Traduction par Lucien de Candolle.
C. Reinwald & Cie, libraires-éditeurs (p. 275-317).

VIII

CRÉATION PAR LOI.


Parmi toutes les critiques qui ont été opposées à la théorie célèbre de M. Darwin sur l’Origine des espèces, il en est une qui séduit particulièrement un grand nombre de personnes instruites et intelligentes ; nous voulons parler de la doctrine que M. le duc d’Argyll a développée dans son ouvrage sur le Règne de la loi. Le noble auteur exprime les sentiments et les idées de cette nombreuse catégorie de gens qui prennent intérêt au progrès de la science en général et de l’Histoire naturelle en particulier, mais qui n’ont jamais étudié par eux-mêmes la nature dans ses détails ; ces personnes n’ont pu acquérir cette connaissance directe de la structure de formes alliées, de ces gradations merveilleuses qui relient entre eux les groupes et les espèces, de la diversité infinie des phénomènes de la variation chez les êtres organisés, connaissance qui est absolument nécessaire pour apprécier entièrement les faits et les raisonnements contenus dans le grand ouvrage de M. Darwin.

Le duc d’Argyll consacre à peu près la moitié de son livre à l’exposition de ce qu’il appelle « Création par loi ; » il explique si clairement les difficultés et les objections qu’il trouve à la théorie de la Sélection naturelle, qu’il me parait convenable de les réfuter complètement ; on verra que ses propres principes conduisent à des conclusions aussi difficiles à accepter qu’aucune de celles qu’il reproche à M. Darwin.

Le duc d’Argyll insiste surtout sur cette idée que nous rencontrons dans toute la nature des preuves d’une Intelligence, et que celles-ci sont particulièrement évidentes, partout où nous constatons soit une combinaison, soit les caractères du beau. C’est là ce qui, d’après l’auteur, indique une surveillance constante, une intervention directe du Créateur, aucun système de lois ne pouvant suffire à l’expliquer.

Or, l’ouvrage de M. Darwin a pour principal objet de montrer que tous les phénomènes qui s’observent chez les êtres vivants, ces organes merveilleux, cette structure complexe, la variété infinie des formes, des grandeurs et des couleurs, les rapports compliqués qui relient les êtres, peuvent avoir été produits par l’action de quelques lois générales fort simples, qui ne sont elles-mêmes pour la plupart que l’énoncé de faits certains. Voici quelles sont les principales de ces lois, les principaux de ces faits.

1. La loi de la multiplication suivant une progression géométrique. — Tous les êtres organisés ont une puissance de multiplication énorme. Bien qu’elle soit plus faible chez l’homme que chez tous les autres animaux, une population humaine, dans des circonstances favorables, peut se doubler en quinze ans, ou centupler en un siècle. La postérité de beaucoup d’animaux ou de plantes peut, en une seule année, atteindre un chiffre dix fois ou mille fois plus considérable que le nombre primitif.

2. Loi de limite des populations. — Le nombre des individus vivants qui représentent chaque espèce dans un pays ou sur toute la surface du globe, est en fait stationnaire. Il suit de la que tout cet énorme accroissement périt presque aussitôt qu’il a été produit, à la seule exception des individus à qui une place est faite par la mort des parents. Voici un exemple simple et frappant : dans une forêt de chênes, chaque arbre sème annuellement autour de lui des milliers et des millions de glands ; mais aucun de ceux-ci ne produira un chêne avant qu’un vieil arbre ait péri ; tous disparaîtront après avoir atteint un degré quelconque de développement.

3. La loi de l’hérédité, ou de la ressemblance de la progéniture avec les parents. — Cette loi est universelle, mais n’est pas absolue. Toutes les créatures ressemblent à leurs parents à un haut degré, et, dans la majorité des cas, très-exactement ; même les particularités individuelles, quelle que soit leur nature, sont presque toujours transmises à quelques-uns des descendants.

4. La loi de la variation. — Elle est fort bien exprimée par ces vers :

No being on this earthly ball,
Is like another, all in all[1].

Les produits ressemblent beaucoup à leurs parents, mais non pas complètement ; chacun possède son individualité. Cette variation elle-même varie quant au degré, mais elle existe toujours, non-seulement dans l’ensemble de l’individu, mais dans chacune de ses parties. Chaque organe, chaque caractère, chaque sentiment est individuel, c’est-à-dire s’éloigne plus ou moins du sentiment, du caractère, de l’organe, qui lui correspond dans tout autre individu.

5. La loi du changement perpétuel auquel sont soumises les conditions physiques à la surface du globe. — La géologie nous enseigne que ce changement a toujours eu lieu dans le passé, et nous savons aussi que partout il se continue aujourd’hui.

6. L’équilibre ou l’harmonie de la nature. — Lorsqu’une espèce est bien adaptée aux conditions qui l’environnent, elle prospère ; si elle l’est imparfaitement, elle décline ; si elle ne l’est pas du tout, elle s’éteint. Ce principe ne saurait guère être contesté, si l’on prend en considération toutes les conditions qui déterminent le bien-être d’un organisme.

Ce n’est là que l’exposé pur et simple de ce qui existe dans la nature, ce sont des faits et des principes qui sont généralement connus, généralement admis, mais aussi, lorsqu’il s’agit de discuter l’origine des espèces, généralement oubliés. De ces faits universellement admis, on peut déduire l’origine de toutes les formes de la nature par un enchaînement logique de raisonnements qui, à chaque pas, se vérifie par son accord avec la réalité ; en même temps qu’on explique ainsi beaucoup de phénomènes curieux dont on ne peut rendre compte autrement. Il est probable que ces lois fondamentales ne sont que le résultat de la nature même de la vie et des propriétés essentielles de la matière, soit brute, soit organisée.

M. Herbert Spencer, dans ses Premiers principes et dans sa « Biologie », me parait avoir assez bien fait comprendre cette connexion ; mais pour le moment nous pouvons accepter ces lois simples sans remonter plus haut, et la question qui se pose est alors celle-ci : ces lois peuvent-elles avoir suffi pour produire la variété, l’harmonie, la combinaison parfaite et la beauté que nous admirons chez les êtres organisés, ou bien faut-il encore admettre l’intervention constante et l’action directe de l’intelligence et de la volonté du Créateur ? Cela n’implique que cette question : Comment le Créateur a-t-il procédé ? Le duc d’Argyll (et je le cite comme ayant bien exprimé les opinions des adversaires les plus intelligents de M. Darwin) maintient que le Créateur a personnellement mis en œuvre des lois générales pour leur faire produire des effets que ces lois par elles-mêmes ne seraient pas capables de produire ; que l’univers seul, avec toutes ses lois intactes, serait une sorte de chaos, sans variété ni harmonie, sans but ni beauté ; qu’il n’y a (et que par conséquent nous pouvons présumer qu’il ne saurait y avoir) dans l’univers, aucune force capable de tirer son développement d’elle-même. Je crois au contraire que l’univers est constitué de façon à être à soi-même son propre régulateur. Aussi longtemps qu’il renferme la vie, les formes dans lesquelles celle-ci se manifeste sont douées de la faculté de s’accommoder les unes aux autres, aussi bien qu’aux circonstances qui les environnent ; cet accord a pour résultat nécessaire la plus grande somme possible de variété, de beauté, de puissance, parce qu’il provient de lois générales, non d’une surveillance continuelle et d’un arrangement des détails après coup.

Au point de vue du sentiment et de la religion, cette théorie me parait être une conception beaucoup plus élevée du Créateur et de l’univers, que celle que l’on peut appeler l’hypothèse de « l’intervention continue » ; mais d’ailleurs ce n’est point une question que doivent décider nos sentiments ou nos convictions ; c’est une question de faits et de raisonnements. Le changement que la géologie nous prouve avoir toujours eu lieu dans les formes de la vie, peut-il s’expliquer par l’action de lois générales, ou bien faut-il absolument pour cela croire à la surveillance incessante d’une intelligence créatrice ? telle est la question que nous avons à examiner, et, si nous faisons voir qu’il y a en faveur de notre théorie des faits et des rapprochements, c’est à nos adversaires qu’incombe la tâche difficile de prouver le contraire.


