Traduction par Lucien de Candolle.
C. Reinwald & Cie, libraires-éditeurs (p. 348-391).

X

LIMITES DE LA SÉLECTION NATURELLE APPLIQUÉE À L’HOMME.


J’ai cherché, dans tout le cours de cet ouvrage, à montrer que les lois connues de variation, de multiplication et d’hérédité, dont les conséquences sont la lutte pour l’existence et la survivance des plus aptes, ont probablement suffi pour produire toutes les variétés de structure, toutes les merveilleuses adaptations, toutes les splendeurs de couleur et de forme que nous remarquons, soit dans le règne animal, soit dans le règne végétal. J’ai répondu autant qu’il m’a été possible aux objections les plus naturelles et les plus souvent répétées ; et j’ai, je l’espère, accru la certitude de cette théorie, en montrant comment les phénomènes de la couleur, sur lesquels s’appuient surtout les défenseurs des créations spéciales, peuvent être expliqués, dans presque toutes leurs modifications, par l’influence combinée de la sélection sexuelle et du besoin de protection. J’ai aussi essayé de montrer comment la même force qui a modifié les animaux a agi sur l’homme, et je crois avoir prouvé qu’aussitôt que son intelligence, en se développant, eut dépassé un certain niveau inférieur, ce progrès rendant inutiles les modifications de son corps, celui-ci a dû cesser d’être matériellement affecté par la sélection naturelle.

Je vais donc probablement causer quelque surprise à mes lecteurs, en disant que, selon moi, ces principes dont je suis l’ardent défenseur, ne suffisent pas à rendre compte de tous les phénomènes naturels : car je vais moi-même faire des objections et tracer des limites à la puissance de la sélection naturelle.

Je crois en effet que, aussi sûrement que nous pouvons reconnaître l’action des lois naturelles dans le développement des formes organiques, et concevoir clairement que des connaissances plus étendues nous permettraient de suivre pas à pas la marche de ce développement, aussi sûrement nous pouvons reconnaître l’action d’une loi plus élevée, indépendante des autres lois à nous connues, et les dépassant de beaucoup. Nous la voyons plus ou moins distinctement à l’œuvre dans un grand nombre de phénomènes, dont les deux plus importants sont l’origine de la perception ou du sens intime, et la manière dont l’homme est sorti d’un type animal inférieur. Je m’occuperai d’abord de la seconde question, comme se rapportant plus immédiatement aux sujets traités dans ce volume.


Ce que la sélection naturelle ne peut pas faire.


Quand nous considérons la question du développement de l’homme par les lois naturelles connues, nous devons avoir sans cesse présent à l’esprit le grand principe de la sélection naturelle et de la théorie générale de l’évolution, savoir, qu’aucun changement de forme ou de structure, aucun accroissement dans la dimension ou la complication d’un organe, aucun progrès dans la spécialisation ou dans la division du travail physiologique, ne peut se produire s’il ne concourt au bien de l’être ainsi modifié. M. Darwin lui-même a pris soin de nous pénétrer de cette idée, que la sélection naturelle ne peut pas produire la perfection absolue, mais seulement une perfection relative ; elle ne peut placer aucun être beaucoup en avant de ses semblables, mais seulement autant qu’il le faut pour lui permettre de leur survivre dans la lutte pour l’existence. Elle peut bien moins encore produire des modifications qui seraient nuisibles à l’individu ainsi affecté, et M. Darwin va jusqu’à répéter, à plusieurs reprises, qu’un seul cas de ce genre serait fatal à sa théorie. Si donc nous trouvons chez l’homme des caractères quelconques qui, autant que nous pouvons le prouver, ont dû lui être nuisibles lors de leur première apparition, il sera évident qu’ils n’ont pas pu être produits par la sélection naturelle. Il en serait de même du développement spécial d’un organe si ce développement était, ou simplement inutile, ou exagéré par rapport à son utilité. De semblables exemples prouveraient qu’une autre loi ou une autre force que la sélection naturelle a dû entrer en jeu. Mais, si nous pouvions apercevoir que ces modifications, bien qu’inutiles ou nuisibles à l’origine, sont devenues de la plus haute utilité beaucoup plus tard et sont maintenant essentielles à l’achèvement du développement moral et intellectuel de l’homme, nous serions amenés à reconnaître une action intelligente prévoyant et préparant l’avenir, aussi sûrement que nous le faisons quand nous voyons l’éleveur entreprendre une amélioration déterminée d’une race d’animaux domestiques ou d’une plante cultivée. Je ferai d’ailleurs remarquer que cette étude est tout aussi légitime et tout aussi scientifique que celle même de l’origine des espèces. C’est une tentative de solution du problème inverse. Il s’agit de découvrir une force nouvelle, bien définie, pour rendre compte de phénomènes qui, d’après la théorie de la sélection naturelle, ne devraient pas avoir lieu. Ce genre de problèmes n’est pas inconnu à la science, et leur recherche a souvent conduit aux plus brillants résultats. En ce qui concerne l’homme, il existe des faits de la nature de ceux auxquels je fais allusion, et je crois qu’en appelant l’attention de ce côté et en recherchant leur cause, je reste dans les bornes de l’investigation scientifique aussi strictement que dans aucune autre portion de mon ouvrage.


Que le cerveau du sauvage est plus grand que cela n’est nécessaire.


Que la dimension du cerveau est un élément important de la force intellectuelle. — Il est universellement admis que le cerveau est l’organe de l’intelligence, et l’on reconnaît avec presque autant d’unanimité, que sa dimension est l’un des plus importants entre les éléments qui déterminent la capacité intellectuelle. Il parait indubitable que les cerveaux offrent des différences de qualité considérables, différences indiquées par le degré de complication des circonvolutions, par l’abondance de la substance grise, et peut-être par d’autres particularités encore inconnues ; mais ces différences de qualité semblent simplement accroître ou diminuer l’influence de la quantité, et non pas la neutraliser. C’est ainsi que tous les écrivains modernes les plus éminents voient une connexion intime entre la dimension très-réduite du cerveau chez les races inférieures, et leur faiblesse intellectuelle. Les collections du Dr J. B. Davis et du Dr Morton donnent les chiffres suivants comme capacité moyenne du crâne chez les principales races humaines :


Famille Teutonique 
94 pouces cubes
Esquimaux 
91 pouces»
Nègres 
85 pouces»
Australiens 
82 pouces»
Tasmaniens 
82 pouces»
Bushmen 
78 pouces»


Les derniers chiffres sont toutefois déduits d’un nombre de spécimens relativement petit et peuvent être au-dessous de la moyenne ; de même nous trouvons un petit nombre de crânes finnois et cosaques donnant comme moyenne 98 pouces cubes, soit sensiblement plus que la race germanique. Il est donc évident que le volume absolu du cerveau n’est pas nécessairement beaucoup moindre chez le sauvage que chez l’homme civilisé, d’autant plus que nous connaissons des crânes d’Esquimaux mesurant 113 pouces cubes, soit presque autant que les plus grands crânes d’Européens. Mais, ce qui est plus curieux encore, c’est que les quelques débris aujourd’hui connus de l’homme préhistorique n’indiquent aucune augmentation appréciable de la cavité cérébrale depuis ces temps reculés. Un crâne suisse de l’âge de la pierre, trouvé dans les palafittes de Meilen, correspond exactement à celui d’un jeune Suisse d’aujourd’hui. La circonférence du fameux crâne du Néanderthal était au-dessus de la moyenne, et sa capacité, indiquant le volume du cerveau lui-même, était de 75 pouces cubes, ou à peu de chose près, la moyenne des crânes actuels en Australie. Le crâne d’Engis, peut-être le plus ancien aujourd’hui connu, et qui d’après sir John Lubbock, « fut incontestablement contemporain du mammouth et de l’ours des cavernes, » est cependant, selon le professeur Huxley, « un crâne d’une bonne moyenne, qui pourrait avoir appartenu à un penseur, ou avoir contenu le cerveau inintelligent d’un sauvage ». Le professeur Paul Broca dit en parlant des hommes des cavernes des Eyzies qui furent certainement contemporains du renne dans le midi de la France : « La grande capacité du cerveau, le développement de la région frontale, la belle forme elliptique de la partie antérieure du profil du crâne, sont des caractères incontestables de supériorité, tels que nous sommes habitués à les trouver chez les races civilisées » (Mémoire lu au Congrès d’archéologie préhistorique, 1868) ; et cependant la grande largeur de la face, l’énorme développement de la branche ascendante de la mâchoire inférieure, l’étendue et la rugosité des surfaces d’attache des muscles, surtout des masticateurs, et le développement extraordinaire de l’arête du fémur, indiquent une immense force musculaire, et des mœurs sauvages et brutales.

