La Théorie physique/PREMIERE PARTIE/Chapitre II

Chevalier & Rivière (p. 25-43).


CHAPITRE II

THÉORIE PHYSIQUE ET CLASSIFICATION NATURELLE

§ I. — Quelle est la véritable nature d’une théorie physique et quelles opérations la constituent.

En regardant une théorie physique comme une explication hypothétique de la réalité matérielle, on la place sous la dépendance de la Métaphysique. Par là, bien loin de lui donner une forme à laquelle le plus grand nombre des esprits puissent consentir, on en limite l’acceptation à ceux qui reconnaissent la philosophie dont elle se réclame. Mais ceux-là mêmes ne sauraient être pleinement satisfaits de cette théorie, car elle ne tire pas tous ses principes de la doctrine métaphysique dont elle prétend dériver.

Ces pensées, objet du précédent Chapitre, nous amènent tout naturellement à nous poser les deux questions suivantes :

Ne pourrait-on assigner à la théorie physique un objet tel qu’elle devînt autonome ? Fondée sur des principes qui ne relèveraient d’aucune doctrine métaphysique, elle pourrait être jugée en elle-même et sans que les opinions des divers physiciens à son endroit dépendissent en rien des Écoles philosophiques diverses auxquelles ils peuvent appartenir.

Ne pourrait-on, pour construire une théorie physique, concevoir une méthode qui fût suffisante ? Conséquente avec sa propre définition, la théorie n’emploierait aucun principe, ne recourrait à aucun procédé dont elle ne puisse légitimement faire usage.

Cet objet, cette méthode, nous nous proposons de les fixer et de les étudier :

Posons, dès maintenant, une définition de la théorie physique ; cette définition, la suite de cet écrit l’élucidera et en développera tout le contenu :

Une théorie physique n’est pas une explication. C’est un système de propositions mathématiques, déduites d’un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible, un ensemble de lois expérimentales.

Pour préciser déjà quelque peu cette définition, caractérisons les quatre opérations successives par lesquelles se forme une théorie physique :

1o Parmi les propriétés physiques que nous nous proposons de représenter, nous choisissons celles que nous regarderons comme des propriétés simples et dont les autres seront censées des groupements ou des combinaisons. Nous leur faisons correspondre, par des méthodes de mesure appropriées, autant de symboles mathématiques, de nombres, de grandeurs ; ces symboles mathématiques n’ont, avec les propriétés qu’ils représentent, aucune relation de nature ; ils ont seulement avec elles une relation de signe à chose signifiée ; par les méthodes de mesure, on peut faire correspondre à chaque état d’une propriété physique une valeur du symbole représentatif, et inversement.

2o Nous relions entre elles les diverses sortes de grandeurs ainsi introduites par un petit nombre de propositions qui serviront de principes à nos déductions ; ces principes peuvent être nommés hypothèses au sens étymologique du mot, car ils sont vraiment les fondements sur lesquels s’édifiera la théorie ; mais ils ne prétendent en aucune façon énoncer des relations véritables entre les propriétés réelles des corps. Ces hypothèses peuvent donc être formulées d’une manière arbitraire. La contradiction logique, soit entre les termes d’une même hypothèse, soit entre diverses hypothèses d’une même théorie, est la seule barrière absolument infranchissable devant laquelle s’arrête cet arbitraire.

3o Les divers principes ou hypothèses d’une théorie sont combinés ensemble suivant les règles de l’analyse mathématique. Les exigences de la logique algébrique sont les seules auxquelles le théoricien soit tenu de satisfaire au cours de ce développement. Les grandeurs sur lesquelles portent ses calculs ne prétendent point être des réalités physiques, les principes qu’il invoque dans ses déductions ne se donnent point pour l’énoncé de relations véritables entre ces réalités ; il importe donc peu que les opérations qu’il exécute correspondent ou non à des transformations physiques réelles ou même concevables. Que ses syllogismes soient concluants et ses calculs exacts, c’est tout ce qu’on est alors en droit de réclamer de lui.