Que les métaphores de M. Darwin sont exposées à être mal comprises.


M. Darwin, employant continuellement la métaphore pour décrire les variations merveilleuses des êtres organisés, s’est exposé à bien des malentendus, et a donné ainsi à ses adversaires une arme puissante contre lui-même. « Il est curieux, » dit le duc d’Argyll, d’observer le langage que prend instinctivement le disciple très-avancé du pur naturalisme, lorsqu’il veut décrire la structure compliquée de cette curieuse famille de plantes (les Orchidées). Il néglige complètement la réserve que l’on doit mettre à attribuer des intentions à la nature. L’intention est la seule chose qu’il voie, et, quand il ne la voit pas, il la cherche jusqu’à ce qu’il l’ait trouvée. Il a recours à toutes les expressions, à toutes les comparaisons, pour indiquer une intention, un but intelligemment poursuivi : artifice, curieux artifice, admirable artifice, ces termes-là reviennent sans cesse sous sa plume. Voici, par exemple, la phrase dans laquelle il décrit les caractères d’une espèce particulière : « Le labellum développé prend la forme d’un nectaire prolongé, afin d’attirer les Lépidoptères, et nous ferons voir tout à l’heure que probablement le nectar est placé ainsi à dessein, qu’il ne peut être absorbé que lentement, dans le but de laisser à la substance visqueuse le temps de devenir sèche et dure. »

Plusieurs autres exemples d’expressions analogues sont encore cités par le duc, qui prétend qu’il n’y a pour ces « artifices » aucune explication possible, à moins qu’on n’admette un inventeur personnel, qui arrange spécialement les détails de chaque cas, tout en les faisant produire par l’accroissement et la reproduction dans leur marche ordinaire.

Or cette manière de considérer l’origine de la structure des orchidées présente une difficulté à laquelle le duc ne fait aucune allusion. La plupart des plantes à fleurs sont fécondées, ou sans l’intervention des insectes, ou bien, si celle-ci est nécessaire, sans que la structure de la fleur subisse aucune modification bien importante. Il est donc évident qu’il aurait pu être créé des fleurs d’une beauté aussi variée et aussi originale que les orchidées, et qui néanmoins auraient été fécondées sans avoir une structure plus compliquée que celle des violettes, du trèfle, des primevères ou de mille autres espèces. Les étranges dispositions que nous offrent les fleurs de certaines orchidées, sous la forme de ressorts, de trappes et de pièges, ne peuvent pas être nécessaires par elles-mêmes, puisqu’elles manquent dans mille autres fleurs, qui néanmoins atteignent le même but. N’est-ce pas alors une idée extraordinaire, que de s’imaginer le Créateur inventant ces organes compliqués de quelques fleurs, comme un mécanicien inventerait un jouet ou une surprise ingénieuse ? N’est-ce pas une conception plus élevée, que de voir dans ces phénomènes les résultats de ces lois générales qui, à la première apparition de la vie sur la terre, furent coordonnées de façon à produire nécessairement le plus grand développement possible de formes variées ?

Mais prenons l’un des cas les plus simples parmi ceux qui ont été cités, et voyons si nos lois générales sont impuissantes à l’expliquer.


La structure d’une orchidée, expliquée par la Sélection naturelle.


Il y a dans l’île de Madagascar une orchidée, l’Angrœcum sesquipedale, dont le nectaire est excessivement long et profond. D’où provient le développement extraordinaire de cet organe ? Voici comment l’explique M. Darwin.

Le pollen de cette fleur ne peut être enlevé que par quelques papillons de nuit très-grands, qui s’en emparent au moyen de la base de leur trompe, quand ils tâchent d’atteindre le nectar au fond du canal. Les papillons doués de la trompe la plus longue y parviendront le mieux ; ils obtiendront aussi le plus de nectar ; ils préféreront donc les fleurs au nectaire le plus profond, et celles-ci par conséquent seront les mieux fécondées. Ainsi les orchidées au nectaire le plus profond et les papillons à la trompe la plus longue se prêteront un appui mutuel dans la lutte pour l’existence ; il en résultera leur multiplication respective, aussi bien que l’allongement de la trompe du papillon et du nectaire de la plante. Rappelons-nous maintenant que ce dont il faut rendre compte, c’est seulement la longueur inusitée de cet organe. Le nectaire se trouve dans beaucoup d’ordres de plantes ; il est particulièrement répandu chez les orchidées ; mais le cas qui nous occupe est le seul où la longueur de cet organe dépasse un pied. Comment la chose s’est-elle produite ? M. Darwin a prouvé par l’expérience que les papillons qui fréquentent les orchidées, enfoncent dans les nectaires leurs trompes en spirales, et fécondent la plante en transportant le pollen d’une fleur aux stigmates d’une autre. Il a en outre expliqué en détail le mécanisme de ce phénomène, et le duc d’Argyll reconnaît la sûreté de ses observations. Dans les espèces communes dans les îles Britanniques, telles que l’orchis pyramidalis, il n’est pas nécessaire qu’il y ait coïncidence parfaite dans les dimensions du nectaire et de la trompe de l’animal ; aussi un grand nombre d’insectes de diverses grandeurs servent à transporter le pollen, et à opérer la fécondation. Au contraire, pour l’angrœcum sesquipedale, il est nécessaire que la trompe pénètre jusqu’à une partie spéciale de la fleur, ce qui ne peut être accompli que par un grand papillon qui enfouit sa trompe jusqu’à sa base, et s’efforce d’absorber le nectar qui occupe le fond de ce long tube, avec une profondeur d’un ou deux pouces au plus. Considérons maintenant de quelle façon les choses ont dû se passer à l’époque où le nectaire n’avait que la moitié de sa longueur actuelle, soit six pouces environ, et où la fécondation s’opérait par une espèce de papillon qui apparaissait au moment de la floraison et possédait une trompe à peu près égale au nectaire. Parmi les millions de fleurs d’angrœcum produites chaque année, quelques-unes dépassaient la longueur moyenne, d’autres lui restaient inférieures ; pour celles-ci la fécondation était impossible, car le papillon s’emparait de tout leur nectar sans être obligé pour cela d’enfoncer sa trompe jusqu’à sa base même ; elle était au contraire facile pour les autres, et devait se faire le plus complètement pour les plus longues d’entre elles. De cette façon la longueur moyenne du nectaire a dû s’augmenter chaque année, car, les fleurs petites étant stériles et les autres ayant une postérité abondante, l’effet produit a dû être le même que si un jardinier avait détruit les premières et n’avait semé que les graines de la grande variété ; nous savons par expérience que ce procédé a pour résultat d’allonger l’organe auquel on l’applique ; car c’est précisément ce moyen dont on s’est servi pour agrandir et modifier les fruits et les fleurs de nos jardins.