Ces faits pourraient presque nous faire douter que la dimension du cerveau soit en elle-même un indice de force intellectuelle, si nous n’en avions pas la preuve la plus claire dans ce fait, que tout Européen mâle et adulte, dont le crâne ne mesure pas dix-neuf pouces de circonférence, et dont le cerveau n’atteint pas soixante-cinq pouces cubes, est invariablement idiot. Si nous ajoutons à ceci cet autre fait non moins certain, que les grands hommes, ceux qui combinent la finesse des perceptions avec la puissance de réflexion, la vigueur des passions, et l’énergie du caractère, comme Napoléon, Cuvier ou O’Connell, ont tous la tête plus grosse que la moyenne, nous devons tenir pour évident le fait que le volume du cerveau est l’une des mesures de l’intelligence, et peut-être la principale.

Dans ce cas, nous ne pouvons pas n’être pas frappés de l’anomalie apparente que présentent beaucoup de sauvages très-inférieurs, dont le cerveau est aussi considérable que celui de la moyenne des Européens, et cela fait naître en nous l’idée d’un excédant de force, d’un instrument trop parfait pour les besoins de son possesseur.

Comparaison du cerveau de l’homme avec celui des singes anthropoïdes. — Afin de découvrir si cette notion a quelque fondement, comparons le cerveau de l’homme à celui des animaux. L’orang-outang mâle et adulte est tout aussi gros qu’un homme de petite taille, tandis que le gorille est considérablement au-dessus de la moyenne des hommes, au moins comme corpulence et comme poids. Cependant, le cerveau de l’orang ne mesure que 28 pouces cubes, et celui du gorille 30, le plus grand spécimen connu va jusqu’à 34 1/2. Nous avons vu que si l’on se base sur les moyennes, la capacité crânienne des races sauvages les plus voisines de la brute, n’est probablement pas moins des 5/6 de celle des races civilisées les plus élevées, tandis que celle des singes anthropoïdes n’atteint que le tiers tout au plus de celle de l’homme ; ces proportions seront peut-être rendues plus claires si l’on dit que : la capacité crânienne de l’Européen étant 32, celle du sauvage sera 26 et celle du singe 10. Mais ces chiffres nous donnent-ils une idée approximative de l’intelligence relative de ces trois groupes ? Le sauvage est-il réellement aussi voisin du savant et aussi éloigné du singe que ceci le donnerait à penser ? Il ne nous faut pas oublier, d’ailleurs, que les têtes des sauvages sont de dimensions très-variées, presque autant que celles des hommes civilisés. Ainsi, tandis que le plus grand crâne germanique de la collection du Dr Davis mesure 112,4 pouces cubes, un crâne Araucanien mesure 115,5, un Esquimau 113,1, un indigène des Marquises 110,6, un Nègre 105,8, et même un Australien 104,5. Il n’est donc pas absurde de comparer le sauvage, soit avec l’Européen le plus parfait, soit avec le chimpanzé, le gorille et l’orang, et de voir s’il existe une relation proportionnelle entre le cerveau et l’intelligence.

Étendue des facultés intellectuelles de l’homme. — Il nous faut tout d’abord considérer de quoi est capable cet admirable instrument, le cerveau, arrivé à son plus haut point de développement. M. Galton, dans son remarquable ouvrage sur l’Hérédité du talent[1], fait remarquer l’énorme différence qui existe entre la puissance et la portée intellectuelle d’un savant ou d’un mathématicien exercé, et la capacité moyenne des Anglais. Le nombre des points obtenus par les lauréats en mathématiques dans les universités anglaises, est souvent plus de trente fois supérieur à celui des derniers candidats couronnés, qui sont cependant encore dans la bonne moyenne ; et des examinateurs expérimentés disent que cette différence ne donne pas même la mesure exacte de celle qui existe dans les facultés des individus. Si nous descendons maintenant jusqu’aux tribus sauvages qui ne savent compter que jusqu’à trois ou à cinq, et sont incapables d’additionner 2 et 3 sans avoir les objets devant les yeux, nous trouvons entre eux et un bon mathématicien une différence telle, que la proportion de un à mille l’exprimerait à peine. Nous savons cependant que le volume du cerveau pourrait être le même dans les deux cas ou ne différer que dans la proportion de 5 à 6, d’où nous pouvons conclure avec quelque raison que le sauvage possède un cerveau, qui, s’il est cultivé, est capable de remplir des fonctions très-supérieures en espèce et en degré à celles qui sont exigées de lui.

Considérons ensuite le pouvoir que possède l’homme civilisé égal ou supérieur à la moyenne, de concevoir des idées abstraites et de suivre des raisonnements plus ou moins complexes ; nos langages sont remplis d’expressions abstraites ; nos affaires et nos plaisirs exigent la prévision continuelle d’un grand nombre de possibilités ; nos lois, notre gouvernement, notre science, nous obligent sans cesse à raisonner sur des séries compliquées de faits pour arriver au résultat cherché ; même nos jeux, les échecs, par exemple, nous forcent à exercer à un haut degré toutes nos facultés. Comparez avec cela l’homme sauvage, avec son langage qui ne possède aucun terme applicable aux conceptions abstraites ; avec son manque absolu de prévoyance pour tout ce qui dépasse les nécessités les plus élémentaires, son incapacité de comparer, de combiner, ou de raisonner sur les généralités qui ne tombent pas immédiatement sous ses sens. De même, le sauvage ne possède, dans ses facultés morales et esthétiques, aucun de ces sentiments de sympathie universelle, de ces conceptions de l’infini, du bien, du beau et du sublime, qui occupent une si grande place dans la vie de l’homme civilisé. Leur développement lui serait, au fond, inutile ou même nuisible, puisqu’elles amoindriraient en quelque degré la prépondérance des facultés animales et perceptives dont dépend souvent son existence, dans la lutte acharnée qu’il soutient contre la nature et contre ses semblables. Cependant les rudiments de ces facultés et de ces sentiments existent sans doute en lui, puisque les unes ou les autres se manifestent quelquefois dans des cas exceptionnels ou des circonstances extraordinaires. Quelques tribus, par exemple, comme celle des Santals, sont connues pour un amour de la vérité aussi vif que l’éprouvent les plus moraux d’entre nous. L’Indou et le Polynésien ont un sens artistique remarquable, et les premières traces de ce sens sont clairement visibles dans les dessins grossiers des hommes paléolithiques, contemporains du renne et du mammouth en France. On voit quelquefois, chez les races les plus sauvages, des exemples d’amitié dévouée, de vraie reconnaissance, et d’un profond sentiment religieux.

Nous pouvons, je crois, tirer de ces faits la conclusion que l’infériorité du sauvage que nous avons constatée relativement aux mathématiques, se montre dans tout son développement moral et intellectuel ; mais en revanche, puisque toutes ces facultés se manifestent chez lui occasionnellement, nous pouvons conclure qu’elles existent à l’état latent, et que la grandeur de son cerveau dépasse de beaucoup ses besoins dans son état actuel.