4o Les diverses conséquences que l’on a ainsi tirées des hypothèses peuvent se traduire en autant de jugements portant sur les propriétés physiques des corps ; les méthodes propres à définir et à mesurer ces propriétés physiques sont comme le vocabulaire, comme la clé qui permet de faire cette traduction ; ces jugements, on les compare aux lois expérimentales que la théorie se propose de représenter ; s’ils concordent avec ces lois, au degré d’approximation que comportent les procédés de mesure employés, la théorie a atteint son but, elle est déclarée bonne ; sinon, elle est mauvaise, elle doit être modifiée ou rejetée.

Ainsi, une théorie vraie, ce n’est pas une théorie qui donne, des apparences physiques, une explication conforme à la réalité ; c’est une théorie qui représente d’une manière satisfaisante un ensemble de lois expérimentales ; une théorie fausse, ce n’est pas une tentative d’explication fondée sur des suppositions contraires à la réalité ; c’est un ensemble de propositions qui ne concordent pas avec les lois expérimentales. L’accord avec l’expérience est, pour une théorie physique, l’unique critérium de vérité.

La définition que nous venons d’esquisser distingue, en une théorie physique, quatre opérations fondamentales :

1° La définition et la mesure des grandeurs physiques ;
2° Le choix des hypothèses ;
3° Le développement mathématique de la théorie ;
4° La comparaison de la théorie avec l’expérience.
Chacune de ces opérations nous occupera longuement dans la suite de cet écrit, car chacune d’elles présente des difficultés qui réclament une minutieuse analyse ; mais, dès maintenant, il nous est possible de répondre à quelques questions, de réfuter quelques objections que soulève la présente définition de la théorie physique.


§ II. — Quelle est l’utilité d’une théorie physique ? — La théorie considérée comme une économie de la pensée.

Et d’abord à quoi peut servir une telle théorie ?

Touchant la nature même des choses, touchant les réalités qui se cachent sous les phénomènes dont nous faisons l’étude, une théorie conçue sur le plan qui vient d’être tracé ne nous apprend absolument rien et ne prétend rien nous apprendre. À quoi donc est-elle utile ? Quel avantage les physiciens trouvent-ils à remplacer les lois que fournit directement la méthode expérimentale par un système de propositions mathématiques qui les représentent ?

Tout d’abord, à un très grand nombre de lois qui s’offrent à nous comme indépendantes les unes des autres, dont chacune doit être apprise et retenue pour son propre compte, la théorie substitue un tout petit nombre de propositions, les hypothèses fondamentales. Les hypothèses une fois connues, une déduction mathématique de toute sûreté permet de retrouver, sans omission ni répétition, toutes les lois physiques. Une telle condensation d’une foule de lois en un petit nombre de principes est un immense soulagement pour la raison humaine qui ne pourrait, sans un pareil artifice, emmagasiner les richesses nouvelles qu’elle conquiert chaque jour.

La réduction des lois physiques en théories contribue ainsi à cette économie intellectuelle en laquelle M. E. Mach[1] voit le but, le principe directeur de la Science.

La loi expérimentale représentait déjà une première économie intellectuelle. L’esprit humain avait devant lui un nombre immense de faits concrets, dont chacun se compliquait d’une foule de détails, dissemblables de l’un à l’autre ; aucun homme n’aurait pu embrasser et retenir la connaissance de tous ces faits ; aucun n’aurait pu communiquer cette connaissance à son semblable. L’abstraction est entrée en jeu ; elle a fait tomber tout ce qu’il y avait de particulier, d’individuel dans chacun de ces faits ; de leur ensemble, elle a extrait seulement ce qu’il y avait en eux de général, ce qui leur était commun, et à cet encombrant amas de faits, elle a substitué une proposition unique, tenant peu de place dans la mémoire, aisée à transmettre par l’enseignement ; elle a formulé une loi physique.

