Traduction par Lucien de Candolle.
C. Reinwald & Cie, libraires-éditeurs (p. 318-347).

IX

LE DÉVELOPPEMENT DES RACES HUMAINES D’APRÈS LA LOI DE LA SÉLECTION NATURELLE.


Parmi les savants qui ont porté le plus loin l’étude de l’homme, il existe une grande différence d’opinion sur quelques questions très-essentielles concernant son origine et sa nature. Les anthropologistes sont maintenant à la vérité à peu près d’accord sur ce point, que l’apparition de l’homme sur la terre n’est pas récente ; elle doit remonter, d’après l’opinion de tous ceux qui ont étudié la question, à une très-haute antiquité.

Nous avons, il est vrai, constaté avec une certaine exactitude, le minimum de temps pendant lequel il doit avoir existé ; mais nous n’avons fait encore aucun pas vers la détermination de la période beaucoup plus longue durant laquelle l’homme peut avoir existé, et a probablement existé. Nous pouvons affirmer avec une certitude suffisante qu’il doit avoir habité la terre il y a mille siècles ; mais nous ne sommes point certains et nous n’avons même aucune preuve positive, qu’il n’ait pas vécu il y a dix mille siècles. Nous savons à n’en pas douter que l’homme fut contemporain de beaucoup d’animaux aujourd’hui disparus, et qu’il a survécu à des changements géologiques qui furent cinquante ou cent fois plus considérables qu’aucun de ceux de l’époque historique ; mais nous ne pouvons assigner aucune limite précise au nombre des espèces auxquelles il a peut-être survécu, ou aux révolutions géologiques dont il peut avoir été témoin.


Divergence des opinions concernant l’origine de l’homme.


Les opinions sont donc assez unanimes sur cette question de l’antiquité de l’homme, et, si certains points sont, de l’aveu de tous, encore douteux, chacun attend avec impatience que des preuves nouvelles viennent les éclaircir ; par contre, d’autres questions qui ne sont pas moins obscures et difficiles, sont souvent tranchées avec un esprit très-dogmatique : on avance des doctrines comme des vérités établies sur lesquelles on n’admet ni doute ni hésitation, et l’on paraît supposer que la preuve est complète, qu’aucun fait nouveau ne saurait jamais modifier nos convictions. C’est particulièrement le cas lorsqu’il s’agit de l’unité de l’espèce humaine. Est-ce que les différentes formes sous lesquelles l’homme existe aujourd’hui sont primitives, ou bien sont-elles dérivées de formes préexistantes ? En d’autres termes, est-ce que l’homme constitue une espèce ou plusieurs ? À cette question on fait des réponses distinctes et diamétralement opposées l’une à l’autre. Un parti affirme que l’homme constitue une espèce et essentiellement une seule, que toutes les différences observées ne sont que des variations locales et temporaires, produites par les conditions physiques et morales qui l’entourent ; l’autre parti maintient avec la même assurance que l’homme est un genre, composé lui-même de plusieurs espèces, dont chacune est invariable, et a toujours été aussi distincte ou même plus distincte que nous ne la voyons aujourd’hui. Cette divergence d’opinion est assez remarquable, car les deux partis sont bien au courant du sujet ; tous deux s’appuient sur un grand nombre de faits ; tous deux rejettent ces anciennes traditions de l’humanité qui prétendent rendre compte de son origine, et tous deux affirment n’avoir d’autre but que la recherche courageuse de la vérité. Mais chacun persiste à ne regarder que la portion de vérité qui se trouve de son côté et l’erreur qui est mêlée à la doctrine opposée. Je désire montrer comment ces deux théories peuvent se combiner, de façon à éliminer l’erreur de chacune d’elles, en retenant ce qu’elle a de vrai ; c’est au moyen de la célèbre théorie de M. Darwin sur la sélection naturelle, que j’espère y parvenir, conciliant ainsi les opinions contradictoires des anthropologistes modernes.

Examinons d’abord les arguments que présente chacun des partis.

Les partisans de l’unité de la race humaine font observer qu’il n’existe aucune race qui ne soit reliée aux autres par des transitions : chacune présente dans la couleur, les cheveux, les traits, la forme, des variations assez considérables pour combler la distance qui la sépare des autres. Aucune race, dit-on, n’est homogène ; il existe toujours une tendance à varier : le climat, la nourriture, les habitudes produisent et rendent permanentes des particularités physiques ; et celles-ci, bien que faibles dans les périodes limitées soumises à notre observation, doivent, pendant la longue durée de l’existence de l’homme, avoir suffi pour produire toutes les différences que nous voyons aujourd’hui. D’ailleurs, ajoute-t-on, les partisans de la théorie opposée ne sont pas d’accord entre eux ; les uns reconnaissent trois espèces d’hommes ; d’autres en admettent cinq ; d’autres encore cinquante ou cent cinquante ; les uns pensent que chaque espèce fut créée par couples, tandis que d’autres veulent que les nations aient apparu d’un seul coup ; il n’y a donc de stabilité et de conséquence dans aucune théorie, sauf celle d’une seule souche primitive.