Cependant, les choses marchant ainsi pendant un certain temps, le nectaire acquerra une longueur telle, que beaucoup de papillons ne pourront plus atteindre que la surface du nectar ; quelques-uns seulement, doués de trompes exceptionnellement longues, pourront en absorber une quantité considérable, et les autres, ne pouvant plus tirer de ces fleurs un approvisionnement suffisant, les négligeront ; si le pays ne nourrissait aucune autre espèce de papillons, la plante souffrirait, et le développement du nectaire serait alors arrêté, précisément par la même cause qui jusque-là le favorisait ; mais il y a une immense variété de papillons, avec de grandes différences dans la longueur de la trompe ; l’allongement du nectaire fera intervenir pour la fécondation de nouvelles espèces plus grandes, et leur influence s’exerçant toujours dans le même sens, les papillons les plus grands finiront par accomplir seuls cette fonction. À partir de ce moment, sinon déjà plus tôt, l’insecte subira lui-même une modification ; celui qui a la trompe la plus longue, prendra le plus de nourriture, et sera par conséquent le plus vigoureux ; aussi il fécondera le plus grand nombre de fleurs et laissera la postérité la plus nombreuse. D’autre part, les fleurs douées du nectaire le plus long étant mieux fécondées que toutes les autres, chaque génération verra cet organe s’allonger en même temps que se développera aussi la trompe des papillons. Et ce sera là un résultat nécessaire de ce fait, que comme dans toute la nature, ici aussi les organes des fleurs et des papillons oscillent autour d’une moyenne ; à chaque génération, certains nectaires la dépassent et d’autres lui restent inférieurs, et il en est de mêmes des trompes des papillons. Sans doute mille causes auraient pu arrêter cette marche des choses avant qu’elle eût atteint le point où nous la trouvons parvenue. Si par exemple, à une période quelconque, la variation dans la quantité du nectar avait été plus grande que celle de la longueur du nectaire, il en serait résulté que des papillons plus petits auraient pu l’atteindre, et par conséquent effectuer la fécondation. Il aurait pu encore arriver que, par d’autres causes, la trompe des papillons se fût accrue plus rapidement que le nectaire, ou que cet accroissement fût, de quelque façon, nuisible aux insectes, ou bien encore que l’espèce douée de la trompe la plus longue fût très-diminuée par les attaques de quelque ennemi ou par toute autre cause. Dans tous ces cas-là, l’avantage aurait appartenu aux fleurs qui, avec un nectaire court, auraient pu être fécondées par les papillons de petites espèces. Ce sont évidemment des obstacles de cette nature, qui ont agi dans d’autres parties du monde, et c’est pour cela que nous ne trouvons ce développement extraordinaire du nectaire que dans la seule île de Madagascar et dans une seule espèce d’orchidées. J’ajouterai ici que quelques-uns des grands lépidoptères nocturnes des tropiques ont la trompe presque aussi longue que le nectaire de l’Angræcum sesquipedale. J’ai mesuré exactement celle d’un spécimen du Macrosila cluentius, de l’Amérique du Sud, dans la collection du British Museum, et je l’ai trouvée longue de neuf pouces et quart. Elle est de sept pouces et demi dans le Macrosila Morganii, de l’Afrique tropicale. Une espèce dont la trompe serait de deux ou trois pouces plus longue, pourrait atteindre le nectar dans les plus grandes fleurs de l’Angræcum sesquipedale, dont le nectaire varie en longueur de dix à quatorze pouces. On peut prédire hardiment qu’un tel papillon existe à Madagascar ; le naturaliste qui visitera cette île pourra le chercher avec autant de certitude que les astronomes ont cherché la planète Neptune, et j’ose lui prédire le même succès.

Au lieu de cet agencement merveilleux qui agit par soi-même, on propose la théorie que le Créateur de l’univers, par un acte direct de sa volonté, disposa les forces naturelles qui règlent la croissance de cette seule espèce de plante, de façon à porter son nectaire jusqu’à cette longueur prodigieuse ; et qu’en même temps, par un acte également spécial, il dirigea les sucs nourriciers dans le corps du papillon, de manière à accroître sa trompe exactement dans la même proportion, ayant, au préalable, construit l’Angræcum de telle manière, que l’intervention de l’insecte fût absolument nécessaire au maintien de son existence.

Mais on ne nous donne aucune preuve quelconque, que l’accord ait été établi de cette manière. On allègue seulement le sentiment que nous avons qu’il y a là un agencement très-délicat, et l’impossibilité de le rapporter à aucune cause connue. Je crois au contraire avoir montré qu’un tel agencement n’est pas seulement possible, mais inévitable, à moins que l’on ne conteste sur quelque point l’action de ces lois simples que nous avons déjà reconnu n’être que l’expression de faits positifs.


Adaptation amenée par les lois générales.


Il est difficile de trouver un cas analogue dans la nature inorganique ; mais l’exemple d’un fleuve fera peut-être comprendre le sujet en quelque degré. Supposons qu’une personne, ne sachant rien de la géologie moderne, étudie attentivement le bassin d’un grand fleuve. Près de son embouchure, c’est un chenal large et profond, rempli jusqu’au bord d’une eau qui coule lentement à travers la plaine, apportant à la mer un dépôt fin et abondant ; plus haut dans son cours, il se divise en un certain nombre de canaux plus petits, qui tantôt traversent le fond plat des vallées, tantôt coulent entre des bords élevés ; parfois, dans un district accidenté, le lit est profond et rocailleux entre deux parois perpendiculaires, l’eau est profonde quand le lit est étroit, elle est basse quand il est large. Remontant encore plus haut, l’observateur atteint une région montagneuse, où des centaines de torrents et de ruisseaux, avec leurs mille petits tributaires, recueillent l’eau de chaque mille carré de la surface, chacun de ces canaux est calculé pour la quantité d’eau qu’il doit transporter ; on voit la pente de chacun de ces cours d’eau devenir de plus en plus rapide à mesure qu’on approche de sa source, ce qui lui permet d’emmener l’eau des fortes pluies et d’entraîner les pierres et le gravier qui autrement arrêteraient son cours.

Dans chaque partie du système, on observe une adaptation exacte des moyens au but. L’observateur sera donc porté à dire que ce système doit avoir été fait à dessein, puisqu’il répond si bien à sa destination ; qu’une intelligence peut seule avoir si exactement mesuré les pentes, la capacité et le nombre des canaux à la nature du sol et à la quantité de pluie. Il verra une adaptation spéciale aux besoins de l’homme dans ces larges rivières, tranquilles et navigables, coulant au travers de plaines fertiles qui nourrissent une nombreuse population, tandis que les torrents impétueux des montagnes sont limités à ces régions stériles où ne peuvent vivre que quelques bergers. Il écoutera avec incrédulité le géologue qui lui affirmera que cette adaptation si admirable à ses yeux est un résultat inévitable de l’action des lois générales, que les eaux aidées des forces souterraines ont donné à la contrée sa configuration, formé les collines et les vallées, creusé le lit des rivières et nivelé les plaines. Mais, que notre observateur continue pendant longtemps ses études, qu’il suive de près les petits changements qu’amène chaque année, et se les représente mille fois, dix mille fois augmentés, qu’il visite les différentes régions de la terre, qu’il regarde les évolutions qui s’accomplissent partout, et les preuves incontestables de changements plus grands dans le passé ; alors il comprendra que la surface de la terre, quelque belle et harmonieuse qu’elle lui paraisse, est, dans chacun de ses détails, l’œuvre de forces qui, ainsi qu’on peut le prouver, se contrôlent et se règlent mutuellement.

Bien plus, étendant encore ses recherches, il s’apercevra que tous les inconvénients qu’il pourrait attendre d’un défaut d’harmonie, se présentent en effet quelque part dans la nature, mais qu’ils ne sont pas toujours réellement fâcheux. Regardant par exemple une vallée fertile, il dirait peut-être : « Si le lit de cette rivière n’était pas bien combiné, si, sur une longueur de quelques milles, sa pente prenait une mauvaise direction, l’eau ne pourrait s’échapper, et elle ferait une vaste solitude de cette vallée aujourd’hui remplie d’êtres humains. » Il y a, en effet, des centaines de cas semblables, tous les lacs sont des vallées « dévastées par les eaux », et beaucoup d’entre eux, la mer Morte par exemple, sont un mal positif et font tache dans l’harmonie qui règne sur toute la surface de la terre.