« Au lieu, par exemple[2], de noter un à un les divers cas de réfraction de la lumière, nous pouvons les reproduire et les prévoir tous lorsque nous savons que le rayon incident, le rayon réfracté et la normale sont dans un même plan et que . Au lieu de tenir compte des innombrables phénomènes de réfraction dans des milieux et sous des angles différents, nous n’avons alors qu’à observer la valeur de en tenant compte des relations ci-dessus, ce qui est infiniment plus facile. La tendance à l’économie est ici évidente. »

L’économie que réalise la substitution de la loi aux faits concrets, l’esprit humain la redouble lorsqu’il condense les lois expérimentales en théories. Ce que la loi de la réfraction est aux innombrables faits de réfraction, la théorie optique l’est aux lois infiniment variées des phénomènes lumineux.

Parmi les effets de la lumière, il n’en est qu’un fort petit nombre que les anciens eussent réduits en lois ; les seules lois optiques qu’ils connussent étaient la loi de la propagation rectiligne de la lumière et les lois de la réflexion ; ce maigre contingent s’accrut, à l’époque de Descartes, de la loi de la réfraction. Une Optique aussi réduite pouvait se passer de théorie ; il était aisé d’étudier et d’enseigner chaque loi en elle-même.

Comment, au contraire, le physicien qui veut étudier l’Optique actuelle pourrait-il, sans l’aide d’une théorie, acquérir une connaissance, même superficielle, de ce domaine immense ? Effets de réfraction simple, de réfraction double par des cristaux uniaxes on biaxes, de réflexion sur des milieux isotropes ou cristallisés, d’interférences, de diffraction, de polarisation par réflexion, par réfraction simple ou double, de polarisation chromatique, de polarisation rotatoire, etc., chacune de ces grandes catégories de phénomènes donne lieu à l’énoncé d’une foule de lois expérimentales dont le nombre, dont la complication, effrayeraient la mémoire la plus capable et la plus fidèle.

La théorie optique survient ; elle s’empare de toutes ces lois et les condense en un petit nombre de principes ; de ces principes on peut toujours, par un calcul régulier et sûr, tirer la loi dont on veut faire usage ; il n’est donc plus nécessaire de garder la connaissance de toutes ces lois ; la connaissance des principes sur lesquels repose la théorie suffit.

Cet exemple nous fait saisir sur le vif la marche suivant laquelle progressent les sciences physiques ; sans cesse, l’expérimentateur met à jour des faits jusque-là insoupçonnés et formule des lois nouvelles ; et, sans cesse, afin que l’esprit humain puisse emmagasiner ces richesses, le théoricien imagine des représentations plus condensées, des systèmes plus économiques ; le développement de la Physique provoque une lutte continuelle entre « la nature qui ne se lasse pas de fournir » et la raison qui ne veut pas « se lasser de concevoir ».



§ III. — La théorie considérée comme classification.

La théorie n’est pas seulement une représentation économique des lois expérimentales ; elle est encore une classification de ces lois.

La Physique expérimentale nous fournit les lois toutes ensemble et, pour ainsi dire, sur un même plan, sans les répartir en groupes de lois qu’unisse entre elles une sorte de parenté. Bien souvent, ce sont des causes tout accidentelles, des analogies toutes superficielles qui ont conduit les observateurs à rapprocher, dans leurs recherches, une loi d’une autre loi. Newton a fixé dans un même ouvrage les lois de la dispersion de la lumière qui traverse un prisme et les lois des teintes dont se pare une bulle de savon, simplement parce que des couleurs éclatantes signalent aux yeux ces deux sortes de phénomènes.

La théorie, au contraire, en développant les ramifications nombreuses du raisonnement déductif qui relie les principes aux lois expérimentales, établit parmi celles-ci un ordre et une classification ; il en est qu’elle réunit, étroitement serrées, dans un même groupe ; il en est qu’elle sépare les unes des autres et qu’elle place en deux groupes extrêmement éloignés ; elle donne, pour ainsi parler, la table et les titres des chapitres entre lesquels se partagera méthodiquement la science à étudier ; elle marque les lois qui doivent se ranger en chacun de ces chapitres.

