La Théorie physique/PREMIERE PARTIE/Chapitre II/II

Chevalier & Rivière (p. 29-32).


§ II. — Quelle est l’utilité d’une théorie physique ? — La théorie considérée comme une économie de la pensée.

Et d’abord à quoi peut servir une telle théorie ?

Touchant la nature même des choses, touchant les réalités qui se cachent sous les phénomènes dont nous faisons l’étude, une théorie conçue sur le plan qui vient d’être tracé ne nous apprend absolument rien et ne prétend rien nous apprendre. À quoi donc est-elle utile ? Quel avantage les physiciens trouvent-ils à remplacer les lois que fournit directement la méthode expérimentale par un système de propositions mathématiques qui les représentent ?

Tout d’abord, à un très grand nombre de lois qui s’offrent à nous comme indépendantes les unes des autres, dont chacune doit être apprise et retenue pour son propre compte, la théorie substitue un tout petit nombre de propositions, les hypothèses fondamentales. Les hypothèses une fois connues, une déduction mathématique de toute sûreté permet de retrouver, sans omission ni répétition, toutes les lois physiques. Une telle condensation d’une foule de lois en un petit nombre de principes est un immense soulagement pour la raison humaine qui ne pourrait, sans un pareil artifice, emmagasiner les richesses nouvelles qu’elle conquiert chaque jour.

La réduction des lois physiques en théories contribue ainsi à cette économie intellectuelle en laquelle M. E. Mach[1] voit le but, le principe directeur de la Science.

La loi expérimentale représentait déjà une première économie intellectuelle. L’esprit humain avait devant lui un nombre immense de faits concrets, dont chacun se compliquait d’une foule de détails, dissemblables de l’un à l’autre ; aucun homme n’aurait pu embrasser et retenir la connaissance de tous ces faits ; aucun n’aurait pu communiquer cette connaissance à son semblable. L’abstraction est entrée en jeu ; elle a fait tomber tout ce qu’il y avait de particulier, d’individuel dans chacun de ces faits ; de leur ensemble, elle a extrait seulement ce qu’il y avait en eux de général, ce qui leur était commun, et à cet encombrant amas de faits, elle a substitué une proposition unique, tenant peu de place dans la mémoire, aisée à transmettre par l’enseignement ; elle a formulé une loi physique.

« Au lieu, par exemple[2], de noter un à un les divers cas de réfraction de la lumière, nous pouvons les reproduire et les prévoir tous lorsque nous savons que le rayon incident, le rayon réfracté et la normale sont dans un même plan et que . Au lieu de tenir compte des innombrables phénomènes de réfraction dans des milieux et sous des angles différents, nous n’avons alors qu’à observer la valeur de en tenant compte des relations ci-dessus, ce qui est infiniment plus facile. La tendance à l’économie est ici évidente. »

L’économie que réalise la substitution de la loi aux faits concrets, l’esprit humain la redouble lorsqu’il condense les lois expérimentales en théories. Ce que la loi de la réfraction est aux innombrables faits de réfraction, la théorie optique l’est aux lois infiniment variées des phénomènes lumineux.

Parmi les effets de la lumière, il n’en est qu’un fort petit nombre que les anciens eussent réduits en lois ; les seules lois optiques qu’ils connussent étaient la loi de la propagation rectiligne de la lumière et les lois de la réflexion ; ce maigre contingent s’accrut, à l’époque de Descartes, de la loi de la réfraction. Une Optique aussi réduite pouvait se passer de théorie ; il était aisé d’étudier et d’enseigner chaque loi en elle-même.

Comment, au contraire, le physicien qui veut étudier l’Optique actuelle pourrait-il, sans l’aide d’une théorie, acquérir une connaissance, même superficielle, de ce domaine immense ? Effets de réfraction simple, de réfraction double par des cristaux uniaxes on biaxes, de réflexion sur des milieux isotropes ou cristallisés, d’interférences, de diffraction, de polarisation par réflexion, par réfraction simple ou double, de polarisation chromatique, de polarisation rotatoire, etc., chacune de ces grandes catégories de phénomènes donne lieu à l’énoncé d’une foule de lois expérimentales dont le nombre, dont la complication, effrayeraient la mémoire la plus capable et la plus fidèle.

La théorie optique survient ; elle s’empare de toutes ces lois et les condense en un petit nombre de principes ; de ces principes on peut toujours, par un calcul régulier et sûr, tirer la loi dont on veut faire usage ; il n’est donc plus nécessaire de garder la connaissance de toutes ces lois ; la connaissance des principes sur lesquels repose la théorie suffit.

Cet exemple nous fait saisir sur le vif la marche suivant laquelle progressent les sciences physiques ; sans cesse, l’expérimentateur met à jour des faits jusque-là insoupçonnés et formule des lois nouvelles ; et, sans cesse, afin que l’esprit humain puisse emmagasiner ces richesses, le théoricien imagine des représentations plus condensées, des systèmes plus économiques ; le développement de la Physique provoque une lutte continuelle entre « la nature qui ne se lasse pas de fournir » et la raison qui ne veut pas « se lasser de concevoir ».


  1. E. Mach : Die ökonomlsche Natur der physikalischen Forschung (Populärwissenschaftliche Vorlesungen, 3te Auffage, Leipzig, 1903, xiii, p. 215). — La Mécanique : exposé historique et critique de son développement, Paris, 1904, c. iv, art. 4 : La Science comme économie de la pensée, p. 449.
  2. E. Mach : La Mécanique : exposé historique et critique de son développement, Paris, 1904, p. 453.