La Théorie physique/PREMIERE PARTIE/Chapitre IV/IX

Chevalier & Rivière (p. 149-158).
§ IX. — L’usage des modules mécaniques est-il fécond en
découvertes ?

Pour apprécier avec justice la théorie physique imaginative, ne la prenons pas telle que nous la présentent ceux qui en prétendent faire usage sans posséder, pour la traiter dignement, l’amplitude d’esprit qu’il faudrait. Considérons-la telle que l’ont faite ceux dont la puissante imagination l’a engendrée, et, particulièrement, les grands physiciens anglais.

Au sujet des procédés que les Anglais emploient pour traiter la Physique, il est une opinion aujourd’hui banale ; selon cette opinion, l’abandon du souci d’unité logique qui pesait sur les anciennes théories, la substitution de modèles, indépendants les uns des autres, aux déductions rigoureusement enchaînées autrefois en usage, assure aux recherches du physicien une souplesse et une liberté qui sont éminemment fécondes en découvertes.

Cette opinion nous paraît contenir une très grande part d’illusion.

Trop souvent, ceux qui la soutiennent attribuent à l’emploi de modèles des découvertes qui ont été faites par de tout autres procédés.

Dans un grand nombre de cas, d’une théorie déjà formée, un modèle a été construit, soit par l’auteur même de la théorie, soit par quelque autre physicien ; puis, peu à peu, le modèle a relégué dans l’oubli la théorie abstraite qui l’avait précédé et sans laquelle il n’eût point été imaginé ; il se donne pour l’instrument de la découverte alors qu’il n’a été qu’un procédé d’exposition ; le lecteur non prévenu, celui à qui manque le loisir de faire des recherches historiques et de remonter aux origines, peut être dupe de cette supercherie.

Prenons, par exemple, le Rapport où M. Émile Picard[1] trace, en touches si larges et si sobres, le tableau de l’état des sciences en 1900 ; lisons les passages consacrés à deux théories importantes de la Physique actuelle : la théorie de la continuité de l’état liquide et de l’état gazeux et la théorie de la pression osmotique. Il nous semblera que la part des modèles mécaniques, des hypothèses Imaginatives touchant les molécules, leurs mouvements et leurs chocs, a été très grande dans la création et le développement de ces théories. En nous suggérant une telle supposition, le Rapport de M. Picard reflète très exactement les opinions qui sont émises chaque jour dans les cours et les laboratoires. Mais ces opinions sont sans fondement. À la création et au développement des deux doctrines qui nous occupent, l’emploi des modèles mécaniques n’a presque aucunement participé.

L’idée de la continuité entre l’état liquide et l’état gazeux s’est présentée à l’esprit d’Andrews par une induction expérimentale ; ce sont aussi l’induction et la généralisation qui ont amené James Thomson à concevoir l’isotherme théorique ; d’une doctrine qui est le type des théories abstraites, de la Thermodynamique, Gibbs déduisait une exposition parfaitement enchaînée de cette nouvelle partie de la Physique, tandis que la même Thermodynamique fournissait à Maxwell une relation essentielle entre l’isotherme théorique et l’isotherme pratique.

Tandis que la Thermodynamique abstraite manifestait ainsi sa fécondité, M. Van der Waals abordait de son côté, au moyen de suppositions sur la nature et le mouvement des molécules, l’étude de la continuité entre l’état liquide et l’état gazeux ; l’apport des hypothèses cinétiques à cette étude consistait en une équation de l’isotherme théorique, équation d’où se déduisait un corollaire, la loi des états correspondants ; mais, au contact des faits, on dut reconnaître que l’équation de l’isotherme était trop simple et la loi des états correspondants trop grossière pour qu’une Physique soucieuse de quelque exactitude pût les conserver.

L’histoire de la pression osmotique n’est pas moins nette. La Thermodynamique abstraite en a fourni tout d’abord à Gibbs les équations fondamentales ; la Thermodynamique a également été le seul guide de M. J.-H. Van’t Hoff au cours de ses premiers travaux, tandis que l’induction expérimentale fournissait à Raoult les lois nécessaires au progrès de la nouvelle doctrine ; celle-ci était adulte et vigoureusement constituée lorsque les modèles mécaniques et les hypothèses cinétiques sont venues lui apporter un concours qu’elle ne réclamait point, dont elle n’avait que faire et dont elle n’a tiré aucun parti.

Avant donc d’attribuer l’invention d’une théorie aux modèles mécaniques qui l’encombrent aujourd’hui, il convient de s’assurer que ces modèles ont vraiment présidé ou aidé à sa naissance, qu’ils ne sont point venus, comme une végétation parasite, se cramponner à un arbre déjà robuste et plein de vie.

Il convient également, si l’on veut apprécier avec exactitude la fécondité que peut avoir l’emploi de modèles de ne point confondre cet emploi avec l’usage de l’analogie.

