La Théorie physique/PREMIERE PARTIE/Chapitre IV/X

Chevalier & Rivière (p. 158-167).
§ X. — L’usage des modèles mécaniques doit-il supprimer la recherche d’une théorie abstraite et logiquement ordonnée ?

Nous avons vu les plus illustres physiciens, parmi ceux qui recommandent l’emploi des modèles mécaniques, user de cette forme de théorie bien moins comme moyen d’invention que comme procédé d’exposition. Lord Kelvin lui-même n’a point proclamé le pouvoir divinateur des mécanismes qu’il a construits en si grand nombre ; il s’est borné à déclarer que le secours de telles représentations concrètes était indispensable à son intelligence, qu’il ne pourrait sans elles parvenir à la claire aperception d’une théorie.

Les esprits forts, ceux qui n’ont pas besoin, pour concevoir une idée abstraite, de l’incarner en une image concrète, ne sauraient raisonnablement dénier aux esprits amples, mais faibles, à ceux qui ne peuvent aisément concevoir ce qui n’a ni forme, ni couleur, le droit de dessiner et de peindre aux yeux de leur imagination les objets des théories physiques. Le meilleur moyen de favoriser le développement de la Science, c’est de permettre à chaque forme intellectuelle de se développer suivant ses lois propres et de réaliser pleinement son type ; c’est de laisser les esprits forts se nourrir de notions abstraites et de principes généraux et les esprits amples s’alimenter de choses visibles et tangibles ; c’est, en un mot, de ne pas contraindre les Anglais de penser à la française, ni les Français de penser à l’anglaise. De ce libéralisme intellectuel, trop rarement compris et pratiqué, Helmholtz, qui fut à un si haut degré un esprit juste et fort, a formulé le principe[1] : « Les physiciens anglais, dit-il, tels que lord Kelvin lorsqu’il a formulé sa théorie des atomes-tourbillons, tels que Maxwell lorsqu’il a imaginé l’hypothèse d’un système de cellules dont le contenu est animé d’un mouvement de rotation, hypothèse qui sert de fondement à son essai d’explication mécanique de l’électro magnétisme, ont évidemment trouvé, dans de telles explications, une satisfaction plus vive que s’ils s’étaient contentés de la représentation très générale des faits et de leurs lois par le système d’équations différentielles de la Physique. Pour moi, je dois avouer que je demeure attaché jusqu’ici à ce dernier mode de représentation et que je m’en tiens plus assuré que de tout autre ; mais je ne saurais élever aucune objection de principe contre une méthode suivie par d’aussi grands physiciens. »

D’ailleurs, il ne s’agit plus aujourd’hui de savoir si les esprits torts toléreront que les Imaginatifs fassent usage de représentations et de modèles, mais bien de savoir s’ils garderont eux-mêmes le droit d’imposer aux théories physiques l’unité et la coordination logiques. Les Imaginatifs ne se bornent plus, en etfet, à prétendre que l’emploi de figures concrètes leur est indispensable pour comprendre les théories abstraites ; ils affirment qu’en créant pour chacun des chapitres de la Physique un modèle mécanique ou algébrique approprié, sans lien avec le modèle qui a servi à illustrer le chapitre précédent ou qui servira à représenter le chapitre suivant, on donne satisfaction à tous les désirs légitimes de l’intelligence ; que les tentatives par lesquelles certains physiciens s’efforcent de construire une théorie logiquement enchaînée, assise sur le nombre le plus petit possible d’hypothèses indépendantes et formulées avec précision, est un labeur qui ne répond à aucun besoin d’un esprit sainement constitué ; que, par conséquent, ceux qui ont mission de diriger les études et d’orienter la recherche scientifique doivent, en toute occurrence, détourner les physiciens de ce vain labeur.

À ces affirmations, que l’on entend répéter à chaque instant, sous cent formes différentes, par tous les esprits faibles et utilitaires, qu’opposerons-nous pour maintenir la légitimité, la nécessité et la prééminence des théories abstraites, logiquement coordonnées ?

Comment répondrons-nous à cette question, qui, à l’heure actuelle, se pose à nous d’une manière si pressante : Est-il permis de symboliser soit plusieurs groupes distincts de lois expérimentales, soit même un groupe unique de lois, au moyen de plusieurs théories dont chacune repose sur des hypothèses inconciliables avec les hypothèses qui portent les autres ?

À cette question, nous n’hésitons pas à répondre ceci : Si l’on s’astreint a n’invoquer que des raisons de logique pure, on ne peut empêcher un physicien de représenter par plusieurs théories inconciliables soit des ensembles divers de lois, soit même un groupe unique de lois ; on ne peut condamner l’incohérence dans la théorie physique.