L’intelligence des sauvages comparée avec celle des animaux. — Comparons maintenant les besoins intellectuels du sauvage et le degré d’intelligence qu’il manifeste, avec ce que nous trouvons chez les animaux supérieurs. La vie des indigènes d’Andaman, d’Australie, de Tasmanie, de la Terre de Feu, et de certaines peuplades Indiennes[2] du Nord de l’Amérique, ne réclame guère que l’exercice de quelques facultés dont certains animaux jouissent presque au même degré que ces sauvages. Leur manière de prendre le gibier ou le poisson n’est pas plus ingénieuse et ne prouve pas plus de prévoyance que celle du jaguar, qui laisse tomber de la salive dans l’eau et saisit les poissons qui viennent la manger ; ou celle des loups et des chacals qui chassent en troupes ; ou celle du renard, qui enterre les restes de sa nourriture et les garde jusqu’au moment où il en a besoin. Les singes et les antilopes placent des sentinelles pour se garder, les castors et les mulots construisent des demeures compliquées, l’orang-outang se dispose une couche pour dormir, et d’autres singes anthropoïdes se font un abri dans les arbres : tous ces faits peuvent entrer en comparaison avec le degré de soin et de prévoyance que montrent certains sauvages dans les mêmes circonstances. L’homme possède des mains libres et perfectionnées, dont il ne se sert pas pour la locomotion, et qui lui ont permis de façonner des armes et des outils que les animaux ne pourraient pas faire, mais, après cela et dans la manière dont il s’en sert, il ne manifeste pas plus d’intelligence que ne le feraient des animaux. Qu’est-ce que la vie du sauvage, sinon la satisfaction de ses appétits par les moyens les plus simples et les plus faciles ? Où sont les pensées, les idées ou les actions qui l’élèvent beaucoup au-dessus du singe ou de l’éléphant ? Cependant, il possède, nous l’avons vu, un cerveau infiniment supérieur au leur en dimension et en complication, et ce cerveau lui donne des facultés à l’état rudimentaire dont il n’a jamais besoin. Si cela est vrai des sauvages de notre temps, à combien plus forte raison cela doit-il l’être de ces hommes dont les seuls outils étaient de grossiers silex, et qui, au moins en partie, étaient probablement plus dégradés qu’aucune race aujourd’hui existante ? Et cependant les seules données que nous possédions à leur sujet, nous les montrent doués d’un cerveau tout aussi volumineux que celui de la moyenne des races sauvages les plus arriérées.

Ainsi, soit que nous comparions le sauvage au type le plus perfectionné de l’homme, soit que nous le comparions aux animaux qui l’entourent, nous arrivons forcément à conclure qu’il possède dans son cerveau grand et bien développé, un organe tout à fait hors de proportions avec ses besoins actuels et qui semble avoir été préparé à l’avance, pour trouver sa pleine utilité au fur et à mesure des progrès de la civilisation. D’après ce que nous savons, un cerveau un peu plus grand que celui du gorille aurait pleinement suffi au développement mental actuel du sauvage. Par conséquent la grande dimension de cet organe chez lui ne peut pas résulter uniquement des lois d’évolution, car celles-ci ont pour caractère essentiel d’amener chaque espèce à un degré d’organisation exactement approprié à ses besoins et de ne jamais le dépasser ; elles ne permettent aucune préparation en vue du développement futur de la race, en un mot, une partie du corps ne saurait jamais augmenter ou se compliquer si ce n’est en stricte coordination avec les besoins pressants de l’ensemble. Il me semble que le cerveau de l’homme préhistorique et du sauvage prouve l’existence de quelque puissance distincte de celle qui a guidé le développement des animaux inférieurs au travers de tant de formes variées.


De l’utilité des poils qui couvrent les mammifères.


Considérons maintenant un autre point de l’organisation de l’homme, dont la portée a été presque entièrement négligée par les écrivains des deux partis. L’un des caractères les plus généraux de la classe des mammifères terrestres est le poil qui les couvre, et qui, toutes les fois que la peau est souple, tendre et sensible, forme une protection naturelle contre les intempéries, surtout contre la pluie. Ceci est en effet la principale fonction des poils, nous le voyons à la manière dont ils sont disposés pour faciliter l’écoulement de l’eau, étant toujours dirigés de haut en bas depuis la partie supérieure du corps. Ils sont toujours moins abondants sur les parties inférieures, et dans beaucoup de cas, le ventre en est presque dépourvu. Les poils de tous les mammifères marcheurs sont couchés de haut en bas de l’épaule aux doigts ; mais chez l’orang-outang, ils sont disposés de haut en bas de l’épaule au coude, et de bas en haut du coude au poignet ; ceci a sa raison d’être dans les mœurs de l’animal, qui, lorsqu’il se repose, élève ses longs bras au-dessus de sa tête ou s’accroche à une branche pour se soutenir, de sorte que la pluie coule le long du bras et de l’avant bras jusqu’aux longs poils qui se rencontrent au coude. Pour la même raison, les poils sont toujours plus longs et plus serrés depuis la nuque jusqu’à la queue le long de l’épine dorsale, où il se forme même souvent une crête de poils ou de soies. Nous retrouvons ce caractère chez tous les mammifères depuis les marsupiaux jusqu’aux quadrumanes, et il devrait, par cette longue durée, avoir acquis une persistance telle que nous le vissions reparaître constamment par hérédité, même après avoir été effacé par des siècles de la plus rigide sélection. Nous pouvons d’ailleurs être sûrs qu’il n’aurait jamais pu disparaître entièrement par l’effet de la sélection naturelle, à moins d’être devenu assez positivement nuisible pour conduire invariablement à l’extinction des animaux qui en seraient affectés.


Que l’absence constante de poils sur certaines parties du corps de l’homme est un phénomène remarquable.


Chez l’homme, le poil a presque entièrement disparu, et, chose curieuse, plus complètement sur le dos que sur toute autre partie du corps. Les races barbues et imberbes ont également le dos lisse, et même dans les cas où les membres et la poitrine sont couverts d’une grande quantité de poils, le dos et en particulier l’épine dorsale, en sont absolument dépourvus ; c’est là un caractère tout à fait opposé à ce qui se présente chez les autres mammifères. Les Aïnos des îles Kouriles et du Japon, sont, dit-on, une race velue, mais M. Bickmore, qui en a vu quelques uns et les a décrits dans un mémoire lu à la Société d’Ethnologie n’indique pas en détails sur quelles parties le poil est le plus abondant, et dit simplement qu’ils se distinguent par la grande abondance de leurs poils, non-seulement sur la tête et le visage mais sur le corps tout entier. Ceci pourrait parfaitement s’appliquer à tout homme dont les bras et la poitrine seraient velus, à moins qu’il ne fût spécifié que son dos l’était aussi, ce qui n’est pas le cas ici. La famille velue du pays des Birmans porte il est vrai des poils plus longs sur le dos que sur la poitrine, reproduisant ainsi le vrai caractère des mammifères, mais ceux du visage, du front et de l’intérieur des oreilles sont encore plus longs, ce qui est tout à fait anormal ; et la grande imperfection de toutes leurs dents montre qu’ici nous avons à faire à une monstruosité plutôt qu’à un cas de retour au type humain tel qu’il était avant d’avoir perdu son vêtement de poils.


L’homme saurage souffre de l’absence de poils.


