Traduction par Lucien de Candolle.
C. Reinwald & Cie, libraires-éditeurs (p. 394-396).


NOTE B (page 385).


L’un de mes amis m’a reproché de ne m’être pas suffisamment expliqué dans cet endroit et m’a objecté que la matière n’est pas plus douée de vie que de sens intime ; si donc l’une peut être produite par les lois de la matière, pourquoi l’autre ne le serait-elle pas ? Ma réponse est, que ce sont deux choses radicalement différentes. La vie organique ou végétative, consiste essentiellement dans des transformations chimiques et des mouvements moléculaires, qui ont lieu sous certaines conditions et dans un certain ordre ; nous connaissons très-bien la matière et les forces qui agissent sur elle : si quelques autres, encore inconnues, contribuent à produire la vie végétative (ce qui est une question discutable), nous pouvons les concevoir comme analogues à celles que nous connaissons déjà, telles que la chaleur, l’électricité ou l’affinité chimique. Nous pouvons aussi concevoir clairement la transition de la matière morte à la matière vivante. Une masse complexe, qui entre en décomposition ou en pourriture, est morte, mais si cette masse a le pouvoir d’attirer à soi, du milieu ambiant, de la matière semblable à celle dont elle est composée, nous avons le premier rudiment de vie végétative. Supposons que ce phénomène se prolonge pendant un temps considérable ; si l’absorption de nouvelle matière fait plus que compenser la perte qui résulte de la décomposition, et si la masse est de nature à résister aux forces mécaniques ou chimiques à l’action desquelles elle est habituellement exposée, gardant ainsi une forme à peu près constante, nous l’appelons alors un organisme vivant. Nous pouvons concevoir un organisme ainsi constitué, nous pouvons aussi concevoir qu’un fragment quelconque détaché soit par accident, soit parce que la masse est devenue trop grande pour maintenir la cohésion entre toutes ses parties, commence à s’accroître lui-même, et parcoure la même carrière. Voilà la croissance et la reproduction dans leur forme la plus élémentaire. Partant d’un rudiment aussi simple, on peut concevoir le développement d’organismes plus complexes résultant de toute une série de petites modifications de composition, et de l’action de forces internes et externes. La vie dans un pareil organisme n’est peut-être rien de plus que ce que je viens de décrire, elle n’est peut-être que le nom par lequel nous désignons la permanence de la forme et de la structure individuelle résultant de l’équilibre entre les forces internes et externes. La vie ainsi conçue s’offrirait à nous sous sa forme la plus simple dans la goutte de rosée. Celle-ci doit son existence à l’équilibre établi entre l’évaporation de sa propre substance et la condensation de la vapeur d’eau contenue dans l’atmosphère ; elle perd bientôt son existence individuelle, si l’un de ces éléments est en excès. Je n’affirme pas que la vie végétative soit entièrement due à un pareil équilibre de forces, mais seulement que nous pouvons la concevoir comme telle.

Quant au sens intime, il en est tout autrement. Ses phénomènes ne peuvent se comparer à aucun de ceux qui se manifestent dans la matière soumise à l’action de l’une des forces connues ou concevables de la nature ; et nous ne pouvons concevoir une transition graduelle de l’inconscience absolue à la possession du sens intime, d’un organisme insensible à un être sentant. La perception et la conscience de soi-même, à l’état le plus rudimentaire, sont à une distance infinie de la matière absolument insensible ou inconsciente. Nous ne pouvons concevoir aucun accroissement physique, aucune modification, qui rendrait consciente une masse inconsciente ; aucun pas dans la série des changements que peut subir la matière organisée, ne saurait produire la perception là où immédiatement avant il n’y avait ni perception, ni faculté de l’éprouver. C’est parce que les choses sont absolument incomparables et incommensurables, que nous ne pouvons nous représenter la perception dans la matière si ce n’est comme lui ayant été communiquée du dehors ; la vie, au contraire, peut se concevoir comme une simple combinaison spécifique et une coordination de la matière et des forces qui composent l’univers, éléments dont chacun nous est connu.

Nous pouvons admettre avec le professeur Huxley, que le protoplasme est la « matière vitale » et la cause de l’organisation. Mais nous ne pouvons admettre ou concevoir que le protoplasme soit la source première de la perception et du sens intime, ni qu’il puisse jamais de lui-même devenir conscient, tandis que nous pouvons peut-être concevoir qu’il devienne vivant.