D’autre part, les défenseurs de l’opinion contraire ont beaucoup d’arguments en leur faveur. Nous n’avons aucune preuve, disent-ils, que la race humaine ait subi des changements importants, les seules modifications dont nous soyons certains, sont insignifiantes ; au contraire, la permanence de la race est attestée par des faits nombreux. Les Portugais et les Espagnols, établis depuis deux ou trois siècles dans l’Amérique du Sud, conservent leurs principaux caractères physiques, intellectuels et moraux ; les Boers hollandais au Cap, et, aux Moluques, les descendants des anciens colons hollandais, n’ont point perdu les traits et la couleur des races germaniques ; les Juifs, dispersés dans toutes les régions de la terre, ont encore partout le même type caractéristique ; nous voyons par les sculptures et les peintures de l’Égypte que, pendant au moins quatre à cinq mille ans, les traits différents du Nègre et du Sémite n’ont subi aucun changement ; enfin des découvertes récentes prouvent que les constructeurs des tumulus de la vallée du Mississipi et les habitants des montagnes du Brésil avaient, même à l’enfance de notre espèce, quelques traces du même type particulier qui aujourd’hui encore distingue la conformation de leur crâne.

Si nous voulons trancher impartialement cette controverse en ne jugeant que d’après les arguments avancés de part et d’autre, il est certain que la théorie de la diversité primitive de la race humaine semble la mieux établie. Ses adversaires n’ont point réussi à réfuter ce fait que les races existantes nous apparaissent permanentes aussi loin que nous pouvons remonter dans leur histoire, et ils n’ont point réussi non plus à faire voir qu’à une époque plus ancienne, les variétés bien tranchées actuellement aient été plus rapprochées qu’elles ne sont aujourd’hui.

Toutefois, ce n’est là qu’une preuve négative. L’immobilité pendant quatre ou cinq mille ans n’exclut point le progrès durant une période antérieure ; elle ne le rend même pas improbable, s’il y a des arguments généraux pour l’admettre, et si nous pouvons montrer qu’il y a, dans la nature, des causes qui, lorsque certaines conditions sont remplies, doivent arrêter la marche de toute modification physique. Une telle cause existe, je le crois, je vais tâcher de faire voir quelle en est la nature et de quelle façon elle agit.


Esquisse de la théorie de la Sélection naturelle.


Pour faire comprendre mon argument, il est nécessaire que j’expose en quelques mots la théorie de la Sélection naturelle que M. Darwin a publiée, et comment elle explique les modifications de formes que subissent les animaux et les plantes.

La multiplication des êtres organisés présente partout comme trait principal ce caractère, que la ressemblance générale exacte se combine avec plus ou moins de variation individuelle. L’enfant possède plus ou moins exactement les mêmes particularités que ses parents, leurs difformités comme leurs beautés ; il leur ressemble en général plus qu’à aucun autre individu ; cependant les enfants des mêmes parents ne sont pas tous semblables, et il arrive souvent qu’ils diffèrent considérablement, soit de leurs parents, soit les uns des autres. Cela est également vrai de l’homme, de tous les animaux et de toutes les plantes. De plus, on observe que ces différences n’ont pas lieu dans certains caractères seulement, tous les autres restant exactement semblables ; bien au contraire, les individus diffèrent de leurs parents et entre eux dans tous les caractères, dans la forme, la grandeur et la couleur, dans la structure des organes internes ou externes, dans ces particularités subtiles dont dépend la constitution, aussi bien que dans celles encore plus insaisissables qui déterminent l’esprit et le caractère. En d’autres termes, les individus d’une même souche varient de toute façon dans tous leurs organes et dans leurs fonctions.

Ceci posé, la santé, la force, une vie longue, ont pour condition l’harmonie entre l’individu et l’univers qui l’entoure. Supposons qu’à un moment donné, cette harmonie soit complète : un certain animal est parfaitement conformé pour s’assurer de sa proie, pour échapper à ses ennemis, résister aux intempéries des saisons, et pour élever une descendance nombreuse et saine. Mais voici qu’un changement se produit. Il survient par exemple une série d’hivers rigoureux qui rend la nourriture plus rare, et cause une immigration d’autres animaux qui font concurrence à ceux du district. Le nouvel arrivé est rapide à la course, et surpasse ainsi ses rivaux dans la poursuite du butin ; les nuits sont plus froides et exigent la protection d’une plus épaisse fourrure, ainsi qu’une alimentation plus riche pour maintenir la chaleur du corps. L’animal que nous supposions parfait a donc cessé d’être en harmonie avec le milieu où il vit, il court le risque de succomber au froid ou à la faim. Mais ses descendants ne sont pas tous identiques. Quelques-uns sont plus rapides que les autres : ils réussissent alors à se procurer une nourriture suffisante ; d’autres sont plus robustes et doués d’une fourrure plus épaisse, et conservent ainsi leur chaleur durant les nuits froides. Les autres, plus lents, plus faibles, moins bien fourrés, s’éteignent bientôt.

Il en est ainsi successivement à chaque génération ; c’est le cours naturel des choses, tellement inévitable qu’on ne saurait le concevoir différent : ceux qui sont le mieux conformés vivent, ceux qui le sont le moins bien meurent.

On dit quelquefois que nous n’avons aucune preuve directe de cette sélection dans la nature. Mais il me semble que nous en avons une plus universelle et par conséquent meilleure que ne le serait l’observation directe, c’est la nécessité même de la chose. En effet, puisque tous les animaux sauvages se multiplient suivant une progression géométrique, tandis que leur nombre réel reste stationnaire, il est clair qu’il en meurt annuellement autant qu’il en naît ; si donc nous nions la sélection naturelle, nous sommes forcés d’admettre que, dans un cas tel que nous l’avons supposé, les individus robustes, sains, rapides à la course, bien fourrés, bref bien organisés sous tous les rapports, ne possèdent aucun avantage, et qu’ils ne vivent pas en moyenne plus longtemps que ceux dont la conformation est moins bonne ; or c’est là une assertion que ne soutiendra jamais un homme sain d’esprit.