Ainsi, près des lois qui régissent le spectre fourni par un prisme, elle range les lois auxquelles obéissent les couleurs de l’arc-en-ciel ; mais les lois selon lesquelles se succèdent les teintes des anneaux de Newton vont, en une autre région, rejoindre les lois des franges découvertes par Young et par Fresnel ; en une autre catégorie, les élégantes colorations analysées par Grimaldi sont considérées comme parentes des spectres de diffraction produits par Fraunhöfer. Les lois de tous ces phénomènes que leurs éclatantes couleurs confondaient les uns avec les autres aux yeux du simple observateur sont, par les soins du théoricien, classées et ordonnées.

Des connaissances classées sont des connaissances d’un emploi commode et d’un usage sûr. Dans ces cases méthodiques où gisent côte à côte les outils qui ont un même but, dont les cloisons séparent rigoureusement les instruments qui ne s’accommodent pas à la même besogne, la main de l’ouvrier saisit rapidement, sans tâtonnement, sans méprise, l’outil qu’il faut. Grâce à la théorie, le physicien trouve avec certitude, sans rien omettre d’utile, sans rien employer de superflu, les lois qui lui peuvent servir à résoudre un problème donné.

Partout où l’ordre règne, il amène avec lui la beauté ; la théorie ne rend donc pas seulement l’ensemble des lois physiques qu’elle représente plus aisé à manier, plus commode, plus utile ; elle le rend aussi plus beau.

Il est impossible de suivre la marche d’une des grandes théories de la Physique, de la voir dérouler majestueusement, à partir des premières hypothèses, ses déductions régulières ; de voir ses conséquences représenter, jusque dans le moindre détail, une foule de lois expérimentales, sans être séduit par la beauté d’une semblable construction, sans éprouver vivement qu’une telle création de l’esprit humain est vraiment une œuvre d’art.



§ IV. — La théorie tend à se transformer en une classification naturelle[3].

Cette émotion esthétique n’est pas le seul sentiment que provoque une théorie parvenue à un haut degré de perfection. Elle nous persuade encore de voir en elle une classification naturelle.

Et d’abord, qu’est-ce qu’une classification naturelle ? Qu’est-ce, par exemple, qu’un naturaliste entend dire en proposant une classification naturelle des vertébrés ?

La classification qu’il a imaginée est un ensemble d’opérations intellectuelles ; elle porte non sur des individus concrets, mais sur des abstractions, les espèces ; ces espèces, elle les range en groupes dont les plus particuliers se subordonnent aux plus généraux ; pour former ces groupes, le naturaliste considère les divers organes, colonne vertébrale, crâne, cœur, tube digestif, poumon, vessie natatoire, non sous la forme particulière et concrète qu’ils prennent chez chaque individu, mais sous la forme abstraite, générale, schématique, qui convient à toutes les espèces d’un même groupe ; entre ces organes ainsi transfigurés par l’abstraction, il établit des comparaisons, il note des analogies et des différences ; par exemple, il déclare la vessie natatoire des poissons homologue du poumon des vertébrés ; ces homologies sont des rapprochements purement idéaux, portant non sur les organes réels, mais sur les conceptions généralisées et simplifiées qui se sont formées dans l’esprit du naturaliste ; la classification n’est qu’un tableau synoptique qui résume tous ces rapprochements.

Lorsque le zoologiste affirme qu’une telle classification est naturelle, il entend que ces liens idéaux, établis par sa raison entre des conceptions abstraites, correspondent à des rapports réels entre les êtres concrets où ces abstractions prennent corps ; il entend, par exemple, que les ressemblances plus ou moins frappantes qu’il a notées entre diverses espèces sont l’indice d’une parenté proprement dite, plus ou moins étroite, entre les individus qui composent ces espèces ; que les accolades par lesquelles il traduit aux yeux la subordination des classes, des ordres, des familles, des genres, reproduisent les ramifications de l’arbre généalogique par lequel les vertébrés divers sont issus d’une même souche. Ces rapports de parenté réelle, de filiation, la seule Anatomie comparée ne saurait les atteindre ; les saisir en eux-mêmes, les mettre en évidence est affaire de Physiologie et de Paléontologie. Cependant, lorsqu’il contemple l’ordre que ses procédés de comparaison introduisent en la foule confuse des animaux, l’anatomiste ne peut pas ne pas affirmer ces rapports, dont la preuve est transcendante à ses méthodes. Et si la Physiologie et la Paléontologie lui démontraient un jour que la parenté imaginée par lui ne peut être, que l’hypothèse transformiste est controuvée, il continuerait à croire que le plan tracé par sa classification figure entre les animaux des rapports réels ; il avouerait s’être trompé sur la nature de ces rapports, mais non sur leur existence.

