La Théorie physique/PREMIERE PARTIE/Chapitre II/IV

Chevalier & Rivière (p. 34-39).
§ IV. — La théorie tend à se transformer en une classification naturelle[1].

Cette émotion esthétique n’est pas le seul sentiment que provoque une théorie parvenue à un haut degré de perfection. Elle nous persuade encore de voir en elle une classification naturelle.

Et d’abord, qu’est-ce qu’une classification naturelle ? Qu’est-ce, par exemple, qu’un naturaliste entend dire en proposant une classification naturelle des vertébrés ?

La classification qu’il a imaginée est un ensemble d’opérations intellectuelles ; elle porte non sur des individus concrets, mais sur des abstractions, les espèces ; ces espèces, elle les range en groupes dont les plus particuliers se subordonnent aux plus généraux ; pour former ces groupes, le naturaliste considère les divers organes, colonne vertébrale, crâne, cœur, tube digestif, poumon, vessie natatoire, non sous la forme particulière et concrète qu’ils prennent chez chaque individu, mais sous la forme abstraite, générale, schématique, qui convient à toutes les espèces d’un même groupe ; entre ces organes ainsi transfigurés par l’abstraction, il établit des comparaisons, il note des analogies et des différences ; par exemple, il déclare la vessie natatoire des poissons homologue du poumon des vertébrés ; ces homologies sont des rapprochements purement idéaux, portant non sur les organes réels, mais sur les conceptions généralisées et simplifiées qui se sont formées dans l’esprit du naturaliste ; la classification n’est qu’un tableau synoptique qui résume tous ces rapprochements.

Lorsque le zoologiste affirme qu’une telle classification est naturelle, il entend que ces liens idéaux, établis par sa raison entre des conceptions abstraites, correspondent à des rapports réels entre les êtres concrets où ces abstractions prennent corps ; il entend, par exemple, que les ressemblances plus ou moins frappantes qu’il a notées entre diverses espèces sont l’indice d’une parenté proprement dite, plus ou moins étroite, entre les individus qui composent ces espèces ; que les accolades par lesquelles il traduit aux yeux la subordination des classes, des ordres, des familles, des genres, reproduisent les ramifications de l’arbre généalogique par lequel les vertébrés divers sont issus d’une même souche. Ces rapports de parenté réelle, de filiation, la seule Anatomie comparée ne saurait les atteindre ; les saisir en eux-mêmes, les mettre en évidence est affaire de Physiologie et de Paléontologie. Cependant, lorsqu’il contemple l’ordre que ses procédés de comparaison introduisent en la foule confuse des animaux, l’anatomiste ne peut pas ne pas affirmer ces rapports, dont la preuve est transcendante à ses méthodes. Et si la Physiologie et la Paléontologie lui démontraient un jour que la parenté imaginée par lui ne peut être, que l’hypothèse transformiste est controuvée, il continuerait à croire que le plan tracé par sa classification figure entre les animaux des rapports réels ; il avouerait s’être trompé sur la nature de ces rapports, mais non sur leur existence.

L’aisance avec laquelle chaque loi expérimentale trouve sa place dans la classification créée par le physicien, la clarté éblouissante qui se répand sur cet ensemble si parfaitement ordonné, nous persuadent d’une manière invincible qu’une telle classification n’est pas purement artificielle, qu’un tel ordre ne résulte pas d’un groupement purement arbitraire imposé aux lois par un organisateur ingénieux. Sans pouvoir rendre compte de notre conviction, mais aussi sans pouvoir nous en dégager, nous voyons dans l’exacte ordonnance de ce système la marque à laquelle se reconnaît une classification naturelle ; sans prétendre expliquer la réalité qui se cache sous les phénomènes dont nous groupons les lois, nous sentons que les groupements établis par notre théorie correspondent à des affinités réelles entre les choses mêmes.