Mais ce n’est pas tout ; le rejeton ressemble en général à ses parents ; ainsi les survivants de chaque génération seront plus forts, plus rapides, mieux fourrés que les précédents, et si ce développement se continue pendant des milliers de générations, l’harmonie sera redevenue parfaite entre l’animal et les conditions nouvelles auxquelles il est soumis. Mais ce sera alors un autre animal. Non-seulement il sera plus rapide et plus fort, mais il aura probablement changé de forme et de couleur, acquis peut-être une plus longue queue, ou des oreilles d’une forme différente, car on a constaté ce fait, que si une partie d’un animal subit une modification, d’autres parties changent également, comme s’il y avait entre elles une espèce de sympathie. C’est ce que M. Darwin appelle la corrélation de croissance, et il en donne comme exemples les chiens sans poils, dont les dents sont imparfaites, les chats blancs, qui sont sourds quand ils ont les yeux bleus, les pigeons à bec court dont les pattes sont petites, et d’autres cas également curieux.

Ainsi, admettant donc les prémisses suivantes : 1° Toute espèce de particularité est plus ou moins héréditaire ; — 2° Les descendants de chaque animal varient plus ou moins dans toutes les parties de leur organisation ; — 3° Le milieu, dans lequel vivent ces animaux, n’est pas absolument invariable ; toutes propositions incontestables ; considérant, en outre, que les animaux d’une contrée quelconque (ceux du moins qui ne sont pas en voie d’extinction) doivent à chaque période successive être mis en harmonie avec les conditions environnantes, nous avons tous les éléments d’un changement dans la forme et la structure des animaux, marchant d’accord avec les modifications quelconques du milieu ambiant. Ces changements, comme ceux qui se produisent dans le milieu, doivent nécessairement être très-lents, mais de même que ces derniers nous laissent apercevoir leur importance quand nous considérons leurs résultats après de longues périodes d’action, dans les révolutions géologiques par exemple, de même les modifications parallèles dans la vie animale deviennent de plus en plus frappantes en proportion de leur durée, comme nous le voyons en comparant les animaux aujourd’hui vivants avec ceux que nous exhumons des couches géologiques de plus en plus anciennes.

Telle est en peu de mots la théorie de la sélection naturelle, qui explique les changements du monde organique comme parallèles à ceux du monde inorganique et comme dépendant de ceux-ci dans une certaine mesure.

Nous devons voir maintenant si cette théorie peut s’appliquer à la question de l’origine des races humaines, ou s’il existe chez l’homme quelque chose qui le place en dehors de cette catégorie d’êtres organisés sur lesquels la sélection naturelle a exercé une si puissante influence.


Différence des effets de la sélection naturelle sur les animaux et sur l’homme.


Pour étudier ces questions, nous devons d’abord rechercher pourquoi la sélection naturelle a une action si puissante sur les animaux. Nous trouverons, je crois, que cela tient à ce que l’individu, vivant isolé, est entièrement livré à ses propres ressources ; une légère blessure, une courte maladie, amèneront souvent sa mort, simplement parce qu’il se trouvera à la merci de ses ennemis. Si un herbivore un peu malade n’a pas bien mangé pendant un ou deux jours, il sera inévitablement victime du premier carnassier qui attaquera le troupeau. De même, le moindre affaiblissement chez un carnassier l’empêche de poursuivre sa proie, et le fait mourir de faim. Il n’y a, en règle générale, aucune assistance mutuelle entre les adultes qui leur permette de traverser une période de maladie. Il n’y a non plus aucune division du travail, chacun doit remplir toutes les conditions de l’existence, et par conséquent la sélection naturelle maintient tous les individus à un niveau à peu près égal.

Il en est tout autrement pour les hommes tels que nous les connaissons aujourd’hui, car la sociabilité et la sympathie les réunissent. Chez les tribus même les plus sauvages, on vient en aide aux malades, tout au moins en les nourrissant ; un individu moins robuste et moins vigoureux que la moyenne n’est pas pour cela condamné à mourir, non plus que celui dont les membres ou les organes sont faibles ou imparfaits. La division du travail existe à quelque degré : les plus agiles chassent, les plus faibles pêchent ou recueillent des fruits, ils échangent ou partagent leur nourriture. L’action de la sélection est par là entravée, et la mort n’atteint pas toujours, comme chez les animaux, les faibles, les petits, les moins alertes, ceux dont la vue est la moins perçante. À mesure que les qualités physiques perdent de leur importance, les qualités morales et mentales en acquièrent, et exercent une influence croissante sur le bien-être de la race. La capacité d’agir de concert pour pourvoir à la sécurité de tous et se procurer des aliments ou un abri, la sympathie qui fait tour à tour assister les uns par les autres, le sens du droit qui nous empêche de faire du tort à notre prochain, la diminution des penchants querelleurs et destructeurs, la répression des appétits actuels et la prévoyance intelligente de l’avenir, toutes ces choses ont dû, dès leur apparition, produire un grand bien dans la communauté et devenir par là même les objets de la sélection naturelle. Car il est évident que ces qualités ont dû concourir au bien-être de l’homme, le protéger contre ses ennemis du dehors, contre les dissensions intestines, contre les intempéries des saisons ou la famine, bien plus efficacement qu’aucune modification purement physique. Les tribus chez lesquelles ces avantages moraux prédominaient, ont dû, dans la lutte pour l’existence, vaincre celles qui en étaient moins douées, maintenir et augmenter leur nombre, tandis que les autres diminuaient et finissaient par disparaître.