Voyons maintenant s’il existe des preuves, ou s’il y a quelque raison de croire qu’un dos velu fût nuisible, soit au sauvage, soit à la forme animale inférieure de l’homme à un degré quelconque de sa transformation ; car, si les poils étaient simplement inutiles, comment pourraient-ils avoir disparu si complètement et ne pas se représenter fréquemment dans les races mêlées ? C’est chez le sauvage que nous trouverons quelques éclaircissements. L’une des habitudes les plus communes aux sauvages c’est de porter un vêtement sur le dos et les épaules, même s’ils n’en ont sur aucune autre partie du corps. Les premiers explorateurs observèrent avec surprise que les Tasmaniens des deux sexes, portaient sur leurs épaules la peau de kanguroo, leur unique vêtement ; ils n’étaient donc pas guidés par un sentiment de pudeur, mais cherchaient simplement à préserver leur dos du froid et de la pluie. Le costume national des Maories se composait aussi d’un manteau jeté sur les épaules. Les Patagons en ont un aussi, et les indigènes de la Terre de Feu portent souvent un petit morceau de peau lacé sur leur dos, et qu’ils changent de place selon la direction du vent. Les Hottentots se couvraient le dos d’une peau assez semblable, qu’ils n’enlevaient jamais et dans laquelle ils se faisaient même enterrer. Sous les tropiques même, les sauvages ont le plus grand soin de tenir leur dos à l’abri de l’humidité. Les natifs de Timor emploient la feuille du palmier éventail, soigneusement pliée et cousue, qu’ils portent toujours avec eux, et dont ils se font, en la déployant sur leur dos, une admirable protection contre la pluie. Presque toutes les races Malaises, ainsi que les Indiens de l’Amérique méridionale, se font de grands chapeaux de quatre pieds au moins de diamètre, qu’ils portent pendant leurs voyages sur mer pour préserver leur corps de la pluie, et ils en ont de plus petits du même genre dont ils se servent sur terre.

Cela est donc évident, non-seulement il n’y a pas de raison de penser que le développement des poils sur le dos eût été nuisible ou même inutile à l’homme préhistorique, mais les mœurs des sauvages actuels nous prouvent le contraire, puisqu’ils sentent le besoin de cette protection et cherchent à y suppléer de différentes manières. La position verticale de l’homme peut avoir contribué à conserver les cheveux de sa tête pendant que le reste de son corps s’est dépouillé ; mais en marchant à la pluie ou au vent l’homme se penche instinctivement en avant et expose ainsi son dos ; et ce fait indubitable, que c’est sur cette partie du corps que les sauvages souffrent le plus du froid et de l’humidité, démontre suffisamment que ce n’est pas à cause de leur inutilité que les poils ont cessé d’y croître. Il est d’ailleurs difficile d’expliquer par une simple diminution d’utilité, la disparition d’un caractère si longtemps persistant dans tout l’ordre des mammifères, car cette circonstance ne déterminerait qu’une action sélectrice très-faible.


Que la peau nue de l’homme ne peut être le résultat de la sélection naturelle.


Il me semble donc certain que la sélection naturelle n’a pas pu produire la nudité du corps de l’homme. On ne saurait s’expliquer ce phénomène comme résultant d’une série de variations ayant pour point de départ un type primitif velu. Les données que nous possédons tendent au contraire à montrer que des variations dans ce sens n’ont pu être utiles et ont dû au contraire être jusqu’à un certain point nuisibles. Et même, si quelque corrélation inconnue avec des qualités nuisibles, pouvait expliquer la disparition du poil chez l’homme primitif des Tropiques, nous ne pourrions concevoir comment, à mesure que la race s’étendait dans des climats plus froids, un caractère si persistant à l’origine, n’aurait pas reparu sous l’influence puissante du retour au type. Mais une pareille supposition est d’ailleurs insoutenable, car nous ne pouvons pas supposer qu’un organe commun à tous les mammifères, ait pu, dans un seul cas, se trouver dans une corrélation assez constante avec une qualité nuisible pour être éliminé par la sélection, et cela d’une manière si complète et si efficace, que nous ne le voyons jamais ou presque jamais reparaître, même chez les métis des races d’hommes les plus diverses. Il est difficile de trouver deux caractères plus différents que le développement du cerveau, et la distribution du poil sur le corps : et cependant tous les deux nous conduisent à la même conclusion : c’est qu’une force autre que la sélection naturelle a concouru à leur formation.


Le pied et la main de l’homme considérés comme offrant des difficultés à la théorie de la sélection naturelle.


On peut aussi mentionner, parmi les points caractéristiques de l’homme difficiles à expliquer par la sélection naturelle, quelques autres détails moins importants selon moi, que les précédents ; par exemple, la spécialisation et la perfection du pied et de la main. Le pied de tous les Quadrumanes est un organe de préhension, et il a fallu par conséquent une sélection très-sévère pour donner aux muscles et aux os, la disposition qui du pouce a fait un orteil, si complètement qu’il n’est plus opposable chez aucune race, bien que certains voyageurs aient vaguement affirmé le contraire. Il nous est difficile de comprendre pourquoi cette capacité de préhension s’est perdue. Elle a certainement dû être utile pour grimper, et l’exemple des babouins prouve qu’elle n’est pas incompatible avec la locomotion terrestre. Cela a pu gêner la marche parfaitement verticale, mais nous ne comprenons pas ce que l’homme primitif, en tant qu’animal avait à gagner à la station droite. De plus, la main de l’homme renferme des facultés latentes, dont les sauvages ne font aucun usage, et dont ont dû se servir encore bien moins l’homme de l’âge paléolithique et ses prédécesseurs plus grossiers encore. Elle a l’apparence d’un instrument préparé pour l’homme civilisé, et sans lequel la civilisation n’eût pas été possible. Les singes se servent peu de leurs doigts séparés et de leurs pouces opposables ; ils saisissent les objets gauchement et rudement, et il semble qu’une extrémité moins perfectionnée leur rendrait les mêmes services. Je n’attribue pas beaucoup de valeur à cet argument, mais s’il est prouvé qu’une puissance intelligente a guidé ou déterminé le développement de l’homme, nous reconnaîtrons les traces de son action dans des faits qui, par eux-mêmes, ne peuvent pas servir à la prouver.


La voix de l’homme.


La même remarque peut s’appliquer à un autre caractère particulier à l’homme, la puissance, l’étendue, la flexibilité et la douceur merveilleuse des sons musicaux produits par le larynx, surtout dans le sexe féminin. Les mœurs des sauvages ne nous indiquent pas comment la voix aurait pu se développer ainsi par la sélection naturelle, car ils n’en ont aucun besoin et n’en font aucun usage. Le chant des sauvages n’est qu’un cri plaintif plus ou moins monotone, et les femmes ne chantent en général pas du tout. La voix ne compte certainement pour rien dans le choix de leurs femmes, car ce qu’ils apprécient c’est la santé, la force, la beauté animale : la sélection sexuelle n’a donc pu développer cette admirable faculté, qui ne s’exerce que chez les peuples civilisés. Il semble que cet organe ait été préparé en vue du progrès futur de l’homme, puisqu’il renferme des facultés latentes qui sont inutiles à l’individu dans sa condition primitive. Les détails délicats d’organisation qui donnent au larynx sa merveilleuse puissance, n’ont donc pas pu être le résultat de la sélection naturelle.


L’origine de certaines facultés intellectuelles ne peut s’expliquer par la conservation des variations utiles.


Passant maintenant à l’étude de l’âme humaine, nous éprouvons de grandes difficultés à expliquer la formation des facultés spéciales qui la caractérisent par l’accumulation de variations utiles. Les notions de justice abstraite et de bienveillance par exemple, ne semblent pas avoir pu s’acquérir par ce moyen, puisqu’elles sont incompatibles avec la loi du plus fort, base essentielle de la sélection naturelle. Ici, toutefois l’impossibilité n’est qu’apparente, car nous devons considérer, non les individus, mais les sociétés, et il est clair que la justice et la bienveillance, exercées dans le sein d’une tribu, doivent la fortifier et lui donner la supériorité sur celles chez lesquelles le droit du plus fort prédominant, la majorité faible et maladive est abandonnée ou même impitoyablement détruite par les quelques individus forts.