Une pareille déclaration scandaliserait fort ceux qui regardent une théorie physique comme une explication des lois du monde inorganique ; il serait, en effet, absurde de prétendre que deux explications distinctes d’une même loi sont exactes en même temps ; il serait absurde d’expliquer un groupe de lois en supposant que la matière est réellement constituée d’une certaine façon et un autre groupe de lois en la supposant constituée d’une tout autre manière. La théorie explicative doit, de toute nécessité, éviter jusqu’à l’apparence d’une contradiction.

Mais si l’on admet, comme nous avons cherché à l’établir, qu’une théorie physique est simplement un système destiné à classer un ensemble de lois expérimentales, comment puiserait-on, dans le code de la logique, le droit de condamner un physicien qui emploie, pour ordonner des ensembles différents de lois, des procédés de classification différents, ou qui propose, pour un même ensemble de lois, diverses classifications issues de méthodes différentes ? La logique interdit-elle aux naturalistes de classer un groupe d’animaux d’après la structure du système nerveux et un autre groupe d’après la structure du système circulatoire ? Un malacologiste tombera-t-il dans l’absurdité s’il expose successivement le système de M. Bouvier qui groupe les mollusques d’après la disposition de leurs filets nerveux et celui de M. Remy Perrier qui fonde ses comparaisons sur l’étude de l’organe de Bojanus ? Ainsi un physicien aura logiquement le droit de regarder, ici, la matière comme continue et, là, de la considérer comme formée d’atomes séparés ; d’expliquer les effets capillaires par des forces attractives s’exerçant entre des particules immobiles, et de douer ces mêmes particules de mouvements rapides pour rendre compte des effets de la chaleur ; aucun de ces disparates ne violera les principes de la logique.

La logique n’impose évidemment au physicien qu’une seule obligation : c’est de ne pas confondre l’un avec l’autre les divers procédés de classification qu’il emploie ; c’est, lorsqu’il établit entre deux lois un certain rapprochement, de marquer d’une manière précise quelle est celle des méthodes proposées qui justifie ce rapprochement. C’est ce qu’exprimait M. Poincaré en écrivant[2] ces mots que nous avons déjà cités : « Deux théories contradictoires peuvent, en effet, pourvu qu’on ne les mêle pas, et qu’on n’y cherche pas le fond des choses, être toutes deux d’utiles instruments de recherche. »

La logique ne fournit donc point d’argument sans réplique à qui prétend imposer à la théorie physique un ordre exempt de toute contradiction ; cet ordre, trouvera-t-on des raisons sufiisantes pour l’imposer si l’on prend comme principe la tendance de la Science vers la plus grande économie intellectuelle ? Nous ne le croyons pas.

En commençant ce chapitre, nous avons montré combien ditïerente pouvait être l’appréciation des divers esprits touchant l’économie de pensée qui résulte d’une certaine opération intellectuelle ; nous avons vu que là où un esprit fort, mais étroit, ressentait un allégement, un esprit ample, mais faible, éprouvait un surcroît de fatigue.

Il est clair que les esprits adaptés à la conception des idées abstraites, à la formation des jugements généraux, à la construction des déductions rigoureuses, mais faciles à égarer dans un ensemble quelque peu compliqué, trouveront une théorie d’autant plus satisfaisante, d’autant plus économique, que l’ordre en sera plus parfait, que l’unité en sera moins souvent brisée par des lacunes ou des contradictions.

Mais une imagination assez ample pour saisir d’une seule vue un ensemble compliqué de choses disparates, pour ne pas éprouver le besoin qu’un tel ensemble soit mis en ordre, accompagne en général une raison assez faible pour craindre l’abstraction, la généralisation, la déduction. Les esprits où sont associées ces deux dispositions trouveront que le labeur logique considérable qui coordonne en un système unique divers fragments de théorie leur cause plus de peine que la vision de ces fragments disjoints ; ils ne jugeront nullement que le passage de l’incohérence à l’unité soit une opération intellectuelle économique.

Ni le principe de contradiction, ni la loi de l’économie de la pensée ne nous permettent de prouver d’une manière irréfutable qu’une théorie physique doit être logiquement coordonnée ; d’où tirerons-nous donc argument en faveur de cette opinion ?

Cette opinion est légitime parce qu’elle résulte en nous d’un sentiment inné, qu’il n’est pas possible de justifier par des considérations de pure logique, mais qu’il n’est pas possible non plus d’étouffer complètement. Ceux-là mêmes qui ont développé des théories dont les diverses parties ne sauraient s’accorder les unes les autres, dont les divers chapitres décrivent autant de modèles mécaniques ou algébriques, isolés les uns des autres, ne l’ont fait qu’à regret, à contrecœur. Il suffit de lire la préface mise par Maxwell en tête de ce Traité d’Èlectricité et de Magnétisme où abondent les contradictions insolubles, pour voir que ces contradictions n’ont point été cherchées ni voulues, que l’auteur souhaitait obtenir une théorie coordonnée de l’électro magnétisme. Lord Kelvin, eu construisant ses innombrables modèles, si disparates, ne cesse pas d’espérer qu’un jour viendra où il sera possible de donner une explication mécanique de la matière ; il se flatte que ses modèles servent à jalonner la voie qui mènera à la découverte de cette explication.