Quand aussi des changements dans la géographie physique d’un pays ou dans le climat forcent un animal à changer sa nourriture, son vêtement ou ses armes, il ne peut le faire que par des modifications correspondantes dans sa propre organisation. S’il s’agit de capturer des proies plus considérables, comme il arrive, par exemple, si, par suite de la diminution des antilopes, un carnassier est obligé de s’attaquer à des buffles, ce ne seront que les plus forts qui pourront persister, les mieux pourvus de dents et de griffes pourront seuls combattre et vaincre ces grands animaux ; la sélection naturelle commence immédiatement à agir, et par son action ces organes se trouvent peu à peu appropriés à leur tâche nouvelle. Mais l’homme, dans un cas semblable, n’a pas besoin d’accroissement dans sa force, sa vitesse, ses ongles ou ses dents. Il se fait des lances plus acérées, un arc mieux construit, il établit des pièges adroits, ou réunit une troupe nombreuse de chasseurs pour circonvenir sa proie. Les facultés qui lui permettent de faire cela ont seules alors besoin d’accroissement, ce sont elles qui seront modifiées par la sélection naturelle, tandis que la structure et la forme de son corps resteront les mêmes.

Quand une période glaciale arrive, les animaux doivent acquérir une fourrure plus épaisse ou une enveloppe de graisse, sous peine de mourir de froid, et ceux qui étaient naturellement les mieux vêtus seront conservés par la sélection naturelle. L’homme, dans ces circonstances, se fera des vêtements plus chauds ou des maisons mieux closes, et la nécessité de faire de la sorte réagira sur sa constitution mentale et sa condition sociale, qui progresseront, tandis que son corps demeurera nu comme parle passé.

Lorsque la nourriture habituelle d’un animal devient rare ou manque tout à fait, il ne peut continuer à exister qu’en devenant propre à se nourrir d’autres aliments, peut-être moins nutritifs ou d’une digestion moins facile. La sélection naturelle, dans ce cas, agira sur l’estomac et les intestins, et leurs variations individuelles seront utilisées, de manière à mettre la race en harmonie avec sa nourriture nouvelle. Il est cependant probable que, dans beaucoup de cas, ceci ne se vérifie pas : il est possible que, les organes intérieurs ne se modifiant pas assez rapidement, l’animal en question diminue de nombre et finisse par s’éteindre. Mais l’homme se préserve de semblables accidents en surveillant et en guidant l’action de la nature. Il sème la graine de la nourriture qu’il préfère, et s’assure ainsi des provisions indépendantes des accidents amenés par la variabilité des saisons, ou les causes naturelles de perte. Il domestique des animaux, dont il se nourrit ou se sert pour s’emparer de sa nourriture, et rend par là inutiles les modifications de ses organes digestifs ou de ses dents. L’homme, d’ailleurs, fait partout usage du feu, et peut par son moyen rendre comestibles un grand nombre de substances végétales et animales, dont il lui serait sans cela presque impossible de se servir ; il obtient par là une variété et une abondance d’aliments telle qu’aucun animal ne la possède.

Ainsi donc, l’homme, par la seule faculté de se vêtir et de se faire des armes et des outils, a enlevé à la nature la puissance de modifier lentement, mais d’une manière durable, sa forme et sa structure pour les mettre en harmonie avec les changements du monde, puissance qu’elle exerce sur tous les autres animaux. Ceux-ci, pour pouvoir vivre et maintenir leur nombre, doivent subir dans leurs mœurs, leur structure et leur constitution des modifications correspondantes à celles par lesquelles passent les races qui les entourent, les animaux dont ils se nourrissent, le climat ou la végétation des contrées qu’ils habitent. L’homme atteint le même but au moyen de son intelligence, dont les variations lui permettent, tout en conservant le même corps, de se maintenir en harmonie avec le monde qui se modifie sans cesse.

Sous un rapport cependant la nature agit sur l’homme comme sur les animaux, et modifie en quelque degré ses caractères extérieurs. M. Darwin a montré que, chez les animaux comme chez les végétaux, la couleur de la peau est en corrélation avec certaines particularités constitutionnelles, de sorte que souvent des signes extérieurs indiquent, soit la prédisposition à certaines maladies, soit le contraire. Or, nous avons toute raison de croire que ce phénomène s’est présenté, et jusqu’à un certain point se présente encore dans la race humaine. Dans les localités où règnent certaines maladies, les individus des races sauvages qui y sont prédisposés doivent mourir rapidement, tandis que ceux qui ne le sont pas, survivent, et deviennent les ancêtres d’une race nouvelle. Ces individus favorisés seront probablement caractérisés par des particularités dans la couleur, avec lesquelles des différences dans la qualité et l’abondance des cheveux semblent être en corrélation ; ainsi ont pu se développer ces différences de couleurs entre les races, qui ne paraissent pas être le résultat de la température seule ni des particularités les plus frappantes du climat.