Le physicien qui cherche à réunir et à classer en une théorie abstraite les lois d’une certaine catégorie de phénomènes, se laisse très souvent guider par l’analogie qu’il entrevoit entre ces phénomènes et les phénomènes d’une autre catégorie ; si ces derniers se trouvent déjà ordonnés et organisés en une théorie satisfaisante, le physicien essayera de grouper les premiers en un système de même type et de même forme.

L’histoire de la Physique nous montre que la recherche des analogies entre deux catégories distinctes de phénomènes a peut-être été, de tous les procédés mis on œuvre pour construire des théories physiques, la méthode la plus sure et la plus féconde.

Ainsi, c’est l’analogie entrevue entre les phénomènes produits par la lumière et ceux qui constituent le son qui a fourni la notion d’onde lumineuse dont Huygens a su tirer un merveilleux parti ; plus tard, c’est cette même analogie qui a conduit Malebranche, et ensuite Young, à représenter une lumière monochromatique par une formule semblable à colle qui représente un son simple.

Une similitude entrevue entre la propagation de la chaleur et la propagation de l’électricité au sein des conducteurs a permis à Ohm de transporter de toute pièce à la seconde catégorie de phénomènes les équations que Fourier avait écrites pour la première.

L’histoire des théories du magnétisme et de la polarisation diélectrique n’est que le développement des analogies, dès longtemps entrevues par les physiciens, entre les aimants et les corps qui isolent l’électricité ; grâce à cette analogie, chacune des deux théories a bénéficié des progrès de l’autre.

L’emploi de l’analogie physique prend parfois une forme encore plus précise.

Deux catégories de phénomènes très distinctes, très dissemblables, ayant été réduites en théories abstraites, il peut arriver que les équations où se formule l’une des théories soient algébriquement identiques aux équations qui expriment l’autre. Alors, bien que ces deux théories soient essentiellement hétérogènes par la nature des lois qu’elle coordonnent, l’algèbre établit entre elles une exacte correspondance ; toute proposition de l’une des théories a son homologue en l’autre ; tout problème résolu en la première pose et résout un problème semblable en la seconde. De ces deux théories, chacune peut, selon le mot employé par les Anglais, servir à illustrer l’autre : « Par analogie physique, dit Maxwell[2], j’entends cette ressemblance partielle entre les lois d’une science et les lois d’une autre science qui fait que l’une des deux sciences peut servir à illustrer l’autre. »

De cette illustration mutuelle de deux théories, voici un exemple entre beaucoup d’autres :

L’idée du corps chaud et l’idée du corps électrisé sont deux notions essentiellement hétérogènes ; les lois qui régissent la distribution des températures stationnaires sur un groupe de corps bons conducteurs de la chaleur et les lois qui fixent l’état d’équilibre électrique sur un ensemble de corps bons conducteurs de l’électricité ont des objets physiques absolument différents ; cependant, les deux théories qui ont pour mission de classer ces lois s’expriment en deux groupes d’équations que l’algébriste ne saurait distinguer l’un de l’autre ; aussi, chaque fois qu’il résout un problème sur la distribution des températures stationnaires, il résout par le fait même un problème d’électrostatique, et inversement.

Or, une telle correspondance algébrique entre deux théories, une telle illustration de l’une par l’autre est chose infiniment précieuse ; non seulement elle comporte une notable économie intellectuelle, puisqu’elle permet de transporter d’emblée à l’une des théories tout l’appareil algébrique construit pour l’autre ; mais encore elle constitue un procède d’invention ; il peut arriver, en effet, qu’en l’un de ces deux domaines auxquels convient le même plan algébrique, l’intuition expérimentale pose tout naturellement un problème, qu’elle en suggère la solution, tandis qu’en l’autre domaine, le physicien n’eût pas été aussi aisément conduit à formuler cette question ou à lui donner cette réponse.

Ces diverses manières de faire appel à l’analogie entre deux groupes de lois physiques ou entre deux théories distinctes sont donc fécondes en découvertes ; mais on ne saurait les confondre avec l’emploi de modèles. Elles consistent à rapprocher l’un de l’autre deux systèmes abstraits, soit que l’un d’eux, déjà connu, serve à deviner la forme de l’autre, que l’on ne connaît point encore ; soit que, formulés tous deux, ils s’éclairent l’un l’autre. Il n’y a rien là qui puisse étonner le logicien le plus rigoureux ; mais il n’y a rien non plus qui rappelle les procédés chers aux esprits amples et faibles ; rien qui substitue l’usage de l’imagination à l’usage de la raison ; rien qui rejette l’intelligence, logiquement conduite, de notions abstraites et de jugements généraux pour la remplacer par la vision d’ensembles concrets.