« Si, dirait encore notre observateur, la pluie ne tombait pas ici, et si les nuages passaient au-dessus de nos têtes vers quelque autre région, cette plaine verdoyante et cultivée deviendrait un désert ; » or, il y a, en effet, sur une grande partie de la terre, des déserts semblables, que des pluies abondantes transformeraient en séjours agréables pour l’homme. Il pourrait encore, observant quelque fleuve navigable, penser qu’il suffirait de quelques rochers, ou de bords plus escarpés dans quelques endroits, pour le rendre inutile à l’homme ; et un peu de recherche lui ferait voir dans toutes les parties du monde des rivières par centaines, ainsi rendues impropres à la navigation.

Les choses se passent exactement de même dans la nature organique. Nous apercevons certains exemples de combinaisons admirables, telles que le développement inusité d’un organe, mais il nous échappe des centaines de cas, dans lesquels il n’en est pas ainsi. Sans doute, comme aucun organisme ne peut exister sans être en harmonie avec le monde qui l’entoure, cette harmonie se produira nécessairement d’une manière ou d’une autre, et cette adaptation est rendue possible dans la plupart des cas par la variation incessante, jointe à une puissance de multiplication illimitée. Le monde est ainsi constitué, que l’action de lois générales y produit la plus grande variété possible dans sa configuration et dans ses climats, et des lois aussi générales y ont fait naître les organismes les plus variés adaptés aux diverses conditions de chaque partie de la terre. Nos contradicteurs reconnaîtraient probablement eux-mêmes, dans les différences que présente la surface de la terre, l’action et la réaction réciproque de lois générales prolongées pendant des siècles innombrables : c’est bien ainsi qu’ils expliqueraient les plaines et les vallées, les collines et les montagnes, les déserts, les volcans, les vents et les courants, les lacs, les rivières et les mers, et tous les climats si variés. Ils admettraient que le Créateur ne semble pas guider et contrôler l’action de ces lois, ici déterminant la hauteur d’une montagne, là le lit d’une rivière, rendant ici les pluies plus abondantes, là changeant la direction d’un courant. Ils admettraient probablement que les forces de la nature inorganique se règlent et se combinent d’elles-mêmes, que le résultat oscille nécessairement autour d’une moyenne donnée (qui elle-même change lentement), et que, en dedans de certaines limites, il se produit la plus grande variété possible.

Or, s’il n’est pas nécessaire d’admettre l’intervention d’une intelligence ordonnatrice à chaque pas de l’évolution qui se poursuit incessamment dans le monde inorganique, pourquoi veut-on nous obliger à y croire dans le domaine de la nature organique ? Ici, il est vrai, les lois qui sont à l’œuvre sont plus complexes, les agencements plus délicats, l’adaptation spéciale en apparence plus remarquable ; mais pourquoi mesurer l’intelligence créatrice à la nôtre ? Prétendra-t-on que parce que l’harmonie est complète, elle suppose une machine trop compliquée, si compliquée, que le Créateur n’aurait pas pu la construire assez parfaite ? La théorie de « l’intervention continuelle » met des bornes au pouvoir du Créateur. Elle implique qu’il ne pouvait pas agir dans le monde organique par de simples lois, comme il l’a fait dans le monde inorganique ; qu’il n’a pas su prévoir les conséquences des lois combinées de la matière et de l’esprit ; qu’il se produit continuellement des faits contraires à l’ordre, et qui obligent le Créateur à changer le cours normal de la nature pour maintenir cette beauté, cette variété et cette harmonie, que nous-mêmes, avec nos intelligences bornées, pouvons concevoir comme résultant de lois invariables agissant et se réglant elles-mêmes. Quand même nous ne pourrions concevoir cette idée du monde se gouvernant lui-même, et capable d’un développement indéfini, ce serait rabaisser le Créateur que de lui imputer ce qui ne serait que l’incapacité de notre intelligence. Mais puisque beaucoup d’esprits humains peuvent concevoir, et même prouver en détail, l’action d’une loi invariable dans plusieurs des adaptations de la nature, il semble étrange que, dans l’intérêt de la religion, quelqu’un cherche à démontrer que le système de la nature, bien loin d’être supérieur à l’idée que nous nous en faisons, reste fort au-dessous d’elle. Quant à moi, je ne puis croire que le monde tombât dans le chaos s’il était abandonné à la loi seule ; je ne puis croire qu’il ne possède en lui-même aucun pouvoir de produire la beauté ou la variété, et que l’action directe de la Divinité soit nécessaire pour faire apparaître chaque tache ou raie sur chaque insecte, chaque détail d’organisation dans chacun des millions d’organismes qui vivent ou ont vécu sur la terre. Car il est impossible de tracer une limite. Si quelques modifications organiques peuvent s’expliquer par une loi, pourquoi pas toutes ? Si certaines adaptations ont pu se produire d’elles-mêmes, pourquoi pas les autres ? Si le principe est juste pour quelques variétés de couleur, pourquoi ne l’admettrait-on pas pour toutes celles que nous voyons ? On pense éluder la difficulté en faisant observer que partout apparaît un « but » précis, partant une « combinaison, » et que par conséquent (déduction illogique) on doit y reconnaître l’action directe d’une intelligence, puisque la nôtre produit de semblables « combinaisons » ; on oublie que toute adaptation, quelle que soit son origine, a nécessairement l’apparence d’un arrangement intentionnel ; le lit d’une rivière a l’air d’être fait pour la rivière, tandis qu’il est au contraire fait par elle ; les couches minces d’un dépôt de sable semblent parfois avoir été triées, tamisées et nivelées à dessein ; les côtés et les angles d’un cristal sont parfaitement semblables à ce que ferait la main de l’homme ; pourtant il ne nous parait pas nécessaire d’admettre dans chacun de ces cas l’intervention d’une intelligence créatrice, et nous ne trouvons point de difficulté à reconnaître que ces effets sont produits par la loi naturelle.


Du beau dans la nature.


Laissons pour un instant le côté général de la question, pour discuter un point spécial qui a été présenté comme concluant contre les théories de M. Darwin. Pour quelques personnes, le beau est une pierre d’achoppement aussi bien que la combinaison. Elles ne peuvent concevoir l’Univers comme un système assez parfait pour développer nécessairement toutes les formes du beau ; un objet spécialement beau leur parait dépasser les forces de l’univers, et lui avoir été ajouté par le Créateur pour son plaisir particulier.

Parlant des colibris, le duc d’Argyll dit : « En premier lieu il faut observer pour le groupe entier de ces animaux, que l’on ne peut prouver ni concevoir aucune connexion entre leur beauté admirable et une fonction quelconque essentielle à leur vie. Si une pareille relation existait, leur éclatante beauté appartiendrait aux deux sexes, tandis qu’elle est presque toujours limitée au mâle ; la femelle, avec ses couleurs plus sombres, n’est certainement pas plus mal partagée dans la lutte pour l’existence. » — Puis, après avoir décrit les divers ornements de ces oiseaux, il ajoute : « La beauté et la variété de la forme, prises en elles-mêmes, sont le seul principe ou la seule règle qui paraisse avoir guidé le Créateur lorsqu’il forma ces « oiseaux si merveilleusement beaux… La couleur de topaze de l’aigrette ne vaut pas mieux dans la lutte pour l’existence que ne vaudrait celle du saphir ; une fraise qui se termine en paillettes d’émeraudes, ne vaut pas mieux que si elle se terminait en paillettes de rubis ; une queue ne sera ni plus ni moins utile au vol, qu’elle soit ornée de plumes blanches sur les bords ou dans le milieu… La beauté et la variété sont des choses que nous recherchons pour elles-mêmes, quand nous pouvons employer, pour les obtenir, les forces de la nature ; je ne puis concevoir aucune raison pour contester ou mettre en doute qu’elles aient été aussi le but des formes données aux organismes vivants. » (Reign of law, p. 248.)

