissent défiler comme en un cauchemar. Ce qu’il faut à cet esprit profond, mais étroit, ce sont les descriptions d’un Loti, abstrayant et condensant en trois lignes l’idée essentielle, l’âme de tout un paysage. L’Anglais n’a point de semblables exigences ; toutes ces choses visibles, palpables, tangibles, que lui énumère, que lui décrit minutieusement le romancier, son compatriote, il les voit sans peine toutes ensemble, chacune à sa place, avec tous les détails qui la caractérisent ; il voit un tableau qui le charme là où nous n’apercevions plus qu’un chaos qui nous obsédait.

Cette opposition entre l’esprit français, assez fort pour ne point redouter l’abstraction et la généralisation, mais trop étroit pour imaginer quoi que ce soit de complexe avant de l’avoir classé en un ordre parlait — et l’esprit ample, mais faible, de l’Anglais, nous la retrouvons sans cesse en comparant les monuments écrits qu’ont élevés ces deux peuples.

La voulons-nous constater entre les œuvres des dramaturges ? Prenons un héros de Corneille, Auguste hésitant entre la vengeance et la clémence ou Rodrigue délibérant entre sa piété filiale et son amour. Deux sentiments se disputent son cœur ; mais quel ordre parfait dans leur discussion ! Ils prennent la parole, chacun à son tour, comme feraient deux avocats au prétoire, exposant en des plaidoiries parfaitement composées leurs motifs de vaincre ; et lorsque, de part et d’autre, les raisons ont été clairement exposées, la volonté met fin au débat par une décision précise comme un arrêt de justice ou comme une conclusion de géométrie.

Et maintenant, en face de l’Auguste ou du Rodrigue de Corneille, plaçons la lady Macbeth ou le Hamlet de Shakespeare ; quel bouillonnement de sentiments confus, inachevés, aux contours vagues, incohérents, tour à tour dominants et dominés ! Le spectateur français, formé par notre théâtre classique, s’épuise en vains efforts pour comprendre de tels personnages, c’est-à-dire pour déduire d’un état d’âme défini avec netteté cette foule d’attitudes et de paroles imprécises et contradictoires. Le spectateur anglais ignore ce labeur ; il ne cherche pas à comprendre ces personnages, à en classer et à en ordonner les gestes ; il se contente de les voir dans leur vivante complexité.

Cette opposition entre l’esprit français et l’esprit anglais, la voulons-nous reconnaître en étudiant les écrits philosophiques ? À Corneille et à Shakespeare substituons Descartes et Bacon.

Quelle est la préface par laquelle Descartes ouvre son œuvre ? Un Discours de la Méthode. Quelle est la méthode de cet esprit fort, mais étroit ? Elle consiste à « conduire par ordre ses pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusqu’à la connaissance des plus composés ; et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres ».

Et quels sont ces objets « les plus aisés à connaître » par lesquels « il est besoin de commencer » ? Descartes le répète à plusieurs reprises : Ce sont les objets les plus simples et, par ces mots, il entend les notions les plus abstraites, les plus dépouillées d’accidents sensibles, les principes les plus universels, les jugements les plus généraux concernant l’existence et la pensée, les vérités premières de la géométrie.

À partir de ces idées, de ces principes, la méthode déductive déroulera ses syllogismes dont la longue chaîne, aux maillons tous éprouvés, reliera fermement aux fondements du système les conséquences les plus particulières : « Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné occasion de m’imaginer que les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s’entre-suivent de même façon, et que pourvu seulement qu’on s’abstienne d’en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu’on garde toujours l’ordre qu’il faut pour les déduire les unes des autres, il n’y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu’on ne découvre. »

Dans l’emploi de cette méthode si précise, si rigoureuse, quelle est la seule cause d’erreur que redoute Descartes ? L’omission, car il sent qu’il a l’esprit étroit, qu’il a peine à se figurer un ensemble complexe ; à l’égard de celle-là seule il se met en garde, il prépare une contre-épreuve, se proposant « de faire de temps en temps des dénombrements si entiers et des revues si générales qu’il soit assuré de ne rien omettre ».

Telle est cette méthode cartésienne, dont les Principes de Philosophie sont l’exacte application ; en elle, l’esprit fort et étroit a clairement exposé le mécanisme selon lequel il fonctionne.

Ouvrons maintenant le Novum Organum. N’y cherchons pas la méthode de Bacon ; il n’en a pas. L’ordonnance de son livre se réduit à une division d’une simplicité enfantine. En la Pars destruens, il invective Aristote, qui « a corrompu la philosophie naturelle avec sa dialectique et construit le monde avec ses catégories ». En la Pars ædificans, il prône la véritable philosophie ; celle-ci n’a point pour objet de construire un système clair et bien ordonné de vérités, logiquement déduites de principes assurés ; son objet est tout pratique, j’oserais dire tout industriel : « Il faut voir quel précepte, quelle direction on peut surtout désirer pour produire et faire naître sur un corps donné quelque propriété nouvelle, et l’expliquer en termes simples et le plus clairement possible. »

« Par exemple, si l’on veut donner à l’argent la couleur de l’or ou un poids plus considérable (en se conformant aux lois de la matière) ou la transparence à quelque pierre non diaphane, ou la ténacité au verre, ou la végétation à quelque corps non végétant, il faut voir, disons-nous, quel précepte et quelle direction on désirerait surtout recevoir. »

Ces préceptes vont-ils nous apprendre à conduire et à ordonner nos expériences selon des règles fixes ? Cette direction nous enseignera-t-elle le moyen de classer nos observations ? Point. L’expérience se fera sans idée préconçue, l’observation sera recueillie au hasard ; les résultats en seront enregistrés tout bruts, au fur et à mesure qu’ils se présenteront, en des tables de faits positifs, de faits négatifs, de degrés ou de comparaisons, d’exclusions ou de rejets, où un esprit français ne verrait que des amas désordonnés de documents inutilisables. Il est vrai, Bacon consent à établir certaines catégories de faits privilégiés ; mais ces catégories, il ne les classe pas, il les énumère ; il ne les analyse pas afin de fondre en une même espèce celles qui ne seraient point irréductibles les unes aux autres, il en compte vingt-sept genres et nous laisse ignorer pourquoi il clôt la liste après le vingt-septième genre ; il ne cherche point une formule précise qui caractérise et définisse chacune des catégories de faits privilégiés, il se contente de l’affubler d’un nom qui évoque une image sensible : faits isolés, de migration, indicatifs, clandestins, en faisceau, limitrophes, hostiles, d’alliance, de la croix, du divorce, de la lampe, de la porte, du cours d’eau. Tel est le chaos que certains — qui n’ont jamais lu Bacon — opposent à la méthode cartésienne et appellent méthode baconienne. En aucune œuvre, l’amplitude de l’esprit anglais n’a mieux laissé transparaître la faiblesse qu’elle recouvre.

Si l’esprit de Descartes semble hanter toute la philosophie française, la faculté imaginative de Bacon, son goût du concret et du pratique, son ignorance et son mépris de l’abstraction et de la déduction, semblent avoir passé dans le sang qui fait vivre la philosophie anglaise. « Tour à tour[9] Locke, Hume, Bentham et les deux Mill ont exposé la philosophie de l’expérience et de l’observation. La morale utilitaire, la logique de l’induction, la psychologie de l’association, tels sont les grands apports de la philosophie anglaise » à la pensée universelle. Tous ces penseurs procèdent moins par suite de raisonnements que par entassements d’exemples ; au lieu d’enchaîner des syllogismes, ils accumulent des faits ; Darwin ou Spencer n’entament pas avec leurs adversaires la savante escrime de la discussion ; ils les écrasent en les lapidant.

L’opposition entre le génie français et le génie anglais se marque dans toutes les œuvres de l’esprit ; elle se marque également dans toutes les manifestations de la vie sociale.

Quoi de plus différent, par exemple, que notre droit français, groupé en codes, où les articles de lois se rangent méthodiquement sous des titres énonçant des notions abstraites clairement définies, et la législation anglaise, prodigieux amas de lois et de coutumes, disparates et souvent contradictoires, qui, depuis la Grande-Charte, se juxtaposent les unes aux autres sans qu’aucune des nouvelles venues abroge celles qui l’ont précédée ? Les juges anglais ne se sentent point gênés par cet état chaotique de la législation ; ils ne réclament ni un Pothier, ni un Portalis ; ils ne souffrent point du désordre des textes qu’ils ont à appliquer ; le besoin d’ordre manifeste l’étroitesse d’esprit qui, ne pouvant embrasser un ensemble tout d’une vue, a besoin d’un guide capable de lui présenter, l’un après l’autre, sans omission ni répétition, chacun des éléments de cet ensemble.

L’Anglais est essentiellement conservateur ; il garde toutes les traditions, d’où qu’elles viennent ; il n’est point choqué de voir un souvenir de Cromwell accolé à un souvenir de Charles Ier ; l’histoire de son pays lui apparaît telle qu’elle a été : une suite de faits divers et contrastants, où chaque parti politique a connu successivement la bonne et la mauvaise fortune, a commis tour à tour des crimes et des actes glorieux. Un tel traditionalisme, respectueux du passé tout entier, est incompatible avec l’étroitesse de l’esprit français ; le Français veut une histoire claire et simple, qui se soit déroulée avec ordre et méthode, où tous les événements aient découlé rigoureusement des principes politiques dont il se réclame, comme des corollaires se déduisent d’un théorème ; et si la réalité ne lui fournit pas cette histoire-là, ce sera tant pis pour la réalité ; il altérera des faits, il en supprimera, il en inventera, aimant mieux avoir affaire à un roman, mais clair et méthodique, qu’à une histoire vraie, mais confuse et complexe.

C’est l’étroitesse d’esprit qui rend le Français avide de clarté, d’ordre et de méthode ; et c’est cet amour de la clarté, de l’ordre, de la méthode, qui, en tout domaine, le porte à jeter bas et raser tout ce que lui lègue le passé, pour construire le présent sur un plan parfaitement coordonné. Descartes, qui fut peut-être le représentant le mieux caractérisé de l’esprit français, s’est chargé de formuler[10] les principes dont se sont réclamés tous ceux qui ont si souvent brisé la chaîne de nos traditions : « Ainsi voit-on que les bâtiments qu’un seul architecte a entrepris et achevés ont coutume d’être plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder, en faisant servir de vieilles murailles qui avaient été bâties à d’autres fins. Ainsi ces anciennes cités, qui, n’ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues, par succession de temps, de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu’un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu’encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d’art qu’en ceux des autres ; toutefois, à voir comment ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c’est plutôt la fortune, que la volonté de quelques hommes usant de raison, qui les a ainsi disposés. » En ce passage, le grand philosophe loue, par avance, le vandalisme qui, au siècle de Louis XIV, jettera bas tant de monuments des siècles passés ; il prophétise Versailles.

Le Français ne conçoit le développement de la vie sociale et politique que comme un perpétuel recommencement, une série indéfinie de révolutions ; l’Anglais y voit une évolution continue ; Taine a montré quelle influence dominante l’esprit classique c’est-à-dire l’esprit fort, mais étroit, dont la plupart des Français sont pourvus, a eue sur l’histoire de la France ; on pourrait tout aussi justement suivre, au cours de l’histoire de l’Angleterre, la trace de l’esprit ample, mais faible, du peuple anglais[11].

Maintenant que nous avons appris à connaître, en ses diverses manifestations, la puissance à imaginer une multitude de faits concrets, jointe à l’inaptitude aux idées abstraites et générales, nous ne nous étonnerons pas que cette amplitude et cette faiblesse d’esprit aient opposé un type nouveau de théories physiques au type qu’avait conçu l’esprit fort, mais étroit ; et nous ne nous étonnerons pas non plus de voir ce type nouveau atteindre sa plénitude dans les œuvres de « cette grande École anglaise[12] de physique mathématique dont les travaux sont une des gloires du XIXe siècle ».



§ V. — La Physique anglaise et le modèle mécanique.

On trouve à chaque instant, dans les traités de Physique publiés en Angleterre, un élément qui étonne à un haut degré l’étudiant français ; cet élément, qui accompagne presque invariablement l’exposé d’une théorie, c’est le modèle. Rien ne fait mieux saisir la façon, bien différente de la nôtre, dont procède l’esprit anglais dans la constitution de la science, que cet usage du modèle.

Deux corps électrisés sont en présence ; il s’agit de donner une théorie de leurs attractions ou de leurs répulsions mutuelles. Le physicien français ou allemand, qu’il se nomme Poisson ou Gauss, place par la pensée, dans l’espace extérieur à ces corps, cette abstraction qu’on nomme un point matériel, accompagnée de cette autre abstraction qu’on nomme une charge électrique ; il cherche alors à calculer une troisième abstraction, la force à laquelle le point matériel est soumis ; il donne des formules qui, pour chaque position possible de ce point matériel, permettent de déterminer la grandeur et la direction de cette force ; de ces formules, il déduit une série de conséquences ; il montre notamment qu’en chaque point de l’espace la force est dirigée suivant la tangente à une certaine ligne, la ligne de force ; que toutes les lignes de force traversent normalement certaines surfaces dont il donne l’équation, les surfaces d’égal niveau potentiel ; qu’elles sont, en particulier, normales aux surfaces des deux conducteurs électrisés, qui figurent au nombre des surfaces d’égal niveau potentiel ; il calcule la force à laquelle est soumis chaque élément de ces deux surfaces ; enfin il compose toutes ces forces élémentaires selon les règles de la Statique ; il connaît alors les lois des actions mutuelles des deux corps électrisés.