Dès le moment, par conséquent, où les instincts sociables et sympathiques sont entrés en action, et où les facultés morales et intellectuelles ont atteint leur plein développement, l’homme, semble-t-il, cesse d’être influencé par la sélection naturelle en ce qui touche sa nature purement physique. En tant qu’animal, il reste presque stationnaire, les changements du milieu qui l’entoure cessant de produire sur lui les effets puissants que nous reconnaissons dans le reste du monde organique. Mais, dès que ces mêmes influences ont cessé d’agir sur son corps, elles affectent son esprit ; toute variation dans sa nature morale et mentale, qui lui permet de se préserver mieux des accidents, d’assurer en commun avec ses semblables son bien-être et sa sécurité, sera conservée et accumulée ; les meilleurs spécimens de la race se multiplieront, tandis que les êtres inférieurs et grossiers disparaîtront graduellement, et nous verrons cette marche rapide de l’organisation mentale, qui a élevé les races même les plus abjectes de l’espèce humaine si fort au-dessus de la brute, bien qu’elles s’en rapprochent beaucoup dans la conformation physique, et qui, conjointement avec quelques modifications à peine perceptibles dans la forme, a produit la merveilleuse intelligence des races européennes.


Influence de la nature extérieure sur le développement de l’esprit humain.


Mais, dès l’époque où commença ce progrès moral et intellectuel, et où les caractères physiques de l’homme se fixèrent et devinrent pour ainsi dire immuables, une nouvelle série de causes devait entrer en jeu et prendre part au développement intellectuel de l’espèce humaine. Les aspects divers de la nature devaient se faire sentir à leur tour, et influencer profondément le caractère de l’homme primitif. Quand l’action de la force qui avait modifié le corps commença à s’exercer sur l’esprit, les races durent se perfectionner à la rude école des difficultés causées par la stérilité du sol et l’inclémence des saisons ; cette influence a dû produire une race plus robuste, plus prévoyante, plus sociable, que dans les régions où la terre produit chaque année en suffisance la nourriture végétale, et où il n’est pas besoin de prévoyance ou d’esprit inventif pour se mettre à l’abri des rigueurs de l’hiver. N’est-ce pas un fait que, dans tous les siècles et dans toutes les parties du monde, les habitants des zones tempérées ont été supérieurs à ceux des contrées plus chaudes ? Toutes les grandes invasions ou migrations ont été du nord vers le sud, plutôt que le contraire, et il n’existe, ni aujourd’hui ni dans les traditions du passé, aucune trace d’une civilisation indigène intertropicale. La civilisation et le système politique des Mexicains et des Péruviens venaient du nord, et avaient pris naissance, non dans les riches plaines tropicales, mais sur les plateaux élevés et stériles des Andes. La religion et la civilisation de Ceylan y furent apportées de l’Inde septentrionale, tous les conquérants successifs de l’Inde vinrent du nord-ouest, les Mongols du nord conquirent les Chinois du midi, et en Europe ce furent les tribus hardies et aventureuses du nord qui inondèrent le midi et lui communiquèrent une vie nouvelle.


Extinction des races inférieures.


Cette même loi de la conservation des races favorisées dans la lutte pour l’existence, conduit nécessairement à l’extinction de toutes les races inférieures et peu développées sous le rapport intellectuel, avec lesquelles les Européens se trouvent en contact. L’Indien Peau-Rouge, dans l’Amérique septentrionale et au Brésil, le Tasmanien, l’Australien, le Maori dans l’hémisphère austral vont s’éteignant, non par suite d’une cause spéciale, mais par l’effet inévitable d’une lutte inégale au double point de vue physique et moral. Sous ces deux rapports, la supériorité de l’Européen est manifeste ; en quelques siècles, il s’est élevé de l’état nomade où le chiffre de population était presque stationnaire, à son état actuel de civilisation, avec une plus grande force moyenne, une plus grande longévité moyenne, et une capacité d’accroissement plus rapide ; et cela au moyen des mêmes facultés qui lui permettent de vaincre l’homme sauvage dans la lutte pour l’existence, et de se multiplier à ses dépens, tout comme les végétaux de l’Europe transplantés dans l’Amérique du Nord et l’Australie, étouffent les plantes indigènes par la vigueur de leur organisation, et par leurs facultés supérieures de reproduction.


Origine des races humaines.


Si cette manière de voir est correcte, si, à mesure que les facultés morales, intellectuelles et sociables de l’homme se sont développées, sa structure physique a été soustraite à l’influence de la sélection naturelle, nous avons là une donnée très-importante sur la question de l’origine des races. Car il s’ensuit que les grandes modifications d’organisation et de forme extérieure, qui de quelque type animal inférieur ont fait sortir l’homme, ont dû se passer avant que son intelligence l’eût élevé au-dessus de la brute, à une époque où il vivait en troupes, on peut à peine dire en société, où son esprit était capable de perception, mais non de réflexion, où le sens du droit et la sympathie n’étaient point encore éveillés en lui ; comme tous les autres organismes, il était alors soumis à la sélection naturelle, qui maintenait sa constitution physique en harmonie avec le monde.