Cette affirmation, qu’on ne peut concevoir aucune connexion entre la splendeur des colibris et « une fonction quelconque essentielle à leur vie », est inexacte, car M. Darwin a non-seulement compris, mais encore prouvé, par l’observation et le raisonnement, que la beauté de la couleur et de la forme peut exercer une influence directe sur la fonction la plus importante de la vie, celle de la reproduction. Entre autres variations auxquelles les oiseaux sont sujets, il peut arriver que quelques individus soient doués de couleurs exceptionnellement brillantes, ils sont dès lors attrayants pour les femelles, et par conséquent laissent une progéniture plus nombreuse que la moyenne. L’expérience et l’observation ont montré que cette espèce de sélection sexuelle s’exerce effectivement ; or les lois de l’hérédité amènent nécessairement le développement ultérieur de toute particularité individuelle attrayante ; ainsi la splendeur des oiseaux-mouches est en relation directe avec leur existence même. Il peut être indifférent qu’une aigrette ait la couleur de la topaze ou celle du saphir, mais une aigrette quelconque vaut peut-être mieux que pas d’aigrette du tout. Les diverses conditions auxquelles la forme mère doit avoir été soumise dans les différentes régions de son habitat, auront déterminé des variations de teintes dont quelques-unes étaient avantageuses. La raison pour laquelle les femelles ne sont pas ornées de plumes aussi brillantes que les mâles est suffisamment claire, l’éclat leur serait nuisible en les rendant trop apparentes pendant l’incubation ; la survivance des plus aptes a donc favorisé l’apparition de cette teinte vert foncé qu’on voit sur le dos d’un si grand nombre d’oiseaux-mouches femelles, et qui les protègent le mieux pendant qu’elles accomplissent les importantes fonctions de couver et d’élever les petits.

Si l’on a présentes à l’esprit les lois dont l’action continue régit la multiplication des êtres, la variation et la survivance des plus aptes, le développement de la beauté variée et l’adaptation harmonieuse aux conditions extérieures paraissent des résultats, non-seulement concevables, mais nécessaires.

L’opinion que je combats dans ce moment n’a d’autre base qu’une analogie supposée entre l’esprit du Créateur et le nôtre, en ce qui concerne le goût du beau en lui-même ; mais si cette analogie existe véritablement, alors il ne doit y avoir dans la nature aucun objet qui soit laid ou désagréable à nos yeux : or il est indubitable qu’il y en a un grand nombre. S’il est certain que le cheval et le daim sont beaux et gracieux, en revanche l’éléphant, l’hippopotame, le rhinocéros et le chameau sont l’inverse. Le plus grand nombre des singes ne sont pas beaux ; la plupart des oiseaux n’ont pas de belles couleurs, et un grand nombre d’insectes et de reptiles sont positivement laids. Or, d’où peut venir cette laideur, si l’esprit du Créateur est semblable au nôtre ? Lorsque le principe qui a servi à expliquer une moitié de la création se trouve être inapplicable à l’autre, on ne se tirera pas d’affaire en disant que « c’est là un mystère inexplicable. » Nous savons qu’un homme doué d’un goût élevé et possédant une richesse illimitée, supprime dans tout ce qui dépend de lui les formes et les couleurs disgracieuses et désagréables ; si l’on veut expliquer la beauté de la création par le goût du beau chez le Créateur, nous demandons pourquoi il n’en a pas banni la laideur, comme l’homme riche et éclairé la bannit de sa maison et de sa propriété, et, si nous ne recevons aucune réponse satisfaisante, nous aurons raison de rejeter l’explication qu’on nous offre. Quand il s’agit des fleurs, auxquelles on se réfère toujours spécialement comme prouvant de la manière la plus certaine que le Créateur a voulu le beau en lui-même, on ne tient pas compte de tous les faits. La moitié au moins des plantes de notre globe n’ont pas de fleurs brillantes ou belles, et M. Darwin est récemment arrivé à cette conclusion générale remarquable, que les fleurs sont devenues belles, dans le but unique d’attirer les insectes qui aident à leur fécondation. Il ajoute : « J’ai été amené à cette conclusion, en constatant, comme règle invariable, que, lorsqu’une fleur est fécondée par le vent, elle n’a jamais une corolle de couleur vive. » Voilà un exemple étonnant et le plus inattendu de l’utilité de la beauté, mais il y a plus : il est prouvé que, lorsque la beauté est inutile à la plante, elle ne lui est pas donnée ; on ne peut pas la supposer nuisible, elle est simplement superflue, et, comme telle, refusée. On devrait nous dire comment ce fait peut se concilier avec l’opinion que le beau a été un but en lui-même et a été donné intentionnellement aux objets de la nature.


De quelle façon les formes nouvelles sont produites par la variation et la sélection.


Considérons maintenant une autre objection populaire, que le duc d’Argyll énonce comme il suit : « M. Darwin ne prétend pas avoir découvert la loi ou la règle suivant laquelle les formes nouvelles sont sorties des anciennes. Il ne dit pas que les conditions extérieures, quelles que soient leurs modifications, puissent suffire à les expliquer… Sa théorie paraît être beaucoup plus qu’une simple théorie : elle paraît une vérité scientifique établie, en tant qu’elle explique, au moins en partie, la réussite, la durée et l’extension des formes nouvelles, lorsqu’elles ont une fois pris naissance, mais elle ne dit absolument rien de la loi suivant laquelle ces formes auraient pris naissance. La sélection naturelle ne peut rien faire, si ce n’est avec les matériaux qui lui sont présentés ; elle ne peut s’exercer que parmi des objets divers déjà existants… Ainsi, pour parler exactement, ce n’est point une théorie sur l’origine des espèces, mais a seulement une théorie des causes qui amènent, ou le succès ou l’extinction des formes nouvelles qui peuvent se produire dans le monde. » (Reign of law. p. 230.)

Dans ce passage, comme dans beaucoup d’autres, le duc d’Argyll émet la théorie de la « création par naissance, » il affirme que, pour faire naître chaque forme nouvelle de parents différents d’elle, il a fallu une intervention spéciale du Créateur, dans le but d’imprimer au développement une direction définie ; chaque nouvelle espèce serait donc en fait une création spéciale, quoique son existence ait commencé selon les lois ordinaires de la reproduction. Il affirme ainsi que les lois de la multiplication et de la variation ne peuvent fournir à l’action de la sélection naturelle les matériaux nécessaires au moment nécessaire. Je crois, pour ma part, que l’on peut prouver le contraire logiquement en le déduisant des six lois évidentes énoncées plus haut, mais j’aime mieux faire la preuve au moyen des faits très-nombreux qui établissent que les lois de la multiplication et de la variation suffisent à ce résultat.

L’expérience de tous les cultivateurs et de tous les éleveurs montre que si l’on examine un nombre suffisant d’individus, on est sûr d’y rencontrer toutes les variations cherchées. De là la possibilité d’obtenir des races et des variétés fixes d’animaux et de plantes, et il se trouve qu’une variation quelconque peut être accumulée par sélection, sans que cela affecte matériellement les autres caractères de l’espèce. Chaque génération parait ne varier que dans la direction voulue ; par exemple, dans les navets, les radis, les pommes de terre et les carottes, les racines ou tubercules varient de grandeur, de couleur, de forme et de saveur, tandis que la feuille et la fleur semblent rester presque stationnaires ; au contraire dans le chou et la laitue, on peut modifier la forme et le mode de croissance du feuillage, sans altérer sensiblement la racine, la fleur ni le fruit. Dans le chou-fleur et le brocoli, les têtes varient ; dans les pois, la cosse seule change. Nous obtenons des formes innombrables de pommes et de poires, tandis que les fleurs et les feuilles des arbres restent tout à fait les mêmes. La même chose a lieu pour les groseilles de nos jardins. Mais aussitôt que, dans ce même genre, nous voulons une fleur nouvelle, nous l’obtenons dans le Ribes sanguineum, bien que des siècles de culture n’aient produit aucune différence positive dans les fleurs du Ribes grossularia. Que la mode demande un changement quelconque dans la forme, la grandeur ou la couleur d’une fleur, l’on est sûr qu’il se présente une variation suffisante dans la direction voulue, ce que nous voyons, par exemple, dans les roses, les auricules, les géraniums. Il en est de même lorsque le feuillage d’ornement est en vogue, comme ç’a été le cas récemment ; nous avons des pelargoniums à feuilles zonées et du lierre panaché, et l’on découvre qu’une quantité de nos arbustes les plus communs et de nos plantes herbacées se sont précisément mis à varier dans cette direction alors que cela nous convenait ! Cette variation rapide n’a pas seulement lieu chez les plantes anciennes et connues, cultivées durant une longue suite de générations, mais le rhododendron de Sikim, les fuchsias et les calcéolaires des Andes, ainsi que les pelargoniums du Cap, sont tout aussi accommodants, et varient précisément où, quand, et comment nous le voulons.