Toute cette théorie de l’Électrostatique constitue un ensemble de notions abstraites et de propositions générales, formulées dans le langage clair et précis de la géométrie et de l’algèbre, reliées entre elles par les règles d’une sévère logique ; cet ensemble satisfait pleinement la raison d’un physicien français, son goût de la clarté, de la simplicité et de l’ordre.

Il n’en va pas de même pour un Anglais ; ces notions abstraites de point matériel, de force, de ligne de force, de surface d’égal niveau potentiel, ne satisfont pas son besoin d’imaginer des choses concrètes, matérielles, visibles et tangibles. « Tant que nous nous en tenons à ce mode de représentation, dit un physicien anglais[13], nous ne pouvons nous former une représentation mentale des phénomènes qui se passent réellement. » C’est pour satisfaire à ce besoin qu’il va créer un modèle.

Le physicien français ou allemand concevait, dans l’espace qui sépare les deux conducteurs, des lignes de force abstraites, sans épaisseur, sans existence réelle ; le physicien anglais va matérialiser ces lignes, les épaissir jusqu’aux dimensions d’un tube qu’il remplira de caoutchouc vulcanisé ; à la place d’une famille de lignes de force idéales, concevables seulement par la raison, il aura un paquet de cordes élastiques, visibles et tangibles, solidement collées par leurs deux extrémités aux surfaces des deux conducteurs, distendues, cherchant à la fois à se raccourcir et à grossir ; lorsque les deux conducteurs se rapprochent l’un de l’autre, il voit ces cordes élastiques les tirer, il voit chacune d’elles se ramasser et s’enfler ; tel est le célèbre modèle des actions électrostatiques imaginé par Faraday, admiré, comme une œuvre de génie, par Maxwell et par l’École anglaise tout entière.

L’emploi de semblables modèles mécaniques, rappelant, par certaines analogies plus ou moins grossières, les particularités de la théorie qu’il s’agit d’exposer, est constant dans les traités de Physique anglais ; les uns en font seulement un usage modéré ; d’autres, au contraire, font appel à chaque instant à ces représentations mécaniques. Voici un livre[14] destiné à exposer les théories modernes de l’électricité, à exposer une théorie nouvelle ; il n’y est question que de cordes qui se meuvent sur des poulies, qui s’enroulent autour de tambours, qui traversent des perles, qui portent des poids ; de tubes qui pompent de l’eau, d’autres qui s’enflent et se contractent ; de roues dentées qui engrènent les unes les autres, qui entraînent des crémaillères ; nous pensions entrer dans la demeure paisible et soigneusement ordonnée de la raison déductive ; nous nous trouvons dans une usine.

Bien loin que l’usage de semblables modèles mécaniques facilite l’intelligence d’une théorie à un lecteur français, il faut au contraire à celui-ci, dans bien des cas, un effort sérieux pour saisir le fonctionnement de l’appareil, parfois très compliqué, que l’auteur anglais lui décrit, pour reconnaître des analogies entre les propriétés de cet appareil et les propositions de la théorie qu’il s’agit d’illustrer ; cet effort est souvent beaucoup plus grand que celui dont le Français a besoin pour comprendre dans sa pureté la théorie abstraite que le modèle prétend incarner.

L’Anglais, au contraire, trouve l’usage du modèle tellement nécessaire à l’étude de la Physique que, pour lui, la vue du modèle finit par se confondre avec l’intelligence même de la théorie. Il est curieux de voir cette confusion formellement acceptée et proclamée par celui-là même qui est, aujourd’hui, la plus haute expression du génie scientifique anglais, par celui qui, longtemps illustre sous le nom de William Thomson, a été élevé à la pairie avec le titre de lord Kelvin.

« Mon objet, dit W. Thomson en ses Leçons de Dynamique moléculaire[15], est de montrer comment on peut, en chacune des catégories de phénomènes physiques que nous avons à considérer, et quels que soient ces phénomènes, construire un modèle mécanique qui remplisse les conditions requises. Lorsque nous considérons les phénomènes d’élasticité des solides, nous éprouvons le besoin de présenter un modèle de ces phénomènes. Si, à un autre moment, nous avons à considérer les vibrations de la lumière, il nous faut un modèle de l’action qui se manifeste en ces effets. Nous éprouvons le besoin de rattacher à ce modèle notre compréhension de l’ensemble. Il me semble que le vrai sens de cette question : Comprenons-nous ou ne comprenons-nous pas tel sujet de Physique ? est celui-ci : Pouvons-nous construire un modèle mécanique correspondant ? J’ai une extrême admiration pour le modèle mécanique de l’induction électromagnétique qui est dû à Maxwell ; il a créé un modèle capable d’exécuter toutes les opérations merveilleuses que l’électricité effectue par les courants induits, etc. ; on ne saurait douter qu’un modèle mécanique de ce genre ne soit extrêmement instructif et ne marque un pas vers une théorie mécanique nettement définie de l’Électromagnétisme. »

« Je ne suis jamais satisfait, dit encore W. Thomson en un autre passage[16], tant que je n’ai pu construire un modèle mécanique de l’objet que j’étudie ; si je puis faire un modèle mécanique, je comprends ; tant que je ne puis pas faire un modèle mécanique, je ne comprends pas ; et c’est pourquoi je ne comprends pas la théorie électromagnétique de la lumière. Je crois fermement en une théorie électromagnétique de la lumière ; quand nous comprendrons l’électricité, le magnétisme et la lumière, nous les verrons comme les parties d’un tout ; mais je demande à comprendre la lumière le mieux possible sans introduire des choses que je comprends encore moins. Voilà pourquoi je m’adresse à la Dynamique pure. Je puis trouver un modèle en Dynamique pure ; je ne le puis en Électromagnétisme. »

Comprendre un phénomène physique, c’est donc, pour les physiciens de l’École anglaise, composer un modèle qui imite ce phénomène ; dès lors, comprendre la nature des choses matérielles, ce sera imaginer un mécanisme dont le jeu représentera, simulera, les propriétés des corps ; l’École anglaise est acquise entièrement aux explications purement mécaniques des phénomènes physiques.

La théorie purement abstraite que Newton a prônée, que nous avons longuement étudiée, paraîtra bien peu intelligible aux adeptes de cette École.

« Il est, écrit W. Thomson[17], une classe de théories qui ont pour fondements un petit nombre de généralisations de l’expérience ; ces théories sont, aujourd’hui, très usitées ; dans certains cas, elles ont donné des résultats nouveaux et importants, que l’expérience a vérifiés ultérieurement. Telles sont la théorie dynamique de la chaleur, la théorie ondulatoire de la lumière, etc. La première repose sur cette conclusion de l’expérience que la chaleur est une forme de l’énergie ; elle renferme beaucoup de formules qui sont, pour le moment, obscures et sans interprétation possible, parce que nous ne connaissons pas les mouvements et les déformations des molécules des corps… La même difficulté se rencontre dans la théorie de la lumière. Avant que nous puissions dissiper l’obscurité de cette théorie, il nous faudrait connaître quelque chose de la constitution ultime ou moléculaire des corps ou groupes de molécules ; jusqu’à présent, les molécules ne nous sont connues que sous forme d’agrégats. »

Cette prédilection pour les théories explicatives et mécaniques n’est pas, assurément, un caractère qui suffise à distinguer les doctrines anglaises des traditions scientifiques qui fleurissent en d’autres pays ; les théories mécaniques ont revêtu leur forme la plus absolue en un génie français, le génie de Descartes ; le Hollandais Huygens et l’École suisse des Bernoulli ont lutté pour garder aux principes de l’atomisme toute leur rigidité. Ce qui distingue l’École anglaise, ce n’est point d’avoir tenté la réduction de la matière à un mécanisme, c’est la forme particulière de ses tentatives pour obtenir cette réduction.

Sans doute, partout où les théories mécaniques ont germé, partout où elles se sont développées, elles ont dû leur naissance et leur progrès à une défaillance de la faculté d’abstraire, à une victoire de l’imagination sur la raison. Si Descartes et les philosophes qui l’ont suivi ont refusé d’attribuer à la matière toute qualité qui n’était pas purement géométrique ou cinématique, c’est parce qu’une telle qualité était occulte ; parce que, concevable seulement à la raison, elle demeurait inaccessible à l’imagination ; la réduction de la matière à la géométrie par les grands penseurs du xviie siècle marque clairement qu’à cette époque le sens des profondes abstractions métaphysiques, épuisé par les excès de la Scolastique en décadence, s’était assoupi.

Mais chez les grands physiciens de France, de Hollande, de Suisse, d’Allemagne, le sens de l’abstraction peut avoir des défaillances ; il ne sommeille jamais complètement. Il est vrai, l’hypothèse que tout, dans la nature matérielle, se ramène à la géométrie et à la cinématique, est un triomphe de l’imagination sur la raison. Mais, après avoir cédé sur ce point essentiel, la raison, du moins, reprend ses droits lorsqu’il s’agit de déduire les conséquences, de construire le mécanisme qui doit représenter la matière ; les propriétés de ce mécanisme doivent résulter logiquement des hypothèses qui ont été prises comme fondements du systhème cosmologique. Descartes, par exemple, et Malebranche après lui, une fois admis le principe que l’étendue est l’essence de la matière, ont bien soin d’en déduire que la matière a partout la même nature ; qu’il ne peut y avoir plusieurs substances matérielles différentes ; que, seules, les formes et les mouvements peuvent distinguer l’une de l’autre les différentes parties de la matière ; qu’une même quantité de matière occupe toujours un même volume, en sorte que la matière est incompressible ; et ils cherchent à construire logiquement un système qui explique les phénomènes naturels en ne faisant intervenir que ces deux éléments : la figure des parties mues et le mouvement dont elles sont animées.

Non seulement la construction du mécanisme qui servira à expliquer les lois de la Physique est soumise à certaines exigences logiques et tenue de respecter certains principes, mais encore les corps qui servent à composer ces mécanismes ne sont nullement semblables aux corps visibles et concrets que nous observons et que nous manions chaque jour ; ils sont formés d’une matière abstraite, idéale, définie par les principes de la Cosmologie dont se réclame le physicien ; matière qui ne tombe point sous les sens, qui est visible et saisissable à la seule raison ; matière cartésienne, qui n’est qu’étendue et mouvement, ou matière atomistique, qui ne possède aucune propriété, si ce n’est la figure et la dureté.

Lorsqu’un physicien anglais cherche à construire un modèle propre à représenter un ensemble de lois physiques, il ne s’embarrasse d’aucun principe cosmologique, il ne s’astreint à aucune exigence logique. Il ne cherche pas à déduire son modèle d’un système philosophique ni même à le mettre d’accord avec un tel système. Il n’a qu’un objet : créer une image visible et palpable des lois abstraites que son esprit ne pourrait saisir sans le secours de ce modèle. Pourvu que le mécanisme soit bien concret, bien clair aux yeux de l’imagination, il lui importe peu que la cosmologie atomiste s’en déclare satisfaite ou que les principes du Cartésianisme le condamnent.

Le physicien anglais ne demande donc à aucune métaphysique de lui fournir les éléments avec lesquels il composera ses mécanismes ; il ne cherche pas à savoir quelles sont les propriétés irréductibles des éléments ultimes de la matière. W. Thomson, par exemple, ne se pose jamais des questions philosophiques telles que celles-ci : La matière est-elle continue ou formée d’éléments individuels ? Le volume d’un des éléments ultimes de la matière est-il variable où invariable ? De quelle nature sont les actions qu’exerce un atome, sont-elles efficaces à distance ou seulement au contact ? Ces questions ne se présentent même pas à son esprit ; ou plutôt, lorsqu’elles se présentent à lui, il les repousse comme oiseuses et nuisibles au progrès de la science :

« L’idée de l’atome, dit-il[18], s’est trouvée constamment associée à des suppositions inadmissibles comme la dureté infinie, la rigidité absolue, les mystiques actions à distance, l’indivisibilité ; aussi, à notre époque, les chimistes et bon nombre d’autres hommes raisonnables et curieux de la nature, perdant patience avec cet atome, l’ont relégué dans le royaume de la métaphysique ; ils en font un objet plus petit que tout ce qu’on peut concevoir. Mais, si l’atome est d’une inconcevable petitesse, pourquoi l’action chimique n’est-elle pas infiniment rapide ? La chimie est impuissante à traiter cette question et beaucoup d’autres problèmes d’une plus haute importance ; elle est arrêtée par la rigidité de ses suppositions premières, qui l’empêchent de regarder un atome comme une portion réelle de matière, occupant un espace fini, d’une petitesse qui n’échappe pas à toute mesure, et servant à constituer tout corps palpable. »

Les corps avec lesquels le physicien anglais construit ses modèles ne sont pas des conceptions abstraites élaborées par la métaphysique ; ce sont des corps concrets, semblables à ceux qui nous entourent, solides ou liquides, rigides ou flexibles, fluides ou visqueux ; et par solidité, fluidité, rigidité, flexibilité, viscosité, il ne faut pas entendre des propriétés abstraites, dont la définition se tirerait d’une certaine cosmologie ; ces propriétés ne sont nullement définies, mais imaginées au moyen d’exemples sensibles : la rigidité évoque l’image d’un bloc d’acier ; la flexibilité, celle d’un fil de cocon ; la viscosité, celle de la glycérine. Pour exprimer d’une manière plus saisissante ce caractère concret des corps avec lesquels il fabrique ses mécanismes, W. Thomson ne craint pas de les désigner par les termes les plus vulgaires ; il les appelle des renvois de sonnette, des ficelles, de la gelée. Il ne saurait marquer d’une manière plus nette qu’il ne s’agit pas de combinaisons destinées à être conçues par la raison, mais de mécaniques destinées à être vues par l’imagination.