L’aisance avec laquelle chaque loi expérimentale trouve sa place dans la classification créée par le physicien, la clarté éblouissante qui se répand sur cet ensemble si parfaitement ordonné, nous persuadent d’une manière invincible qu’une telle classification n’est pas purement artificielle, qu’un tel ordre ne résulte pas d’un groupement purement arbitraire imposé aux lois par un organisateur ingénieux. Sans pouvoir rendre compte de notre conviction, mais aussi sans pouvoir nous en dégager, nous voyons dans l’exacte ordonnance de ce système la marque à laquelle se reconnaît une classification naturelle ; sans prétendre expliquer la réalité qui se cache sous les phénomènes dont nous groupons les lois, nous sentons que les groupements établis par notre théorie correspondent à des affinités réelles entre les choses mêmes.

Le physicien, qui voit en toute théorie une explication, est convaincu qu’il a saisi dans la vibration lumineuse le fond propre et intime de la qualité que nos sens nous manifestent sous forme de lumière et de couleur ; il croit à un corps, l’éther, dont les diverses parties sont animées, par cette vibration, d’un rapide mouvement de va-et-vient.

Certes, nous ne partageons pas ces illusions. Lorsqu’au cours d’une théorie optique, nous parlons encore de vibration lumineuse, nous ne songeons plus à un véritable mouvement de va-et-vient d’un corps réel ; nous imaginons seulement une grandeur abstraite, une pure expression géométrique dont la longueur, périodiquement variable, nous sert à énoncer les hypothèses de l’Optique, à retrouver, par des calculs réguliers, les lois expérimentales qui régissent la lumière. Cette vibration est pour nous une représentation et non pas une explication.

Mais lorsqu’après de longs tâtonnements, nous sommes parvenus à formuler, à l’aide de cette vibration, un corps d’hypothèses fondamentales ; lorsque nous voyons, sur le plan tracé par ces hypothèses, l’immense domaine de l’Optique, jusque-là si touffu et si confus, s’ordonner et s’organiser, il nous est impossible de croire que cet ordre et que cette organisation ne soient pas l’image d’un ordre et d’une organisation réels ; que les phénomènes qui se trouvent, par la théorie, rapprochés les uns des autres, comme les franges d’interférence et les colorations des lames minces, ne soient pas en vérité des manifestations peu différentes d’un même attribut de la lumière ; que les phénomènes séparés par la théorie, comme les spectres de diffraction et les spectres de dispersion, n’aient pas des raisons d’être essentiellement différentes.

Ainsi, la théorie physique ne nous donne jamais l’explication des lois expérimentales ; jamais elle ne nous découvre les réalités qui se cachent derrière les apparences sensibles ; mais plus elle se perfectionne, plus nous pressentons que l’ordre logique dans lequel elle range les lois expérimentales est le reflet d’un ordre ontologique ; plus nous soupçonnons que les rapports qu’elle établit entre les données de l’observation correspondent à des rapports entre les choses[4] ; plus nous devinons qu’elle tend à être une classification naturelle.

De cette conviction, le physicien ne saurait rendre compte ; la méthode dont il dispose est bornée aux données de l’observation ; elle ne saurait donc prouver que l’ordre établi entre les lois expérimentales reflète un ordre transcendant à l’expérience ; à plus forte raison ne saurait-elle soupçonner la nature des rapports réels auxquels correspondent les relations établies par la théorie.

Mais cette conviction que le physicien est impuissant à justifier, il est non moins impuissant à y soustraire sa raison. Il a beau se pénétrer de cette idée que ses théories n’ont aucun pouvoir pour saisir la réalité, qu’elles servent uniquement à donner des lois expérimentales une représentation résumée et classée ; il ne peut se forcer à croire qu’un système capable d’ordonner si simplement et si aisément un nombre immense de lois, de prime abord si disparates, soit un système purement artificiel ; par une intuition où Pascal eût reconnu une de ces raisons du cœur « que la raison ne connaît pas », il affirme sa foi en un ordre réel dont ses théories sont une image, de jour en jour plus claire et plus fidèle.