Mais il existe une autre catégorie de facultés qui ne se rattachent pas à nos rapports sociaux, et qu’on ne peut par conséquent expliquer de la même manière. Telles sont par exemple celles dont dépendent les idées d’espace et de temps, d’éternité et d’infini, celles qui font trouver dans des combinaisons de formes et de couleurs de vives jouissances artistiques, celles enfin qui par les notions abstraites de forme et de nombre ont rendu possibles les sciences mathématiques. Comment l’une ou l’autre de ces facultés a-t-elle pu commencer à se développer, puisqu’elle ne pouvait être d’aucun usage à l’homme dans son état primitif de barbarie ? Comment la sélection naturelle, ou la survivance des plus aptes, ont-elles pu favoriser le développement de facultés si éloignées des besoins matériels du sauvage et qui, malgré notre civilisation relativement avancée, sont, dans leur plus complet épanouissement, en avance sur notre siècle, et semblent plus faites pour l’avenir de notre race que pour son état actuel ?


Origine du sens moral.


Nous retrouvons cette même difficulté, quand nous cherchons à nous rendre compte de l’origine du sens moral ou de la conscience chez l’homme sauvage, car, bien que la pratique de la bienveillance, de l’honnêteté, de la véracité, ait pu être utile aux tribus qui l’exerçaient, cela ne nous explique pas l’idée de sainteté attachée aux actions que chaque tribu considère comme bonnes et morales, en opposition avec celles qui sont tenues pour simplement utiles, et qui sont appréciées tout autrement. L’hypothèse utilitaire (qui n’est que la théorie de la sélection naturelle appliquée à l’intelligence), parait insuffisante pour expliquer le développement du sens moral. Cette question a été récemment l’objet de longues discussions, et je ne donnerai ici qu’un seul exemple pour éclaircir ma pensée. La sanction utilitaire de la véracité n’est ni très-puissante ni très-universelle ; peu de lois lui prêtent leur appui ; le mensonge n’entraîne pas une bien sévère réprobation ; dans tous les pays et dans tous les siècles, il a été tenu pour pardonnable en amour, et louable à la guerre ; aujourd’hui ce n’est qu’un péché véniel dans l’opinion de la majorité de l’espèce humaine, en ce qui touche l’industrie, le commerce, la spéculation ; un certain degré de fausseté fait partie intégrante de la politesse en Orient comme en Occident, et de sévères moralistes ont autorisé le mensonge quand il s’agit d’éviter un ennemi ou d’empêcher un crime. Si donc la véracité a eu à lutter avec tant de difficultés, si sa pratique admet tant d’exceptions, et a nombre de fois amené la ruine ou la mort de ses plus ardents adeptes, comment pouvons-nous croire, que des considérations d’utilité aient jamais pu la revêtir du caractère sacré de la première des vertus, et pousser des hommes à l’apprécier pour elle-même, et à la pratiquer en dépit des conséquences ?

C’est un fait, cependant, qu’une idée mystique de culpabilité s’attache au mensonge, non-seulement chez les classes supérieures des peuples civilisés, mais encore chez des tribus entières de sauvages. C’est le cas par exemple pour les Kurubars et les Santals, tribus barbares des montagnes de l’Inde centrale, Sir Walter Elliott dit que ces sauvages sont connus pour leur véracité. « Le fait que les Kurubars disent toujours la vérité a passé en proverbe. » (On the Characteristics of the population of central and Southern India, Journal de la Société d’ethnologie de Londres. Vol. I, p. 107). Le major Jervis dit que les Santals sont les hommes les plus véridiques qu’il ait jamais rencontrés. Le fait suivant est cité comme exemple. Un certain nombre de prisonniers, faits pendant l’insurrection des Santals, furent renvoyés sur parole, et autorisés à aller travailler, moyennant un salaire, dans un certain lieu. Au bout de quelque temps, le choléra éclata parmi eux, et les obligea à s’en aller, mais tous, sans exception, revinrent remettre leur salaire à leurs gardiens. Ainsi deux cents sauvages, avec de l’argent dans leurs ceintures, firent trente milles pour rentrer en prison plutôt que de manquer à leur parole. Ma propre expérience des sauvages m’a fourni d’autres exemples analogues, quoique l’épreuve ne fût pas aussi sévère. De tels faits peuvent-ils s’expliquer par l’utilité ? Mais alors, pourquoi cette utilité constatée par l’expérience aurait-elle, dans quelques cas seulement, produit une impression profonde ? Les expériences quant à l’utilité de la véracité doivent, en somme, être à peu près égales pour tous ; d’où vient donc que leur résultat soit dans quelques cas un sentiment de vénération qui efface toute considération d’avantage personnel, tandis qu’ailleurs, ce sentiment est à peine à l’état rudimentaire ?

La théorie des idées innées, que je soutiens en ce moment explique cela par la supposition de l’existence d’un sentiment du bien et du mal, inhérent à notre nature, antérieur à toute expérience d’utilité. Là où les relations d’homme à homme sont libres de toute entrave, ce sentiment s’attache à ces actes d’utilité générale ou de dévouement, que nous appelons moraux, et qui sont le produit de nos affections ou de nos sympathies : mais il peut être perverti, il l’est en effet souvent, et donne alors sa sanction à des actes d’utilité conventionnelle et étroite qui sont en fait immoraux. C’est ainsi que l’Indou, qui ment sans scrupule, se laissera mourir de faim plutôt que de toucher à des aliments impurs, et considère le mariage des femmes adultes comme une immoralité révoltante.

La force du sentiment moral dépend de la nature de l’individu ou de la race, de l’éducation et des mœurs ; les actes qu’il sanctionne dépendront du degré de modification subi par les sentiments et les affections primitives de notre nature, sous l’influence des usages, des lois ou de la religion.

Il est difficile de comprendre comment ce sentiment mystique du bien et du mal, qui est assez intense pour triompher des idées d’avantage et d’intérêt personnels, aurait pu se développer par une accumulation d’expériences d’utilité ; il l’est plus encore de comprendre comment des sentiments produits par cette voie auraient pu être transférés à des actes dont l’utilité serait partielle, imaginaire ou même absolument nulle. Mais si le sens moral est une partie intégrante de notre nature, il est aisé de concevoir qu’il peut donner sa sanction à des actes inutiles ou immoraux, comme le besoin naturel de boire, perverti, devient pour l’ivrogne un moyen de destruction.


Résumé des considérations qui prouvent l’insuffisance de la sélection naturelle pour expliquer le développement de l’homme.


Résumons brièvement ce qui précède. J’ai montré que le cerveau des races sauvages les plus inférieures, et autant que nous pouvons le savoir, celui des hommes préhistoriques, est peu inférieur en dimensions à celui du type le plus parfait de l’homme, tandis qu’il est infiniment supérieur à celui des animaux les plus élevés. Il est universellement admis que le volume du cerveau est l’un des éléments les plus importants parmi ceux qui déterminent la force intellectuelle, et probablement le plus essentiel. Cependant, les facultés dont le sauvage fait usage, non plus que ses besoins intellectuels, ne dépassent guère ceux des animaux. Les sentiments élevés de morale pure, et d’émotions raffinées, la faculté de comprendre les raisonnements abstraits et les conceptions idéales, leur sont inutiles, se manifestent rarement, sinon jamais, et ne sont pas en relation nécessaire avec leurs mœurs, leurs besoins, leurs désirs ou leur bien-être. Ils possèdent un organe mental trop développé pour eux. La sélection naturelle n’aurait pu donner au sauvage qu’un cerveau un peu plus grand que celui du singe, tandis que celui qu’il possède est presque égal à celui du penseur.