Il ne saurait, non plus, nous avertir plus clairement que les modèles qu’il nous propose ne doivent pas être pris pour des explications des lois naturelles ; celui qui leur attribuerait une telle signification s’exposerait à d’étranges surprises.

Navier et Poisson ont formulé une théorie de l’élasticité des corps cristallisés ; 18 coefficients, en général distincts les uns des autres, caractérisent chacun de ces corps[19]. W. Thomson a cherché à illustrer cette théorie au moyen d’un modèle mécanique. « Nous n’avons pu, dit-il[20], nous déclarer satisfaits que nous ne soyons parvenus à créer un modèle avec 18 modules indépendants. » Huit boules rigides, placées aux huit sommets d’un parallélipipède, et reliées les unes aux autres par un nombre suffisant de ressorts à boudin, composent le modèle proposé. À son aspect, grand serait le désappointement de celui qui aurait attendu une explication des lois de l’élasticité ; comment, en effet, s’expliquerait l’élasticité des ressorts à boudin ? Aussi, le grand physicien anglais n’a-t-il point donné ce modèle pour une explication. « Bien que la constitution moléculaire des solides qui a été supposée dans ces remarques, et qui a été illustrée mécaniquement dans notre modèle, ne doive pas être regardée comme vraie en nature, néanmoins la construction d’un modèle mécanique de ce genre est certainement très instructive. »


§ VI. — L’École anglaise et la Physique mathématique.

Pascal a fort justement regardé l’amplitude d’esprit comme la faculté mise en jeu en une foule de recherches géométriques ; plus nettement encore, elle est la qualité qui caractérise le génie du pur algébriste. Il ne s’agit pas, pour l’algébriste, d’analyser des notions abstraites, de discuter l’exacte portée de principes généraux, mais de combiner habilement, selon des règles fixes, des signes susceptibles d’être tracés avec la plume ; pour être grand algébriste, point n’est besoin de force d’esprit ; une grande amplitude suffit ; l’habileté au calcul algébrique n’est pas un don de la raison, mais un apanage de la faculté imaginative.

Il n’est donc pas étonnant que l’habileté algébrique soit fort répandue parmi les mathématiciens anglais ; elle se manifeste non seulement par le nombre de très grands algébristes que compte la science anglaise, mais encore par la prédilection des Anglais pour les diverses formes du calcul symbolique.

Un mot d’explication à ce sujet.

Un homme dont l’esprit n’est point ample jouera plus aisément aux dames qu’aux échecs. Lorsqu’en effet il voudra combiner un coup au jeu de dames, les éléments dont il aura à former sa combinaison seront de deux espèces seulement, la marche du pion et la marche de la dame qui, toutes deux, suivent des règles très simples. Au contraire, la tactique des échecs combine autant d’opérations élémentaires distinctes qu’il y a de sortes de pièces, et certaines de ces opérations, le saut du cavalier par exemple, sont assez complexes pour déconcerter une faible faculté imaginative.

La différence qui sépare le jeu de dames du jeu d’échecs se retrouve entre la classique algèbre que nous employons tous et les diverses algèbres symboliques qui ont été créées au xixe siècle. L’algèbre classique ne comprend que quelques opérations élémentaires, représentées par un symbole spécial, et chacune de ces opérations est assez simple ; un calcul algébrique compliqué n’est qu’une longue suite de ces opérations élémentaires peu nombreuses, une longue manipulation de ces quelques signes. L’objet d’une algèbre symbolique est d’abréger la longueur de ces calculs ; dans ce but, elle adjoint aux opérations élémentaires de l’algèbre classique d’autres opérations qu’elle traite comme élémentaires, qu’elle figure par un symbole spécial, et dont chacune est une combinaison, une condensation, effectuée suivant une règle fixe, d’opérations empruntées à l’ancienne algèbre. En une algèbre symbolique, on pourra effectuer presque tout d’un coup un calcul qui, dans l’ancienne algèbre, se décompose en une longue suite de calculs intermédiaires ; mais on aura à se servir d’un très grand nombre de signes différents les uns des autres, dont chacun obéit à une règle très complexe. Au lieu de jouer aux dames, on jouera à une sorte de jeu d’échecs où une foule de pièces distinctes doivent marcher chacune à sa manière.

Il est clair que le goût des algèbres symboliques est un indice d’amplitude d’esprit et qu’il sera particulièrement répandu chez les Anglais.

Cette prédisposition du génie anglais aux calculs algébriques condensés ne se reconnaîtrait peut-être pas d’une manière nette si nous nous bornions à passer en revue les mathématiciens qui ont créé de tels systèmes de calcul. L’École anglaise citerait avec orgueil le calcul des quaternions, imaginé par Hamilton ; mais les Français pourraient lui opposer la théorie des clefs de Cauchy et les Allemands l’Ausdehnungslehre de Grassmann. De cela, il n’y a point à s’étonner ; en toute nation se rencontrent des esprits amples.

Mais chez les Anglais seuls l’amplitude d’esprit se trouve d’une manière fréquente, habituelle, endémique ; aussi est-ce seulement parmi les hommes de science anglais que les algèbres symboliques, le calcul des quaternions, la vector-analysis sont usuels ; la plupart des traités anglais se servent de ces langages complexes et abrégés. Ces langages, les mathématiciens français ou allemands ne les apprennent pas volontiers ; ils n’arrivent jamais à les parler couramment ni surtout à penser directement sous les formes qui les composent ; pour suivre un calcul mené selon la méthode des quaternions ou de la vector-analysis, il leur en faut faire la version en algèbre classique. Un des mathématiciens français qui avaient le plus profondément étudié les diverses espèces de calculs symboliques, Paul Morin, me disait un jour : « Je ne suis jamais sûr d’un résultat obtenu par la méthode des quaternions avant de l’avoir retrouvé par notre vieille algèbre cartésienne. »

Le fréquent usage que les physiciens anglais font des diverses sortes d’algèbres symboliques est donc une manifestation de leur amplitude d’esprit ; mais si cet usage impose à leur théorie mathématique un vêtement parliculier, il n’impose pas au corps même de la théorie une physionomie spéciale ; dépouillant ce vêtement, on pourrait aisément habiller cette théorie à la mode de l’algèbre classique.

Or, dans bien des cas, ce changement d’habit ne suffirait nullement à déguiser l’origine anglaise d’une théorie de physique mathématique, à la faire prendre pour une théorie française ou allemande ; il permettrait, au contraire, de reconnaître que, dans la construction d’une théorie physique, les Anglais n’attribuent pas toujours aux mathématiques le même rôle que les savants continentaux.

Pour un Français ou pour un Allemand, une théorie physique est essentiellement un système logique ; des déductions parfaitement rigoureuses unissent les hypothèses sur lesquelles repose la théorie aux conséquences que l’on en peut tirer et que l’on se propose de comparer aux lois expérimentales ; si le calcul algébrique intervient, c’est seulement pour rendre moins lourde et plus maniable la chaîne de syllogismes qui doit relier les conséquences aux hypothèses ; mais en une théorie sainement constituée, ce rôle purement auxiliaire de l’algèbre ne doit jamais se laisser oublier ; il faut que l’on sente à chaque instant la possibilité de remplacer le calcul par le raisonnement purement logique dont il est l’expression abrégée ; et, pour que cette substitution puisse se faire d’une manière précise et sûre, il faut qu’une correspondance très exacte et très rigoureuse ait été établie entre les symboles, les lettres que combine le calcul algébrique et les propriétés que mesure le physicien, entre les équations fondamentales qui servent de point de départ à l’analyste et les hypothèses sur lesquelles repose la théorie.

Aussi ceux qui, en France ou en Allemagne, ont fondé la Physique mathématique, les Laplace, les Fourier, les Cauchy, les Ampère, les Gauss, les Franz Neumann, construisaient-ils avec un soin extrême le pont destiné à relier le point de départ de la théorie, la définition des grandeurs dont elle doit traiter, la justification des hypothèses qui porteront ses déductions, à la voie selon laquelle se déroulera son développement algébrique. De là ces préambules, modèles de clarté et de méthode, par lesquels s’ouvrent la plupart de leurs mémoires.

Ces préambules, consacrés à la mise en équations, d’une théorie physique, on les chercherait presque toujours en vain dans les écrits des auteurs anglais.

En veut-on un exemple frappant ?

À l’Électrodynamique des corps conducteurs, créée par Ampère, Maxwell a adjoint une Électrodynamique nouvelle, l’Électrodynamique des corps diélectriques ; cette branche de la Physique est issue de la considération d’un élément, essentiellement nouveau, que l’on a nommé, bien improprement d’ailleurs, le courant de déplacement ; introduit pour compléter la définition des propriétés d’un diélectrique à un instant donné, que la connaissance de la polarisation à cet instant ne détermine pas complètement, — de même que le courant de conduction a été adjoint à la charge électrique pour compléter la définition de l’état variable d’un conducteur, — le courant de déplacement présente, avec le courant de conduction, d’étroites analogies en même temps que des différences profondes ; grâce à l’intervention de ce nouvel élément, l’électrodynamique est bouleversée ; des phénomènes, que l’expérience n’avait même pas entrevus, que Hertz découvrira seulement vingt ans plus tard, sont annoncés ; on voit germer une théorie nouvelle de la propagation des actions électriques dans les milieux non conducteurs, et cette théorie conduit à une interprétation imprévue des phénomènes optiques, à la théorie électromagnétique de la lumière.

Sans doute, cet élément si nouveau, si imprévu, dont l’étude se montre si féconde en conséquences surprenantes et importantes, Maxwell ne le fera entrer dans ses équations qu’après l’avoir défini et analysé avec les plus minutieuses précautions. — Ouvrez le mémoire où Maxwell a exposé sa théorie nouvelle du champ électromagnétique, et vous n’y trouverez, pour justifier l’introduction des flux de déplacement dans les équations de l’Électrodynamique, que ces deux lignes :

« Les variations du déplacement électrique doivent être ajoutées aux courants pour obtenir le mouvement total de l’électricité. »

Comment expliquer cette absence presque complète de définition, même lorsqu’il s’agit des éléments les plus nouveaux et les plus importants, cette indifférence à la mise en équations d’une théorie physique ? La réponse ne nous semble pas douteuse : Tandis que, pour le physicien français ou allemand, la partie algébrique d’une théorie est destinée à remplacer exactement la suite de syllogismes par laquelle cette théorie se développerait, pour le physicien anglais, elle tient lieu de modèle ; elle est un agencement de signes, saisissables à l’imagination, dont le jeu, conduit selon les règles de l’algèbre, imite plus ou moins fidèlement les lois des phénomènes que l’on veut étudier, comme les imiterait un agencement de corps divers se mouvant selon les lois de la Mécanique.

Lors donc qu’un physicien français ou allemand introduit les définitions qui lui permettront de substituer un calcul algébrique à une déduction logique, il le doit faire avec un soin extrême, sous peine de perdre la rigueur et l’exactitude qu’il eût exigées de ses syllogismes. Lorsqu’au contraire W. Thomson propose un modèle mécanique d’un ensemble de phénomènes, il ne s’impose pas des raisonnements bien minutieux pour établir un rapprochement entre cet agencement de corps concrets et les lois physiques qu’il est appelé à représenter ; l’imagination, que seule le modèle intéresse, sera seule juge de la ressemblance entre la figure et l’objet figuré. Ainsi fait Maxwell ; aux intuitions de la faculté imaginative il laisse le soin de comparer les lois physiques et le modèle algébrique qui les doit imiter ; sans s’attarder à cette comparaison, il suit le jeu de ce modèle ; il combine les équations de l’Électrodynamique sans chercher le plus souvent, sous chacune de ces combinaisons, une coordination de lois physiques.

Le physicien français ou allemand est, le plus souvent, déconcerté par une telle conception de la Physique mathématique ; il ne songe pas qu’il a simplement devant lui un modèle monté pour saisir son imagination, et non pour satisfaire sa raison ; il persiste à chercher sous les transformations algébriques une suite de déductions qui conduisent d’hypothèses nettement formulées à des conséquences vérifiables par expérience ; et ne les trouvant point, il se demande, anxieux, ce que peut bien être la théorie de Maxwell ; à quoi celui qui a pénétré l’esprit de la Physique mathématique anglaise lui répond qu’il n’y a rien là d’analogue à la théorie qu’il cherche, mais seulement des formules algébriques qui se combinent et se transforment : « À cette question : Qu’est-ce que la théorie de Maxwell ? dit H. Hertz[21], je ne saurais donner de réponse à la fois plus nette et plus courte que celle-ci : La théorie de Maxwell, c’est le système des équations de Maxwell. »



§ VII. — L’École anglaise et la coordination logique d’une
théorie.

Les théories créées par les grands géomètres du continent, qu’ils soient Français ou Allemands, Hollandais ou Suisses, se peuvent classer en deux grandes catégories : les théories explicatives, les théories purement représentatives. Mais ces deux sortes de théories présentent un caractère commun ; elles entendent être des systèmes construits selon les règles d’une sévère logique. Œuvres d’une raison qui ne craint ni les profondes abstractions, ni les longues déductions, mais qui est avide avant tout d’ordre et de clarté, elles veulent qu’une impeccable méthode marque la suite de leurs propositions, de la première à la dernière, des hypothèses fondamentales aux conséquences comparables avec les faits.