Ainsi l’analyse des méthodes par lesquelles s’édifient les théories physiques nous prouve avec une entière évidence que ces théories ne sauraient se poser en explications des lois expérimentales ; et, d’autre part, un acte de foi que cette analyse est incapable de justifier, comme elle est impuissante à le refréner, nous assure que ces théories ne sont pas un système purement artificiel, mais une classification naturelle. Et l’on peut, ici, appliquer cette profonde pensée de Pascal : « Nous avons une impuissance de prouver invincible à tout le dogmatisme ; nous avons une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme. »



 § V. — La théorie devançant l’expérience.

Il est une circonstance où se marque, avec une netteté particulière, notre croyance au caractère naturel d’une classification théorique ; cette circonstance se présente lorsque nous demandons à la théorie de nous annoncer les résultats d’une expérience avant que cette expérience n’ait été réalisée, lorsque nous lui enjoignons cet ordre audacieux : « Prophétise-nous. »

Un ensemble considérable de lois expérimentales avait été établi par les observateurs ; le théoricien s’est proposé de les condenser en un tout petit nombre d’hypothèses, et il y est parvenu ; chacune des lois expérimentales est correctement représentée par une conséquence de ces hypothèses.

Mais les conséquences que l’on peut tirer de ces hypothèses sont en nombre illimité ; on en peut donc déduire qui ne correspondent à aucune des lois expérimentales précédemment connues, qui représentent simplement des lois expérimentales possibles.

Parmi ces conséquences, il en est qui ont trait à des circonstances pratiquement réalisables ; elles sont particulièrement intéressantes, car elles pourront être soumises au contrôle des faits. Si elles représentent exactement les lois expérimentales qui régissent ces faits, la valeur de la théorie s’en trouvera accrue ; le domaine sur lequel elle règne sera enrichi de lois nouvelles. Si, au contraire, parmi ces conséquences, il en est une qui soit nettement en désaccord avec les faits dont elle devait représenter la loi, la théorie proposée devra être plus ou moins modifiée, peut-être entièrement rejetée.

Or, au moment de confronter les prévisions de la théorie avec la réalité, supposons qu’il faille parier pour ou contre la théorie ; de quel côté mettrons-nous notre gage ?

Si la théorie est un système purement artificiel, si nous voyons dans les hypothèses sur lesquelles elle repose des énoncés qui ont été habilement agencés de telle sorte qu’ils représentent les lois expérimentales déjà connues, mais si nous n’y soupçonnons aucun reflet de rapports véritables entre les réalités qui se cachent à nos yeux, nous penserons qu’une telle théorie doit attendre d’une loi nouvelle plutôt un démenti qu’une confirmation ; que, dans l’espace laissé libre entre les cases ajustées pour d’autres lois, la loi, jusque-là inconnue, trouve une case toute prête, où elle se puisse loger exactement, ce sera merveilleux hasard, en l’espoir duquel nous serions bien fous de risquer notre enjeu.

Si, au contraire, nous reconnaissons en la théorie une classification naturelle, si nous sentons que ses principes expriment entre les choses des rapports profonds et véritables, nous ne nous étonnerons pas de voir ses conséquences devancer l’expérience et provoquer la découverte de lois nouvelles ; hardiment, nous parierons en sa faveur.

Demander à une classification de marquer par avance leur place à des êtres que l’avenir seul découvrira, c’est donc, au plus haut degré, déclarer que nous tenons cette classification pour naturelle ; et lorsque l’expérience vient confirmer les prévisions de notre théorie, nous sentons se fortifier en nous cette conviction que les relations établies par notre raison entre des notions abstraites correspondent vraiment à des rapports entre les choses.