Si nous évitons d’attribuer à l’emploi des modèles les découvertes qui sont dues, en réalité, aux théories abstraites ; si nous prenons garde, également, de ne point confondre l’usage de tels modèles avec l’usage de l’analogie, quelle sera la part exacte des théories imaginatives dans les progrès de la Physique ?

Cette part nous semble assez faible.

Le physicien qui a le plus formellement identifié l’intelligence d’une théorie et la vision d’un modèle, lord Kelvin, s’est illustré par d’admirables découvertes ; nous n’en voyons aucune qui lui ait été suggérée par la Physique imaginative. Ses plus belles trouvailles, le transport électrique de la chaleur, les propriétés des courants variables, les lois de la décharge oscillante, et beaucoup d’autres qu’il serait trop long de citer, ont été faites au moyen des systèmes abstraits de la Thermodynamique et de l’Electrodynamique classiques. Partout où il appelle à son aide les modèles mécaniques, il se borne à faire œuvre d’exposition, à représenter des résultats déjà obtenus ; ce n’est point là qu’il fait œuvre d’invention.

De même, il ne paraît pas que le modèle des actions électrostatiques et électro magnétiques, construit dans le mémoire : On physical Lines of Force, ait aidé Maxwell à créer la théorie électro magnétique de la lumière. Sans doute, il s’efforce de tirer de ce modèle les deux formules essentielles de cette théorie ; mais la manière même dont il dirige ses tentatives montre de reste que les résultats à obtenir lui étaient connus par ailleurs ; dans son désir de les retrouver coûte que coûte, il va jusqu’à fausser l’une des formules fondamentales de l’élasticité[3]. Il n’a pu créer la théorie qu’il entrevoyait qu’en renonçant à l’emploi de tout modèle, qu’en étendant, par voie d’analogie, aux courants de déplacement le système abstrait de l’Electrodynamique.

Ainsi, ni dans l’œuvre de lord Kelvin, ni dans l’œuvre de Maxwell, l’emploi des modèles mécaniques n’a montré cette fécondité qu’on lui attribue si volontiers aujourd’hui.

Est-ce à dire qu’aucune découverte n’ait jamais été suggérée à aucun physicien par cette méthode ? Pareille affirmation serait d’une exagération ridicule. L’invention n’est assujettie à aucune règle fixe. Il n’est doctrine si sotte qu’elle n’ait pu, quelque jour, susciter une idée neuve et heureuse. L’astrologie judiciaire a eu sa part dans le développement des principes de la Mécanique céleste.

D’ailleurs, celui qui voudrait dénier toute fécondité à l’emploi des modèles mécaniques se verrait opposer des exemples tout récents. On lui citerait la théorie électro-optique de M. Lorentz, prévoyant le dédoublement des raies spectrales dans un champ magnétique et provoquant M. Zeemann à observer ce phénomène. On lui citerait les mécanismes imaginés par M. J.-J. Thomson pour représenter le transport de l’électricité au sein d’une masse gazeuse et les curieuses expériences qui y ont été rattachées.

Sans doute, ces exemples mêmes prêteraient à discussion.

On pourrait observer que le système électro-optique de M. Lorentz, bien que fondé sur des hypothèses mécaniques, n’est plus un simple modèle, mais une théorie étendue, dont les diverses parties sont logiquement liées et coordonnées ; que, d’ailleurs, le phénomène de Zeemann, loin de confirmer la théorie qui en a suggéré la découverte, a eu pour premier effet de prouver que cette théorie ne pouvait être maintenue telle quelle et de démontrer qu’elle exigeait au moins de profondes modifications.

On pourrait remarquer aussi que le lien est bien lâche entre les représentations que M. J.-J. Thomson offre à notre imagination et les faits bien observés d’ionisation des gaz ; que, peut-être, les modèles mécaniques, juxtaposés à ces faits, obscurcissent les découvertes déjà faites plutôt qu’ils n’éclairent les découvertes à faire.

Mais ne nous attardons pas à ces arguties. Admettons sans détour que l’emploi de modèles mécaniques a pu guider certains physiciens dans la voie de l’invention et qu’elle pourra encore conduire à d’autres trouvailles. Du moins est-il certain qu’elle n’a point apporté aux progrès de la Physique cette riche contribution que l’on nous vantait ; la part de butin qu’elle a ajoutée à la masse de nos connaissances semble bien maigre lorsqu’on la compare aux opulentes conquêtes des théories abstraites.


  1. Exposition universelle de 1900 à Paris. Rapport du Jury international. Introduction générale. IIe partie : Sciences, par M. Émile Picard, Paris, 1901, pp. 53 et suiv.
  2. J.-Clerk Maxwell : Scientific Papers, vol. I, p. 156.
  3. P. Duhem : Les Théories électriques de J.-Clerk Maxwell, étude historique et critique, Paris, 1902, p. 212.