De cette méthode sont issus ces majestueux systèmes de la Nature qui prétendent imposer à la Physique la forme parfaite de la géométrie d’Euclide ; qui, prenant pour fondements un certain nombre de postulats très clairs, s’efforcent d’élever une construction parfaitement rigide et régulière où chaque loi expérimentale se trouve exactement logée ; depuis l’époque où Descartes bâtissait ses Principes de Philosophie jusqu’au jour où Laplace et Poisson édifiaient sur l’hypothèse de l’attraction l’ample édifice de leur Mécanique physique, tel a été le perpétuel idéal des esprits abstraits et, particulièrement, du génie français ; en poursuivant cet idéal, il a élevé des monuments dont les lignes simples et les proportions grandioses ravissent encore l’admiration, aujourd’hui que ces édifices branlent sur leurs fondements sapés de toutes parts.

Cette unité de la théorie, cet enchaînement logique entre toutes les parties qui la constituent, sont des conséquences tellement naturelles, tellement forcées de l’idée que la force d’esprit conçoit d’une théorie physique que, pour elle, troubler cette unité ou rompre cet enchaînement, c’est violer les principes de la logique, c’est commettre une absurdité.

Il n’en est nullement ainsi pour l’esprit ample, mais faible, du physicien anglais.

La théorie n’est pour lui ni une explication, ni une classification rationnelle des lois physiques, mais un modèle de ces lois ; elle est construite non pour la satisfaction de la raison, mais pour le plaisir de l’imagination ; dès lors, elle échappe à la domination de la logique ; il est loisible au physicien anglais de construire un modèle pour représenter un groupe de lois, et un autre modèle, tout différent du précédent, pour représenter un autre groupe de lois, et cela lors même que certaines lois seraient communes aux deux groupes. Pour un géomètre de l’École de Laplace ou d’Ampère, il serait absurde de donner d’une même loi deux explications théoriques distinctes et de soutenir que ces deux explications sont valables simultanément ; pour un physicien de l’École de Thomson ou de Maxwell, il n’y a aucune contradiction à ce qu’une même loi se laisse figurer par deux modèles différents. Il y a plus ; la complication ainsi introduite dans la science ne choque nullement l’Anglais ; elle a bien plutôt pour lui le charme de la variété ; car son imagination, bien plus puissante que la nôtre, ignore notre besoin d’ordre et de simplicité ; elle se retrouve aisément là où la nôtre se perdrait.

De là, dans les théories anglaises, ces disparates, ces incohérences, ces contradictions que nous sommes portés à juger sévèrement parce que nous cherchons un système rationnel là où l’auteur n’a voulu nous donner qu’une œuvre d’imagination.

Voici, par exemple, une suite de leçons[22] consacrées par W. Thomson à exposer la Dynamique moléculaire et la théorie ondulatoire de la lumière. Le lecteur français, qui feuillette les notes de cet enseignement, pense qu’il y va trouver un ensemble d’hypothèses nettement formulées sur la constitution de l’éther et de la matière pondérable, une suite de calculs conduits méthodiquement à partir de ces hypothèses, une comparaison exacte entre les conséquences de ces calculs et les faits d’expérience ; grand sera son désappointement, mais courte sa méprise ! Ce n’est point une théorie ainsi ordonnée que W. Thomson a prétendu construire ; il a voulu[23] simplement considérer diverses classes de lois expérimentales et, pour chacune de ces classes, construire un modèle mécanique. Autant de catégories de phénomènes, autant de modèles distincts pour représenter le rôle de la molécule matérielle dans ces phénomènes.

S’agit-il de représenter les caractères de l’élasticité en un corps cristallisé ? La molécule matérielle est figurée[24] par huit boules massives qui occupent les sommets d’un parallélipipède et que relient les unes aux autres un nombre plus ou moins grand de ressorts à boudin.

Est-ce la théorie de la dispersion de la lumière qu’il s’agit de rendre saisissable à l’imagination ? La molécule matérielle se trouve composée[25] d’un certain nombre d’enveloppes sphériques, rigides, concentriques, que des ressorts à boudin maintiennent en une semblable position. Une foule de ces petits mécanismes est semée dans l’éther. Celui-ci est[26] un corps homogène, incompressible, rigide pour les vibrations très rapides, parfaitement mou pour les actions d’une certaine durée. Il ressemble à une gelée ou à de la glycérine[27].

Veut-on un modèle propre à imiter la polarisation rotatoire ? Les molécules matérielles que nous semons par milliers dans notre « gelée » ne seront plus construites sur le plan que nous venons de décrire ; ce seront[28] de petites enveloppes rigides en chacune desquelles un gyrostat tourne avec rapidité autour d’un axe lié à l’enveloppe.

Mais c’est là un agencement trop grossier, une « crude gyrostatic molecule[29] » ; bientôt un mécanisme plus parfait vient la remplacer[30] ; l’enveloppe rigide ne contient plus seulement un gyrostat, mais deux gyrostats tournant en sens contraire ; des articulations à billes et godets les relient l’un à l’autre et aux parois de l’enveloppe, laissant un certain jeu à leurs axes de rotation.

Entre ces divers modèles, exposés aux cours des Leçons sur la Dynamique moléculaire, il serait fort malaisé de choisir celui qui représente le mieux la structure de la molécule matérielle ; mais combien plus embarrassant sera ce choix si nous passons en revue les autres modèles imaginés par W. Thomson au cours de ses divers écrits !

Ici[31], un fluide homogène, incompressible, sans viscosité, remplit tout l’espace ; certaines portions de ce fluide sont animées de mouvements tourbillonnaires persistants ; ces portions représentent les atomes matériels.

[32], le liquide incompressible est figuré par un assemblage de boules rigides que lient les unes aux autres des tiges convenablement articulées.

Ailleurs[33], c’est aux théories cinétiques de Maxwell et de Tait qu’il est fait appel pour imaginer les propriétés des solides, des liquides et des gaz.

Nous sera-t-il plus aisé de définir la constitution que W. Thomson attribue à l’éther ?

Lorsque W. Thomson développait sa théorie des atomes tourbillons, l’éther était une partie de ce fluide homogène, incompressible, dénué de toute viscosité qui remplissait tout l’espace ; il était figuré par la partie de ce fluide qui est exempte de tout mouvement tourbillonnaire. Mais bientôt[34], afin de représenter la gravitation qui porte les molécules matérielles les unes vers les autres, le grand physicien compliqua cette constitution de l’éther ; reprenant une ancienne hypothèse de Fatio de Duilliers et de Lesage, il lança au travers du fluide homogène tout un essaim de petits corpuscules solides mus en tous sens avec une extrême vitesse.

En un autre écrit[35], l’éther est redevenu un corps homogène et incompressible ; mais ce corps est maintenant semblable à un fluide très visqueux, à une gelée. Cette analogie, à son tour, est abandonnée ; pour représenter les propriétés de l’éther, W. Thomson reprend[36] des formules dues à Mac Gullagh [37] et, pour les rendre saisissables à l’imagination, il les figure en un modèle mécanique[38] ; des boîtes rigides, dont chacune contient un gyrostat animé d’un mouvement de rotation rapide autour d’un axe invariablement lié aux parois, sont rattachées les unes aux autres par des bandes d’une toile flexible, mais inextensible.

Cette énumération, bien incomplète, des divers modèles par lesquels W. Thomson a cherché à figurer les diverses propriétés de l’éther ou des molécules pondérables, ne nous donne encore qu’une faible idée de la foule d’images qu’éveillent en son esprit les mots : constitution de la matière ; il y faudrait joindre tous les modèles créés par d’autres physiciens, mais dont il recommande l’usage ; il y faudrait joindre, par exemple, ce modèle des actions électriques que Maxwell a composé[39] et pour lequel W. Thomson professe une constante admiration. Là, nous verrions l’éther et tous les corps mauvais conducteurs de l’électricité construits à la façon d’un gâteau de miel ; les parois des cellules formées non pas de cire, mais d’un corps élastique dont les déformations figurent les actions électrostatiques ; le miel remplacé par un fluide parfait qu’anime un rapide mouvement tourbillonnaire, image des actions magnétiques.

Cette collection d’engins et de mécanismes déconcerte le lecteur français qui cherchait une suite coordonnée de suppositions sur la constitution de la matière, une explication hypothétique de cette constitution. Mais une telle explication, à aucun moment W. Thomson n’a eu l’intention de la donner ; sans cesse, le langage même qu’il emploie met en garde le lecteur contre une telle interprétation de sa pensée. Les mécanismes qu’il propose sont « des modèles grossiers[40] », des « représentations brutales[41]» ; ils sont « mécaniquement non naturels, unnatural mechanically[42] » ; « la constitution mécanique des solides supposée dans ces remarques et illustrée par notre modèle ne doit pas être regardée comme vraie en nature[43]  » ; « il est à peine besoin de remarquer que l’éther que nous avons imaginé est une substance purement idéale[44]». Le caractère tout provisoire de chacun de ces modèles se marque dans la désinvolture avec laquelle l’auteur les abandonne ou les reprend selon les besoins du phénomène qu’il étudie : « Arrière[45] nos cavités sphériques avec leurs enveloppes rigides et concentriques ; ce n’était, vous vous en souvenez, qu’une illustration mécanique grossière. Je vais donner un autre modèle mécanique, bien que je le croie très éloigné du mécanisme réel des phénomènes. » Tout au plus cède-t-il quelquefois à l’espoir que ces modèles ingénieusement imaginés indiquent la voie qui conduira, dans un avenir éloigné, à une explication physique du monde matériel[46].

La multiplicité et la variété des modèles proposés par W. Thomson pour figurer la constitution de la matière n’étonne point extrêmement le lecteur français, car, très vite, il reconnaît que le grand physicien n’a point prétendu fournir une explication acceptable pour la raison, qu’il a voulu seulement faire œuvre d’imagination. Son étonnement est autrement profond et durable lorsqu’il retrouve la même absence d’ordre et de méthode, la même insouciance de la logique non plus dans une collection de modèles mécaniques, mais dans une suite de théories algébriques. Comment concevrait-il, en effet, la possibilité d’un développement mathématique illogique ? De là, le sentiment de stupeur qu’il éprouve en étudiant un écrit comme le Traité d’Électricité de Maxwell :

« La première fois qu’un lecteur français ouvre le livre de Maxwell, écrit M. Poincaré[47], un sentiment de malaise, et souvent même de défiance, se mêle d’abord à son admiration… »

« Le savant anglais ne cherche pas à construire un édifice unique, définitif et bien ordonné ; il semble plutôt qu’il élève un grand nombre de constructions provisoires et indépendantes, entre lesquelles les communications sont difficiles et parfois impossibles. »

« Prenons, comme exemple, le chapitre où l’on explique les attractions électrostatiques par des pressions et des tensions qui régneraient dans le milieu diélectrique. Ce chapitre pourrait être supprimé sans que le reste du volume en devînt moins clair et moins complet, et, d’un autre côté, il contient une théorie qui se suffit à elle-même, et on pourrait le comprendre sans avoir lu une seule des lignes qui précèdent ou qui suivent. Mais il n’est pas seulement indépendant du reste de l’ouvrage ; il est difficile à concilier[48] avec les idées fondamentales du livre, ainsi que le montrera plus loin une discussion approfondie. Maxwell ne tente même pas cette conciliation ; il se borne à dire[49] : I have not been able to make the next step, namely, to account by mechanical considerations for these stress in the dielectric. »

« Cet exemple suffira pour faire comprendre ma pensée ; je pourrais en citer beaucoup d’autres ; ainsi, qui se douterait, en lisant les pages consacrées à la polarisation rotatoire magnétique, qu’il y a identité entre les phénomènes optiques et magnétiques ? »

Le Traité d’Électricité et de Magnétisme de Maxwell a beau avoir revêtu la forme mathématique ; pas plus que les Leçons sur la Dynamique moléculaire de W. Thomson, il n’est un système logique ; comme ces Leçons, il se compose d’une suite de modèles, dont chacun figure un groupe de lois, sans souci des autres modèles qui ont servi à figurer d’autres lois, qui, parfois, ont représenté ces mêmes lois ou quelques-unes d’entre elles ; seulement, ces modèles, au lieu d’être construits avec des gyrostats, des ressorts à boudin, de la glycérine, sont des agencements de signes algébriques. Ces diverses théories partielles, dont chacune se développe isolément, sans souci de celle qui l’a précédée, recouvrant parfois une partie du champ que celle-ci a déjà couvert, s’adressent bien moins à notre raison qu’à notre imagination. Ce sont des tableaux, et l’artiste, en composant chacun d’eux, a choisi avec une entière liberté les objets qu’il représenterait et l’ordre dans lequel il les grouperait ; peu importe si l’un de ses personnages a déjà posé, dans une attitude différente, pour un autre tableau ; le logicien serait mal venu de s’en choquer ; une galerie de tableaux n’est pas un enchaînement de syllogismes.



§ VIII. — La diffusion des méthodes anglaises.

L’esprit anglais est nettement caractérisé par l’ampleur de la faculté qui sert à imaginer les ensembles concrets et par la faiblesse de la faculté qui abstrait et généralise. Cette forme particulière d’esprit engendre une forme particulière de théorie physique ; les lois d’un même groupe ne sont point coordonnées en un système logique ; elles sont figurées par un modèle ; ce modèle peut être, d’ailleurs, soit un mécanisme construit avec des corps concrets, soit un agencement de signes algébriques ; en tous cas, la théorie anglaise ne se soumet point, en son développement, aux règles d’ordre et d’unité qu’impose la logique.