L’homme formait probablement, à une époque très-reculée, une race dominante, très-répandue dans les régions chaudes du globe tel qu’il était alors, et, comme nous le voyons chez les autres espèces dominantes, il se modifiait graduellement d’après les conditions locales. À mesure qu’il s’éloignait de sa patrie primitive, et se trouvait exposé à des climats extrêmes, à des variations dans sa nourriture, à des ennemis nouveaux appartenant au monde organique ou inorganique, de légères variations utiles dans sa constitution étaient rendues permanentes par la sélection, et, d’après le principe de la corrélation de croissance, étaient accompagnées de changements correspondants dans sa forme extérieure. Ainsi ont pu prendre naissance les caractères frappants et les modifications spéciales, qui distinguent encore les principales races : la couleur noire, rouge, jaune ou rosée de la peau, la nature bouclée, raide ou laineuse de la chevelure, l’abondance ou la rareté de la barbe, la direction horizontale ou oblique des yeux, les formes diverses du pelvis, du crâne et des autres parties du squelette.

Mais, pendant que ces évolutions s’accomplissaient, le développement intellectuel avait, par une cause inconnue, progressé beaucoup et atteint le point où il devait commencer à influencer l’existence tout entière, et subir lui-même, par conséquent, l’action irrésistible de la sélection naturelle. Celle-ci a dû bien vite donner la prépondérance à l’esprit ; c’est alors qu’a dû commencer le langage, ouvrant lui-même la voie à un développement toujours croissant des facultés mentales ; dès lors, l’homme physique devait demeurer presque stationnaire. L’art de faire des armes, la division du travail, la prévision de l’avenir, la répression des appétits, les sentiments moraux, sociaux et sympathiques, exerçant une influence déterminante sur son bien-être, devaient être soumis au plus haut degré à l’action de la sélection naturelle, et, si l’on admet cette théorie, l’on explique la persistance étonnante des caractères purement physiques, qui a été jusqu’à présent une pierre d’achoppement pour les défenseurs de l’unité de l’espèce humaine. Nous pouvons donc maintenant concilier les opinions contradictoires des anthropologistes à ce sujet. L’homme peut, il doit même à mon sens avoir été une race homogène, mais cela, à une époque dont il ne nous reste aucune trace, à une époque si reculée dans son histoire, qu’il n’avait pas encore acquis ce merveilleux cerveau, organe de l’intelligence, qui même à l’état le plus inférieur élève cependant l’homme si fort au-dessus des animaux les plus parfaits ; à une époque où il avait la forme mais à peine la nature humaine, où il ne possédait ni la parole, ni les sentiments sympathiques et moraux, qui partout, quoique à des degrés divers, caractérisent aujourd’hui notre race. À mesure que ces facultés réellement humaines se développaient en lui, ses traits physiques acquéraient de la fixité, parce qu’ils perdaient de leur importance pour son bien-être, et les progrès de son esprit faisaient plus pour le mettre en harmonie avec le milieu, que ne l’auraient fait les variations de son corps. Si donc nous pensons que l’homme n’a été réellement homme qu’à partir du moment où ces facultés supérieures ont atteint leur plein développement, nous sommes fondés à soutenir la distinction originelle des races ; si par contre nous croyons qu’un être, presque semblable à nous par sa forme et sa structure, mais à peine supérieur à la bête par ses facultés mentales, doit cependant être considéré comme un homme, nous avons le droit de soutenir l’origine commune de toute l’humanité.


Application de cette théorie à la question de l’antiquité de l’homme.


Ces considérations nous permettent, comme nous le verrons, de placer l’origine de l’homme à une époque géologique beaucoup plus ancienne qu’on ne l’a cru possible jusqu’à présent. Il peut même avoir vécu pendant la période miocène ou éocène, alors qu’aucun des mammifères existants n’était identique avec une espèce aujourd’hui vivante. Car pendant les longues séries de siècles qui ont vu ces animaux primitifs se transformer lentement, et devenir les espèces qui habitent aujourd’hui notre globe, la force qui agissait sur eux n’affectait chez l’homme que l’organisation mentale. Seul son cerveau augmentait en volume et en complexité, et son crâne subissait les changements de forme correspondants, tandis que l’organisme entier des animaux inférieurs se métamorphosait peu à peu. Ceci nous aide à comprendre pourquoi les crânes fossiles de Denise et d’Engis sont si semblables aux formes actuelles, bien qu’ils aient indubitablement été contemporains des grands mammifères disparus depuis. Le crâne du Néanderthal est peut-être un spécimen d’une race inférieure qui occupait alors le rang assigné aujourd’hui aux Australiens. Nous n’avons aucune raison de supposer que les modifications du crâne, du cerveau et de l’intelligence, aient dû marcher plus vite que celles des autres parties de l’individu, et nous devons par conséquent remonter très-haut dans le passé pour y trouver l’homme dans une condition intellectuelle assez arriérée pour que la sélection naturelle et les circonstances extérieures exercent encore sur son corps leur action combinée. Je ne vois donc aucune raison de contester à priori la possibilité de découvrir dans les terrains tertiaires des traces de l’homme ou de ses œuvres. Leur absence dans les couches européennes de cette époque n’a que peu de poids ; car, à mesure que nous remontons vers l’origine, nous devons nous attendre à trouver la distribution de l’homme sur la terre moins universelle qu’aujourd’hui.