Tout physicien aspire naturellement à l’unité de la science ; c’est pourquoi l’emploi de modèles disparates et incompatibles n’a été proposé que depuis un petit nombre d’années. La raison, qui réclame une théorie dont toutes les parties soient logiquement unies, et l’imagination, qui désire incarner ces diverses parties de la théorie en des représentations concrètes, eussent vu l’une et l’autre leurs tendances aboutir s’il eût été possible d’atteindre une explication mécanique, complète et détaillée, des lois de la Physique ; de là, l’ardeur avec laquelle, pendant longtemps, les théoriciens se sont efforcés vers une semblable explication. Lorsque l’inanité de ces efforts eut clairement prouvé qu’une telle explication était une chimère[3], les physiciens, convaincus qu’il était impossible de satisfaire à la fois aux exigences de la raison et aux besoins de l’imagination, durent faire un choix ; les esprits forts et justes, soumis avant tout à l’empire de la raison, cessèrent de demander l’explication des lois naturelles à la théorie physique, afin d’en sauvegarder l’unité et la rigueur ; les esprits amples, mais faibles, entraînés par l’imagination, plus puissante que la raison, renoncèrent à construire un système logique, afin de pouvoir mettre les fragments de leur théorie sous une forme visible et tangible. Mais la renonciation de ces derniers, au moins de ceux dont la pensée mérite de compter, ne fut jamais complète et définitive ; ils ne donnèrent jamais leurs constructions isolées et disparates que pour des abris provisoires, pour des échafaudages destinés à disparaître ; ils ne désespérèrent pas de voir un architecte de génie élever un jour un édifice dont toutes les parties seraient agencées suivant un plan d’une parfaite unité. Seuls, ceux qui affectent de mépriser la force d’esprit pour faire croire qu’ils en ont l’amplitude se sont mépris au point de prendre ces échafaudages pour un monument achevé.

Ainsi, tous ceux qui sont capables de réfléchir, de prendre conscience de leurs propres pensées, sentent en eux-mêmes cette aspiration, impossible à étouffer, vers l’unité logique de la théorie physique. Cette aspiration vers une théorie dont toutes les parties s’accordent logiquement les unes avec les autres est, d’ailleurs, l’inséparable compagne de cette autre aspiration, dont nous avons déjà constaté l’irrésistible puissance[4], vers une théorie qui soit une classification naturelle des lois physiques. Nous sentons, en effet, que si les rapports réels des choses, insaisissables aux méthodes dont use le physicien, se reflètent en quelque sorte en nos théories physiques, ce reflet ne peut être privé d’ordre ni d’unité. Prouver par arguments convaincants que ce sentiment est conforme à la vérité serait une tache au-dessus des moyens de la Physique ; comment pourrions-nous assigner les caractères que doit présenter le reflet, puisque les objets dont émane ce reflet échappent à notre vue ? Et cependant, ce sentiment surgit en nous avec une force invincible ; celui qui n’y voudrait voir qu’un leurre et une illusion ne saurait être réduit au silence par le principe de contradiction ; mais il serait excommunié par le sens commun.

En cette circonstance, comme en toutes, la Science serait impuissante à établir la légitimité des principes mêmes qui tracent ses méthodes et dirigent ses recherches, si elle ne recourait au sens commun. Au fond de nos doctrines les plus clairement énoncées, les plus rigoureusement déduites, nous retrouvons toujours cet ensemble confus de tendances, d’aspirations, d’intuitions ; aucune analyse n’est assez pénétrante pour les séparer les unes des autres, pour les décomposer en éléments plus simples ; aucun langage n’est assez précis et assez souple pour les définir et les formuler ; et cependant, les vérités que ce sens commun nous révèle sont si claires et si certaines que nous ne pouvons ni les méconnaître, ni les révoquer en doute ; bien plus, toute clarté et toute certitude scientifiques sont un reflet de leur clarté et un prolongement de leur certitude.

La raison n’a donc point d’argument logique pour arrêter une théorie physique qui voudrait briser les chaînes de la rigueur logique ; mais la « nature soutient la raison impuissante et l’empêche d’extravaguer jusqu’à ce point[5] ».

  1. H. von Helmholtz: Préface de l’ouvrage de H. Hertz : Die Principien der Mechanik, p. 21.
  2. H. Poincaré : Électricité et Optique. I. Les théories de Maxwell et la théorie électro-magnétique de la lumière. Introduction, p. ix.
  3. Pour plus de détails sur ce point, nous renverrons à notre ouvrage : L’Évolution de la Mécanique, Paris, 1903.
  4. Voir ch. ii, § 4.
  5. Pascal : Pensées, édition Havet, art. 8.