Pendant longtemps, ces particularités ont été comme la marque de fabrique des théories physiques construites en Angleterre ; de ces théories, on ne faisait guère usage sur le continent. Il en est autrement depuis quelques années ; la manière anglaise de traiter la Physique s’est répandue partout avec une extrême rapidité ; aujourd’hui, elle est usuelle en France comme en Allemagne ; nous allons rechercher les causes de cette diffusion.

En premier lieu, il convient de rappeler que si la forme d’intelligence nommée par Pascal amplitude et faiblesse d’esprit est très répandue parmi les Anglais, elle n’est cependant ni l’apanage de tous les Anglais, ni la propriété des seuls Anglais.

Pour l’aptitude à donner une parfaite clarté à des idées très abstraites, une extrême précision à des principes très généraux, pour l’art de conduire dans un ordre irréprochable soit une suite d’expériences, soit un enchaînement de déductions. Newton ne le cède assurément ni à Descartes, ni à aucun des grands penseurs classiques ; sa force d’esprit est une des plus puissantes que l’humanité ait connues.

De même que l’on peut trouver parmi les Anglais — Newton nous en est garant — des esprits forts et justes, on peut rencontrer hors de l’Angleterre des esprits amples, mais faibles.

C’en était un que Gassendi.

Le contraste des deux formes intellectuelles si nettement définies par Pascal se marque avec une extraordinaire vigueur dans la discussion célèbre[50] qui mit aux prises Gassendi et Descartes. Avec quelle ardeur Gassendi insiste[51] pour « que l’esprit ne soit pas distingué réellement de la faculté imaginative » ; avec quelle force il affirme que « l’imagination n’est pas distinguée de l’intellection », qu’ « il y a en nous une seule faculté par laquelle nous connaissons généralement toutes choses » ! Avec quelle hauteur Descartes répond[52] à Gassendi : « Ce que j’ai dit de l’imagination est assez clair si l’on veut y prendre garde, mais ce n’est pas merveille si cela semble obscur à ceux qui ne méditent jamais, et qui ne font aucune réflexion sur ce qu’ils pensent ! » Les deux adversaires semblent avoir compris que leur débat a une autre allure que la plupart des discussions si fréquentes entre philosophes, qu’il n’est point la dispute de deux hommes ni de deux doctrines, mais la lutte de deux formes d’esprit, de l’esprit ample, mais faible, contre l’esprit fort, mais étroit. O anima ! O mens ! s’écrie Gassendi, interpellant le champion de l’abstraction. O caro ! riposte Descartes, écrasant sous son mépris hautain l’imagination bornée aux objets concrets.

On comprend, dès lors, la prédilection de Gassendi pour la Cosmologie épicurienne ; sauf leur extrême petitesse, les atomes qu’il se figure ressemblent fort aux corps qu’il a, chaque jour, occasion de voir et de toucher ; ce caractère concret, saisissable à l’imagination, de la Physique de Gassendi se montre en pleine lumière dans le passage suivant[53], où le philosophe explique à sa manière les sympathies et les antipathies de l’École : « Il faut comprendre que ces actions se produisent comme celles qui s’exercent d’une manière plus sensible entre les corps ; la seule différence est que les mécanismes qui sont gros dans ce dernier cas sont très déliés dans le premier. Partout où la vue ordinaire nous montre une attraction et une union, nous voyons des crochets, des cordes, quelque chose qui saisit et quelque chose qui est saisi ; partout où elle nous montre une répulsion et une séparation, nous voyons des aiguillons, des piques, un corps quelconque qui fait explosion, etc. De même, pour expliquer les actions qui ne tombent pas sous le sens vulgaire, nous devons imaginer de petits crochets, de petites cordes, de petits aiguillons, de petites piques, et autres organes de même sorte ; ces organes sont insensibles et impalpables ; il ne faut pas en conclure qu’ils n’existent pas. »

À toutes les périodes du développement scientifique, on rencontrerait, parmi les Français, des physiciens apparentés intellectuellement à Gassendi et désireux, comme lui, de donner des explications que l’imagination puisse saisir. Parmi les théoriciens qui honorent notre époque, un des plus ingénieux et des plus féconds, M. J. Boussinesq, a exprimé avec une netteté parfaite ce besoin qu’éprouvent certains esprits de se figurer les objets sur lesquels ils raisonnent : « L’esprit humain, dit M. Boussinesq[54], en observant les phénomènes naturels, y reconnaît, à côté de beaucoup d’éléments confus qu’il ne parvient pas à débrouiller, un élément clair, susceptible par sa précision d’être l’objet de connaissances vraiment scientifiques. C’est l’élément géométrique, tenant à la localisation des objets dans l’espace, et qui permet de se les représenter, de les dessiner ou de les construire d’une manière plus ou moins idéale. Il est constitué par les dimensions et les formes des corps ou des systèmes de corps, par ce qu’on appelle, en un mot, leur configuration à un moment donné. Ces formes, ces configurations, dont les parties mesurables sont des distances ou des angles, tantôt se conservent, du moins à peu près, pendant un certain temps et paraissent même se maintenir dans les mêmes régions de l’espace pour constituer ce qu’on appelle le repos, tantôt changent sans cesse, mais avec continuité, et leurs changements de lieu sont ce qu’on appelle le mouvement local, ou simplement le mouvement. »

Ces configurations diverses des corps, leurs changements d’un instant à l’autre sont les seuls éléments que le géomètre puisse dessiner ; ce sont aussi les seuls que l’imaginatif puisse se représenter clairement ; ce sont donc, selon lui, les seuls qui soient proprement objets de science. Une théorie physique ne sera vraiment constituée que lorsqu’elle aura ramené l’étude d’un groupe de lois à la description de telles figures, de tels mouvements locaux. « Jusqu’ici la science[55], considérée dans sa partie édifiée ou susceptible de l’être, a grandi en allant d’Aristote à Descartes et à Newton, des idées de qualités ou de changements d’état, qui ne se dessinent pas, à l’idée de formes ou de mouvements locaux qui se dessinent ou se voient. »

Pas plus que Gassendi, M. Boussinesq ne veut que la Physique théorique soit une œuvre de raison dont l’imagination serait bannie ; il exprime sa pensée à cet égard en formules dont la netteté rappelle certaines paroles de lord Kelvin.

Que l’on ne s’y méprenne pas, cependant ; M. Boussinesq ne suivrait point jusqu’au bout le grand physicien anglais ; s’il veut que l’imagination puisse saisir en toutes leurs parties les constructions de la Physique théorique, il n’entend point, pour tracer le plan de ces constructions, se passer du concours de la logique ; il ne consent nullement, et Gassendi n’y aurait pas consenti davantage, à ce qu’elles soient dénuées de tout ordre et de toute unité, à ce qu’elles ne composent plus qu’un labyrinthe de bâtisses indépendantes et incohérentes.

À aucun moment, les physiciens français ou allemands n’ont, d’eux-mêmes, réduit la théorie physique à n’être qu’une collection de modèles ; cette opinion n’est point née spontanément au sein de la science continentale ; elle est d’importation anglaise.

Nous la devons surtout à la vogue de l’œuvre de Maxwell ; elle a été introduite dans la science par les commentateurs et les continuateurs de ce grand physicien ; aussi s’est-elle répandue tout d’abord sous celle de ses formes qui semble la plus déconcertante ; avant que les physiciens français ou allemands en vinssent à l’usage de modèles mécaniques, plusieurs d’entre eux s’étaient déjà habitués à traiter la Physique mathématique comme une collection de modèles algébriques.

Au premier rang de ceux qui ont contribué à promouvoir une telle façon de traiter la Physique mathématique, il convient de citer l’illustre Heinrich Hertz ; nous l’avons vu prononcer cette déclaration : « La théorie de Maxwell, ce sont les équations de Maxwell. » Conformément à ce principe, et avant même qu’il ne l’eût formulé. Hertz avait développé[56] une théorie de l’électro dynamique ; les équations données par Maxwell en formaient le fondement ; elles étaient acceptées telles quelles, sans discussion d’aucune sorte, sans examen des définitions et des hypothèses d’où elles peuvent dériver ; elles étaient traitées pour elles-mêmes, sans que les conséquences obtenues fussent soumises au contrôle de l’expérience.

Une telle manière de procéder se comprendrait de la part d’un algébriste s’il étudiait des équations tirées de principes reçus de tous les physiciens et confirmées d’une manière complète par l’expérience ; on ne s’étonnerait point de lui voir passer sous silence une mise en équations et une vérification expérimentale au sujet desquelles personne n’aurait le moindre doute. Mais tel n’est point le cas des équations de l’électro dynamique étudiées par Hertz ; les raisonnements et les calculs par lesquels Maxwell s’est efforcé, à plusieurs reprises, de les justifier abondent en contradictions, en obscurités, en erreurs manifestes ; quant à la confirmation que l’expérience leur peut apporter, elle ne saurait être que tout à fait partielle et limitée ; il saute aux yeux, en effet, que la simple existence d’un morceau d’acier aimanté est incompatible avec une telle électro dynamique ; et cette contradiction colossale n’a pas échappé à l’analyse de Hertz[57].

On pourrait peut-être penser que l’acceptation d’une théorie aussi litigieuse est nécessitée par l’absence de toute autre doctrine susceptible d’un fondement plus logique et d’une concordance plus exacte avec les faits. Il n’en est rien. Helmholtz a donné une théorie électro dynamique qui découle très logiquement des principes les mieux assis de la science électrique, dont la mise en équations est exempte des paralogismes trop fréquents dans l’œuvre de Maxwell, qui explique tous les faits dont rendent compte les équations de Hertz et de Maxwell, sans se heurter aux démentis que la réalité oppose brutalement à ces dernières ; la raison, on n’en saurait douter, exige que l’on préfère cette théorie ; mais l’imagination aime mieux jouer de l’élégant modèle algébrique façonné par Hertz et, à la même époque, par Heaviside et par Cohn. Très vite, l’usage de ce modèle s’est répandu parmi les esprits trop faibles pour ne point redouter les longues déductions ; on a vu se multiplier les écrits où les équations de Maxwell étaient acceptées sans discussion, semblables à un dogme révélé, dont on révère les obscurités comme des mystères sacrés.

Plus formellement encore que Hertz, M. Poincaré a proclamé le droit, pour la Physique mathématique, de secouer le joug d’une trop rigoureuse logique et de briser le lien qui rattachait les unes aux autres ses diverses théories. « On ne doit pas se flatter, a-t-il écrit[58], d’éviter toute contradiction ; mais il faut en prendre son parti. Deux théories contradictoires peuvent, en effet, pourvu qu’on ne les mêle pas, et qu’on n’y cherche pas le fond des choses, être toutes deux d’utiles instruments de recherche, et, peut-être, la lecture de Maxwell serait-elle moins suggestive s’il ne nous avait pas ouvert tant de voies nouvelles divergentes. »

Ces paroles, qui donnaient libre pratique en France aux méthodes de la Physique anglaise, aux idées professées avec tant d’éclat par lord Kelvin, ne demeurèrent pas sans écho. Bien des causes leur assuraient une résonnance forte et prolongée.

Je ne veux parler ici ni de la haute autorité de celui qui proférait ces paroles, ni de l’importance des découvertes au sujet desquelles elles étaient émises ; les causes que je veux signaler sont moins légitimes, bien que non moins puissantes.

Parmi ces causes, il faut citer, en premier lieu, le goût de ce qui est exotique, le désir d’imiter l’étranger, le besoin d’habiller son esprit comme son corps à la mode de Londres ; parmi ceux qui déclarent la Physique de Maxwell et de Thomson préférable à la Physique jusqu’ici classique en notre pays, combien n’ont qu’un motif à invoquer : elle est anglaise !

D’ailleurs, l’admiration bruyante pour la méthode anglaise est, pour beaucoup, un moyen de faire oublier combien ils sont peu aptes à la méthode française, combien il leur est difficile de concevoir une idée abstraite, de suivre un raisonnement rigoureux ; privés de force d’esprit, ils tentent, en prenant les allures des esprits amples, de faire croire qu’ils possèdent l’amplitude intellectuelle.

Ces causes, cependant, n’auraient peut-être pas suffi à assurer la vogue dont jouit aujourd’hui la Physique anglaise, si les exigences de l’industrie ne s’y étaient jointes.

L’industriel est très souvent un esprit ample ; la nécessité de combiner des mécanismes, de traiter des affaires, de manier des hommes, l’a, de bonne heure, habitué à voir clairement et rapidement des ensembles compliqués de choses concrètes. En revanche, c’est presque toujours un esprit très faible ; ses occupations quotidiennes le tiennent éloigné des idées abstraites et des principes généraux ; peu à peu, les facultés qui constituent la force d’esprit se sont atrophiées en lui, comme il arrive à des organes qui ne fonctionnent plus. Le modèle anglais ne peut donc manquer de lui apparaître comme la forme de théorie physique la mieux appropriée à ses aptitudes intellectuelles.