La peau douce, nue, et sensible de l’homme, entièrement libre du vêtement de poils commun à tous les mammifères, ne peut pas non plus s’expliquer par la sélection naturelle. Les habitudes des sauvages nous montrent qu’ils ressentent le besoin de ce vêtement, qui chez l’homme manque complètement surtout dans les parties du corps qui chez les animaux en sont le mieux pourvues. Nous n’avons aucune raison de croire qu’il ait pu être nuisible ni même inutile à l’homme primitif, et, dans ces circonstances, sa suppression absolue, si absolue qu’il ne reparaît même pas dans les races mêlées, nous démontre que l’action d’une force autre que la loi de la survivance des plus aptes, a dû entrer en jeu pour faire sortir l’homme d’un type animal inférieur. Nous trouvons encore des difficultés du même genre, quoique moins importantes, dans quelques autres détails. Ainsi la perfection du pied et de la main semble superflue pour l’homme sauvage, chez lequel cependant les extrémités sont aussi complètement et aussi humainement développées que chez les races supérieures. La structure du larynx, qui donne à l’homme la parole articulée et la faculté d’émettre des sons musicaux, et surtout son développement extrême chez les femmes, sont, nous l’avons vu, supérieurs aux besoins des sauvages, et à leurs habitudes connues, et il est impossible que cette faculté ait été acquise par sélection sexuelle, ou par la survivance des plus aptes.

L’âme de l’homme nous fournit des arguments du même genre, et presque aussi concluants que ceux que nous tirons de sa structure corporelle. Un grand nombre de ses facultés intellectuelles ne s’appliquent ni à ses relations avec ses semblables, ni à son progrès matériel. La conception de l’éternité et de l’infini, et toutes les notions abstraites de forme, de nombre et d’harmonie qui jouent un si grand rôle dans la vie des nations civilisées, sont absolument en dehors du cercle des idées du sauvage, et n’ont aucune influence sur son existence individuelle ni sur celle de sa tribu ; elles n’ont donc pas pu se développer par la conservation des formes utiles de la pensée ; et cependant nous en trouvons des traces au milieu d’une civilisation très-peu avancée, et dans un temps où elles ne pourraient avoir aucun effet pratique sur le succès de l’individu, de la famille ou de la race. Nous ne pouvons pas davantage nous expliquer par la sélection naturelle le développement du sens moral ou de la conscience.

D’autre part, nous trouvons que ces caractères sont tous indispensables au perfectionnement de la nature humaine. Les progrès rapides que fait la civilisation quand les conditions sont favorables, ont pour première condition que l’organe de la pensée humaine ait été préparé d’avance, ait atteint son plein développement de volume, de proportions et d’organisation, de façon à n’avoir plus besoin que d’être exercé pendant quelques générations pour coordonner ses fonctions complexes. La nudité et la sensibilité de la peau, rendant nécessaires les vêtements et les maisons, ont dû développer chez l’homme un esprit inventif et ingénieux, et, en faisant naître par degrés les sentiments de pudeur, ont pu influencer sa nature morale. La station verticale, affranchissant les mains de tout service de locomotion, était nécessaire à son avancement intellectuel ; la perfection extrême de ses mains a seule rendu possibles les arts de la civilisation qui placent certaines races si fort au-dessus des sauvages, et qui, dans leur état actuel, ne sont peut-être que les précurseurs d’un progrès moral et intellectuel plus considérable encore. L’admirable arrangement des organes vocaux a donné d’abord le langage articulé, et a produit ensuite ces sons musicaux, que les races supérieures seules apprécient, et dont les modulations harmonieuses serviront peut-être à des usages encore plus élevés et à des jouissances encore plus vives, dans un état supérieur à celui auquel nous sommes parvenus. De même, ces facultés qui nous permettent de dépasser le temps et l’espace, de réaliser les conceptions merveilleuses des mathématiques et de la philosophie, et qui nous inspirent un désir ardent de la vérité abstraite, sont évidemment essentielles au développement de l’homme comme être spirituel ; nous voyons déjà ces facultés se manifester occasionnellement, à une époque historique si reculée, qu’elles dépassaient énormément même les quelques applications pratiques qui en ont été faites depuis ; or, il nous est impossible de concevoir leur développement par l’action d’une loi qui ne concerne, et ne peut concerner que le bien-être matériel et immédiat de l’individu ou de la race.

La conclusion que je crois pouvoir tirer de ces phénomènes, c’est qu’une intelligence supérieure a guidé la marche de l’espèce humaine dans une direction définie et pour un but spécial, tout comme l’homme guide celle de beaucoup de formes animales et végétales. Les seules lois d’évolution n’auraient peut-être jamais produit une graine aussi bien appropriée à l’usage de l’homme que le maïs ou le froment, des fruits tels que celui de l’arbre à pain et la banane sans graines, des animaux comme la vache laitière de Guernsey ou le cheval de camion de Londres. Cependant, ces divers êtres ressemblent énormément aux productions de la nature laissée à elle-même, nous pouvons donc bien nous imaginer qu’une personne, connaissant à fond les lois du développement des formes organiques dans le passé, refusât de croire que dans ces cas-ci une force nouvelle soit entrée en jeu, et rejetât dédaigneusement la théorie d’après laquelle une intelligence directrice aurait contrôlé dans un but personnel, l’action des lois de variation, de multiplication et de survivance ; de même ma théorie sera peut-être rejetée par des personnes, d’ailleurs d’accord avec moi sur d’autres points. Nous savons, cependant, que cette action directrice s’est exercée, et nous devons par conséquent admettre comme possible que, si nous ne sommes pas les plus hautes intelligences de l’univers, un esprit supérieur a pu diriger le travail de développement de la race humaine, par le moyen d’agents plus subtils que ceux que nous connaissons. Je dois d’ailleurs reconnaître que cette théorie a le désavantage de requérir l’intervention d’une intelligence individuelle distincte, concourant à la production de l’homme intellectuel, moral, indéfiniment perfectible, que nous ne pouvons nous empêcher de considérer comme le but final et le dernier résultat de toute existence organisée. Cette théorie implique donc, que les grandes lois qui régissent le monde matériel ont été insuffisantes à produire l’homme, à moins d’admettre (ce que nous pouvons faire de bonne foi), que le contrôle d’intelligences supérieures est une partie nécessaire de ces lois, comme l’action du monde ambiant est l’un des agents du développement organique. Mais, quand même mon opinion personnelle ne serait pas confirmée, les objections que j’ai présentées demeureraient, et elles prouvent, je crois, qu’au delà de la loi de la sélection naturelle, il en existe une autre plus générale et plus fondamentale. Telle serait l’hypothèse d’une intelligence inconsciente répandue dans toute la nature organique, proposée par le Dr Laycock et adoptée par M. Murphy, mais elle a selon moi le double défaut d’être inintelligible et impossible à prouver. Il est plus probable que la loi véritable est hors de la portée de notre esprit ; mais nous avons, ce me semble, de nombreux indices de son existence et de sa connexion probable avec l’origine première de la nature vivante organisée. (Note A.)


Origine du sens intime.


Nous ne pouvons toucher que très-brièvement à la question de l’origine de la perception et de la pensée, car ce sujet est assez vaste pour remplir à lui seul un volume. Aucun physiologiste ni aucun philosophe ne s’est encore hasardé à proposer une théorie intelligible, expliquant comment la perception peut être le produit de l’organisation, tandis qu’un grand nombre d’entre eux ont déclaré que le passage de la matière à l’esprit ne peut se concevoir. Le professeur Tyndall s’exprimait comme suit dans son discours présidentiel à la section de physique de l’Association Britannique à Norwich en 1868 :

« Le passage des phénomènes physiques du cerveau aux faits correspondants de perception ne saurait se concevoir. En admettant l’apparition simultanée d’une pensée définie et d’une action moléculaire définie dans le cerveau, nous ne possédons pas, même semble-t-il à l’état rudimentaire, l’organe intellectuel qui nous permettrait de passer par le raisonnement, de l’un de ces phénomènes à l’autre. Tous deux se manifestent en même temps, mais nous ne savons pas pourquoi. Quand notre intelligence et nos sens seraient assez étendus, assez forts, assez éclairés, pour nous laisser voir et sentir les molécules mêmes du cerveau, quand nous serions capables de suivre tous leurs mouvements, tous leurs groupements, toutes leurs décharges électriques, s’il en existe, et, quand nous connaîtrions à fond tous les états correspondants de la pensée et du sentiment, nous serions aussi loin que jamais de la solution de ce problème : Quelle est la connexion entre ces phénomènes physiques et la perception ? L’abîme entre les deux classes de phénomènes demeurerait infranchissable. »