Le physicien, qui voit en toute théorie une explication, est convaincu qu’il a saisi dans la vibration lumineuse le fond propre et intime de la qualité que nos sens nous manifestent sous forme de lumière et de couleur ; il croit à un corps, l’éther, dont les diverses parties sont animées, par cette vibration, d’un rapide mouvement de va-et-vient.

Certes, nous ne partageons pas ces illusions. Lorsqu’au cours d’une théorie optique, nous parlons encore de vibration lumineuse, nous ne songeons plus à un véritable mouvement de va-et-vient d’un corps réel ; nous imaginons seulement une grandeur abstraite, une pure expression géométrique dont la longueur, périodiquement variable, nous sert à énoncer les hypothèses de l’Optique, à retrouver, par des calculs réguliers, les lois expérimentales qui régissent la lumière. Cette vibration est pour nous une représentation et non pas une explication.

Mais lorsqu’après de longs tâtonnements, nous sommes parvenus à formuler, à l’aide de cette vibration, un corps d’hypothèses fondamentales ; lorsque nous voyons, sur le plan tracé par ces hypothèses, l’immense domaine de l’Optique, jusque-là si touffu et si confus, s’ordonner et s’organiser, il nous est impossible de croire que cet ordre et que cette organisation ne soient pas l’image d’un ordre et d’une organisation réels ; que les phénomènes qui se trouvent, par la théorie, rapprochés les uns des autres, comme les franges d’interférence et les colorations des lames minces, ne soient pas en vérité des manifestations peu différentes d’un même attribut de la lumière ; que les phénomènes séparés par la théorie, comme les spectres de diffraction et les spectres de dispersion, n’aient pas des raisons d’être essentiellement différentes.

Ainsi, la théorie physique ne nous donne jamais l’explication des lois expérimentales ; jamais elle ne nous découvre les réalités qui se cachent derrière les apparences sensibles ; mais plus elle se perfectionne, plus nous pressentons que l’ordre logique dans lequel elle range les lois expérimentales est le reflet d’un ordre ontologique ; plus nous soupçonnons que les rapports qu’elle établit entre les données de l’observation correspondent à des rapports entre les choses[2] ; plus nous devinons qu’elle tend à être une classification naturelle.

De cette conviction, le physicien ne saurait rendre compte ; la méthode dont il dispose est bornée aux données de l’observation ; elle ne saurait donc prouver que l’ordre établi entre les lois expérimentales reflète un ordre transcendant à l’expérience ; à plus forte raison ne saurait-elle soupçonner la nature des rapports réels auxquels correspondent les relations établies par la théorie.

Mais cette conviction que le physicien est impuissant à justifier, il est non moins impuissant à y soustraire sa raison. Il a beau se pénétrer de cette idée que ses théories n’ont aucun pouvoir pour saisir la réalité, qu’elles servent uniquement à donner des lois expérimentales une représentation résumée et classée ; il ne peut se forcer à croire qu’un système capable d’ordonner si simplement et si aisément un nombre immense de lois, de prime abord si disparates, soit un système purement artificiel ; par une intuition où Pascal eût reconnu une de ces raisons du cœur « que la raison ne connaît pas », il affirme sa foi en un ordre réel dont ses théories sont une image, de jour en jour plus claire et plus fidèle.

Ainsi l’analyse des méthodes par lesquelles s’édifient les théories physiques nous prouve avec une entière évidence que ces théories ne sauraient se poser en explications des lois expérimentales ; et, d’autre part, un acte de foi que cette analyse est incapable de justifier, comme elle est impuissante à le refréner, nous assure que ces théories ne sont pas un système purement artificiel, mais une classification naturelle. Et l’on peut, ici, appliquer cette profonde pensée de Pascal : « Nous avons une impuissance de prouver invincible à tout le dogmatisme ; nous avons une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme. »


  1. Nous avons déjà marqué la classification naturelle comme la forme idéale vers laquelle doit tendre la théorie physique dans L’École anglaise et les théories physiques, art. 6 (Revue des questions scientifiques, octobre 1893).
  2. Cf. Poincaré : La Science et l’Hypothèse, p. 190, Paris, 1903.