Les animaux nous offrent des exemples également frappants. Si nous désirons une qualité spéciale dans une espèce, nous n’avons qu’à en élever un nombre suffisant d’individus en les surveillant attentivement, et nous sommes certains d’y rencontrer la variation voulue qui est susceptible de presque tout le développement qu’on pourra désirer. Dans le mouton, nous obtenons la viande, la graisse et la laine ; dans la vache, le lait ; dans le cheval, la grandeur, la couleur, la force et la vitesse ; dans la volaille, nous avons produit presque toutes les variétés de couleur, de curieuses modifications dans le plumage, et la capacité de pondre en toute saison. Le pigeon nous offre une preuve encore plus remarquable de l’universalité de la variation, car le caprice des éleveurs s’est tour à tour porté sur chacune des parties de cet oiseau, et la variation requise ne leur a jamais manqué. La grandeur et la forme du bec et des pattes ont subi des modifications qui, chez l’oiseau sauvage, caractérisent des genres distincts ; on a augmenté le nombre des plumes de la queue, caractère qui est en général très-permanent et d’une grande importance pour la classification des oiseaux ; on a aussi changé à un degré merveilleux, la taille, la couleur et les mœurs de l’animal. Chez le chien, le degré de modification et la facilité avec laquelle elle s’effectue, sont presque aussi apparents. Quelles variations constantes, et cela dans des directions opposées, n’a-t-il pas fallu pour tirer d’une souche commune le barbet et le lévrier ! Les instincts, les mœurs, l’intelligence, la taille, la vitesse, la forme et la couleur ont toujours varié, de façon à produire précisément les races dont l’homme avait besoin, ou que sa fantaisie ou sa passion lui faisaient désirer. Qu’il ait voulu un boule-dogue pour torturer un autre animal, un lévrier pour la chasse, un limier pour poursuivre ses semblables opprimés, les variations nécessaires ont toujours surgi.

Les faits nombreux, dont nous venons de faire une esquisse rapide, sont parfaitement expliqués par la loi de la variation énoncée au commencement de cet essai. La variabilité universelle, dont les effets sont petits, mais se produisent dans toutes les directions, et qui oscille sans cesse autour d’une moyenne jusqu’à ce qu’une marche précise lui soit imprimée par la sélection naturelle ou artificielle, telle est la base simple de la modification indéfinie des formes vitales ; l’homme produit des modifications partielles, mal équilibrées et par conséquent instables, tandis que celles qui sont dues à l’action libre des lois naturelles, se mettent à chaque pas en harmonie avec les conditions externes par l’extinction de toutes les formes mal adaptées, et sont à cause de cela stables et comparativement permanentes. Pour être conséquents avec eux-mêmes, nos adversaires doivent affirmer que chacune des variations qui ont rendu possibles les changements produits par l’homme, a été déterminée à l’endroit et au moment nécessaire, par la volonté du Créateur. Toutes les races produites par l’horticulteur ou l’éleveur, par l’amateur de chiens ou de pigeons, par le preneur de rats, par le sportsman ou le chasseur d’esclaves, ont été créées au moyen de variétés qui se présentaient quand on en avait besoin ; or ces variétés n’ont jamais fait défaut, il s’ensuivrait donc, que l’Être tout-puissant et tout sage aurait donné sa sanction à des choses que les esprits humains les plus élevés considèrent comme mesquines, triviales, ou dégradantes.

Ainsi me parait complètement réfutée la théorie d’après laquelle toute variation assez caractérisée pour qu’on puisse l’augmenter dans une direction donnée, résulte d’une action directe de l’Esprit créateur, théorie que, du reste, son inutilité absolue suffirait à condamner. La facilité avec laquelle l’homme obtient des races nouvelles, dépend principalement du nombre des individus entre lesquels il peut choisir ; lorsque des centaines d’horticulteurs ou d’éleveurs poursuivent tous le même but, le travail de modification s’effectue rapidement ; or, une race commune à l’état de nature, renferme mille fois ou un million de fois plus d’individus qu’une race domestique, et la survivance des plus aptes doit infailliblement préserver tous ceux qui varient dans la bonne direction, que ce soit dans les caractères les plus apparents ou dans de petits détails, dans des organes externes ou internes ; par conséquent, si les matériaux suffisent à la sélection effectuée par l’homme, ils ne sauraient manquer pour accomplir la grande tâche de maintenir en nombre suffisant des organismes modifiés, parfaitement adaptés aux conditions toujours variables du monde inorganique.


De l’objection basée sur les limites de la variabilité.


Je crois avoir impartialement répondu aux principales objections du duc d’Argyll, et je vais prendre en considération une ou deux de celles qui sont présentées dans un travail sérieux et raisonné, sur l’origine des espèces, inséré dans la North-British Review en juillet 1867. L’auteur cherche d’abord à prouver que la variation est renfermée dans des limites strictes. Lorsque nous commençons à exercer la sélection dans un certain but, la marche de la modification est comparativement rapide, mais lorsqu’elle a atteint un degré considérable, elle se ralentit de plus en plus, et finit par atteindre ses limites, qu’aucun soin dans l’éducation et la sélection ne peut lui faire dépasser. On cite comme exemple le cheval de course ; il est admis que, étant donné pour commencer un certain nombre de chevaux ordinaires, une sélection attentive produirait en quelques années une grande amélioration, et que dans un temps relativement court on pourrait atteindre le type de nos meilleurs coureurs ; mais ce type lui-même n’a pas été perfectionné depuis bien des années, malgré les trésors d’argent et de travail qu’on y a consacrés. On voit dans ce fait la preuve que la variation, dans une direction quelconque, a ses bornes définies, et que nous n’avons aucune raison de croire qu’il n’en fût pas de même pour la sélection naturelle, malgré le temps illimité dont elle dispose. Mais l’auteur ne s’aperçoit pas que cet argument ne répond pas à la véritable question. Il ne s’agit pas, en effet, de savoir si un changement indéfini ou illimité est possible dans une ou dans toute direction, mais bien si les différences que l’on observe dans la nature peuvent avoir été produites par des variations accumulées par sélection. En ce qui concerne la vitesse les animaux terrestres sauvages ne dépassent pas un certain point ; tous les plus rapides, le daim, l’antilope, le lièvre, le renard, le lion, le léopard, le cheval, le zèbre et beaucoup d’autres, ont atteint presque le même degré, et rien n’indique qu’ils fassent aucun progrès dans ce sens, quoique depuis des siècles chacune de ces espèces ait dû voir se conserver les individus les plus rapides, et périr les plus lents ; ils sont depuis longtemps arrivés au maximum de vitesse compatible avec les conditions actuelles, et peut-être avec toutes les conditions terrestres imaginables. Mais, dans les espèces qui étaient restées beaucoup plus en arrière de leurs limites que le cheval, nous avons réussi à obtenir un progrès plus marqué, et à modifier leur forme d’une manière plus sensible. Le chien sauvage est un animal qui chasse beaucoup en société, et compte plus sur sa vigueur que sur sa vitesse : l’homme a produit le lévrier, qui diffère beaucoup plus du loup ou du dingo que le cheval de course du cheval arabe sauvage ; en outre, les chiens domestiques présentent plus de variations de grandeur et de forme que la famille entière des Canidés à l’état de nature. Aucun loup, aucun renard, aucun chien sauvage, n’est aussi petit que nos plus petits terriers ou épagneuls, ni aussi grand que les plus grandes variétés du lévrier ou du terre-neuve, et certainement, parmi les individus sauvages de cette famille, il n’y en a pas deux qui diffèrent autant dans la forme et les proportions que le bichon et le lévrier italien, ou le boule-dogue et le lévrier commun. Par conséquent, l’étendue connue de la variation est plus que suffisante pour faire dériver d’un ancêtre commun, toutes les formes de chiens, de loups et de renards.