Dans son dernier ouvrage (Introduction à la classification des animaux, 1869) le professeur Huxley adopte sans hésitation « la théorie bien établie, que la vie est la cause et non la conséquence de l’organisation. » Il soutient cependant dans son fameux article sur la « Base physique de la vie, » que la vie est une propriété du protoplasme, et que celui-ci doit ses propriétés à la nature et à la disposition de ses molécules. C’est pourquoi il l’appelle « la matière vitale, » et croit que toutes les propriétés physiques des êtres organisés sont dues à celles du protoplasme. Nous pourrions peut-être le suivre jusqu’ici, mais il va plus loin. Il cherche à jeter un pont sur l’abîme que le Prof. Tyndall avait déclaré « intellectuellement infranchissable, » et, par des moyens qu’il présente comme logiques, il arrive à la conclusion que « nos pensées sont l’expression de changements moléculaires dans cette même matière de la vie qui est la source des autres phénomènes vitaux. » Je n’ai pu trouver dans les écrits de M. Huxley aucune indication de la marche qu’il suit pour passer de ces phénomènes vitaux, qui en dernière analyse consistent simplement en mouvements des particules de la matière, à ces autres phénomènes que nous appelons pensée, perception ou sens intime ; mais, sachant qu’une affirmation aussi positive de sa part aura un grand poids auprès de beaucoup de personnes, je tâcherai de montrer, aussi brièvement que je pourrai le faire sans devenir obscur, que non-seulement cette théorie est impossible à prouver, mais encore qu’elle est, selon moi, inconciliable avec une conception juste de la physique moléculaire. Je dois dans ce but, et pour pouvoir développer ma pensée, donner une rapide esquisse des travaux et des découvertes les plus récentes, touchant la nature essentielle et la constitution de la matière.


Nature de la matière.


Les philosophes les plus sérieux ont reconnu depuis longtemps que les atomes, en appelant ainsi des corps solides très-petits, desquels émanent les forces d’attraction et de répulsion qui donnent ses propriétés à ce que nous appelons la matière, — que les atomes, dis-je, ne peuvent servir absolument à rien, puisqu’il est universellement admis que ces atomes supposés ne se touchent jamais, et nous ne pouvons concevoir comment ces unités homogènes indivisibles et solides pourraient être eux-mêmes la cause première des forces qui émanent de leurs centres.

Si donc aucune des propriétés de la matière n’est due aux atomes eux-mêmes, mais seulement aux forces qui émanent des points de l’espace désignés comme centres atomiques, il est logique de se représenter les atomes comme toujours plus petits jusqu’à ce qu’ils disparaissent, et qu’il ne reste plus à leur place que des centres de force localisée. Il a été fait de nombreuses tentatives pour montrer comment les propriétés de la matière peuvent être dues à des atomes ainsi modifiés et considérés comme de simples centres de force. La meilleure, parce qu’elle est la plus simple et la plus logique, est celle de M. Bayma. Dans sa « Mécanique moléculaire, » il a montré comment en partant de la simple supposition que ces centres sont doués de forces attractives et répulsives (agissant l’une et l’autre en raison inverse des carrés, comme la gravitation) et en les groupant en figures symétriques, composées d’un centre répulsif, d’un noyau attractif, et d’une ou plusieurs enveloppes répulsives, on peut expliquer toutes les propriétés générales de la matière, et, par des arrangements de plus en plus complexes, rendre même compte des propriétés spéciales, chimiques, électriques ou magnétiques, de certaines formes de la matière[3].

Chaque élément chimique consiste donc en une molécule formée d’atomes simples (ou éléments matériels, comme les appelle M. Bayma, pour éviter toute confusion) en nombre plus ou moins grand et d’un arrangement plus ou moins complexe ; cette molécule est en équilibre stable, mais sujette à changer de forme par l’action attractive ou répulsive de molécules autrement constituées. Tel est le phénomène de la combinaison chimique, duquel résulte une nouvelle forme de molécule, plus complexe et plus ou moins stable.

Les composés organiques dont sont formés les êtres vivants, sont, comme on sait, d’une complexité extrême et d’une grande instabilité, d’où résultent les changements de forme auxquels la matière organisée est continuellement soumise. Cela permet de concevoir comme possible que les phénomènes de la vie végétative soient dus à une complexité presque infinie de combinaisons moléculaires, assujetties à des changements définis sous l’influence de la chaleur, de l’humidité, de la lumière, de l’électricité, et probablement de quelques autres forces inconnues. Mais cette complexité croissante, quand même elle serait portée à l’infini, ne peut avoir d’elle-même aucune tendance à faire naître le sens intime dans ces molécules ou groupes de molécules. Si un élément matériel, ou mille éléments matériels combinés dans une molécule, sont tous inconscients, nous ne pouvons pas croire que la seule addition de un, deux ou mille autres éléments matériels pour former une molécule plus complexe, puisse, en aucune façon, tendre à produire un être conscient. Ces choses sont essentiellement distinctes. Dire que l’esprit est un produit, une fonction du protoplasme, un de ses changements moléculaires, c’est employer des termes auxquels nous ne pouvons attacher aucune conception claire. Nous ne pouvons admettre dans le tout une propriété qui manque à chacune de ses parties ; et ceux qui raisonnent ainsi devraient proposer une définition précise de la matière, énonçant clairement ses propriétés, et montrer qu’un certain arrangement complexe de ses éléments ou atomes produirait nécessairement le sens intime. On ne peut échapper à ce dilemme : ou bien toute la matière est consciente, ou bien le sens intime est quelque chose de distinct de la matière, et, dans ce dernier cas, sa présence dans des formes matérielles prouve l’existence d’êtres conscients, en dehors et indépendants de ce que nous appelons la matière. (Note B.)


Identité de la matière et de la force.


Les considérations qui précèdent nous amènent à la conclusion très-importante que la matière est essentiellement de la force et rien que de la force ; que la matière, dans l’acception populaire du mot, n’existe pas, et qu’elle est, en fait, philosophiquement inconcevable. Quand nous touchons de la matière, nous n’éprouvons réellement qu’une sensation de résistance, qui implique une force répulsive, et certes le toucher est bien celui de nos sens qui nous donne les preuves en apparence les plus certaines, de la réalité de la matière. Ce principe, si on l’a constamment présent à l’esprit, jette une vive lumière sur presque tous les problèmes élevés de la science et de la philosophie, et spécialement sur ceux qui se rapportent à notre propre existence consciente.


Toute force est probablement force de volonté.


