La Théorie physique/PREMIERE PARTIE/Chapitre II/III

Chevalier & Rivière (p. 32-34).
§ III. — La théorie considérée comme classification.

La théorie n’est pas seulement une représentation économique des lois expérimentales ; elle est encore une classification de ces lois.

La Physique expérimentale nous fournit les lois toutes ensemble et, pour ainsi dire, sur un même plan, sans les répartir en groupes de lois qu’unisse entre elles une sorte de parenté. Bien souvent, ce sont des causes tout accidentelles, des analogies toutes superficielles qui ont conduit les observateurs à rapprocher, dans leurs recherches, une loi d’une autre loi. Newton a fixé dans un même ouvrage les lois de la dispersion de la lumière qui traverse un prisme et les lois des teintes dont se pare une bulle de savon, simplement parce que des couleurs éclatantes signalent aux yeux ces deux sortes de phénomènes.

La théorie, au contraire, en développant les ramifications nombreuses du raisonnement déductif qui relie les principes aux lois expérimentales, établit parmi celles-ci un ordre et une classification ; il en est qu’elle réunit, étroitement serrées, dans un même groupe ; il en est qu’elle sépare les unes des autres et qu’elle place en deux groupes extrêmement éloignés ; elle donne, pour ainsi parler, la table et les titres des chapitres entre lesquels se partagera méthodiquement la science à étudier ; elle marque les lois qui doivent se ranger en chacun de ces chapitres.

Ainsi, près des lois qui régissent le spectre fourni par un prisme, elle range les lois auxquelles obéissent les couleurs de l’arc-en-ciel ; mais les lois selon lesquelles se succèdent les teintes des anneaux de Newton vont, en une autre région, rejoindre les lois des franges découvertes par Young et par Fresnel ; en une autre catégorie, les élégantes colorations analysées par Grimaldi sont considérées comme parentes des spectres de diffraction produits par Fraunhöfer. Les lois de tous ces phénomènes que leurs éclatantes couleurs confondaient les uns avec les autres aux yeux du simple observateur sont, par les soins du théoricien, classées et ordonnées.

Des connaissances classées sont des connaissances d’un emploi commode et d’un usage sûr. Dans ces cases méthodiques où gisent côte à côte les outils qui ont un même but, dont les cloisons séparent rigoureusement les instruments qui ne s’accommodent pas à la même besogne, la main de l’ouvrier saisit rapidement, sans tâtonnement, sans méprise, l’outil qu’il faut. Grâce à la théorie, le physicien trouve avec certitude, sans rien omettre d’utile, sans rien employer de superflu, les lois qui lui peuvent servir à résoudre un problème donné.

Partout où l’ordre règne, il amène avec lui la beauté ; la théorie ne rend donc pas seulement l’ensemble des lois physiques qu’elle représente plus aisé à manier, plus commode, plus utile ; elle le rend aussi plus beau.

Il est impossible de suivre la marche d’une des grandes théories de la Physique, de la voir dérouler majestueusement, à partir des premières hypothèses, ses déductions régulières ; de voir ses conséquences représenter, jusque dans le moindre détail, une foule de lois expérimentales, sans être séduit par la beauté d’une semblable construction, sans éprouver vivement qu’une telle création de l’esprit humain est vraiment une œuvre d’art.