D’ailleurs l’Europe était en grande partie submergée pendant l’époque tertiaire, et, bien que ses îles éparses aient pu n’être pas habitées par l’homme, il ne s’ensuit pas qu’il n’ait pu exister à la même période dans les contrées chaudes ou tropicales. Si les géologues peuvent nous indiquer la plus vaste étendue de terre dans les régions chaudes du globe, qui n’ait pas été submergée depuis la période éocène ou miocène, c’est là que nous devrons chercher les traces des premiers ancêtres de notre race. C’est là que nous pourrons espérer de retrouver le cerveau toujours plus amoindri des races primitives, jusqu’à ce que nous arrivions au temps où le corps tout entier a varié d’une manière appréciable. Alors nous aurons atteint le point de départ de la famille humaine. Plus anciennement l’homme n’avait pas encore assez d’intelligence pour soustraire son corps aux modifications, et était ainsi soumis aux mêmes variations, relativement rapides, que les autres mammifères.


Place de l’homme dans la nature.


Si les opinions ci-dessus énoncées sont réellement fondées, elles nous fournissent des motifs sérieux pour faire à l’homme une place à part, non-seulement comme étant la tête et le point culminant de la grande série des êtres organisés, mais encore comme étant en quelque degré un être nouveau et tout spécial. Dès les temps infiniment reculés, où les premiers éléments de la vie organique apparurent sur la terre, chaque plante et chaque animal ont été soumis à la même grande loi de modification physique. Son action irrésistible s’est exercée sur toutes les formes de la vie, pendant que la terre parcourait ses cycles d’évolution géologique, climatérique et organique. Elle les a toutes continuellement mais imperceptiblement façonnées de manière à les maintenir en harmonie avec le monde toujours changeant. Aucune créature vivante n’a pu échapper à celle nécessité de son être ; aucune, si ce n’est peut-être les organismes les plus rudimentaires, n’aurait pu rester immuable et vivre, au milieu des changements incessants du monde qui l’entourait.

Enfin un être prit naissance, chez lequel cette force subtile que nous appelons l’intelligence, acquit une importance supérieure à celle de l’élément purement corporel. C’est elle qui donna à son corps nu et exposé, un vêtement pour le protéger contre l’inclémence des saisons. Incapable de lutter de vitesse avec le daim ou de force avec le bœuf sauvage, l’intelligence lui donna des armes pour les vaincre et s’en emparer. Suppléant à son inhabileté à se nourrir des herbes et des fruits sauvages, cette merveilleuse faculté lui enseigna à gouverner et à diriger la nature pour son propre avantage, la forçant à produire sa nourriture quand et où il lui plaisait. Dès le jour où la première peau de bête lui servit de manteau, où la première lance grossière fut employée à la chasse, où le premier feu servit à cuire la nourriture, où la première graine fut semée et le premier rejeton planté, une grande révolution s’accomplit dans la nature, révolution sans analogue jusque-là dans les âges de l’histoire du monde, car il avait paru un être qui n’était plus nécessairement sujet aux variations de l’univers, un être qui était jusqu’à un certain point supérieur à la nature, puisqu’il savait guider et régler son action, et pouvait se tenir en harmonie avec elle, non par les changements de son corps, mais par les progrès de son esprit.

C’est donc ici que nous voyons la vraie grandeur et la supériorité de l’homme. En considérant ainsi ses attributs particuliers, nous pouvons admettre que ceux qui réclament pour lui un ordre, une classe, ou même un sous-règne à part, ont pour eux quelque apparence de raison. L’homme est réellement un être à part, puisqu’il n’est pas soumis aux grandes lois qui s’exercent d’une manière irrésistible sur tous les autres êtres organisés. Il y a plus : ayant surmonté ces influences pour lui-même, cette victoire lui permet d’exercer une action directrice sur d’autres existences que la sienne. Non-seulement il a échappé lui-même à la sélection naturelle, mais il peut dérober à la nature une partie de cette puissance qu’elle exerçait universellement avant qu’il fût au monde. Nous pouvons concevoir un temps où la terre ne produira plus que des plantes cultivées et des animaux domestiques, où la sélection de l’homme aura supplanté la sélection naturelle, et où les profondeurs de l’Océan seront le seul domaine dans lequel la nature pourra exercer ce pouvoir qui lui a appartenu pendant des séries de siècles.


Développement futur de l’humanité.


Nous pouvons maintenant répondre à une opinion souvent avancée. Quelques personnes affirment que si la théorie darwinienne de l’origine des espèces est vraie, l’homme lui-même doit changer de forme et devenir un être aussi différent de son état actuel qu’il l’est du gorille ou du chimpanzé ; et ils cherchent à se représenter par imagination quelle pourra bien être la forme de cet homme futur.

Mais il est évident que ce ne sera pas le cas, car nous ne pouvons concevoir, dans ses conditions d’existence, aucun changement qui rende une altération importante de son organisme assez généralement utile et nécessaire, pour donner à ceux qui la subiraient des avantages sérieux dans la lutte pour l’existence, et conduire par là à la formation d’une espèce, d’un genre, ou d’un groupe d’hommes, nouveau et supérieur à l’homme actuel. D’ailleurs, nous savons que l’homme a été exposé à des modifications de la nature extérieure plus considérables qu’un animal supérieur ne pourrait les supporter sans changer lui-même, et qu’il les a traversées à l’aide d’une adaptation morale, et non corporelle. Entre l’homme sauvage et l’homme civilisé, la différence des mœurs, de la nourriture, du vêtement, des armes et des ennemis est énorme. En revanche, il n’y en a aucune dans la forme et la structure du corps, si ce n’est une légère augmentation dans le volume du cerveau, correspondante à l’accroissement de l’intelligence.