On objecte encore que l’on ne peut développer davantage les caractères spéciaux du pigeon grosse-gorge ou du pigeon-paon ; dans ces oiseaux la variation semble avoir atteint ses bornes. Mais elle les a aussi atteintes dans la nature : la queue du pigeon-paon n’a pas seulement un plus grand nombre de plumes qu’aucune des trois cent quarante espèces de pigeons connues, mais plus que les huit mille espèces d’oiseaux connues. Il y a nécessairement une limite au nombre de plumes que peut avoir une queue utile au vol, et on y est probablement arrivé chez le pigeon-paon. Beaucoup d’oiseaux ont l’œsophage ou la peau du cou plus ou moins dilatable, mais elle ne l’est chez aucun oiseau connu autant que chez le grosse-gorge ; ici encore on a probablement obtenu le maximum compatible avec une existence saine. De la même façon, les différences de grandeur et de forme du bec parmi les différentes races de pigeons domestiques, sont plus grandes que celles qu’on observe entre les formes extrêmes du bec chez les différents genres et sous-familles du groupe entier des pigeons.

De ces faits, et de beaucoup d’autres analogues, nous sommes en droit de conclure que, si l’on appliquait à un organe une sélection sévère, nous pourrions, dans un temps relativement court, produire des différences beaucoup plus grandes que celles qui existent entre les espèces à l’état de nature, puisque celles que nous obtenons sont souvent comparables à celles qui distinguent les genres ou les familles. Ainsi, les faits présentés par l’auteur de l’article auquel nous avons fait allusion, concernant les limites définies de la variabilité dans les animaux domestiques, ne sont pas en contradiction avec la théorie d’après laquelle toutes les modifications qui existent dans la nature, sont le résultat de variations faibles et utiles accumulées par la sélection naturelle. En effet, ces modifications mêmes ont des limites également définies et très-semblables.


Objection à l’argument que nous tirons de la classification.


Le même auteur présente une autre objection à laquelle il est à peine nécessaire de répliquer. S’appuyant sur les calculs du professeur Thompson, d’après lesquels le soleil ne peut avoir existé à l’état solide plus de cinq cents millions d’années, il en conclut qu’il ne s’est pas écoulé un temps suffisant pour le développement très-lent de tous les organismes vivants. Quand même ces calculs pourraient prétendre à une exactitude approximative, on ne saurait affirmer sérieusement que cette période n’a pas pu suffire au travail des modifications et du développement organiques. Mais une autre objection de notre adversaire est plus plausible, c’est celle qu’il oppose aux déductions que nous tirons de la classification. L’incertitude qui règne parmi les naturalistes quant à la distinction de l’espèce et de la variété, est aux yeux de M. Darwin un motif très-sérieux pour affirmer que ces deux termes ne peuvent pas s’appliquer à des choses dont la nature et l’origine différeraient complètement. L’écrivain de la North-British Review conteste la valeur de ce raisonnement, parce que les œuvres de l’homme présentent exactement le même phénomène, et il donne comme exemples les inventions brevetées, pour lesquelles il est très-difficile de déterminer si elles sont nouvelles ou anciennes. J’accepte la comparaison, bien qu’elle soit très-imparfaite, et je dis qu’elle est tout en faveur des opinions de M. Darwin. En effet, les inventions de même nature ne se rattachent-elles pas toutes à un ancêtre commun, une machine à vapeur ou une horloge perfectionnée ne sont-elles pas les descendants directs d’une ancienne machine ou d’une ancienne horloge ? Y a-t-il dans l’art et la science, plus que dans la nature, des créations nouvelles ? A-t-on jamais vu surgir une invention absolument originale, et dont aucune portion ne fût dérivée d’un objet déjà fabriqué ou décrit ? Il est donc évident que la difficulté que l’on trouve à distinguer les différentes catégories d’inventions soi-disant nouvelles, est de même nature que celle qu’on trouve à discerner les espèces des variétés : ni les unes ni les autres ne sont des créations absolument nouvelles, mais toutes proviennent également de formes préexistantes, dont elles diffèrent, comme elles diffèrent aussi entre elles, à des degrés variables et souvent imperceptibles. Ainsi, quelque plausibles que puissent paraître les objections de cet auteur, aussitôt qu’il sort des généralités pour entrer dans les détails, ses arguments se trouvent en réalité confirmer d’une manière frappante les opinions de M. Darwin.


Article du Times, traitant de la sélection naturelle.


Un article qui a paru dans le Times sur le « Règne de la Loi », montre bien quelles notions erronées règnent chez les critiques et les auteurs populaires sur le sujet qui nous occupe.

Parlant d’une prétendue économie, qu’on remarquerait dans les procédés que la nature emploie pour adapter chaque espèce à la place qu’elle occupe et à son usage spécial, l’auteur s’exprime ainsi : « La loi de la sélection naturelle est en antagonisme direct avec cette loi universelle de la plus grande économie possible, car elle implique, au contraire, la plus grande perte possible de temps et de puissance créatrice. Si nous supposons qu’un canard, aux pieds palmés et au bec spatulé, se nourrissant par succion, devienne une mouette aux pieds palmés et au bec tranchant, se nourrissant de viande, et que nous voulions nous représenter cette transition aussi lente et aussi laborieuse que possible, nous n’avons qu’à la concevoir comme produite par la sélection naturelle. Dans la lutte pour l’existence que devront soutenir les canards, le péril augmentera sans cesse, à mesure que par le changement de leur bec ils s’éloigneront de leur première forme ; et il atteindra son maximum, au moment où ils commenceront à être des mouettes. Il faudra que plusieurs siècles s’écoulent, que des générations entières soient créées et périssent, pour que, par le sacrifice d’innombrables individus d’une espèce, il se produise un seul couple de l’autre. »

Ce passage présente la théorie de la sélection naturelle sous un jour si absurdement faux, que l’on serait tenté d’en rire, si l’on oubliait qu’un pareil enseignement, répandu par un journal aussi populaire, est de nature à égarer les esprits. Il semble reposer sur l’idée que le canard et la mouette sont des parties essentielles de la nature, l’un et l’autre bien conformé pour la place qu’il occupe, et que si l’un était dérivé de l’autre par une métamorphose graduelle, les formes intermédiaires auraient été inutiles, insignifiantes, et n’auraient eu aucune raison d’être dans le système de l’univers. Or cette manière de voir ne peut exister que dans l’esprit d’un homme qui ne comprend point la théorie de la sélection naturelle, car celle-ci a pour base et pour premier principe la conservation des variations utiles seules, ou, comme on l’a exprimé avec justesse, la survivance des plus aptes. Les formes intermédiaires qui auraient pu se produire, pendant la transition du canard à la mouette, n’auraient point eu à subir une lutte pour l’existence extraordinairement difficile, et n’auraient point couru un « maximum de danger » ; bien au contraire, chacune d’elles aurait été aussi exactement en harmonie avec le reste de la nature, et aussi bien conformée pour prolonger son existence, que le sont aujourd’hui le canard et la mouette ; sinon, elles n’auraient jamais été produites par la sélection naturelle.


Que les formes intermédiaires et douteuses des animaux éteints sont une preuve de transmutation ou de développement.


