Traduction par Lucien de Candolle.
C. Reinwald & Cie, libraires-éditeurs (p. 397-403).

RÉPONSE AUX OBJECTIONS PRÉSENTÉES PAR H. ÉDOUARD CLAPARÈDE[1].


Dans la livraison de Juin 1870 des Archives des sciences physiques et naturelles, M. Édouard Claparède me fait l’honneur de faire de mon ouvrage le sujet de quelques observations critiques auxquelles je me propose de répondre en quelques mots ; je remercie d’abord mon honorable contradicteur des termes très-flatteurs dans lesquels il a parlé des vues générales énoncées dans mon travail, ainsi que du soin et de l’exactitude qu’il a mis à résumer les opinions qu’il combat spécialement, et qui sont presque toutes renfermées dans le dernier essai de ce volume.

Les objections que M. Claparède parait faire à la théorie de la sélection sexuelle, s’appliquent aussi bien aux opinions de M. Darwin qu’aux miennes ; je n’ai pas l’intention de les discuter ici, car ce sujet doit être traité à fond dans le nouvel ouvrage dont M. Darwin a déjà annoncé la publication, et dans lequel, comme toujours, il apportera sans doute à l’appui de ses opinions une grande abondance de faits. Je vais donc m’appliquer à répondre aux objections qui me concernent plus particulièrement.

Je lis à la page 15 des Remarques de M. Claparède : « Son étude est consacrée à la coloration des oiseaux, et, absorbé dans son sujet, l’auteur oublie que d’autres facteurs peuvent, aussi bien que la couleur, attirer l’attention des ennemis de la gent ailée. Un nid couvert d’un dôme volumineux échappera tout aussi peu, grâce à ses dimensions, à l’œil d’un animal en quête de proie, que quelques plumes brillamment colorées. Les gamins de nos villages en savent quelque chose, comme l’a remarqué M. le duc d’Argyll, et ils ne réussissent que trop, à la présence d’un gros nid, à deviner l’oiseau caché et sa couvée. »

Cette objection ne me parait pas très-sérieuse, pour deux raisons : en premier lieu les nids, quelque grands qu’ils soient, s’harmonisent généralement par leurs teintes, avec les objets environnants, et, à distance, ne se voient pas aussi bien qu’une tache de couleur brillante. En second lieu, les « gamins » ne sont pas les principaux ennemis naturels des oiseaux, et quant aux oiseaux de proie, bien qu’ils attaquent et dévorent souvent les petits oiseaux, ils ne détruisent pas les nids eux-mêmes.

Après avoir résumé d’une manière qui, je le reconnais, est très-impartiale, les motifs pour lesquels je pense que la sélection naturelle n’a pas agi seule dans le développement de l’homme, M. Claparède donne à entendre que j’ai si complètement abandonné mes propres principes darwinistes, que le lecteur n’aura pas de peine à me réfuter. Il se borne par conséquent, à présenter quelques « réflexions ». Je regrette qu’il n’ait pas cru devoir prendre la peine de faire davantage ; car je serais très-curieux de savoir comment mes arguments peuvent être si facilement réfutés, j’ai vainement cherché chez mes critiques autre chose que des objections très-générales. Néanmoins, je répondrai aux « réflexions » de M. Claparède, attendu qu’elles ont tout à fait le caractère de véritables objections. Il dit, pages 25-27 : « M. Wallace n’a pas reculé devant l’explication de la formation graduelle du chant de la fauvette et du rossignol par voie de sélection naturelle. La chose est toute simple, bien fou serait celui qui voudrait recourir ici à l’intervention d’une force supérieure, amie du beau ! Les fauvettes femelles et les rossignols de même sexe ont toujours accordé leurs faveurs aux mâles bons chanteurs. C’était la conséquence de leurs goûts musicaux et des aptitudes harmoniques de leur oreille. Malheur aux pauvres mâles à registre peu étendu ou à timbre fêlé ; les douceurs de la paternité leur ont été impitoyablement refusées ; ils sont morts de jalousie dans la tristesse et l’isolement. Ainsi s’est formée la race des bons chanteurs qui peuplent nos bocages. Pourquoi n’y a-t-il pas de chanteuses ? Sans doute que les oiseaux mâles ne se sont jamais souciés de la voix de leurs épouses, soit parce qu’ils n’avaient pas l’oreille juste, soit plutôt, car cela serait contradictoire, parce que leurs goûts musicaux étaient suffisamment satisfaits par leurs concerts personnels. Peut-être aussi les femelles n’avaient-elles point d’aptitude virtuelle au perfectionnement de la voix, peut-être avaient-elles atteint l’extrême limite de développement vocal compatible avec l’organisation d’un oiseau du sexe féminin ; ou bien la sélection produite sous l’influence des poursuites exercées par des ennemis de toutes sortes contre les belles couveuses, sélection favorable, selon M. Wallace, à la production de couleurs sombres, a-t-elle mystérieusement éteint même l’éclat de la voix. Quoi qu’il en soit, il est évident pour M. Wallace que la sélection sexuelle, en d’autres termes le goût des dames fauvettes pour la musique, a amené le grand perfectionnement de la voix des virtuoses de l’autre sexe. Mais, dans l’espèce humaine, la chose aurait-elle pu se passer ainsi ? Le chant harmonieux et enchanteur d’une prima donna aurait-il pu naître et se perfectionner par voie de sélection ? Le goût musical des auditeurs pourrait-il avoir eu une influence sélectrice sur ce phénomène ? Jamais, au grand jamais ! Seule l’intervention d’une Force supérieure a pu amener un résultat pareil, car jamais homme primitif n’a eu de goût pour la musique. M. Wallace le sait bien, il a vécu si longtemps parmi les sauvages qui ont pu le lui dire ! Au contraire, les femelles fauvettes primitives et les femelles rossignols primitives, avaient déjà le goût musical, longtemps avant que leurs époux eussent appris à chanter. Comment M. Wallace le sait-il ? Le lui ont-elles dit ? N’importe, il le sait. »