Nous avons donc toute raison de croire que l’homme peut avoir traversé et peut-être traversera encore une série d’époques géologiques, et que, sans changer lui-même, il verra toutes les autres formes de la vie animale se transformer plusieurs fois. Les seuls caractères qui chez lui se modifieront seront la tête et le visage, comme étant en relation immédiate avec l’organe de l’intelligence, et exprimant les émotions les plus élevées de sa nature ; et aussi, en quelque degré, la couleur, la chevelure et les proportions générales, en tant qu’elles sont en corrélation avec une résistance constitutionnelle aux maladies.


Résumé.


En résumé, l’homme a, par deux moyens distincts, échappé à l’influence des lois qui ont incessamment modifié le règne animal :

1° La supériorité de son intelligence l’a rendu capable de se pourvoir d’armes et de vêtements, et de se munir par la culture du sol d’une provision constante d’aliments convenables. Ceci rend son corps indépendant de la nécessité qui existe pour les autres animaux de se mettre en harmonie avec les conditions extérieures, d’acquérir une fourrure plus épaisse, des griffes ou des dents plus puissantes, de pouvoir en un mot se procurer et digérer de nouveaux aliments selon ce que peuvent exiger les circonstances.

2° Par la supériorité de ses sentiments moraux et sympathiques il devient apte à l’état social ; il cesse de piller les membres faibles de sa tribu, il partage avec des chasseurs moins heureux le produit de sa chasse, ou l’échange contre des armes que les plus infirmes peuvent façonner, il sauve de la mort les malades et les blessés ; il est ainsi soustrait à l’action de cette force qui amène impitoyablement la destruction de tout animal incapable de se suffire entièrement à lui-même. Cette force est la sélection naturelle ; or, elle seule peut, en accumulant et en rendant permanentes les variations individuelles, former des races bien définies, il s’ensuit donc que les différences aujourd’hui existantes entre les animaux et l’homme ont dû se produire avant que se fussent développées chez lui l’intelligence et la sympathie. Cette manière de voir rend possible et même nécessaire l’existence de l’homme à une époque géologique comparativement reculée. Car, durant les longues périodes pendant lesquelles les animaux ont subi dans leur structure entière des modifications assez importantes pour constituer des genres et des familles distincts, des changements équivalents n’ont pu, chez l’homme, affecter que la tête et le cerveau, tandis que son corps restait génériquement, et même spécifiquement, le même. Nous pouvons ainsi comprendre pourquoi le professeur Owen, se basant sur les caractères de la tête et du cerveau, place l’homme dans une sous-classe distincte des mammifères, tout en admettant que par la charpente osseuse de son corps, il est très-semblable aux singes anthropoïdes, « chaque dent, chaque os, étant exactement homologue, en sorte que la détermination de la différence entre les genres Homo et Pithecus, constitue la grande difficulté de l’anatomie comparée. »

Notre théorie reconnaît ces faits et en rend compte ; ce qui peut-être confirme encore sa vérité, c’est qu’elle ne nous oblige ni à diminuer l’abîme intellectuel qui sépare l’homme du singe, ni à contester le moins du monde les ressemblances frappantes qui existent entre eux à d’autres points de vue.


Conclusion.


Je voudrais, à la fin de cette rapide esquisse d’un aussi vaste sujet, indiquer ses relations possibles avec l’avenir de la race humaine. Si mes conclusions sont justes, il arrivera inévitablement que les races supérieures moralement et intellectuellement, remplaceront les races inférieures et dégradées, et la sélection naturelle, continuant à agir sur l’organisation mentale, produira une adaptation toujours plus parfaite des hautes facultés de l’homme à la nature qui l’environne et aux exigences de l’état social. Ses formes extérieures demeureront probablement les mêmes, sauf qu’elles acquerront de plus en plus ce caractère de la beauté qui résulte de la santé et d’une bonne constitution physique, raffinée et ennoblie par les facultés intellectuelles les plus élevées et les plus pures émotions ; mais sa constitution mentale continuera à progresser et à s’améliorer, jusqu’à ce que le monde soit de nouveau occupé par une seule race, presque homogène, et dont alors aucun individu ne sera inférieur aux plus nobles spécimens de l’humanité actuelle. Notre progrès vers ce résultat est très-lent, mais semble pourtant réel. Le moment actuel est une période anormale de l’histoire du monde, parce que les merveilleux développements de la science et ses vastes conséquences pratiques ont été donnés à des sociétés qui sont moralement et intellectuellement trop peu avancées pour en savoir faire le meilleur usage possible, en sorte que pour elles ils ont été un mal autant qu’un bien. Parmi les nations civilisées d’aujourd’hui il ne semble pas possible que la sélection naturelle agisse de manière à assurer le progrès permanent de la moralité et de l’intelligence, car ce sont incontestablement les esprits médiocres, sinon les plus inférieurs à ce double point de vue, qui réussissent le mieux dans la vie et se multiplient le plus rapidement. Cependant il y a positivement un progrès, en somme permanent et régulier, soit dans l’influence d’un sens moral élevé sur l’opinion publique, soit dans le désir général de culture intellectuelle. Comme je ne puis attribuer ce fait à la survivance des plus aptes, je suis forcé de conclure qu’il est dû à la force progressive inhérente aux glorieuses facultés qui nous élèvent si fort au-dessus des autres animaux, et qui nous fournissent en même temps la preuve de l’existence d’êtres autres que nous, supérieurs à nous, desquels nous tenons peut-être ces facultés, et vers lesquels nous tendons peut-être à nous élever.