Naturellement, il désire que la Physique soit exposée sous cette forme à ceux qui auront à diriger des ateliers et des usines. D’ailleurs, le futur ingénieur réclame un enseignement de peu de durée ; il a hâte de battre monnaie avec ses connaissances ; il ne saurait prodiguer un temps qui, pour lui, est de l’argent. Or, la Physique abstraite, préoccupée, avant tout, de l’absolue solidité de l’édifice qu’elle élève, ignore cette hâte fiévreuse ; elle entend construire sur le roc et, pour l’atteindre, creuser aussi longtemps qu’il sera nécessaire ; de ceux qui veulent être ses disciples, elle exige un esprit rompu aux divers exercices de la logique, assoupli par la gymnastique des sciences mathématiques ; elle ne leur fait grâce d’aucun intermédiaire, d’aucune complication. Comment ceux qui se soucient de l’utile, et non du vrai, se soumettraient-ils à cette rigoureuse discipline ? Comment ne lui préféreraient-ils pas les procédés plus rapides des théories qui s’adressent à l’imagination ? Ceux qui ont mission de donner l’enseignement industriel sont donc vivement pressés d’adopter les méthodes anglaises, d’enseigner cette Physique qui, même dans les formules mathématiques, ne voit que des modèles.

À cette pression, la plupart d’entre eux n’opposent aucune résistance ; bien au contraire ; ils exagèrent encore le dédain de l’ordre et le mépris de la rigueur logique qu’avaient professés les physiciens anglais ; au moment d’admettre une formule dans leurs leçons ou leurs traités, ils ne se demandent jamais si cette formule est exacte, mais seulement si elle est commode et si elle parle à l’imagination. À quel degré ce mépris de toute méthode rationnelle, de toute déduction exacte, se trouve porté dans maint écrit consacré aux applications de la Physique, c’est chose à peine croyable pour qui n’a pas eu la pénible obligation de lire attentivement de tels écrits ; les paralogismes les plus énormes, les calculs les plus faux s’y étalent en pleine lumière ; sous l’influence des enseignements industriels, la Physique théorique est devenue un perpétuel défi à la justesse d’esprit.

Car le mal n’atteint point seulement les livres et les cours destinés aux futurs ingénieurs. Il a pénétré partout, propagé par les méprises et les préjugés de la foule, qui confond la science avec l’industrie ; qui, voyant passer la voiture automobile poudreuse, haletante et puante, la prend pour le char triomphal de la pensée humaine. L’enseignement supérieur est déjà contaminé par l’utilitarisme, et l’enseignement secondaire est en proie à l’épidémie. Au nom de cet utilitarisme, on fait table rase des méthodes qui avaient servi, jusqu’ici, à exposer les sciences physiques ; on rejette les théories abstraites et déductives ; on s’efforce d’ouvrir aux élèves des vues inductives et concrètes ; on entend mettre dans les jeunes esprits non des idées et des principes, mais des nombres et des faits.


Ces formes inférieures et dégradées des théories d’imagination, nous ne nous attarderons pas à les discuter longuement.

Aux snobs, nous ferons remarquer que, s’il est aisé de singer les travers d’un peuple étranger, il est plus malaisé d’acquérir les qualités héréditaires qui le caractérisent ; qu’ils pourront bien renoncer à la force de l’esprit français, mais non point à son étroitesse ; qu’ils rivaliseront facilement de faiblesse avec l’esprit anglais, mais non pas d’amplitude ; qu’ainsi, ils se condamneront à être des esprits à la fois faibles et étroits, c’est-à-dire des esprits faux.

Aux industriels qui n’ont cure de la justesse d’une formule pourvu qu’elle soit commode, nous rappellerons que l’équation simple, mais fausse, c’est, tôt ou tard, par une revanche inattendue de la logique, l’entreprise qui échoue, la digue qui crève, le pont qui s’écroule ; c’est la ruine financière, lorsque ce n’est pas le sinistre qui fauche des vies humaines.

Enfin, aux utilitaires qui croient faire des hommes pratiques en n’enseignant que des choses concrètes, nous annoncerons que leurs élèves seront tout au plus des manœuvres routiniers, appliquant machinalement des recettes incomprises ; car, seuls, les principes abstraits et généraux peuvent guider l’esprit en des régions inconnues et lui suggérer la solution de difficultés imprévues.



§ IX. — L’usage des modules mécaniques est-il fécond en
découvertes ?

Pour apprécier avec justice la théorie physique imaginative, ne la prenons pas telle que nous la présentent ceux qui en prétendent faire usage sans posséder, pour la traiter dignement, l’amplitude d’esprit qu’il faudrait. Considérons-la telle que l’ont faite ceux dont la puissante imagination l’a engendrée, et, particulièrement, les grands physiciens anglais.

Au sujet des procédés que les Anglais emploient pour traiter la Physique, il est une opinion aujourd’hui banale ; selon cette opinion, l’abandon du souci d’unité logique qui pesait sur les anciennes théories, la substitution de modèles, indépendants les uns des autres, aux déductions rigoureusement enchaînées autrefois en usage, assure aux recherches du physicien une souplesse et une liberté qui sont éminemment fécondes en découvertes.

Cette opinion nous paraît contenir une très grande part d’illusion.

Trop souvent, ceux qui la soutiennent attribuent à l’emploi de modèles des découvertes qui ont été faites par de tout autres procédés.

Dans un grand nombre de cas, d’une théorie déjà formée, un modèle a été construit, soit par l’auteur même de la théorie, soit par quelque autre physicien ; puis, peu à peu, le modèle a relégué dans l’oubli la théorie abstraite qui l’avait précédé et sans laquelle il n’eût point été imaginé ; il se donne pour l’instrument de la découverte alors qu’il n’a été qu’un procédé d’exposition ; le lecteur non prévenu, celui à qui manque le loisir de faire des recherches historiques et de remonter aux origines, peut être dupe de cette supercherie.

Prenons, par exemple, le Rapport où M. Émile Picard[59] trace, en touches si larges et si sobres, le tableau de l’état des sciences en 1900 ; lisons les passages consacrés à deux théories importantes de la Physique actuelle : la théorie de la continuité de l’état liquide et de l’état gazeux et la théorie de la pression osmotique. Il nous semblera que la part des modèles mécaniques, des hypothèses Imaginatives touchant les molécules, leurs mouvements et leurs chocs, a été très grande dans la création et le développement de ces théories. En nous suggérant une telle supposition, le Rapport de M. Picard reflète très exactement les opinions qui sont émises chaque jour dans les cours et les laboratoires. Mais ces opinions sont sans fondement. À la création et au développement des deux doctrines qui nous occupent, l’emploi des modèles mécaniques n’a presque aucunement participé.

L’idée de la continuité entre l’état liquide et l’état gazeux s’est présentée à l’esprit d’Andrews par une induction expérimentale ; ce sont aussi l’induction et la généralisation qui ont amené James Thomson à concevoir l’isotherme théorique ; d’une doctrine qui est le type des théories abstraites, de la Thermodynamique, Gibbs déduisait une exposition parfaitement enchaînée de cette nouvelle partie de la Physique, tandis que la même Thermodynamique fournissait à Maxwell une relation essentielle entre l’isotherme théorique et l’isotherme pratique.

Tandis que la Thermodynamique abstraite manifestait ainsi sa fécondité, M. Van der Waals abordait de son côté, au moyen de suppositions sur la nature et le mouvement des molécules, l’étude de la continuité entre l’état liquide et l’état gazeux ; l’apport des hypothèses cinétiques à cette étude consistait en une équation de l’isotherme théorique, équation d’où se déduisait un corollaire, la loi des états correspondants ; mais, au contact des faits, on dut reconnaître que l’équation de l’isotherme était trop simple et la loi des états correspondants trop grossière pour qu’une Physique soucieuse de quelque exactitude pût les conserver.

L’histoire de la pression osmotique n’est pas moins nette. La Thermodynamique abstraite en a fourni tout d’abord à Gibbs les équations fondamentales ; la Thermodynamique a également été le seul guide de M. J.-H. Van’t Hoff au cours de ses premiers travaux, tandis que l’induction expérimentale fournissait à Raoult les lois nécessaires au progrès de la nouvelle doctrine ; celle-ci était adulte et vigoureusement constituée lorsque les modèles mécaniques et les hypothèses cinétiques sont venues lui apporter un concours qu’elle ne réclamait point, dont elle n’avait que faire et dont elle n’a tiré aucun parti.

Avant donc d’attribuer l’invention d’une théorie aux modèles mécaniques qui l’encombrent aujourd’hui, il convient de s’assurer que ces modèles ont vraiment présidé ou aidé à sa naissance, qu’ils ne sont point venus, comme une végétation parasite, se cramponner à un arbre déjà robuste et plein de vie.

Il convient également, si l’on veut apprécier avec exactitude la fécondité que peut avoir l’emploi de modèles de ne point confondre cet emploi avec l’usage de l’analogie.

Le physicien qui cherche à réunir et à classer en une théorie abstraite les lois d’une certaine catégorie de phénomènes, se laisse très souvent guider par l’analogie qu’il entrevoit entre ces phénomènes et les phénomènes d’une autre catégorie ; si ces derniers se trouvent déjà ordonnés et organisés en une théorie satisfaisante, le physicien essayera de grouper les premiers en un système de même type et de même forme.

L’histoire de la Physique nous montre que la recherche des analogies entre deux catégories distinctes de phénomènes a peut-être été, de tous les procédés mis on œuvre pour construire des théories physiques, la méthode la plus sure et la plus féconde.

Ainsi, c’est l’analogie entrevue entre les phénomènes produits par la lumière et ceux qui constituent le son qui a fourni la notion d’onde lumineuse dont Huygens a su tirer un merveilleux parti ; plus tard, c’est cette même analogie qui a conduit Malebranche, et ensuite Young, à représenter une lumière monochromatique par une formule semblable à colle qui représente un son simple.

Une similitude entrevue entre la propagation de la chaleur et la propagation de l’électricité au sein des conducteurs a permis à Ohm de transporter de toute pièce à la seconde catégorie de phénomènes les équations que Fourier avait écrites pour la première.

L’histoire des théories du magnétisme et de la polarisation diélectrique n’est que le développement des analogies, dès longtemps entrevues par les physiciens, entre les aimants et les corps qui isolent l’électricité ; grâce à cette analogie, chacune des deux théories a bénéficié des progrès de l’autre.

L’emploi de l’analogie physique prend parfois une forme encore plus précise.

Deux catégories de phénomènes très distinctes, très dissemblables, ayant été réduites en théories abstraites, il peut arriver que les équations où se formule l’une des théories soient algébriquement identiques aux équations qui expriment l’autre. Alors, bien que ces deux théories soient essentiellement hétérogènes par la nature des lois qu’elle coordonnent, l’algèbre établit entre elles une exacte correspondance ; toute proposition de l’une des théories a son homologue en l’autre ; tout problème résolu en la première pose et résout un problème semblable en la seconde. De ces deux théories, chacune peut, selon le mot employé par les Anglais, servir à illustrer l’autre : « Par analogie physique, dit Maxwell[60], j’entends cette ressemblance partielle entre les lois d’une science et les lois d’une autre science qui fait que l’une des deux sciences peut servir à illustrer l’autre. »

De cette illustration mutuelle de deux théories, voici un exemple entre beaucoup d’autres :

L’idée du corps chaud et l’idée du corps électrisé sont deux notions essentiellement hétérogènes ; les lois qui régissent la distribution des températures stationnaires sur un groupe de corps bons conducteurs de la chaleur et les lois qui fixent l’état d’équilibre électrique sur un ensemble de corps bons conducteurs de l’électricité ont des objets physiques absolument différents ; cependant, les deux théories qui ont pour mission de classer ces lois s’expriment en deux groupes d’équations que l’algébriste ne saurait distinguer l’un de l’autre ; aussi, chaque fois qu’il résout un problème sur la distribution des températures stationnaires, il résout par le fait même un problème d’électrostatique, et inversement.

Or, une telle correspondance algébrique entre deux théories, une telle illustration de l’une par l’autre est chose infiniment précieuse ; non seulement elle comporte une notable économie intellectuelle, puisqu’elle permet de transporter d’emblée à l’une des théories tout l’appareil algébrique construit pour l’autre ; mais encore elle constitue un procède d’invention ; il peut arriver, en effet, qu’en l’un de ces deux domaines auxquels convient le même plan algébrique, l’intuition expérimentale pose tout naturellement un problème, qu’elle en suggère la solution, tandis qu’en l’autre domaine, le physicien n’eût pas été aussi aisément conduit à formuler cette question ou à lui donner cette réponse.

Ces diverses manières de faire appel à l’analogie entre deux groupes de lois physiques ou entre deux théories distinctes sont donc fécondes en découvertes ; mais on ne saurait les confondre avec l’emploi de modèles. Elles consistent à rapprocher l’un de l’autre deux systèmes abstraits, soit que l’un d’eux, déjà connu, serve à deviner la forme de l’autre, que l’on ne connaît point encore ; soit que, formulés tous deux, ils s’éclairent l’un l’autre. Il n’y a rien là qui puisse étonner le logicien le plus rigoureux ; mais il n’y a rien non plus qui rappelle les procédés chers aux esprits amples et faibles ; rien qui substitue l’usage de l’imagination à l’usage de la raison ; rien qui rejette l’intelligence, logiquement conduite, de notions abstraites et de jugements généraux pour la remplacer par la vision d’ensembles concrets.

Si nous évitons d’attribuer à l’emploi des modèles les découvertes qui sont dues, en réalité, aux théories abstraites ; si nous prenons garde, également, de ne point confondre l’usage de tels modèles avec l’usage de l’analogie, quelle sera la part exacte des théories imaginatives dans les progrès de la Physique ?

Cette part nous semble assez faible.