Tout ceci est très-brillant, mais me paraît être à côté du sujet. Il est positif que les oiseaux mâles chantent aux femelles à l’époque de l’accouplement : M. Darwin dit, dans son Origine des Espèces : « Tous ceux qui ont étudié le sujet, admettent que, dans beaucoup d’espèces, les mâles rivalisent avec ardeur pour attirer les femelles par leur chant. » Les oiseaux femelles ne chantent pas. Tels sont les faits, et ils sont parfaitement d’accord avec l’idée que la perfection du chant a été développée chez les oiseaux mâles par la sélection sexuelle. Chez l’homme les choses se passent tout autrement, et même d’une façon absolument contraire. Chez les sauvages, les femmes ne choisissent généralement pas leurs maris et, lorsque le choix leur est possible, nous n’avons pas la preuve qu’il soit jamais déterminé par la possession d’une voix harmonieuse. Cette circonstance n’exerce non plus aucune influence sur l’homme sauvage dans le choix de sa compagne ; et cependant, il s’est développé dans les deux sexes un organe musical merveilleux, dont on n’a pu encore ni prouver ni concevoir l’utilité pour l’homme dans la lutte pour l’existence. C’est là certainement une difficulté qu’il fallait attaquer avec des faits et des arguments, et que les traits d’esprit les plus brillants ne suffisent pas à résoudre.

Ensuite, répondant aux arguments que j’ai tirés de l’absence complète de poils sur le dos de l’homme, M. Claparède dit, que cela ne saurait être une difficulté pour celui qui admet que les mammifères velus et les oiseaux emplumés sont tous dérivés des reptiles écailleux. Mais, ce n’est certes pas l’argument d’un darwiniste, car le poil et les plumes sont utiles à leur possesseur, autant que les écailles l’étaient à leurs ancêtres supposés, tandis que mon objection est essentiellement basée sur ce fait, que, pour l’homme, on n’a pas pu prouver qu’il tirât quelque avantage de la nudité de son dos.

M. Claparède, dit, page 28 : « Que M. Wallace soit au moins conséquent sur la question de la chute des poils : si l’intervention d’une Force supérieure lui semble nécessaire pour épiler le dos de l’homme, qu’il sache se résoudre à la faire agir de même sur l’échine de l’éléphant, du rhinocéros, de l’hippopotame ou du cachalot. »

Mais ces quatre mammifères sont tous des animaux à peau épaisse ; l’un est aquatique, l’autre amphibie, les deux autres habitent des contrées chaudes, et se plaisent dans l’ombre et l’humidité. N’est-il pas parfaitement clair, que pour tous les quatre, le poil n’avait que peu ou point d’utilité, et qu’il a en conséquence partiellement disparu, par suite du défaut d’usage, suivant les lois de l’économie physiologique et de la sélection naturelle ? D’autre part, l’exemple du mammouth fossile, et celui du rhinocéros velu, prouvent que le poil était toujours conservé ou reparaissait, lorsque les besoins de l’animal l’exigeaient. Si la suppression du poil sur le dos de l’homme primitif des tropiques est due aux mêmes causes qui l’ont fait disparaître en partie chez l’éléphant tropical, pourquoi n’a-t-il pas reparu chez les Finnois et les Esquimaux aussi bien que chez le mammouth polaire ? Certainement c’est bien moi qui peux dire : « Que M. Claparède soit au moins conséquent dans la question de la chute des poils ! »