Une fois convaincus que la force ou les forces sont tout ce qui existe dans l’univers matériel, nous sommes immédiatement conduits à rechercher ce que c’est que la force. Nous connaissons deux espèces de forces radicalement distinctes, au moins en apparence. Ce sont : d’une part, les forces élémentaires de la nature, la gravitation, la cohésion, la répulsion, la chaleur, l’électricité, etc., et, d’autre part, notre propre force de volonté. Beaucoup de personnes nieront dès l’abord l’existence de celle-ci. On dira qu’elle n’est qu’une simple transformation des forces élémentaires, que la corrélation des forces comprend celles de la vie animale, et que la volonté elle-même n’est que le résultat d’un changement moléculaire dans le cerveau. Je crois cependant pouvoir montrer qu’on n’a jamais prouvé cette dernière assertion, ni même sa seule possibilité, et quelle constitue un saut téméraire du connu à l’inconnu. On peut admettre d’emblée que la force musculaire des animaux et de l’homme n’est qu’une transformation des forces élémentaires de la nature. Cela est, sinon prouvé, du moins très-probable, et parfaitement en harmonie avec ce que nous savons des forces et des lois naturelles. Mais on ne prétendra pas que le bilan physiologique ait jamais été établi d’une manière assez précise, pour pouvoir dire que, dans aucun corps organisé, ni dans aucune de ses parties, on ne constate l’emploi d’une force qui dépasse même d’une quantité infinitésimale, ce qui a été dérivé des forces élémentaires connues du monde matériel. S’il en était ainsi, il deviendrait impossible d’admettre l’existence de la volonté, car, si celle-ci est quelque chose, elle est la puissance directrice des forces accumulées dans le corps, et cette direction ne saurait s’exercer sans l’emploi de quelque force dans quelque partie de l’organisme. Quelque délicate que soit la construction d’une machine, quelque ingénieuses que soient les détentes qui servent à mettre en mouvement un poids ou un ressort avec le minimum d’effort, un certain degré de force extérieure sera toujours nécessaire. De même, dans la machine animale, si minimes que soient d’ailleurs les changements qui doivent s’opérer dans les cellules et les fibres du cerveau, pour faire agir, par l’intermédiaire des courants nerveux, les forces tenues en réserve dans certains muscles, ici encore un certain degré de force est nécessaire. Si l’on dit que ces changements sont automatiques et provoqués par des causes extérieures, alors on annule une portion essentielle de notre sens intime, savoir, une certaine liberté dans la volonté, et l’on ne saurait concevoir comment, dans de tels organismes purement automatiques, il aurait pu naître un sens intime ou une apparence quelconque de volonté. S’il en était ainsi, ce qui semble être notre volonté serait une illusion, et l’opinion de M. Huxley, que « notre volition compte pour quelque chose parmi les conditions qui déterminent le cours des événements, » serait erronée, car notre volition ne serait plus alors dans la chaîne des phénomènes, qu’un anneau ni plus ni moins important que tout autre.

Ainsi, nous trouvons dans notre propre volonté, bien qu’en quantité minime, l’origine d’une force, tandis que nous ne constatons nulle autre part, aucune cause élémentaire de force : il n’est donc pas absurde de conclure, que toute force existante se ramène peut être à la force de volonté, et que par conséquent l’univers entier ne dépend pas seulement de la volonté d’intelligences supérieures, ou d’une Intelligence Suprême, mais qu’il est cette volonté même.

On a dit souvent que le vrai poète est un prophète, et ce qui sera peut-être reconnu comme le fait le plus élevé de la science et la plus grande vérité de la philosophie, se trouve exprimée dans ces beaux vers :


God of the Granite and the Rose !
Soul of the sparrow, and the bee ;
The mighty tide of being flows
Through countless channels, Lord, from thee.
It leaps to life in grass and flowers,
Through every grade of being runs ;
While, from Creation’s radiant towers,
Its glory flames in Stars and Suns[4]
.


Conclusion.


Ces considérations sont en général tenues pour dépasser de beaucoup les limites de la science ; mais elles me paraissent être des déductions plus légitimes des faits scientifiques, que celles qui réduisent l’univers entier à la matière ; bien plus, à la matière entendue et définie de façon à être philosophiquement inconcevable. C’est certainement un grand progrès que de se débarrasser de l’opinion qui admet l’existence de trois choses distinctes : d’une part la matière, objet réel existant par lui même, et qui doit être éternelle puisqu’on la suppose indestructible et incréée ; d’autre part la force, ou les forces de la nature, données ou ajoutées à la matière, ou bien constituant ses propriétés nécessaires ; enfin l’intelligence, qui serait, ou bien un produit de la matière et des forces qu’on lui suppose inhérentes, ou bien distincte quoique coexistant avec elle. Il est bien préférable de substituer à cette théorie compliquée, qui entraîne des dilemmes et des contradictions sans fin, l’opinion bien plus simple et plus conséquente, que la matière n’est pas une entité distincte de la force, et que la force est un produit de l’esprit.

La philosophie a depuis longtemps démontré notre incapacité de prouver l’existence de la matière, dans l’acception ordinaire de ce terme, tandis qu’elle reconnaît comme prouvée pour chacun, sa propre existence consciente. La science a maintenant atteint le même résultat, et cet accord entre ces deux grandes branches des connaissances humaines doit nous donner quelque confiance dans leur enseignement. La manière de voir à laquelle nous sommes arrivés me parait plus grande, plus sublime et plus simple que toute autre. Elle nous fait voir dans l’univers un univers d’intelligence et de volonté. Grâce à elle, nous pouvons désormais concevoir l’intelligence comme indépendante de ce que nous appelions autrefois la matière, et nous entrevoyons comme possibles une infinité de formes de l’être, unies à des manifestations infiniment variées de la force, tout à fait distinctes de ce que nous appelons matière, et cependant tout aussi réelles.

La grande loi de continuité que nous voyons dominer dans tout l’univers, nous amène à conclure à des gradations infinies de l’être et à concevoir tout l’espace comme rempli par l’intelligence et la volonté. D’après cela, il n’est pas difficile d’admettre que dans un but aussi noble que le développement progressif d’intelligences de plus en plus élevées, cette force de volonté primordiale et générale, qui a suffi pour la production des animaux inférieurs, ait été guidée dans de nouvelles voies, convergeant vers des points définis. S’il en est ainsi, ce qui me paraît très-probable, je ne puis admettre que cela infirme en aucun degré la vérité générale de la grande découverte de M. Darwin. Cela implique simplement que les lois du développement organique ont été appliquées à un but spécial, de même que l’homme les fait servir à ses besoins spéciaux. En montrant que l’homme n’est pas redevable de tout son développement physique et mental à la sélection naturelle, je ne crois pas réfuter cette dernière théorie ; ce fait est aussi bien compatible avec elle que l’existence du chien barbet ou du pigeon grosse gorge, dont le développement ne peut pas non plus être attribué à sa seule action.

Telles sont les objections que je voulais opposer à l’opinion qui rapporte la supériorité physique et mentale de l’homme à la cause qui paraît avoir suffi pour la production des animaux. On essayera sans doute de les contester ou de les réfuter ; j’ose penser cependant qu’elles résisteront à ces attaques, et qu’elles ne peuvent être vaincues que par la découverte de nouveaux faits ou de nouvelles lois, entièrement différentes de tout ce que nous connaissons aujourd’hui.

J’aime à croire, que mon exposition de ce sujet, quoique très-incomplète, a été claire et intelligible, et j’espère qu’elle portera à de nouvelles recherches, soit les adversaires, soit les partisans de la théorie de la sélection naturelle.



  1. Galton, Hereditary Genius. Londres, 1869.
  2. Digger Indians. Ce sont des tribus réduites par des guerres malheureuses à un état de misère extrême. Elles paraissent avoir perdu l’usage des arts les plus élémentaires, même celui de construire des huttes, et vivent dans des trous et des cavernes. Voyez Tylor, Researches into the early History of Mankind, Londres 1870, p. 188. (Note du trad.)
  3. L’ouvrage de M. Bayma, intitulé Éléments de mécanique moléculaire a été publié en 1866, et n’a pas excité l’attention qu’il méritait. Il est remarquable par une grande lucidité, une disposition logique et des démonstrations géométriques et algébriques comparativement simples, de sorte qu’une connaissance peu approfondie des mathématiques suffit pour le comprendre et pour l’apprécier. Il consiste en une série de propositions, déduites des propriétés connues de la matière, il en tire un certain nombre de théorèmes à l’aide desquels on résout les problèmes plus compliqués. Rien, dans tout l’ouvrage, n’est admis pour vrai sans démonstration, et le seul moyen d’échapper à ces conclusions serait, ou de démontrer la fausseté des propositions fondamentales, ou de trouver des erreurs dans le raisonnement subséquent.
  4. Dieu du granit et de la rose ! Âme du passereau et de l’abeille ! Le flot puissant de l’être, découle de toi, Seigneur, par d’innombrables ruisseaux. Il jaillit, portant la vie dans l’herbe et dans les fleurs ; toute la chaîne des êtres le reçoit, et, des sommités radieuses de la création, sa gloire éclate en astres et en soleils.