Le physicien qui a le plus formellement identifié l’intelligence d’une théorie et la vision d’un modèle, lord Kelvin, s’est illustré par d’admirables découvertes ; nous n’en voyons aucune qui lui ait été suggérée par la Physique imaginative. Ses plus belles trouvailles, le transport électrique de la chaleur, les propriétés des courants variables, les lois de la décharge oscillante, et beaucoup d’autres qu’il serait trop long de citer, ont été faites au moyen des systèmes abstraits de la Thermodynamique et de l’Electrodynamique classiques. Partout où il appelle à son aide les modèles mécaniques, il se borne à faire œuvre d’exposition, à représenter des résultats déjà obtenus ; ce n’est point là qu’il fait œuvre d’invention.

De même, il ne paraît pas que le modèle des actions électrostatiques et électro magnétiques, construit dans le mémoire : On physical Lines of Force, ait aidé Maxwell à créer la théorie électro magnétique de la lumière. Sans doute, il s’efforce de tirer de ce modèle les deux formules essentielles de cette théorie ; mais la manière même dont il dirige ses tentatives montre de reste que les résultats à obtenir lui étaient connus par ailleurs ; dans son désir de les retrouver coûte que coûte, il va jusqu’à fausser l’une des formules fondamentales de l’élasticité[61]. Il n’a pu créer la théorie qu’il entrevoyait qu’en renonçant à l’emploi de tout modèle, qu’en étendant, par voie d’analogie, aux courants de déplacement le système abstrait de l’Electrodynamique.

Ainsi, ni dans l’œuvre de lord Kelvin, ni dans l’œuvre de Maxwell, l’emploi des modèles mécaniques n’a montré cette fécondité qu’on lui attribue si volontiers aujourd’hui.

Est-ce à dire qu’aucune découverte n’ait jamais été suggérée à aucun physicien par cette méthode ? Pareille affirmation serait d’une exagération ridicule. L’invention n’est assujettie à aucune règle fixe. Il n’est doctrine si sotte qu’elle n’ait pu, quelque jour, susciter une idée neuve et heureuse. L’astrologie judiciaire a eu sa part dans le développement des principes de la Mécanique céleste.

D’ailleurs, celui qui voudrait dénier toute fécondité à l’emploi des modèles mécaniques se verrait opposer des exemples tout récents. On lui citerait la théorie électro-optique de M. Lorentz, prévoyant le dédoublement des raies spectrales dans un champ magnétique et provoquant M. Zeemann à observer ce phénomène. On lui citerait les mécanismes imaginés par M. J.-J. Thomson pour représenter le transport de l’électricité au sein d’une masse gazeuse et les curieuses expériences qui y ont été rattachées.

Sans doute, ces exemples mêmes prêteraient à discussion.

On pourrait observer que le système électro-optique de M. Lorentz, bien que fondé sur des hypothèses mécaniques, n’est plus un simple modèle, mais une théorie étendue, dont les diverses parties sont logiquement liées et coordonnées ; que, d’ailleurs, le phénomène de Zeemann, loin de confirmer la théorie qui en a suggéré la découverte, a eu pour premier effet de prouver que cette théorie ne pouvait être maintenue telle quelle et de démontrer qu’elle exigeait au moins de profondes modifications.

On pourrait remarquer aussi que le lien est bien lâche entre les représentations que M. J.-J. Thomson offre à notre imagination et les faits bien observés d’ionisation des gaz ; que, peut-être, les modèles mécaniques, juxtaposés à ces faits, obscurcissent les découvertes déjà faites plutôt qu’ils n’éclairent les découvertes à faire.

Mais ne nous attardons pas à ces arguties. Admettons sans détour que l’emploi de modèles mécaniques a pu guider certains physiciens dans la voie de l’invention et qu’elle pourra encore conduire à d’autres trouvailles. Du moins est-il certain qu’elle n’a point apporté aux progrès de la Physique cette riche contribution que l’on nous vantait ; la part de butin qu’elle a ajoutée à la masse de nos connaissances semble bien maigre lorsqu’on la compare aux opulentes conquêtes des théories abstraites.



§ X. — L’usage des modèles mécaniques doit-il supprimer la recherche d’une théorie abstraite et logiquement ordonnée ?

Nous avons vu les plus illustres physiciens, parmi ceux qui recommandent l’emploi des modèles mécaniques, user de cette forme de théorie bien moins comme moyen d’invention que comme procédé d’exposition. Lord Kelvin lui-même n’a point proclamé le pouvoir divinateur des mécanismes qu’il a construits en si grand nombre ; il s’est borné à déclarer que le secours de telles représentations concrètes était indispensable à son intelligence, qu’il ne pourrait sans elles parvenir à la claire aperception d’une théorie.

Les esprits forts, ceux qui n’ont pas besoin, pour concevoir une idée abstraite, de l’incarner en une image concrète, ne sauraient raisonnablement dénier aux esprits amples, mais faibles, à ceux qui ne peuvent aisément concevoir ce qui n’a ni forme, ni couleur, le droit de dessiner et de peindre aux yeux de leur imagination les objets des théories physiques. Le meilleur moyen de favoriser le développement de la Science, c’est de permettre à chaque forme intellectuelle de se développer suivant ses lois propres et de réaliser pleinement son type ; c’est de laisser les esprits forts se nourrir de notions abstraites et de principes généraux et les esprits amples s’alimenter de choses visibles et tangibles ; c’est, en un mot, de ne pas contraindre les Anglais de penser à la française, ni les Français de penser à l’anglaise. De ce libéralisme intellectuel, trop rarement compris et pratiqué, Helmholtz, qui fut à un si haut degré un esprit juste et fort, a formulé le principe[62] : « Les physiciens anglais, dit-il, tels que lord Kelvin lorsqu’il a formulé sa théorie des atomes-tourbillons, tels que Maxwell lorsqu’il a imaginé l’hypothèse d’un système de cellules dont le contenu est animé d’un mouvement de rotation, hypothèse qui sert de fondement à son essai d’explication mécanique de l’électro magnétisme, ont évidemment trouvé, dans de telles explications, une satisfaction plus vive que s’ils s’étaient contentés de la représentation très générale des faits et de leurs lois par le système d’équations différentielles de la Physique. Pour moi, je dois avouer que je demeure attaché jusqu’ici à ce dernier mode de représentation et que je m’en tiens plus assuré que de tout autre ; mais je ne saurais élever aucune objection de principe contre une méthode suivie par d’aussi grands physiciens. »

D’ailleurs, il ne s’agit plus aujourd’hui de savoir si les esprits torts toléreront que les Imaginatifs fassent usage de représentations et de modèles, mais bien de savoir s’ils garderont eux-mêmes le droit d’imposer aux théories physiques l’unité et la coordination logiques. Les Imaginatifs ne se bornent plus, en etfet, à prétendre que l’emploi de figures concrètes leur est indispensable pour comprendre les théories abstraites ; ils affirment qu’en créant pour chacun des chapitres de la Physique un modèle mécanique ou algébrique approprié, sans lien avec le modèle qui a servi à illustrer le chapitre précédent ou qui servira à représenter le chapitre suivant, on donne satisfaction à tous les désirs légitimes de l’intelligence ; que les tentatives par lesquelles certains physiciens s’efforcent de construire une théorie logiquement enchaînée, assise sur le nombre le plus petit possible d’hypothèses indépendantes et formulées avec précision, est un labeur qui ne répond à aucun besoin d’un esprit sainement constitué ; que, par conséquent, ceux qui ont mission de diriger les études et d’orienter la recherche scientifique doivent, en toute occurrence, détourner les physiciens de ce vain labeur.

À ces affirmations, que l’on entend répéter à chaque instant, sous cent formes différentes, par tous les esprits faibles et utilitaires, qu’opposerons-nous pour maintenir la légitimité, la nécessité et la prééminence des théories abstraites, logiquement coordonnées ?

Comment répondrons-nous à cette question, qui, à l’heure actuelle, se pose à nous d’une manière si pressante : Est-il permis de symboliser soit plusieurs groupes distincts de lois expérimentales, soit même un groupe unique de lois, au moyen de plusieurs théories dont chacune repose sur des hypothèses inconciliables avec les hypothèses qui portent les autres ?

À cette question, nous n’hésitons pas à répondre ceci : Si l’on s’astreint a n’invoquer que des raisons de logique pure, on ne peut empêcher un physicien de représenter par plusieurs théories inconciliables soit des ensembles divers de lois, soit même un groupe unique de lois ; on ne peut condamner l’incohérence dans la théorie physique.

Une pareille déclaration scandaliserait fort ceux qui regardent une théorie physique comme une explication des lois du monde inorganique ; il serait, en effet, absurde de prétendre que deux explications distinctes d’une même loi sont exactes en même temps ; il serait absurde d’expliquer un groupe de lois en supposant que la matière est réellement constituée d’une certaine façon et un autre groupe de lois en la supposant constituée d’une tout autre manière. La théorie explicative doit, de toute nécessité, éviter jusqu’à l’apparence d’une contradiction.

Mais si l’on admet, comme nous avons cherché à l’établir, qu’une théorie physique est simplement un système destiné à classer un ensemble de lois expérimentales, comment puiserait-on, dans le code de la logique, le droit de condamner un physicien qui emploie, pour ordonner des ensembles différents de lois, des procédés de classification différents, ou qui propose, pour un même ensemble de lois, diverses classifications issues de méthodes différentes ? La logique interdit-elle aux naturalistes de classer un groupe d’animaux d’après la structure du système nerveux et un autre groupe d’après la structure du système circulatoire ? Un malacologiste tombera-t-il dans l’absurdité s’il expose successivement le système de M. Bouvier qui groupe les mollusques d’après la disposition de leurs filets nerveux et celui de M. Remy Perrier qui fonde ses comparaisons sur l’étude de l’organe de Bojanus ? Ainsi un physicien aura logiquement le droit de regarder, ici, la matière comme continue et, là, de la considérer comme formée d’atomes séparés ; d’expliquer les effets capillaires par des forces attractives s’exerçant entre des particules immobiles, et de douer ces mêmes particules de mouvements rapides pour rendre compte des effets de la chaleur ; aucun de ces disparates ne violera les principes de la logique.

La logique n’impose évidemment au physicien qu’une seule obligation : c’est de ne pas confondre l’un avec l’autre les divers procédés de classification qu’il emploie ; c’est, lorsqu’il établit entre deux lois un certain rapprochement, de marquer d’une manière précise quelle est celle des méthodes proposées qui justifie ce rapprochement. C’est ce qu’exprimait M. Poincaré en écrivant[63] ces mots que nous avons déjà cités : « Deux théories contradictoires peuvent, en effet, pourvu qu’on ne les mêle pas, et qu’on n’y cherche pas le fond des choses, être toutes deux d’utiles instruments de recherche. »

La logique ne fournit donc point d’argument sans réplique à qui prétend imposer à la théorie physique un ordre exempt de toute contradiction ; cet ordre, trouvera-t-on des raisons sufiisantes pour l’imposer si l’on prend comme principe la tendance de la Science vers la plus grande économie intellectuelle ? Nous ne le croyons pas.

En commençant ce chapitre, nous avons montré combien ditïerente pouvait être l’appréciation des divers esprits touchant l’économie de pensée qui résulte d’une certaine opération intellectuelle ; nous avons vu que là où un esprit fort, mais étroit, ressentait un allégement, un esprit ample, mais faible, éprouvait un surcroît de fatigue.

Il est clair que les esprits adaptés à la conception des idées abstraites, à la formation des jugements généraux, à la construction des déductions rigoureuses, mais faciles à égarer dans un ensemble quelque peu compliqué, trouveront une théorie d’autant plus satisfaisante, d’autant plus économique, que l’ordre en sera plus parfait, que l’unité en sera moins souvent brisée par des lacunes ou des contradictions.

Mais une imagination assez ample pour saisir d’une seule vue un ensemble compliqué de choses disparates, pour ne pas éprouver le besoin qu’un tel ensemble soit mis en ordre, accompagne en général une raison assez faible pour craindre l’abstraction, la généralisation, la déduction. Les esprits où sont associées ces deux dispositions trouveront que le labeur logique considérable qui coordonne en un système unique divers fragments de théorie leur cause plus de peine que la vision de ces fragments disjoints ; ils ne jugeront nullement que le passage de l’incohérence à l’unité soit une opération intellectuelle économique.

Ni le principe de contradiction, ni la loi de l’économie de la pensée ne nous permettent de prouver d’une manière irréfutable qu’une théorie physique doit être logiquement coordonnée ; d’où tirerons-nous donc argument en faveur de cette opinion ?

Cette opinion est légitime parce qu’elle résulte en nous d’un sentiment inné, qu’il n’est pas possible de justifier par des considérations de pure logique, mais qu’il n’est pas possible non plus d’étouffer complètement. Ceux-là mêmes qui ont développé des théories dont les diverses parties ne sauraient s’accorder les unes les autres, dont les divers chapitres décrivent autant de modèles mécaniques ou algébriques, isolés les uns des autres, ne l’ont fait qu’à regret, à contrecœur. Il suffit de lire la préface mise par Maxwell en tête de ce Traité d’Èlectricité et de Magnétisme où abondent les contradictions insolubles, pour voir que ces contradictions n’ont point été cherchées ni voulues, que l’auteur souhaitait obtenir une théorie coordonnée de l’électro magnétisme. Lord Kelvin, eu construisant ses innombrables modèles, si disparates, ne cesse pas d’espérer qu’un jour viendra où il sera possible de donner une explication mécanique de la matière ; il se flatte que ses modèles servent à jalonner la voie qui mènera à la découverte de cette explication.