L’erreur que nous venons de signaler met en lumière un autre point souvent négligé et qui est très-important dans la théorie de M. Darwin ; c’est qu’aucune forme actuelle ne dérive d’une autre encore existante, mais que l’une et l’autre descendent d’un ancêtre commun, différent de toutes deux, mais dans ses caractères essentiels, intermédiaire entre elles. L’exemple du canard et de la mouette est par conséquent mal choisi, car l’un de ces oiseaux n’est pas dérivé de l’autre, mais tous deux le sont d’un ancêtre commun. Ce n’est point là une simple supposition, imaginée pour appuyer la théorie de la sélection naturelle, c’est un principe basé sur un certain nombre de faits incontestables. Si nous remontons dans le passé, nous rencontrons les restes fossiles d’un nombre toujours plus grand de races aujourd’hui éteintes, et nous voyons que beaucoup d’entre elles étaient intermédiaires entre des groupes d’animaux actuels. Le professeur Owen insiste souvent sur ce fait : il dit dans sa Paléontologie, p. 284 : « Les reptiles éteints nous offrent l’exemple d’un organisme vertébré moins spécialisé, dans les affinités des Ganocéphales, des Labyrinthodontes, et des Ichthyoptérygiens avec les poissons ganoïdes ; dans celles des Ptérosauriens avec les oiseaux, et dans les rapports qui existent entre les mammifères et les Dinosauriens. (Le professeur Huxley a récemment montré que ceux-ci ont plus d’affinité avec les oiseaux.) Nous en avons un autre exemple dans les Cryptodontes et les Dicnyodontes, qui réunissent les caractères des chéloniens, des lacertiens et des crocodiliens, et dans les Thécodontes et les Sauroptérygiens, qui combinent ceux du crocodile et du lézard. » Dans le même ouvrage, M. Owen dit encore que « l’Anoplotherium ressemblait, dans plusieurs caractères importants, à l’embryon des ruminants, et qu’il conserva toute sa vie ses analogies avec un type mammifère imparfait ; » il nous assure qu’il n’a « jamais « négligé aucune occasion favorable pour insister sur les observations qui montrent des organisations moins spécialisées chez les races éteintes que chez les races actuelles. »

Les paléontologistes modernes ont découvert des centaines d’exemples de ces types primitifs moins spécialisés. Du temps de Cuvier, les ruminants et les pachydermes étaient considérés comme deux des ordres les plus distincts du règne animal, mais il est maintenant prouvé qu’il a existé une fois un certain nombre de genres et d’espèces qui relient par des degrés presque imperceptibles des animaux aussi différents que le porc et le chameau. Parmi les quadrupèdes actuels, nous ne pouvons guère trouver de groupe plus isolé que le genre Equus, qui comprend le cheval, l’âne et le zèbre ; mais beaucoup d’espèces de Paleotherium, de Hippotherium, et de Hipparion, ainsi que de nombreuses formes éteintes d’Equus qu’on trouve dans l’Inde, l’Amérique et l’Europe, établissent une transition presque complète avec l’Anoplotherium et le Paleotherium éocènes, qui sont aussi les types primitifs ou élémentaires du tapir et du rhinocéros. Nous devons aux recherches récentes de M. Gaudry en Grèce, beaucoup de faits analogues. Il a découvert, dans les couches miocènes de Pikermi, le groupe des Simocyonides, intermédiaire entre les ours et les loups, le genre Hyœnictis, qui relie la hyène avec la civette, l’Ancylotherium, qui est à la fois allié aux mastodontes éteints et au pangolin actuel, et enfin l’Helladotherium, qui relie la girafe, aujourd’hui isolée, avec le daim et l’antilope. L’Archegosaurus des terrains de houille, est un type intermédiaire entre les reptiles et les poissons ; le Labyrinthodon, du trias, réunissait les caractères des batraciens avec ceux des crocodiles, des lézards et des poissons ganoïdes. Les oiseaux même, qui paraissent être de toutes les formes vivantes la plus isolée, et celle qu’on trouve le plus rarement à l’état fossile, présentent des affinités incontestables avec les reptiles. L’Archeopteryx oolithique, avec sa queue allongée couverte de plumes de chaque côté, constitue l’un des anneaux de la chaîne rapprochés des oiseaux ; enfin le professeur Huxley a montré que le groupe entier des Dinosauriens a des affinités remarquables avec les oiseaux, et qu’entre autres, le Compsognathus se rapproche plus de leur organisation, que l’Archeopteryx de celle des reptiles.

Nous trouvons des faits analogues dans d’autres classes d’animaux, et nous avons à ce sujet l’autorité d’un paléontologiste distingué, M. Barande, d’après laquelle M. Darwin affirme que, bien qu’on puisse certainement faire rentrer dans les groupes existants les invertébrés paléozoïques, cependant à cette époque reculée, les groupes n’étaient pas aussi distincts qu’ils le sont aujourd’hui ; M. Scudder nous apprend que quelques-uns des insectes fossiles découverts dans les terrains de houille en Amérique, présentent des caractères intermédiaires entre ceux des ordres actuels. En outre, M. Agassiz insiste fortement sur la ressemblance des animaux anciens avec les formes embryonnaires des espèces existantes ; mais, comme on sait que les embryons de groupes distincts se ressemblent entre eux plus que les individus adultes (il est même impossible de les distinguer à un âge très-peu avancé), cela revient à dire que les animaux anciens nous offrent exactement les formes qu’ont dû avoir, d’après la théorie de Darwin, les ancêtres des animaux actuels ; et cela, il faut le remarquer, dérive de faits admis par l’un des adversaires les plus importants de la théorie de la sélection naturelle.


Conclusion.


J’ai essayé de répondre impartialement et clairement à quelques-unes des objections qu’on oppose le plus communément à la théorie de la sélection naturelle, et je l’ai toujours fait en m’appuyant sur des phénomènes certains et sur les déductions logiques qu’on peut en tirer.

Afin de rendre claire par un résumé général la suite des raisonnements que j’ai employés, je vais donner dans un tableau une démonstration abrégée de l’origine des espèces par la sélection naturelle. Pour ce qui est des faits, je renvoie le lecteur, soit aux ouvrages de M. Darwin, soit aux pages de ce volume où ils sont plus ou moins complètement exposés.


DÉMONSTRATION DE L’ORIGINE DES ESPÈCES
PAR LA SÉLECTION NATURELLE.
FAITS PROUVÉS. CONSÉQUENCES NÉCESSAIRES dont chacune devient à son tour un fait privé.
I
A. Accroissement rapide des organismes (pages 30, 276). Origine des Espèces, 5e édit., p. 75. Lutte pour l’existence. La moyenne des morts étant égale à celle des naissances (Voy. Origine des espèces, ch. iii).
B. Le nombre des individus reste stationnaire (pages 32, 277).
II
A. Lutte pour l’existence.
B. Hérédité combinée avec la variation, c’est-à-dire, ressemblance générale entre les parents et leur progéniture, combinée avec des différences individuelles (pages 277, 300, 303, 323).
Voyez Origines des Espèces, chap. ii, ii et v.
Survivance des plus aptes, soit, sélection naturelle, ce qui signifie simplement, qu’en somme, ceux qui sont le moins propres à conserver leur existence, périssent.
Origine des espèces, ch. iv.
III
A. Survivance des plus aptes.
B. Modifications des conditions externes : elles sont universelles et incessantes.
Voyez Lyell, Principes de Géologie.
Modifications des formes organiques ; ayant pour but de les maintenir en harmonie avec les conditions externes modifiées ; les changements que subissent celles-ci sont permanents, en ce sens qu’elles ne deviennent jamais identiques à ce qu’elles ont été ; ceux des formes organiques doivent donc être permanents dans le même sens du terme, et c’est ainsi que se forme l’espèce.



  1. Aucun être sur cette boule terrestre n’est de tout point semblable à un autre.