Ainsi la moderne notation chimique, en s’aidant des formules développées, établit une classification où se rangent les divers composés. L’ordre merveilleux que cette classification met dans le formidable arsenal de la Chimie nous assure déjà qu’elle n’est pas un système purement artificiel ; les liens d’analogie et de dérivation par substitution qu’elle établit entre les divers composés n’ont de sens que dans notre esprit ; et, cependant, nous sommes persuadés qu’ils correspondent, entre les substances mêmes, à des relations de parenté dont la nature nous demeure profondément cachée, mais dont la réalité ne nous semble pas douteuse. Néanmoins, pour que cette persuasion se change en une invincible certitude, il faut que nous voyions la théorie chimique écrire d’avance les formules d’une multitude de corps et, docile à ces indications, la synthèse réaliser une foule de substances dont, avant même qu’elles ne fussent, nous connaissions la composition et mainte propriété.

De même que les synthèses annoncées d’avance consacrent la notation chimique comme classification naturelle, de même, la théorie physique prouvera qu’elle est le reflet d’un ordre réel en devançant l’observation.

Or, l’histoire de la Physique nous fournit une foule d’exemples de cette clairvoyante divination ; maintes fois, une théorie a prévu des lois non encore observées, voire des lois qui paraissaient invraisemblables, provoquant l’expérimentateur à les découvrir et le guidant vers cette découverte.

L’Académie des Sciences avait proposé au concours, pour le prix de Physique qu’elle devait décerner dans la séance publique du mois de mars 1819, l’examen général des phénomènes de la diffraction de la lumière ; des deux mémoires présentés, l’un, celui qui fut couronné, avait Fresnel pour auteur ; Biot, Arago, Laplace, Gay-Lussac et Poisson composaient la commission.

Des principes posés par Fresnel, Poisson, par une élégante analyse, déduisit cette conséquence étrange : Si un petit écran opaque et circulaire intercepte les rayons émis par un point lumineux, il existe derrière l’écran, sur l’axe même de cet écran, des points qui non seulement sont éclairés, mais qui brillent exactement comme si l’écran n’était pas interposé entre eux et la source de lumière.

Un tel corollaire, si contraire, semble-t-il, aux certitudes expérimentales les plus obvies, paraissait bien propre à faire rejeter la théorie de la diffraction proposée par Fresnel. Arago eut confiance dans le caractère naturel, partant dans la clairvoyance de cette théorie ; il tenta l’épreuve ; l’observation donna des résultats qui concordaient absolument avec les prédictions, si peu vraisemblables, du calcul[5].

Ainsi la théorie physique, telle que nous l’avons définie, donne d’un vaste ensemble de lois expérimentales une représentation condensée, favorable à l’économie intellectuelle.

Elle classe ces lois ; en les classant, elle les rend plus aisément et plus sûrement utilisables ; en même temps, en mettant de l’ordre dans leur ensemble, elle y met de la beauté.

Elle prend, en se perfectionnant, les caractères d’une classification naturelle ; les groupements qu’elle établit laissent alors soupçonner les affinités réelles des choses.

Ce caractère de classification naturelle se marque surtout par la fécondité de la théorie, qui devine des lois expérimentales non encore observées et en provoque la découverte.

C’en est assez pour que la recherche des théories physiques ne puisse être réputée besogne vaine et oiseuse, bien qu’elle ne poursuive pas l’explication des phénomènes.

  1. E. Mach : Die ökonomlsche Natur der physikalischen Forschung (Populärwissenschaftliche Vorlesungen, 3te Auffage, Leipzig, 1903, xiii, p. 215). — La Mécanique : exposé historique et critique de son développement, Paris, 1904, c. iv, art. 4 : La Science comme économie de la pensée, p. 449.
  2. E. Mach : La Mécanique : exposé historique et critique de son développement, Paris, 1904, p. 453.
  3. Nous avons déjà marqué la classification naturelle comme la forme idéale vers laquelle doit tendre la théorie physique dans L’École anglaise et les théories physiques, art. 6 (Revue des questions scientifiques, octobre 1893).
  4. Cf. Poincaré : La Science et l’Hypothèse, p. 190, Paris, 1903.
  5. Œuvres complètes d’Augustin Fresnel, t. I, pp. 236, 365, 368.