La dernière remarque de M. Claparède a trait à l’argument que j’ai tiré du cerveau chez le sauvage. J’ai dit que, cet organe dépassant ses besoins, il ne pouvait l’avoir acquis par l’action de la sélection. Mon contradicteur demande pourquoi je n’ai pas appliqué le même raisonnement à beaucoup d’autres cas ; il cite spécialement le grand groupe d’oiseaux dont le larynx est complexe, qui comprend tous les oiseaux chanteurs, et de plus, beaucoup d’espèces qui ne chantent pas. « Ces oiseaux, » dit-il, « possèdent dans leur larynx un organe beaucoup trop bien conformé pour l’usage qu’ils en font. Il est donc nécessaire d’admettre l’intervention d’une Force supérieure pour façonner cet appareil, inutile aux oiseaux qui le possèdent, mais calculé en vue de générations nouvelles qui, dans un avenir plus ou moins éloigné, et dans des conditions déterminées, apprendront à chanter. Que M. Wallace aurait-il à répondre à une semblable argumentation ? » La réponse est facile. Les cas ne sont pas comparables ; pour qu’ils le fussent, il faudrait que la grande majorité des oiseaux doués d’un larynx complexe ne fussent pas chanteurs, et que les quelques espèces qui le seraient, eussent été les dernières à se développer. Mais, bien loin qu’il en soit ainsi, le plus grand nombre des espèces de ce groupe ont la voix plus ou moins musicale ou sonore, et rien absolument ne nous prouve que cet appareil vocal compliqué ait été entièrement développé avant que l’oiseau ait commencé à chanter. Nous n’avons aucun exemple semblable au développement cérébral de l’homme, et M. Claparède ne réfute point les arguments par lesquels j’ai prouvé que le cerveau du sauvage et de l’homme préhistorique était trop parfait pour l’usage qu’il en pouvait faire.

À la fin, M. Claparède essaye de m’enfermer dans le dilemme suivant : « Ou bien M. Wallace a eu raison de faire intervenir une Force supérieure pour expliquer la formation des races humaines et guider l’homme dans la voie de la civilisation, et alors il a eu tort de ne pas faire agir cette même Force pour produire toutes les autres races et espèces animales et végétales ; ou bien il a eu raison d’expliquer la formation des espèces végétales et animales par la seule voie de la sélection naturelle, et alors il a eu tort de recourir à l’intervention d’une Force supérieure pour rendre compte de la formation des races humaines. »

Ce raisonnement, au lieu d’être logique, me parait être une pétition de principe. Il suppose que l’homme ne présente aucun phénomène différent de ceux que nous observons chez les animaux ; or j’ai exposé des faits qui prouvent le contraire, et que M. Claparède n’a ni réfutés ni contestés. Mon raisonnement est tout entier basé sur des faits certains : mon adversaire admet ces faits, et ne réfute pas les déductions que j’en tire, et cependant il affirme que ma conclusion est inadmissible, parce que la théorie de la sélection naturelle doit, ou bien expliquer tous les phénomènes du monde organique, ou bien n’en expliquer aucun ! Mais je demanderai pourquoi on exigerait cela de cette théorie. M. Darwin lui-même ne réclame pas pour elle cette universalité ; le fait important d’une origine commune aux animaux et aux plantes, n’a même selon lui d’autre base que l’analogie, et il ajoute qu’il est indifférent de l’accepter ou de le rejeter (Origine des espèces, 4e édit., p. 571). Mais M. Claparède est plus darwiniste que M. Darwin, et, pour être conséquent, il est obligé d’affirmer qu’il n’y a pas deux espèces, végétales ou animales, qu’on puisse, par la sélection naturelle, faire remonter à une origine commune, si l’on ne peut en prouver autant pour tous les animaux et pour toutes les plantes.

Ma manière de voir n’implique pas une négation aussi complète de cette théorie ; car j’admets que l’homme est descendu d’une forme animale inférieure, mais j’avance des faits, tendant à prouver qu’il a été modifié d’une manière spéciale par une autre force, dont l’action s’est ajoutée à celle de la sélection naturelle. Si M. Darwin n’est pas anti-darwiniste quand il admet que peut-être les animaux et les plantes n’ont pas eu d’ancêtre commun, et que par conséquent leur origine est due à un autre moyen que la sélection naturelle, je ne le suis donc pas davantage moi-même, quand je fais voir que chez l’homme certains phénomènes ne peuvent être complètement expliqués par la sélection naturelle, et semblent dès lors indiquer l’existence de quelque loi supérieure.



FIN
  1. Publiée pour la première fois du vivant de M. Claparède dans le journal anglais Nature, 3 nov. 1870.