Tout physicien aspire naturellement à l’unité de la science ; c’est pourquoi l’emploi de modèles disparates et incompatibles n’a été proposé que depuis un petit nombre d’années. La raison, qui réclame une théorie dont toutes les parties soient logiquement unies, et l’imagination, qui désire incarner ces diverses parties de la théorie en des représentations concrètes, eussent vu l’une et l’autre leurs tendances aboutir s’il eût été possible d’atteindre une explication mécanique, complète et détaillée, des lois de la Physique ; de là, l’ardeur avec laquelle, pendant longtemps, les théoriciens se sont efforcés vers une semblable explication. Lorsque l’inanité de ces efforts eut clairement prouvé qu’une telle explication était une chimère[64], les physiciens, convaincus qu’il était impossible de satisfaire à la fois aux exigences de la raison et aux besoins de l’imagination, durent faire un choix ; les esprits forts et justes, soumis avant tout à l’empire de la raison, cessèrent de demander l’explication des lois naturelles à la théorie physique, afin d’en sauvegarder l’unité et la rigueur ; les esprits amples, mais faibles, entraînés par l’imagination, plus puissante que la raison, renoncèrent à construire un système logique, afin de pouvoir mettre les fragments de leur théorie sous une forme visible et tangible. Mais la renonciation de ces derniers, au moins de ceux dont la pensée mérite de compter, ne fut jamais complète et définitive ; ils ne donnèrent jamais leurs constructions isolées et disparates que pour des abris provisoires, pour des échafaudages destinés à disparaître ; ils ne désespérèrent pas de voir un architecte de génie élever un jour un édifice dont toutes les parties seraient agencées suivant un plan d’une parfaite unité. Seuls, ceux qui affectent de mépriser la force d’esprit pour faire croire qu’ils en ont l’amplitude se sont mépris au point de prendre ces échafaudages pour un monument achevé.

Ainsi, tous ceux qui sont capables de réfléchir, de prendre conscience de leurs propres pensées, sentent en eux-mêmes cette aspiration, impossible à étouffer, vers l’unité logique de la théorie physique. Cette aspiration vers une théorie dont toutes les parties s’accordent logiquement les unes avec les autres est, d’ailleurs, l’inséparable compagne de cette autre aspiration, dont nous avons déjà constaté l’irrésistible puissance[65], vers une théorie qui soit une classification naturelle des lois physiques. Nous sentons, en effet, que si les rapports réels des choses, insaisissables aux méthodes dont use le physicien, se reflètent en quelque sorte en nos théories physiques, ce reflet ne peut être privé d’ordre ni d’unité. Prouver par arguments convaincants que ce sentiment est conforme à la vérité serait une tache au-dessus des moyens de la Physique ; comment pourrions-nous assigner les caractères que doit présenter le reflet, puisque les objets dont émane ce reflet échappent à notre vue ? Et cependant, ce sentiment surgit en nous avec une force invincible ; celui qui n’y voudrait voir qu’un leurre et une illusion ne saurait être réduit au silence par le principe de contradiction ; mais il serait excommunié par le sens commun.

En cette circonstance, comme en toutes, la Science serait impuissante à établir la légitimité des principes mêmes qui tracent ses méthodes et dirigent ses recherches, si elle ne recourait au sens commun. Au fond de nos doctrines les plus clairement énoncées, les plus rigoureusement déduites, nous retrouvons toujours cet ensemble confus de tendances, d’aspirations, d’intuitions ; aucune analyse n’est assez pénétrante pour les séparer les unes des autres, pour les décomposer en éléments plus simples ; aucun langage n’est assez précis et assez souple pour les définir et les formuler ; et cependant, les vérités que ce sens commun nous révèle sont si claires et si certaines que nous ne pouvons ni les méconnaître, ni les révoquer en doute ; bien plus, toute clarté et toute certitude scientifiques sont un reflet de leur clarté et un prolongement de leur certitude.

La raison n’a donc point d’argument logique pour arrêter une théorie physique qui voudrait briser les chaînes de la rigueur logique ; mais la « nature soutient la raison impuissante et l’empêche d’extravaguer jusqu’à ce point[66] ».

  1. Les idées exposées dans ce chapitre sont le développement d’un article intitulé : L’École anglaise et les Théories physiques, publié, en octobre 1893, par la Revue des Questions scientifiques.
  2. (1) Ch. II, § 2.
  3. Pascal : Pensées, édition Havet, art. vii, 2.
  4. H. Taine : Les Origines de la France contemporaine. Le Régime moderne, t. I, I. I, c. i, art. 2, 3, 4. Paris, 1891.
  5. Les citations sont toutes extraites de l’ouvrage de Taine.
  6. Taine : Loc. cit., p. 35.
  7. Pascal : Pensées, édition Havet, art. 7.
  8. L’amplitude d’esprit, en César, était presque aussi caractérisée qu’en Napoléon. On se souvient qu’il dictait en même temps, à quatre secrétaires, des lettres composées en quatre langues différentes.
  9. A. Chevrillon : Sidney Smith et la renaissance des idées libérales en Angleterre au XIXe siècle, p. 90 ; Paris, 1894.
  10. Descartes : Discours de la Méthode.
  11. Le lecteur trouvera une analyse très profonde, très fine et très documentée d’un esprit anglais à la fois ample et faible dans l’ouvrage d’André Chevrillon : Sydney Smith et la renaissance des idées libérales en Angleterre au XIXe siècle, Paris, 1894.
  12. O. Lodge : Les Théories modernes de l’Électricité. Essai d’une théorie nouvelle. Traduit de l’anglais et annoté par E. Meylan, p. 3, Paris, 1891.
  13. O. Lodge : Op. cit., p. 16.
  14. O. Lodge : Op. cit., passim.
  15. W. Thomson : Lectures on molecular Dynamics, and the Wawe-Theory of Light. John Hopkins University, Baltimore, 1884, p. 131. Voir aussi : Sir W. Thomson (lord Kelvin) ;  : Conférences scientifiques et allocutions, trad. par P. Lugol et annotées par M. Brillouin : Constitution de la matière, Paris, 1893.
  16. W. Thomson : Lectures on molecular Dynamics, p. 270.
  17. W. Thomson and P.-G. Tait : Treatise on natural Philosophy, vol. I, Ire part., art. 385.
  18. W. Thomson : The Size of Atoms, Nature, mars 1810. — Réimprimé dans Thomson and Tait : Treatise on Natural Philosophy, IIe part., app. F.
  19. Du moins selon W. Thomson. En réalité, Navier n’a jamais traité que des corps isotropes. Selon la théorie de Poisson, l’élasticité d’un corps cristallisé dépend seulement de 15 coefficients ; les principes de la théorie de Navier, appliqués aux corps cristallisés, conduisent à un résultat semblable.
  20. W. Thomson : Lectures on molecular Dynamics, p. 131.
  21. H. Hertz : Untersuchungen über die Ausbreitung der elektrischen Kraft, Einleitende Uebersicht, p. 23. Leipzig, 1892.
  22. W. Thomson : Notes of Lectures on molecular Dynamics and the Wawe Theory of Light, Baltimore, 1884. Le lecteur pourra également consulter : Sir W. Thomson (lord Kelvin) : Conférences scientifiques et allocutions, traduites et annotées sur la deuxième édition par P. Lugol ; avec des extraits de mémoires récents de Sir W. Thomson et quelques notes, par M. Brillouin : Constitution de la Matière, Paris, Gauthier-Villars, 1893.
  23. W. Thomson : Loc. cit., p. 132.
  24. W. Thomson : Loc. cit., p. 127.
  25. W. Thomson : Loc. cit., pp. 10, 105, 118.
  26. W. Thomson : Loc. cit., p. 9.
  27. W. Thomson : Loc. cit., p. 118.
  28. W. Thomson : Loc. cit., pp. 242, 290.
  29. W. Thomson : Loc. cit., p. 327.
  30. W. Thomson : Loc. cit., p. 320.
  31. W. Thomson : On Vortex Atoms (Edimburgh Philosophical Society Proceedings, 18 février 1867).
  32. W. Thomson: Comptes rendus de l’Académie des Sciences, 16 septembre 1889. — Scientific Papers, vol. III, p. 466.
  33. W. Thomson : Molecular constitution of Matter, § 29-44 (Proceedings of the Royal Society of Edimburgh, 1er et 15 juillet 1889 ; — Scientific Papers, vol. III, p. 404) ; — Lectures on molecular Dynamics, p. 280.
  34. W. Thomson :On the ultramondane Corpuscles of Lesage (Philosophical Magazine, vol. XLV, p. 321, 1873).
  35. W. Thomson: Lectures on molecular Dynamics, pp. 9, 118.
  36. W. Thomson : Equilibrium or motion of an ideal Substance called for brevity Ether (Scientific Papers, vol. III, p. 445).
  37. Mac Cullagh : An essay towards a dynamical theory of crystalline reflexion and refraction (Transactions Royal Irish Academy, vol. XXI, 9 décembre 1839 ; — The collected works of James Mac Cullagh, p. 145).
  38. W. Thomson : On a gyrostatic adynamic constitution of the Ether (Edimburgh Royal Society Proceedings, 17 mars 1890 ; — Scientific Papers, vol. III, p. 466) ; — Ether, Electricity and Ponderable Matter (Scientific Papers vol. 111, p. 505).
  39. J. Clerk Maxwell : On physical Lines of Force, IIIe part. : The Theory of molecular Vortices applied to statical Electricity {Philosophical Magazine, janvier et février 1882 ; — Scientific Papers, vol. 1, p. 491).
  40. W. Thomson : Lectures on molecular Dynamics, pp. 11, 105.
  41. W. Thomson : Op. cit., p. 11.
  42. W. Thomson : Op. cit., p. 105.
  43. W. Thomson : Op. cit., p. 131.
  44. W. Thomson : Scientific Papers, vol. III, p. 464.
  45. W. Thomson : Lectures on molecular Dynamics, p. 280.
  46. W. Thomson : Scientific Papers, vol. III, p. 510.
  47. H. Poincaré : Électricité et Optique, I. Les théories de Maxwell et la théorie électro-magnétique de la lumière. Introduction, p. viii. — Le lecteur désireux de connaître à quel degré l’insouciance de toute logique, et même de toute exactitude mathématique, était portée dans l’esprit de Maxwell, trouvera de nombreux exemples dans l’écrit suivant : P. Duhem : Les Théories électriques de J. Clerk Maxwell. Étude historique et critique, Paris, 1902.
  48. En réalité, cette théorie de Maxwell découle d’une mésintelligence complète des lois de l’élasticité ; nous avons mis cette mésintelligence en évidence et développé la théorie exacte qui devait être substituée aux erreurs de Maxwell (a) ; un terme, négligé à tort dans notre calcul, a été rétabli par M. Liénard (b), dont nous avons retrouvé les résultats par une analyse directe (c).

    (a) P. Duhem : Leçons sur l’Électricité et le Magnétisme, t. II, 1. XII. Paris, 1892.

    (b) Liénard : La Lumière électrique, t. LII, pp. 7, 67. 1894.

    (c) P. Duhem : American Journal of Mathematics, vol. XVII, p. 117, 1895.

  49. « Je n’ai pas réussi à faire le second pas, à rendre compte par des considérations mécaniques de ces tensions du diélectrique. » (Maxwell : Traité d’Électricité et de Magnétisme, traduction française, t. I, p. 174.)
  50. P. Gassendi Disquisitio metaphysica, seu dubitationes et instantiae adversus Renati Cartesii Metaphysicam, et responsa.
  51. P. Gassendi Dubitationes in Meditationem IIem.
  52. Cartesii Responsum ad Dubitationem V in Meditationem IIem.
  53. Gassendi : Syntagma Philosophicum, IIe pars, l. VI, c. xiv.
  54. J. Boussinesq : Leçons synthétiques de Mécanique générale, p. 1 ; Paris, 1889.
  55. J. Boussinesq : Théorie analytique de la Chaleur, t. I, p. xv, 1901.
  56. H. Hertz : Ueber die Grundgleichungen der Elektrodynamik für ruhende Körper. Gottinger Nachrichten, 19 mars 1890. — Wiedemann’s Annalen der Physik und Chemie, Bd. XL, p. 577. — Gesammelte Werke von H. Hertz ; Bd. II : Untersuchungen über die Ausbreitung der elektrischen Kraft, 2« Auflage, p. 208.)
  57. H. Hertz : Untersuchungen über Ausbreitung der elektrischen Kraft, 2e Auflage, p. 240.
  58. H. Poincaré : Électricité et Optique. I. Les théories de Maxwell et la théorie électro-magnétique de la lumière. Introduction, p. ix.
  59. Exposition universelle de 1900 à Paris. Rapport du Jury international. Introduction générale. IIe partie : Sciences, par M. Émile Picard, Paris, 1901, pp. 53 et suiv.
  60. J.-Clerk Maxwell : Scientific Papers, vol. I, p. 156.
  61. P. Duhem : Les Théories électriques de J.-Clerk Maxwell, étude historique et critique, Paris, 1902, p. 212.
  62. H. von Helmholtz: Préface de l’ouvrage de H. Hertz : Die Principien der Mechanik, p. 21.
  63. H. Poincaré : Électricité et Optique. I. Les théories de Maxwell et la théorie électro-magnétique de la lumière. Introduction, p. ix.
  64. Pour plus de détails sur ce point, nous renverrons à notre ouvrage : L’Évolution de la Mécanique, Paris, 1903.
  65. Voir ch. ii, § 4.
  66. Pascal : Pensées, édition Havet, art. 8.